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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Écrans
    2015 – 2, n° 4
    . L’analyse des séries télévisées
  • Auteur : Esquenazi (Jean-Pierre)
  • Pages : 11 à 16
  • Revue : Écrans
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782812460951
  • ISBN : 978-2-8124-6095-1
  • ISSN : 2491-2557
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6095-1.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Introduction

Les historiens et critiques de la télévision saccordent pour estimer que les premières séries télévisées sont I Love Lucy (1951-1957) et Dragnet (1951-1958). Le succès immédiat de lune et de lautre conduit presque aussitôt à une production massive de séries. Les États-Unis et la Grande-Bretagne en produisent en grande quantité dès les années 1950. Ce mouvement ne fera que samplifier et sinternationaliser dans les décennies suivantes. Et pourtant les recherches sur le sujet sont inexistantes avant le début des années 1980, même si louvrage dirigé par de Horace Newcomb1 TV : The Most Popular Art contient quelques allusions au phénomène en tant que tel. La monographie dirigée par Richard Dyer sur le prodige de pérennité britannique Coronation Street, créé en 1960 et dont le sept millième épisode a été diffusé en 2009, date de 1981. Le genre du soap opera est dailleurs le premier à retenir lattention dont témoigne le livre de Robert Allen2 Speaking of Soap Opera. Le sujet nest même pas effleuré en France, où sont diffusées très peu de séries télévisées. Il faut attendre 1990 pour quune véritable production académique se déclenche du moins dans les pays anglo-saxons (en France, on attendra le vingt et unième siècle). Il est vrai que le succès formidable du livre de Raymond Williams Television : Technology and Cultural Form publié en 1975 qui réduit le medium à un flux à peine différencié dimages nincite pas à y voir un système de rendez-vous spécifiques dont un unique programme serait responsable3.

Le statut culturel de la télévision est grandement responsable de ce retard. Mais il est une autre raison, qui motive ce quatrième numéro

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de notre revue : une série télévisée est un objet abondant, ou plutôt débordant, intarissable, parfois interminable. Certes, il sagit dun objet narratif, et à ce titre les méthodes narratologiques pourraient en principe sy appliquer. Il sagit aussi dun objet audiovisuel et en ce sens les patientes et élaborées méthodes danalyses du film semblent disposées à examiner lobjet sériel. Mais une série est-elle vraiment une sorte de film, ou un ensemble de film, ou même plusieurs ensembles de films ? Et si elle est dévidence narrative, elle peut difficilement être considérée comme un (seul) récit. Il nest même plus question de récits encastrés comme dans Le Manuscrit trouvé à Saragosse clairement dépassé par le réseau darcs narratifs, de faux dénouements, de rebondissements, etc., engendré par les séries contemporaines : le degré de complexité du réseau narratif engendré par une série télévisée mérite dévidence une explicitation avant que lon puisse employer les concepts de la narratologie.

Ces difficultés ont engendré des réactions de défense de la part des chercheurs assez caractérisées. Ceux-ci ont soit esquivé le problème en examinant le « phénomène social » représenté par les (succès des) séries télévisées, soit employé lanalyse de contenu (éventuellement guidée par une grille posée a priori), qui a lextrême complaisance de ne pas poser de questions formelles. Lun et lautre genre de travail sont sans aucun doute utiles et ont apporté des connaissances indispensables. Mais quen est-il des spécificités de lobjet ? On peine à voir ce qui caractérise la lecture du contenu dune série de ce que serait la lecture de son scénario. De même létude du seul phénomène sériel, sil peut sapprocher par létude des réactions du public de ce que les séries font à ce dernier, peine à mettre en relation celles-ci avec les propriétés du genre.

Pour pouvoir amplifier les résultats des recherches, il faut sattaquer au cœur du problème et répondre à la question suivante : quest-ce quune série télévisée à la fois narrativement et esthétiquement, quest-ce qui la définit comme objet culturel ? Alors les significations quelle engendre et la place quelle a pu prendre dans les préférences culturelles de nos contemporains pourront être mieux comprises. Certaines réflexions ont proposé des pistes intéressantes. Dès 1984, Robert Allen proposait de regarder le soap opera comme un genre narratif temporellement « infini ». Plus tard dautres ont pensé étendre cette définition à toutes les séries.

