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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Économie. Passé, présent, avenir
  • Pages : 11 à 17
  • Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 45
  • Série : 1, n° 23
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406128991
  • ISBN : 978-2-406-12899-1
  • ISSN : 2261-0979
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12899-1.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/06/2022
  • Langue : Français
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Introduction

Au début du troisième millénaire, léconomie a pris une place très importante. Cela tient beaucoup à lavènement de ce quil est convenu dappeler la mondialisation. La principale caractéristique de ce processus qui débute dans les années 80 est dêtre économique sans être politique. En effet, lorganisation politique à échelle mondiale demeure internationale (inter-nations). Si on considère quen la matière, les deux seules modalités assurant vaille que vaille la paix sont léquilibre des puissances et lhégémonie de lune dentre elles, ce à quoi on a assisté est seulement le retour en force de la première, celle qui prévalait au xixe siècle, au détriment de la seconde qui sétait imposée à la sortie de la seconde guerre avec comme puissance hégémonique les États-Unis. Il revient au même de dire que la mondialisation en question voit le jour dans le cadre de la crise de cette hégémonie et quelle se poursuit avec le recul du multilatéralisme au bénéfice du bilatéralisme. Tous les pays du Monde, aussi bien les pays du Nord (industrialisés-développés-modernes) que les pays du Sud (en cours dindustrialisation-développement-modernisation), sont embarqués dans ce processus. Certains jugent que cette mondialisation économique est une « bonne » chose parce quelle saccompagne dune forte réduction de la pauvreté dans les pays du Sud tandis que dautres la contestent parce quelle génère une explosion des inégalités de revenu et de fortune au sein de chaque pays, au Nord comme au Sud, en contrevenant à lexigence que lefficacité économique aille de pair avec la justice sociale, ou que la première soit mise au service de la seconde si on préfère. Dailleurs, ce processus de mondialisation nest pas la seule nouveauté. On doit y ajouter lavènement de ce quil est convenu dappeler la crise écologique au sens large (dérèglement climatique associé aux émissions de gaz carbonique, pollutions de lair, des rivières et des océans, disparition de nombreuses espèces animales ou végétales, épuisement des ressources naturelles non reproductibles et des terres, etc.). Cette crise est de plus en plus considérée, à juste titre, comme la conséquence du 12niveau de vie, relevant dun certain mode, qui a été atteint dans les pays du Nord par la croissance économique et auxquels entendent accéder les pays du Sud. Ce lien ainsi établi entre léconomie et lécologie pose la question de savoir si la mondialisation économique ne fera que renforcer la crise écologique dans lavenir ou si elle pourra contribuer à en sortir « par le haut ». En tout état de cause, une transformation de léconomie, cette entité qui est unanimement considérée comme une composante du vivre-ensemble des humains à notre époque, est en cours. Cet ouvrage traite de cette entité, en préférant dire quil sagit de léconomique moderne parce quelle est propre à cette époque. Mais comment le faire ? Est-ce possible en des termes qui permettent de penser une telle transformation ?

Toute personne qui se propose de réaliser un tel ouvrage est confrontée à la multiplicité des points de vue concernant léconomie, non seulement dans lhistoire de cette discipline qui prend naissance au xviiie siècle, mais encore au début du xxie siècle. Il existe de nombreuses approches ou écoles. Les savoirs sur léconomie quelles proposent sont différents et cette différence est même radicale entre certaines dentre elles, en ce sens que lune dit le contraire de lautre1. Chacune propose une grille danalyse ou encore une « boite à outils » comprenant un ensemble de concepts donnant du sens à ce qui est observé2.

Pour un « scientifique », la démarche quimpose cette multiplicité est de commencer par soumettre chacun de ces savoirs sur léconomie à un double test3 :

Létablissement des conclusions auxquelles il parvient a-t-il été réalisé sans faille logique ?

À limage dun bon chat qui, à la campagne, est capable dattraper des souris, a-t-il la capacité de comprendre les phénomènes économiques observables dans telle situation de lieu et de temps ?

