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Classiques Garnier

Allers-retours théoriques et méthodologiques dans les continents francophones

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : ElFe XX-XXI
    2014, n° 4
    . Études de littérature de langue française des xxe et xxie siècles. Continents francophones
  • Auteurs : Parent (Sabrina), Douaire-Banny (Anne), Fonkoua (Romuald)
  • Pages : 9 à 13
  • Revue : ELFe XX-XXI
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812435218
  • ISBN : 978-2-8124-3521-8
  • ISSN : 2262-3450
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3521-8.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/01/2015
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Allers-retours théoriques
et méthodologiques
dans les continents francophones

Les littératures francophones invitent naturellement à repenser le « fait littéraire » – quil sagisse de ses production, réception, diffusion, institutionnalisation ou historiographie – hors du cadre strictement national. La discussion sur ce sujet est en pleine ébullition, comme en témoigne, par exemple, le dossier critique numéro 25 dActa Fabula intitulé « Anywhere out of the nation1 » ou le tout récent essai intitulé Remembrances. La nation en question ou lautre continent de la francophonie2. Cest dans ce contexte stimulant que le quatrième numéro dÉtudes de littérature de langue française des xxe et xxie siècles, revue de la Société dÉtudes de la littérature de langue française des xxe et xxie siècles, sest interrogé sur les phénomènes de type « osmotique » – transferts et échanges – opérant entre champs littéraires français et « francophones », du Nord comme du Sud3. En engageant un dialogue entre littératures francophones (Nord/Sud), littérature française et théories/méthodologies, les contributeurs de ce numéro se sont livrés à un véritable décloisonnement des domaines et à un désenclavement des systèmes de pensées.

Ayant à lesprit le concept de « théories voyageuses4 » dEdward W. Said, les transferts et échanges auxquels ce numéro de revue sest intéressé sont essentiellement dordre méthodologique et/ou théorique. Ainsi,

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certains contributeurs se sont interrogés sur ce que des méthodes et théories initialement mises au point sur des corpus « occidentaux » exigent comme adaptations pour fonctionner de façon pertinente sur dautres types de corpus. Autrement dit : comment certains ensembles de textes, en résistant à telle approche méthodologique ou à tel concept théorique, permettent-ils de mettre en question, daffiner ou de rendre caducs les outils danalyse ? Remettent-ils éventuellement en question la portée générale, voire « universelle » de lapproche ou du concept ? Cest lalternative posée par Édouard Glissant notamment entre universalité et diversalité.

Un tel regard « déplacé » est à la source de larticle de Chloé Chaudet qui, à partir dune lecture de La Femme sans sépulture dAssia Djebar, revisite la notion dengagement littéraire tel quil a été pensé par Sartre puis entériné par lhistoire littéraire. Par lanalyse de ce texte où loppression coloniale des femmes algériennes est centrale, Chaudet réactualise le modèle sartrien pour proposer une définition de lengagement comme « dénonciation dun inacceptable ».

Anthony Mangeon, quant à lui, interroge la notion de plagiat, et donc dauteur, sur base dun corpus mixte – français et francophone – métafictionnel, engageant un dialogue entre Sembene Ousmane, Romain Gary, Henri Lopes, et Gary Victor, tous « assassins dauteur ». Dans la lignée des travaux de Laurent Dubreuil5, Mangeon montre ainsi comment la volonté de dépasser ou transpercer « la phrase de possession » a débouché sur une autre « phrase », quil se propose dappeler la phrase du « crime dauteur ».

Le changement dangle de vue est également envisagé, dans ce numéro, de façon complémentaire : les méthodologies et outils théoriques généralement employés pour les littératures « francophones » ne sont-ils adéquats que pour ces corpus spécifiques ? Pour nenvisager – dans lexemple qui suit – que les francophonies concernées par la colonisation, disons que si, avec Achille Mbembe, lon définit la « postcolonie » comme lensemble des « sociétés récemment sorties de lexpérience que fut la colonisation6 », lon ne voit pas pourquoi les théories postcoloniales, en dépit de la réticence voire de lopposition quelles ont majoritairement

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provoquées en France7 comme en Belgique, ne pourraient avoir comme objet la littérature de ces anciennes puissances coloniales. En tout cas, dun point de vue heuristique, lon ne peut que souhaiter le développement danalyses réflexives portant sur limpact de la colonisation – passé ou actuel, conscient ou larvé – sur les mentalités des sociétés colonisatrices et des individus qui les constituent.

Ce genre de perspective permet sans aucun doute un travail autocritique et une remise en question salutaires tels que les encourage, par exemple, lhistorien Pascal Blanchard8 ou encore le philosophe Jérémie Piolat9. Cest en tout cas le sens de larticle de Robert Fotsing qui, partant de lidée que lhistoriographie littéraire officielle a façonné dAndré Gide le portrait dun anticolonialiste engagé avec Voyage au Congo, relativise cette image, grâce à une analyse fine du texte éclairée par la théorie postcoloniale.

Une démarche en miroir préoccupe Maxime Del Fiol dans un essai consacré à loccidentalisme, ou plutôt aux occidentalismes – le pluriel étant privilégié ici « pour éviter le réductionnisme essentialiste vers lequel engage lusage du singulier ». À partir dEdward Said et de son ouvrage LOrientalisme, Del Fiol se propose danalyser « la manière dont la littérature francophone et arabophone du monde “arabo-musulman” a pris en charge, mis en scène et pensé lOccident [] par les moyens formels propres à la littérature didées et à la littérature fictionnelle ».