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Jason Mittell parle « dindétermination temporelle originelle »4, alors que jai proposé le critère de la « résistance à la clôture », associé la notion dun univers fictionnel en expansion indéfinie5. Stéphane Benassi6, a proposé un classement des séries télévisées selon un certain nombre de critères narratifs spécifiques. Guillaume Soulez7 a proposé le terme de matrice à partir dune réflexion sur celui de formule. Létude esthétique des continuités et des discontinuités construites par une série (en loccurrence Oz) par François Jost a ouvert une voie très peu empruntée, celle de lexamen de la mise en scène8. Cette liste non exhaustive montre que le problème ne laisse pas indifférent les chercheurs.

Le présent numéro sattache à proposer des modèles de létude des séries télévisées qui respectent leur spécificité, leur caractère dobjet étrange, cette interminable narration, dont il est souvent si difficile de sarracher. Je ne suis pas sûr ce que je vais avancer maintenant, ni des rapprochements que je voudrais proposer – les auteurs eux-mêmes voudront peut-être me contredire –, mais il me semble trouver dans leurs propositions quatre types de conceptualisation que lon pourrait résumer par quatre slogans différents, que voici :

Les séries, ça communique !

Les séries, ça dure !

Les séries, ça trame !

Les séries cest parano !

Pour le dire plus sérieusement, cinq grandes directions de recherche sont parcourues par nos auteurs. La première prend acte de la relation avérée entre auteurs et spectateurs des séries, relation entretenue par chacun des épisodes : ainsi, ce serait ce fil communicatif qui permettrait daborder

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la production sérielle. Pour plusieurs autres auteurs, le fil temporel est une texture doù émerge chaque série. La temporalité engendrée par la suite des épisodes et la façon dont celle-ci est gérée par leur succession constituent le principal mode dêtre du genre. Le troisième constate et sappuie sur la discontinuité sérielle : il sagit alors de reconstituer un système complexe, une structure tramée, qui fournit le mode demploi de la série. Enfin, la question de la surveillance, souvent explicitement traitée dans nombre de séries, constitue un dispositif audiovisuel dont la mise en œuvre spécifierait chaque série : le cas de 24 heures Chrono serait ici emblématique (mais ce sont dautres séries dont les auteurs concernés se sont emparés).

Les quatre premiers textes de ce numéro (ceux de Gilles Bonnet, Livio Belloï, Marta Boni, Pierre-Oliver Toulza) montrent que les séries sefforcent de converser avec leurs spectateurs, de les impliquer dans la narration. Bref les séries ne seraient pas seulement un discours narratif mais aussi un discours phatique de mise en place et de maintien de la communication, en empruntant à Jakobson9 le terme et sa définition. La série serait un genre de la « complicité »10, laquelle serait nécessaire si les producteurs et auteurs veulent entretenir une relation de longue durée avec leurs publics. Le générique en est pour Gilles Bonnet lun des principaux instruments : sa taxinomie interroge les réflexions usuelles issues par exemple des travaux de Stéphane Benassi. Lanalyse des seuils de chaque épisode (prologues et épilogues) en est un autre moyen selon Livio Belloï : des paratextes disposés à lintérieur dune série livreraient un excellent moyen den comprendre la structure. Marta Boni observe le système complexe producteurs/spectateurs propre à une série donnée, leurs interactions dans son évolution temporelle, comme le fil directeur dune série. Pierre-Olivier Toulza analyse les rapports complexes de citations entre série et cinéma, autre moyen de communiquer avec les spectateurs, à travers le genre de la comédie musicale ; nul doute que son analyse pourrait sétendre à dautres genres, il suffit de penser aux Sopranos et aux films de gangsters de Coppola ou Scorsese pour sen convaincre.