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Si, pour au moins lun de ces deux critères, le savoir testé est invalidé, il doit être mis de côté ou, pour le moins, modifié afin de ne plus présenter la faille logique incriminée (premier critère) ou de répondre un peu mieux à lexigence de pertinence (second critère). En prenant en compte beaucoup des écrits qui ont eu cet objet et en procédant à ce travail pour certains savoirs, le constat qui simpose est que, si tous présentent à un titre ou à un autre une faille logique4, certains sont nettement plus pertinents que dautres parce quils captent des phénomènes qui ne sapparentent pas seulement à de « grosses souris » mais aussi à des « petites souris5 ».

Puisque toute critique est de peu dutilité si on ne propose pas quelque chose à la place de ce quon critique, une seconde étape simpose alors. Elle consiste à produire un « autre » savoir. Bien évidemment, comme pour tous les précédents, il sera mis en évidence par certains dans lavenir quil comporte une ou plusieurs failles logiques, dès lors que tout savoir qui se veut « scientifique » nest pas « la » vérité. En effet, cet « autre » savoir nest pas inventé de toutes pièces. Il procède nécessairement de lappropriationcritique des savoirs acquis qui présentent lavantage dêtre nettement plus pertinents que dautres et pour lesquels il savère possible de lever la faille logique détectée. En principe, lexigence est que cet « autre » savoir soit englobant, cest-à-dire quil capte chacun des savoirs, qui ont été mis de côté, comme étant une version particulière de cet « autre » savoir à portée plus générale, ou encore un « cas spécial » pour reprendre la formulation de Keynes6. Quitte à ce que cette compréhension, aux 14deux sens du terme, consiste à mettre en évidence que le savoir critiqué nest quune mauvaise copie dune telle version particulière du nouveau. Jai la prétention dêtre parvenu, après plus de cinquante années dune recherche guidée par cette démarche, à un savoir économique original qui répond à cette exigence. Les principaux savoirs dont il procède par appropriation critique sont ceux qui ont été élaborés par Adam Smith, Karl Marx, Max Weber, John Roberts Commons, John Maynard Keynes, Karl Polanyi et Douglas North, ainsi que, plus récemment, par mes collègues et amis de lÉcole de la Régulation7, dont je suis lun des membres fondateurs, et de lÉconomie des conventions8. Tous ces apports ont en commun de considérer que lon ne peut rien dire de sérieux sur léconomie sans prendre en compte la société globale dans laquelle elle sobserve et dont elle nest quune composante. Ce savoir économique original relève de ce fond commun. Par conséquent, il consiste à décrire, caractériser et comprendre léconomie dune façon qui dépend du type de vivre-ensemble des humains pris en compte, en considérant que lon ne peut faire état dune économie ou même seulement dactivités humaines proprement économiques dans tous les types qui se sont succédés dans lhistoire depuis lavènement dhomo sapiens. De plus, puisquil doit permettre de penser une transformation de léconomie à même de participer à une résolution de la crise écologique, il ne porte pas seulement sur le passé récent ou ancien, mais aussi sur lavenir. Enfin, il ny a de place pour une autonomisation de cette composante dun savoir en science sociale (une discipline particulière au sein des sciences sociales) que pour la forme moderne de vivre-ensemble qui voit le jour en Europe occidentale à la suite de la Renaissance et dont la cité antique apparait alors comme une forme primitive. Dailleurs, pour cet « autre » savoir, cette autonomisation propre à cette forme moderne est relative. Cela exclut quil puisse prétendre être hégémonique comme cest le cas pour la « science économique » qui tient le haut du pavé au début du xxie siècle, et a fortiori quil puisse être considéré comme le seul savoir de science sociale digne de ce nom.

Cet « autre » savoir est exposé comme tel dans cet ouvrage, cest-à-dire en tant que composante dun savoir de science sociale à même de ressaisir 15les changements historiques relatifs à la façon dont les humains vivent ensemble – de la communauté de chasseurs-cueilleurs à la Nation moderne. Pour lélaboration de ce savoir englobant, lappropriation critique dautres apports a donc été conjuguée à celle des précédents. Ce sont ceux de non-économistes (sociologues, anthropologues, philosophes) dont les principaux sont, pour le xxe siècle, Norbert Elias, Hannah Arendt, Anthony Giddens, Philippe Descola et John Rawls9. La présentation de cet « autre » savoir économique est réalisée sans faire état de cet ensemble dappropriations critiques qui y a conduit et sans faire ressortir en quoi les propositions qui y sont avancées sopposent à celles de tel ou tel savoir établi, à commencer par celui dont on vient de dire quil tient le haut du pavé et qui est couramment qualifié de mainstream, si ce nest à loccasion en note. Cet ouvrage ne se préoccupe donc pas de dénoncer ce que certains appellent limposture de la « science économique » couramment enseignée à lUniversité et dautres son caractère fallacieux10.

