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Classiques Garnier

L’image-témoin, le visible et l’invisible Avant-propos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Écrans
    2022 – 2, n° 18
    . La « preuve par l’image » : nouvelles pratiques et enjeux contemporains
  • Auteur : Zabunyan (Dork)
  • Pages : 183 à 185
  • Revue : Écrans
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406147558
  • ISBN : 978-2-406-14755-8
  • ISSN : 2491-2557
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14755-8.p.0183
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/04/2023
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Limage-témoin, le visible et linvisible

Avant-propos

La plainte contre le trop-plein dimages qui nous submergerait au quotidien nest pas contemporaine de lirruption des techniques de diffusion numérique, lesquelles ont certes amplifié cette impression de débordement. Comme le rappelle Jacques Rancière, cette plainte a déjà une longue histoire, puisquelle est sensible dès lépoque où se multiplient dans les centres urbains les « stimuli déchaînés », comme les affiches publicitaires, à partir des années 18501. Avec linvention du cinéma, cest limage en mouvement qui est à son tour décriée, ses détracteurs dénonçant laliénation dune conscience incapable de suivre le rythme de défilement imposé par lécran. Le désarroi se déplace du côté des vitesses engendrées par la projection de films dans les salles obscures. La période présente exacerbe ces deux aspects de la circulation des signes visuels – lun de nature quantitative, lautre en lien avec les hautes vitesses. Leffet de désorientation que nous subissons devant ces flots indistincts dimages ne doit cependant pas masquer les nombreux questionnements soulevés par le contexte numérique. À commencer par ce quÀngel Quintana appelle la « crise de lempreinte », désignant par là lempreinte du réel saisi par la photographie ou par le cinéma. Peut-être en effet que « lindicialité de limage [appartient] au passé, et quelle [nest] quune simple parenthèse dans lhistoire de la culture visuelle2 ». Toutefois, rappelons que limage argentique na pas été non plus la garante dune objectivité sans faille à légard de la réalité quelle enregistrait et dont elle pouvait témoigner. Lidée dune coïncidence entre 184limage indicielle et le témoignage probant na jamais été unanimement partagée, indépendamment des retouches et autres biffures dont elle a toujours été victime. Le problème, en loccurrence, porte moins sur les modifications potentielles de limage, que favorise le numérique, que sur la difficile lisibilité des images quand on les rapporte à la réalité quelles sont supposées documenter, quelles soient numériques ou non.

Nathan Réra le rappelle dans lentretien quil nous a accordé : il existe des cinéastes, comme Brian De Palma, pour qui les termes « image » et « preuve » ne se recouvrent pas. Pour De Palma, le cinéma est même « le mensonge vingt-quatre fois par secondes », retournant ainsi la fameuse formule de Godard qui aime associer cinéma et vérité. La « scène primitive » doù émane la réflexion de De Palma, cest le document amateur dAbraham Zapruder, témoin qui filma lassassinat de John F. Kennedy avec sa caméra 8mm et dont les bobines furent ensuite versées aux dossiers dinvestigation. Le Film Zapruder na jamais permis de lever le mystère de lassassinat de JFK, malgré les innombrables analyses quon a pu en faire. Ce qui amena le réalisateur américain à émettre cette hypothèse contre-intuitive : plus on croit disposer dinformations à partir dimages, moins on en sait sur la réalité à laquelle celles-ci se rapportent. Ce qui ne signifie pas que la valeur probante dune image soit toujours nulle, au contraire. Cest là, surtout, comme le laisse entendre Nathan Réra, une façon de rappeler lattitude de vigilance et dhumilité mêlées que nous devons adopter face aux images, quelles proviennent dun film amateur réalisé en pellicule, quon les extraie du flux des canaux médiatiques dominants, ou encore quelles circulent de façon virale sur Internet.

Si, selon Jussi Parikka, il faut veiller à ce que cette viralité nautomatise pas les « réactions affectives3 » que les images ne manquent pas de susciter, cest parce que, au-delà ou à côté de cette viralité qui peut en effet nous dessaisir de nous-mêmes, il faut partir à la recherche des « angles morts » que tout flot indistinct dimages charrie forcément avec lui. Cest lune des exhortations qui parcourt le texte dAllan Deneuville et Gala Hernández López publié ici : pour chaque image qui colonise la « médiarchie », sefforcer de trouver un contre-champ, et si ce contre-champ reste introuvable, trouver les mots qui nous mettent 185sur la voie dune « contre-histoire plus juste », doù dautres images peuvent surgir. Dans tous les cas, il faut savoir délester limage virale de son caractère spectaculaire ou voyeuriste qui explique le plus souvent sa viralité, surtout quand cette image devenue publique porte sur une expérience intime traumatisante comme le viol.

Ce point qui dessine une éthique du regard rejoint autrement lune des thèses fortes de Sylvie Lindeperg quant à la période d« hypervisibilité » que nous traversons. Le problème nest pas simplement que vous vivons dans ce que lhistorienne appelle une « tyrannie du visible », où nimporte quoi soffre nimporte quand au regard de toutes et de tous ; il réside également dans la posture inquiétante où cette tyrannie nous place : une posture dattente, voire dimpatience qui ne supporte pas quun événement soit en manque dimages, quil demeure en somme invisible à une époque où pratiquement rien ne lest. Labsence se transforme alors en défaut, laissant la porte ouverte à une production fictionnelle dimages prétendument témoins qui soctroient le privilège exclusif de combler ce manque. Il en va ainsi des reconstitutions historiques qui « [visent] à produire le sentiment “plus vrai que le vrai” de revivre le passé comme si nous y étions4 », au besoin en convoquant limage de synthèse. Dans ces conditions où la vérité historique devient un absolu, cest le « champ plein5 » dune représentation omnisciente qui prédomine : le champ plein dun tout-image qui contamine lécriture dune histoire pourtant toujours mouvante, tourmentée, avec ses ruptures, ses visibilités et ses invisibilités. Il appartient aux formes filmiques de restaurer ces discontinuités pour que nous puissions accueillir, dans notre lecture des images, de toutes les images, lespace de ces invisibilités et la part de témoignage qui en constitue lenvers.

Dork Zabunyan

Université Paris 8

1 Rancière, Jacques, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 52 : cest « dans la deuxième moitié du xixe siècle », en effet, « que la rumeur commença à sélever : il y avait trop de stimuli déchaînés de tous côtés, trop de pensées et dimages envahissant des cerveaux non préparés à maîtriser leur abondance ».

2 Quintana, Àngel, « Les frontières de limage hybride : le documentaire face à lanimation et aux effets spéciaux ».

3 Voir Parikka, Jussi, A slow, contemporary violence : damaged environments of technological culture, Berlin, Sternberg Press, 2016.

4 Lindeperg, Sylvie, La Voie des images – Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Verdier, 2013, p. 36.

5 Ibid., p. 30.