Dans une optique relevant davantage de lanalyse formelle et se basant sur un corpus de textes québécois examinés par le biais du concept dhétérolinguisme forgé par Grutman, larticle de Myriam Suchet secoue les idées reçues sur la langue, le style et le sujet dénonciation, dans le texte francophone, certes, mais bien au-delà : dans toutes les littératures en français au pluriel, y compris donc la littérature française.

Si les productions textuelles en provenance des anciennes régions colonisées ont souvent été décriées sous prétexte quil sagissait dune littérature « engagée », de « combat » (Fanon) et revendicative, lon peut toutefois émettre lhypothèse que cest en partie grâce à cette littérature

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que le souci éthique et politique est revenu en force dans les études littéraires françaises et ce, après que la vague des avant-gardes formalistes sest épuisée10. En réalité, comment lhistoire littéraire française subit-elle la poussée de ce corpus francophone ? Ou plus généralement : comment sécrirait une histoire littéraire aujourdhui qui tiendrait compte de la dimension transnationale quimpose lespace francophone11, que celui-ci soit européen ou « dimplantation12 » ?

La contribution de Dominique Combe répond à ce type de questions en se focalisant sur la figure de Sartre. En spécifiant le contexte international dans lequel senracinent les préfaces sartriennes aux ouvrages des écrivains de la Négritude, Combe démontre comment lécrivain et philosophe institue la Négritude en un mouvement poétique auquel sa notoriété confère un retentissement philosophique et politique planétaire, comparable à celui de lexistentialisme. Corollairement, Combe rappelle que Sartre ne sest pas circonscrit à son contexte strictement national, et quil est lun des penseurs français de référence pour les études postcoloniales.

Dans un article consacré à la circulation mondiale de lœuvre du poète indien Rabindranath Tagore, Guillaume Bridet, quant à lui, propose de réfléchir aux conditions de possibilités dune « histoire littéraire cosmopolite », qui éviterait lécueil du « repli de lhistoire littéraire sur un cadre national ou impérial » tout autant que celui de « la relégation du national au profit dun mondial décontextualisé », et dont lenjeu éthique fondamental serait de « saisir les textes littéraires au plus près de leur singularité comme également les auteurs dans leur plus grande autonomie ».

Enfin, dans lentretien quil lui a tenu à cœur de nous accorder, Marc Quaghebeur propose des réponses concrètes ayant trait aux transferts et échanges entre corpus français stricto sensu et corpus francophones dans

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le domaine, notamment, de lenseignement secondaire et universitaire. Il insiste sur la « chance inouïe » quoffrent les Francophonies, chance quil faut saisir par la « mise en évidence de lémergence des advenues historiques » ainsi que par « la prise en compte [] des répétitions [] des mécanismes structurels du système franco-francophone ». Et ce, afin quun jour prochain puisse se « réaliser une Histoire des littératures écrites en français », « différente de celles qui se sont écrites à partir de lidée des États-nations centrés sur lunification linguistique ».

Ce numéro ne saurait bien sûr clore le sujet traité. Multiples sont les possibilités dinterférences ou de croisements entre méthodologie/théorie et corpus littéraires écrits en français. Quil sagisse de philosophie, desthétique, de sociologie, de critique génétique, ou encore de théories féministes, de nombreuses terres inconnues appellent à lexploration et à des échanges aussi fructueux quinattendus.

Sabrina Parent,
Anne Douaire-Banny
et Romuald Fonkoua

1 « Anywhere out of the nation », Acta Fabula, vol. 14, no 1, janvier 2013, « http://www.fabula.org/revue/sommaire7410.php », page consultée le 24 juillet 2014.

2 Anne Douaire-Banny, Remembrances. La nation en question ou lautre continent de la francophonie, Paris, Champion, 2014.

3 Pour reprendre la terminologie de François Provenzano dans Historiographies périphériques, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2011.

4 Edward W. Said, « Travelling Theory », The World, the Text, and the Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1983 ; Edward W. Said, « Retour sur la théorie voyageuse », Réflexions sur lexil et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008.

5 Laurent Dubreuil, LEmpire du langage. Colonies et francophonie, Paris, Hermann, 2008.

6 Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur limagination politique dans lAfrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 139.

7 À tort, soit par conservatisme la plupart du temps, mais aussi parfois à raison, comme nous en convainc Jean-François Bayart dans Les Études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010.

8 Dans un entretien figurant dans le documentaire dArnaud Ngatcha, Noirs, lidentité au cœur de la question, France 5/France 3/Arno Production/Tabo Tabo film, 2006.

9 Portrait du colonialiste, La Découverte, 2011.

10 Dans un article où il sinterroge sur la fin du vingtième siècle dans le champ littéraire français, Dominique Viart pose lhypothèse dun « court » vingtième siècle « formaliste » (de 1913-1924 à la fin des années 70 – début 80). Cfr. Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin dun siècle littéraire », ELFe xx-xxi. Quand finit le xxe siècle ?, no 2, octobre 2012, p. 93-126.

11 Voir, à ce sujet, entre autres : Oana Panaïté, Des littératures-mondes en français. Écritures singulières, poétiques transfrontalières dans la prose contemporaine, Amsterdam, Rodopi, coll. « Francopolyphonies », 2012 ; Vincent Bruyère, La Différence francophone. De Jean de Léry à Patrick Chamoiseau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Plurial », 2012.

12 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale [1999], PUF, 2013.