Il nest question de cet « amont » que dans le chapitre introductif qui suit ce préambule. Lexigence que je me suis fixé en le rédigeant est de pratiquer ce que les philosophes grecs de lAntiquité appellent lépoché, cette posture qui consiste à suspendre le jugement. Puisque la question est celle de savoir comment traiter de léconomie en étant capable dintégrer lavenir, il y est fait état des constats ou considérations qui justifient le choix de la solution retenue en réponse cette question. La justification du plan de cet ouvrage est présentée à la fin de ce chapitre introductif, dans la mesure où il découle de ce choix.

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Comme le manifeste le sous-titre de cet ouvrage, ce plan comprend trois parties. La première se focalise sur le présent au sens que les historiens donnent à ce terme lorsquils parlent de lépoque contemporaine ; en retenant que celle-ci débute avec le xixe siècle, elle traite donc de léconomie dune nation moderne. Dans la seconde partie, le champ dobservation et danalyse est élargi au passé entendu comme étant ce qui est antérieur à cette époque contemporaine ; elle a donc pour objet la naissance et lautonomisation de léconomique dans lhistoire de lhumanité. Quant à la troisième partie, elle porte sur lavenir en tant quil est déjà engagé avec lavènement à partir de la toute fin du xxe siècle de la mondialisation économique ; les nouveaux phénomènes qui voient le jour à partir de ce moment y sont analysés ; il nen reste pas moins que la dynamique engagée ne peut être considérée comme étant irréversible ; lavenir est a priori ouvert à tous les scénarios envisageables ; il sera ce que laffrontement des projets défendus dans les espaces publics et les arènes électorales aura comme résultat. Cette dernière partie comprend donc, non pas une prévision de ce qui va advenir au-delà des deux premières décennies du xxie siècle, mais un projet particulier pour lavenir du monde ; ce projet a le statut dune utopie réaliste ; il implique la formation dun économique mondial qui na pas fait disparaitre les économiques nationaux. De léconomique national à léconomique mondial est le titre de cette troisième partie.

Comme cela a été justifié dans lavant-propos, il nest pas question, dans cet ouvrage, de la pandémie causée par le virus « SARS-V-2 » et de ses conséquences dramatiques. Aucune analyse ny est faite, dune part, de ses effets économiques immédiats liés aux mesures prises pour tenter denrayer cette pandémie, à commencer par la solution du confinement et, dautre part, de la façon dont cet évènement va impacter lavenir, puisquil conduit à bousculer les projets déjà défendus dans lespace public. Bien évidemment, si le projet défendu dans le présent ouvrage devait être profondément révisé en raison de lavènement de cette pandémie, labsence dune telle analyse serait injustifiable. Mais tel nest pas le cas. En effet, la thèse qui y est défendue est celle de lentrée en crise au tournant du xxie siècle du mode de développement suivi de longue date par les nations du Nord et adopté par les pays émergents (Chine, Corée du Sud, etc.), la crise écologique, ainsi que le retour de la question sociale dans les pays du Nord et son actualité dans les pays 17du Sud, en étant les principales manifestations. Le point de savoir si la pandémie est interne à cette crise ou ne fait que sy ajouter se discute. Ce dont on est assuré est quelle nen réduit pas lampleur et les effets. Bien au contraire, elle les renforce à plus dun titre, ne serait quen matière dinégalités sociales, et elle ne change rien à lurgence dun projet pour « après ». Dès lors, ce sont seulement cet « ajout » et ce « renforcement » qui ne sont pas traités.

