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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Les études littéraires sont (perpétuellement) en quête de renouvellement. Lenseignement universitaire de la littérature, jadis hégémonique et arrogant, semble avoir basculé dans linaudible et linsignifiant – humilié sans avoir la lucidité de lhumilité, minoritaire sans avoir la vitalité du mineur. La critique littéraire, dans les médias de grande diffusion, a cédé la place aux entretiens dauteur, effaçant le travail de réception et les débats entre créativités interprétatives, nécessaires à animer ainsi quà réorienter nos cultures communes. Personne, en dehors de celles et ceux qui ont pour plaisir et/ou profession de le faire, ne paraît envisager en quoi interroger, étudier, analyser, solliciter, distiller des œuvres littéraires peut contribuer à notre partage de « richesses » ou de « compétences ».

Corentin Lahouste est-il, malgré son jeune âge, le reliquat attardé dune époque révolue, qui lisait des livres, qui singéniait à vouloir les comprendre, les expliquer, les théoriser ? Ou est-il le porteur dune nouvelle flamme, qui invente de nouvelles façons de faire vivre un feu littéraire que rien ne tarit vraiment, malgré les aléas des modes médiatiques et des postes universitaires ?

Comme les meilleurs de ses prédécesseurs, il se sent visiblement habité par une mission, au sens le plus fort et le plus mystique de ce terme. Comme eux, il croit que cest dans ce que nous considérons comme des « œuvres dart » que sexprime au mieux le sens de notre monde. Comme eux, il sait toutefois quil faut faire rendre sens aux œuvres, par un travail patient, méticuleux et proprement inspiré, pour que nos vérités se dévoilent à travers elles. Le livre quon tient dans les mains est donc une étude littéraire des plus classiques, dédiée à la présentation et à létude savante, minutieuse et richement informée, de trois auteurs contemporains, Marcel Moreau, Yannick Haenel et Philippe De Jonckheere, érigés malgré leur singularité et leurs différences évidentes en 16trois exemples dun même « paradigme anarchique » dont la Conclusion fait la synthèse virtuose et convaincante.

Après avoir lu ce livre de critique et de théorie littéraires, nous pourrons identifier dautres écrivains (et écrivaines) dont notre compréhension aura été enrichie, sensibilisée, éclairée, mise en relief par leur inscription possible au sein de ce paradigme anarchique1. Mieux encore, en dehors de nos expériences livresques, nous pourrons reconnaître dans nos vies, nos dialogues intérieurs, nos discussions entre amis, ce paradigme anarchique comme un attracteur indissociablement esthétique et existentiel qui structure dores et déjà nos aspirations, nos révulsions, nos colères et nos joies.

Lanarchique qui sert de calque pour donner un relief commun aux trois auteurs abordés relève aussi bien dune absence de fondement passé ou présent (une absence darchè au sens de commencement/commandement) que dune absence de principe ferme de projection de lavenir. Le principe anarchique nous positionne dans un monde anthropocénique dont les fondements se dérobent sous nos pieds, un monde au sein duquel ne subsiste quune pluralité de valeurs hétérogènes et démergences incertaines. Les trois auteurs passés en revue emblématisent différentes façons décrire (et donc de faire exister) un présent aussi vivant que possible, sous la chape étouffante dun horizon plombé. Le premier vomit un monde dont les orientations le dégoûtent ; le deuxième multiplie les lectures pour couvrir les murs de graffitis rebelles ; le troisième hacke et hybride les supports pour susciter dimprobables épiphanies intermédiales au cœur dun « désordre » revendiqué comme tel. Tous trois bricolent leur ZAD littéraire selon la logique morcelée des patch où lanthropologue Anna Tsing voit nos rares « possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme2 ».

