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Classiques Garnier

Conclusion Des mémoires poreuses

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Conclusion

Des mémoires poreuses

Les œuvres issues du geste spontané érigent la stèle à lendroit de son manque, transformant le crypto-lieu en un lieu désormais défini ou, pour le dire autrement, en un lieu devenu tangible parce que circonscrit dans le temps et dans lespace. Elles exhument une mémoire tue par la conjuration de tous les oublis, et prédisposent ce faisant le rite funéraire par la mise en place dun dispositif symbolique, visant lintégration du groupe par lexploration dun territoire autre et qui fait signe, suscitant la redéfinition et linclusion des identités niées dans la collectivité des humains. Nichés au sein dune métaphysique du sacrement, les gestes effectués dans la transe artistique facilitent le grand voyage vers la vraie vie. Il importe peu, ici, que le rite seffectue ou non devant dieu ; en saffranchissant dune rationalité exsangue de toute spiritualité, il renoue avec la vocation fictionnalisante, cest-à-dire au fond « fabulatrice » de notre humanité1 : par laccomplissement des gestes proscrits et la scansion de la prière interdite, les rites font advenir linformulé au statut de langage, confèrent une présence à labsence, retissent le lien détruit et fournissent du même coup les premiers indices dune enquête, cest-à-dire au fond les jalons dun récit encore à écrire qui réintroduira le peuple des spectres dans la dignité de la multitude des humains.

Il y a cependant une limite à lexercice commémoratif, cest son pouvoir hypnotique et sa labilité. En dautres termes, sa modeste capacité à situer les ruines et à relier le souvenir pour former la voûte dun récit qui fera lobjet dune transmission. Le moment commémoratif compose en effet avec le double registre de la solennité et de lexclusivité, registre dans lequel, sauf à fournir un effort herméneutique puissant, le lecteur/286spectateur est susceptible de forger une ultérieure mémoire partisane, comme lindique Maurice Halbwachs pour la mémoire collective religieuse, cest-à-dire, au fond, un ultérieur « mythe sacrificiel », qui, à peine formé, se hérisse de barbelés et de missiles, capable de nouveaux effacements mémoriels, et bientôt prompt à sembraser. Cest aussi lécueil relevé par Catherine Coquio dans ce quelle qualifie de « bourbier polémique » et de « malentendu mémoriel » prédisposant à dautres mythes, et donc à dautres amnésies, qui requièrent, selon elle, non seulement « une formalisation du langage après Auschwitz, mais une réflexion sur les crimes de masse de ce siècle et de nos manières den parler – ou bien de nous taire2 ». Tandis que le geste surgi isole lévénement par une sorte de regard devenu myope – lon observe ce phénomène tout particulièrement dans le texte de Jean Genet, les œuvres qui suivent sappliquent avec méthode, bien que par des moyens opposés – inflation mémorielle dun côté, poétique du silence de lautre, à proposer une anamnèse, cest-à-dire à transcrire dans le champ littéraire tout larc de lhistoire oblitérée des fantômes qui trépignent depuis trop longtemps dans les « salles dattente de lHistoire » où, à force de silences coupables, de figures imposées par une culture de la mémoire instituée en norme exclusive forgeant labus doubli, le contentieux enfle et fourbit sa colère.

Dans ce cadre, par le truchement des œuvres, Sabra et Chatila sinscrit dans un continuum quil faut appréhender du point de vue du temps long afin de reconquérir la perspective historique, à partir des polarités dune ample arcature de souffrances endurées à considérer depuis leurs sources, cest-à-dire depuis lexpérience de la Shoah en Europe jusquà labandon et la négation dun peuple en terre de Palestine. Les poétiques de Chatila amorcent, ici, labrasion des frontières hérissées de canons et de fils de fer barbelé ; elles se risquent à penser la pluralité des crimes, et par suite, les mémoires de ces crimes. En cela, les œuvres ne sinscrivent non pas seulement « en concurrence du modèle historiographique », selon la formule dEmmanuel Bouju, elles permettent un régime de véridiction alternatif dans lequel le lecteur mesure les répercussions au Moyen-Orient du crime nazi. Par quoi lon comprend une chose 287inédite, jusquici impensable : la mémoire peut aussi sarticuler à dautres mémoires, devenir poreuse, et, depuis ce point de potentielle porosité, du même coup, « interroger lespérance », selon la formule de Marc Augé (Augé, 2001, p. 25). Au total, et bien que timidement, dans un geste non moins désespéré que proprement effaré par la nature hardie de leur étrange mélopée, les œuvres entremêlent le maqâm envoûtant de loud aux variations infinies du violoncelle. Ce faisant, elles invitent à penser à nouveau frais la relation à lautre, son cadre de référence, ses espoirs et ses fêlures. Elles inversent le point de vue dans un geste radical qui place le lecteur/spectateur devant ses responsabilités.

À ce stade de mon parcours, sur cet âpre chemin de crête où je me tiens en équilibre instable, je formule lhypothèse dun art et dune littérature qui, prenant acte des failles laissées par les régimes juridique et historiographique et des écueils du malentendu mémoriel, jouent leur va-tout et risquent une troisième voie, celle dune poétique sattachant à réaliser les potentiels dune cosmogonie nouvelle et dun laboratoire de lhumain à réparer. Et donc à réinventer.

1 Je puise ici tout autant dans la pensée de lécrivaine Nancy Huston et celle du professeur de psychopathologie Roland Gori. Huston, Nancy, LEspèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, Babel, 2008. Gori, Roland, Un Monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, Les liens qui libèrent, 2017.

2 Coquio, Catherine, « Du malentendu », in Parler des camps, penser les génocides, Textes réunis par Catherine Coquio, Paris, Albin Michel, Bibliothèque Albin Michel Idées, 1999, p. 20, 37. Catherine Coquio sexerce à une scrupuleuse critique de la culture de la mémoire dans Le Mal de vérité ou lutopie de la mémoire, en particulier dans le chapitre intitulé « Culture de la mémoire et devoir de mémoire » (Coquio, 2015, a, p. 125-146).