Le lecteur qui entend avant tout prendre connaissance du savoir économique exposé dans cet ouvrage, sans se préoccuper de la façon dont il se différencie des savoirs existants, à commencer par ceux qui sont exposés dans les manuels qui occupent les rayons des librairies ou des bibliothèques universitaires, peuvent « sauter » ce chapitre introductif et commencer sa lecture par la Première partie portant sur léconomie dune Nation moderne, quitte à y revenir ensuite. Dailleurs, il peut aussi commencer sa lecture par celle de la seconde section de la première partie sil a quelques connaissances relatives aux outils de description de lactivité économique (comptabilité nationale, comptabilité dentreprise et statistique descriptive) en se reportant à loccasion à la première section de la première partie qui traite dune telle description. De plus, sil entend suivre le déroulement de lhistoire de lhumanité, il est invité à commencer par la seconde partie (le passé), à revenir ensuite à la première partie (le présent) et à terminer par la troisième partie (lavenir).

1 Il suffit de prendre lexemple de linflation (la hausse dans le temps du niveau général des prix à léchelle de léconomie dune nation moderne) pour sen convaincre puisque, pour les monétaristes à la suite de Milton Friedman, elle a une cause essentiellement monétaire tandis que pour les membres de lÉcole de la Régulation, elle tient à la modalité dajustement réciproque entre les salaires et les prix en dynamique, modalité qui dépend des règles de Droit en vigueur concernant ce quils appellent le rapport salarial.

2 Exemple en matière dinflation : le concept monétariste vs le concept régulationniste.

3 Pour simplifier, un troisième test est laissé de côté : à la logique (1/) et la pertinence (2/), il faut ajouter le réalisme (3/) qui porte sur les hypothèses qui sont à la base de la construction du savoir pris en compte (voir infra).

4 Premier exemple : pour la théorie selon laquelle les prix des choses produites, alors qualifiées de marchandises, tiennent au travail dépensé pour les produire, la faille logique est que, si on peut attribuer à toute marchandise un « prix de production en monnaie », il savère impossible de déduire ces prix de productions des valeurs en quantité de travail, cest-à-dire de transformer les valeurs des marchandises exprimées en quantité de travail en prix de production. Second exemple : pour la théorie dite de léquilibre général, selon laquelle le recours au marché comme procédure de coordination conduit à la formation dun système de prix (y compris salaires et taux dintérêt des prêts), on ne peut démontrer que ce système est stable, cest-à-dire que si, pour une raison ou une autre, on sen écarte un peu, la suppression de cette cause conduit au système déquilibre.

5 Exemple de « grosse souris » : la formation de prix dans une économie de marché. Exemple de « petite souris » : des effets différents dune nation à lautre de la « crise de 2008 » sur les niveaux de la production et de lemploi.

6 Dès le début de sa « Théorie générale », il nous dit : « Nous avons choisi ce titre pour faire ressortir lopposition existant entre la nature de nos arguments et de nos conclusions et celle de la théorie classique []. Nous démontrerons que les postulats de la théorie classique ne sappliquent quà un cas spécial, et non au cas général » (Keynes, 1936-1966, p. 25, souligné par moi).

7 Michel Aglietta, Robert Boyer et André Orléan, pour ne citer que les plus connus pour leurs travaux fondamentaux.

8 Notamment, François Eymard-Duvernay, Olivier Favereau et Robert Salais.

9 À leur propos, se reporter à (Billaudot, 2021), dont le présent ouvrage reprend et développe la composante économique.

10 Dans la préface à la première édition de son ouvrage ayant pour titre Limposture économique, Steve Keen nous dit : « Lune des nombreuses raisons qui ont permis aux économistes de réussir à prendre le contrôle des politiques sociales, cest laffirmation dune certaine légitimité intellectuelle face à quiconque soppose à leurs recommandations. Lobjet de ce livre est de montrer que cette prétention est fallacieuse (Keen, 2011-2014, p. 26). » Il est aisé de constater que tel est souvent le cas. Mais, si ce qui est fallacieux est « ce qui est destiné à tromper, à égarer » (Le petit Robert), qualifier le savoir économique mainstrean, ou même dautres, de fallacieux consiste à porter un jugement sur les personnes qui lenseignent et le défendent – elles visent à tromper, même si cest de façon inconsciente pour beaucoup dentre elles. On ne respecte pas alors lexigence de lépoché. Je laisse à mon lecteur le soin de comparer le savoir que je propose à ceux qui sont défendus par ailleurs, à commencer par celui quil a fait sien et den tirer les conclusions qui découlent, pour lui, de cette comparaison.