Mais si, en construisant une telle lecture de ces trois œuvres, Corentin Lahouste a parfaitement incorporé les gestes qui ont nourri ce que les études littéraires ont eu de mieux à offrir, il est aussi un animal mutant – bizarre et inquiétant – qui annonce et emblématise peut-être lémergence dune autre critique littéraire, nayant plus grand-chose à voir avec celle du 17siècle précédent. Que nous dit Écritures du déchaînement dune possible mutation en cours des études littéraires et de leur renouvellement au xxie siècle ? Je propose den retenir six traits.

1. Activisme collapsonaute. La génération qui éclot actuellement dans le champ des études littéraires se voit condamnée à vivre une coïncidence deffondrements simultanés, celui de nos disciplines (assèchement des postes, détérioration des revenus et conditions de travail) comme de nos modes de vie (dérèglement climatique, extinction de biodiversité, épuisement des ressources), sans disposer ni de méthode toute faite ni dobjectifs prédécoupés pour la guider dans ses cheminements. Quelle proteste pour lenvironnement ou contre le racisme, cette génération est née dans, par et pour le combat – un combat pour la justice comme pour la survie. Si on peine à lidentifier comme telle, cest quon la considère à laune du modèle militant, alors quelle invente dautres formes dactivismes. Sa littérature sécrit en graffiti sur les murs, en tags sur les réseaux sociaux – comme les Renards pâles de Yannick Haenel ou les bâtards dOlivia Rosenthal3. Ce sont ces combats, ces activismes et ces arts du montage collapsonaute qui constituent à la fois lobjet, la substance, la motivation et la démarche du livre de Corentin Lahouste.

2. Interprét-actions post-critiques. Un des plus intéressants paradoxes des combats dont ce livre donne lexemple est de refuser toute guerre. Même quand Marcel Moreau nous plonge dans un monde belliqueux aux haines acharnées, la critique littéraire illustrée par Corentin Lahouste semble résolue à fuir la polémique comme une peste dont il ny a rien à espérer. Cette génération nécrit pas sur des livres pour dénoncer leurs erreurs ou leurs insuffisances, mais pour partager des enthousiasmes – pas pour peindre des diables sur les murailles, mais pour multiplier les dieux en nous et entre nous. Lenjeu de cette critique nest pas la critique, mais l« épiphanisation » du littéraire (pour reprendre un intertitre du deuxième chapitre). Interpréter littérairement un texte (littéraire ou non), cest sentre-prêter une attention purement positive, qui fait acte du fait même de son partage de pure générosité. Il est significatif que les trois auteurs choisis par Corentin Lahouste ne soient (encore) ni des classiques (comme Le Clézio), ni des stars (comme Houellebecq), mais 18des excentrés dont on entend rarement parler dans le monde littéraire (sauf lorsque Yannick Haenel gagne un épisodique prix littéraire). Lacte de donner (et, ce faisant, dattirer) de lattention vers des mineurs est aussi important que ce quon dira deux – cest un acte damour avant dêtre un geste de savoir, et surtout pas de jugement.

3. Réflexivité solidaire. Lenjeu de cette critique collapsonaute nest en effet pas de faire la guerre mais dapprendre à faire communauté, à lheure où les communautés traditionnelles ne suffisent plus à assurer notre coexistence commune (multiculturelle) à léchelle planétaire. Comme dans la « nouvelle critique » des années 1960 et 1970, la réflexivité y joue un rôle central, quoique très différemment dalors. Son motto pourrait être De me fabula narratur. Corentin Lahouste décrit parfaitement sa propre posture en disant de Yannick Haenel que « dans [son] œuvre profusément citationnelle, qui vient battre en brèche la désolation existentielle tout autant que la sinistrose épochale, saffirme un univers imaginaire marqué par une puissance vivifiante qui ressort dun rapport particulier à lart et à la littérature, saisis comme forces insurrectionnelles permettant dédifier des identités et des réalités nouvelles ». À mon tour, en faisant ici léloge du livre de Corentin Lahouste – lequel me cite bien plus souvent que de raison – je décris ma propre vision des études littéraires sous couvert de la sienne.