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La seconde forme dapproche des séries présente dans ce numéro est la mieux représentée quantitativement. Elle touche à lun de leurs caractères le plus frappant, la complexité temporelle. Ce point retient cinq de nos auteurs, Sarah Hatchuel, Jean-Pierre Esquenazi, François Ronan-Dubois, Za Casta, Vladimit Lifschutz. La première sattache à regarder la série comme une sorte dexpérience où sont testées des possibilités de dénouement : des visions du futur évoquées par les personnages forment des hypothèses, qui se confrontent aux hypothèses que produit nimporte quel lecteur de récit. Cest à la notion dimage du temps, proposé par Gilles Deleuze dans Cinéma 1 : Limage-mouvement, à laquelle fait appel Jean-Pierre Esquenazi : le découpage du récit en épisodes et saisons est investi par un projet narratif dont la cohésion ultime est assurée une perspective temporelle spécifique, une image du temps. Pour François Ronan-Dubois, la notion genettienne de prolepse permet de répondre et de traiter louverture temporelle du récit sériel : lorganisation proleptique du récit livrerait une sorte de bataille avec la nécessité de la clôture narrative. Za Casta étudie le cas des séries vampiriques et les moyens dorganiser un maillage du temps destiné à retarder lavancée du récit. Une série aurait pour finalité, selon Vladimit Lifschutz, la construction dune chronique du temps, terme emprunté à Benveniste, qui se déploierait au niveau des épisodes, des saisons et du tout formé par la série tout entière.

Les auteurs que lon peut rassembler au nom du troisième de nos slogans regardent chaque série comme un système complexe quil serait possible de déployer ou de reconstituer lors de lanalyse. Pour Fabien Boully, la narration dune série est toujours multiple : il sagit pour chaque personnage de sapproprier lhistoire quil est en train de vivre et aussi de la rendre crédible pour autrui. La diversité des points de vue narratifs constitue un labyrinthe qui structure la série. Julien Achemchame sinspire de Lucien Dallenbach et du concept de mosaïque pour reconsidérer les fragments mis à notre disposition par chaque série. Peut-être faudrait-il ajouter en ce sens aux modèles de Dallenbach le concept dune mosaïque infinie propre aux séries. Éric Thouvenel montre combien le décor dune série constitue plus que son lieu, sa raison de vivre. Il est le point focal de ses développements narratifs. Lauteur parle de sitcoms et de « comique dhabitation » mais je crois que la question de lunivers propre à une série nest pas une question restreinte à ce

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seul genre, comme le montre lexemple de Lost ou celui dOz. Cest le système de variations construites autour de répétitions structurelles par lensemble des épisodes que Barbara Laborde propose détudier.

Notre dernier thème nest illustré que par un nombre de textes moins conséquent, mais il nen est pas moins important et potentiellement généralisable. Sébastien Lefait et Christophe Lenoir considèrent pour le premier les récentes Person of Interest et Homeland et le second la très célèbre série de Patrick McGowan Le prisonnier comme des métaphores paranoïaques de toute la production sérielle. Il me semble que considérer la surveillance (des réactions des spectateurs) comme fondement de la sérialité nest pas une idée qui puisse être immédiatement rejetée, cest le moins que lon puisse dire.

Les pistes ouvertes dans ces articles me semblent prometteuses. Jespère quelles pourront être poursuivies et développées bientôt. Le passage de générations entre chercheurs me paraît sur ce point une garantie.

Jean-Pierre Esquenazi

1 Newcomb H., 1974 : TV : The Most Popular Art, New York, Anchor Press.

2 Allen R., 1984 : Speaking of Soap Opera, Chapel Hill, The University of North Carolina Press.

3 Je ne saurais trop renvoyé à la critique détaillée du terme de flux proposée par Krinstin Thompson dans 2003 : Storytelling in Film and Television, Cambridge, Harvard University Press, p. 7-18.

4 Mittel J., 2010 : « Previously On : Prime Time Serials and the Mechanics of Memory », in Marina Grishakova and Marie-Laure Ryan (éds), Intermediatly and Storytelling, ed by, Berlin, Walter de Gruyter, p. 78-98.

5 Esquenazi J.-P. 2014 (2010) : Les Séries télévisées, Paris, A. Colin. Esquenazi J.-P., 2013, « Pouvoir des séries télévisées », http://communication.revues.org/4579, in Communication (Un. Laval), vol. 32/1.

6 Bénassi S., 2002 : Séries et feuilletons TV : pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, Éditions du Céfal.

7 Soulez Guillaume, 2011 : « La double répétition », Mise au point [En ligne], mise en ligne le 01 avril 2011, consulté le 24 novembre 2013. URL : http://map.revues.org/979.

8 Jost F., 2013 : « Oz, la prison et lart de la fugue », in CINéMAS, voL. 23, no 2-3, p. 145-174.

9 Jakobson R., 1963 (1960) : « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit, Paris.

10 Esquenazi J.-P., 2011 : « David Kelley et la politique de la complicité », in Mise au point (Les Cahiers de lAfeccav), no 3, http://map.revues.org/9692011.