Derrière leffet gentiment ridicule (et potentiellement agaçant) de critiques acritiques qui rient de se voir si beaux en leurs miroirs, on peut reconnaître un besoin de tenir ensemble les parties et les membres dune communauté littéraire consciente du fait que personne ne tient debout tout seul (et que pas grand monde ne tient à nous). Le « citationnisme proliférant » (identifié chez Yannick Haenel, mais pratiqué sans frein par Corentin Lahouste lui-même) participe dune réflexivité collective, dont la force tient à une résonance réfléchie. De même que Désordre de De Jonckheere, Écritures du déchaînement se présente comme « le lieu daccueil et dexposition dœuvres ou de projets » dont Corentin Lahouste se fait le réceptacle et le résonateur. Son travail, ici aussi, relève moins de la « critique » – si ce nest au sens étymologique de sélection, de filtrage et de discrimination entre ce quil faut faire passer et ce qui nen vaut pas la peine – que de la réflexion, entendue dans son double sens de pensée réfléchie et de surface réfléchissante. Cette réflexivité nest 19ni autotélique ni solitaire, mais pragmatique et solidaire – promotrice de communautés imaginaires. De nobis fabula narratur.

4. Médianarchisme expansif. Si cest de nous que parle la fable, les études littéraires promues et illustrées par Corentin Lahouste réorientent nos attentions à la fois sur les media et sur les milieux qui intrastructurent simultanément ce « nous » et cette « fable », grâce à cette « parole » qui constitue notre communauté autour de nos fabulations.

Ici encore, le choix des trois auteurs est révélateur. Marcel Moreau ne se contente pas de multiplier les genres littéraires quil visite au fil de ses publications (genres quil vérole impitoyablement au passage) : il anarchise surtout ce medium premier quest le lexique, au sein duquel il fait proliférer les bâtards de façon hilarante et incontrôlable. Même si Yannick Haenel paraît être stylistiquement le plus sage des trois, ses proliférations citationnelles déplaçant la traditionnelle contemplation de pages décriture vers lactivisme du taggage mural font muter la vieille intertextualité vers les nouvelles intermédialités, ainsi que vers une littérature « exposée » hors de ses supports et canaux de diffusion habituels4. Enfin, le choix de Philippe De Jonckheere témoigne dune ouverture à une conception potentiellement post-textuelle de lactivisme littéraire, où photographies et vidéos, liens hypertextes et applications logicielles constituent des formes décritures dé-chaînées de leur attachement exclusif au support imprimé.

Davantage quà la défense dune forteresse strictement livresque, le xxie siècle appelle les études littéraires à un mouvement expansif, déjà bien commencé depuis Marshall McLuhan et Friedrich Kittler, qui a pour horizon ce que Katherine Hayles désigne comme des « études de media comparés5 ». Celles-ci sont tendanciellement « médianarchiques » en tant quelles nous dé-chaînent de nos asservissements habituels aux médias dominants en démasquant leurs pouvoirs médiarchiques par la mobilisation réfléchie de leurs puissances médiumniques.

5. Débordances joyeuses. Si lIntroduction du livre nous place dans le contexte trop familier dun xxe siècle emprisonné dans lalternative 20futile entre formalisme et engagement, le titre de la Conclusion nous projette dans un programme qui résume bien le défi de notre xxie siècle collapsonaute : « Frayer la voie de la joie : une littérature activiste et espiègle ». Le travail de Corentin Lahouste est tout à la fois joyeux, jouissif et réjouissant. Lenthousiasme quil ressent et transmet pour ses trois auteurs-faitiches brûle et rayonne dun flamboiement riant et souriant, qui ne conçoit lactivisme que sous une forme enjouée. Les études littéraires collapsonautes sont une chose trop sérieuse, appelée à se frayer une voie trop précaire au sein dune situation trop préoccupante, pour se prendre au sérieux. Lhumilité de cette (in)discipline enfin devenue mineure sexprime par un penchant pour lespièglerie, qui prend la forme privilégiée dun constant débord.

Après la littérature « pulsatile » de Marcel Moreau, la littérature « aventureuse » de Yannick Haenel, Philippe De Jonckheere permet à Corentin Lahouste den appeler à une littérature (ainsi quà une critique littéraire) « débordantes ». Si chacun des trois auteurs vient « mettre en lumière le caractère tumultueux de lexistence, son caractère excédentaire de toute mesure, limite ou forme », les études littéraires ont pour fonction de relayer et de prendre en charge cette débordance. Excédence de citations textuelles, de références théoriques, de définitions de lanarchique, de tripartitions synthétiques, denthousiasme acritique : lexubérance proliférante de ce livre est bien en phase avec ce que François Cusset a récemment caractérisé comme un certain déchaînement de notre monde6. Les violences structurelles et pulsatiles dont nos sociétés sont simultanément tramées et déchirées, les tentatives aventureuses faites par écrivains et critiques solidarisés pour leur faire rendre sens – tout cela définit le paradigme anarchique comme une réponse nécessairement débordante au déchaînement de violences policières destinées à contenir le dé-chainement salutaire de collectivités et détudes enfin devenues ingouvernables. Prendre la (dé)mesure de notre excédence nous aidera peut-être à inventer des façons plus enjouées de naviguer les effondrements en cours.

6. Anarchisthme fédérateur. Si Corentin Lahouste tient, dès le début de son livre, à distinguer « lanarchique », dont il articule le paradigme, 21de « lanarchisme », quil laisse aux théoriciens des pensées politiques, et si jai moi-même, dans cette préface, opposé de façon simpliste une ancienne critique littéraire héritée du xxe siècle à un nouvel activisme littéraire dobédience collapsonaute, de telles distinctions binaires et exclusives trahissent le mouvement profond du livre quon tient entre les mains. Corentin Lahouste et la génération dont je lérige ici en porte-parole nont que faire dopérer des schismes. Leur situation historique et institutionnelle les apparente plutôt à des défenseurs et à des reconstructeurs disthmes, capables de relier des territoires dexpression, de pensée, de recherche et dintervention menacés dêtre submergés par les eaux du Capitalocène sils venaient à être isolés.

Si tel est le cas, leffervescence néologique de Marcel Moreau permettrait denvisager Écritures du déchaînement comme appelant à la construction collective dun « anarchisthme » à inventer de toute urgence – une étroite bande de terre, improbable et vulnérable, mineure mais débordante, que nous serions amené·es à entasser ensemble, écrivains et critiques, professeures et lecteurs, doctorantes et zadistes, entre les océans en crue qui nous promettent, dune part, une fuite en avant technologique vers les sites web, les écritures numériques et les mutations de sociétés post-humaines et, dautre part, un horizon collapsologique asséchant nos ressources pour nous mettre en état de guerre de chacun contre toutes. Les trois œuvres étudiées, ainsi que linspirante étude littéraire qui leur fait rendre sens commun, méritent dapparaître comme autant de pilotis précieux pour construire à la fois limaginaire social, les moyens linguistiques, les schèmes narratifs et les revendications politiques dun tel anarchisthme.

Yves Citton

1 Ce travail est poursuivi par Corentin Lahouste lui-même dans « Grouillements anarcho-poétiques : radicalité politique et expérimentations littéraires chez Antoine Boute », Revue critique de fixxion française contemporaine, no 20 (2020), p. 39-49.

2 Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2018.

3 Olivia Rosenthal, Éloge des bâtards, Paris, Verticales, 2020.

4 Voir Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), « La littérature exposée », Littérature, no 160, 2010, et no 192, 2018.

5 Katherine Hayles, Lire et penser en milieux numériques, Grenoble, UGA Éditions, 2014.

6 François Cusset, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, Paris, La Découverte, 2018.