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Classiques Garnier

Carnet critique

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Dictionnaire Marguerite Duras, Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère (éd.), Paris, Éditions Honoré Champion, « Dictionnaires et références », 2020, 720 pages.

Faire le portrait de lœuvre transmédiale aussi riche que complexe de Marguerite Duras, cest ce que Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère se sont donné pour tâche avec le Dictionnaire Marguerite Duras paru en 2020 aux éditions Honoré Champion (collection « Dictionnaires et références »). 720 pages, 302 notices, 42 contributeurs : il nen fallait pas moins pour pouvoir restituer les multiples facettes de lunivers de celle qui fut lune des plus grandes figures de la littérature française de la seconde moitié du xxe siècle. Le principal apport de louvrage est de proposer, sous la forme abécédaire, une traversée de lœuvre qui, tout en rendant compte de la part déjà consacrée quest lécriture narrative, ne néglige pas ses aspects moins connus, à savoir les textes théâtraux, lœuvre cinématographique et tout ce qui déborde du champ strictement littéraire (collaborations artistiques, entretiens, écriture journalistique, etc.).

Dans lAvant-propos, les deux concepteurs du Dictionnaire présentent les lignes de force de leur projet éditorial. Il est impossible, affirment-ils dentrée de jeu, de séparer chez Marguerite Duras œuvre et vie : aussi le Dictionnaire se devra-t-il de rendre compte de cette inséparabilité, en faisant apparaître les multiples retentissements du vécu, si ténus et transformés soient-ils, dans la création littéraire et artistique. Les classiques biographèmes durassiens – lenfance en Indochine, la mère, le frère, la mendiante, etc. – et divers éléments ayant trait à la mémoire intime de lauteure trouvent ainsi naturellement leur place à lintérieur de ce livre-somme où se côtoient les souvenirs dune vie et ce quils ont fait naître dans lœuvre suivant un mouvement constant daller-retour.

Concernant lorganisation de louvrage, les directeurs du Dictionnaire ont opté pour une « triple répartition » des notices. Un premier groupe de notices concerne les œuvres de Marguerite Duras : chaque œuvre fait lobjet dune entrée à lintérieur de laquelle sont présentées, sous 202un même titre, les éventuelles réécritures – par exemple entre récit et théâtre (Des journées entières dans les arbres) –, mais aussi les “dérivés” transmédiaux lorsque par exemple un film a précédé ou suivi un livre, que lon pense à Détruire dit-elle (un roman devenu un film) ou à Dialogue de Rome (un film devenu un fragment de texte dans Écrire). Ce groupe de notices comprend également des œuvres cinématographiques qui auront très tôt marqué lécrivaine et qui sont commentées par elle dans ses textes (La Nuit du chasseur), des œuvres traduites par elle de langlais au français (Miracle en Alabama, pièce de William Gibson) ou encore des adaptations quelle a réalisées pour la scène dœuvres écrites par dautres auteurs (La Mouette de Tchekhov ; Les Papiers dAspern dHenry James ; Home de David Storey).

Un deuxième groupe de notices vient répertorier « les grands thèmes de lunivers durassien, ses catégories esthétiques, philosophiques et stylistiques ». Les motifs clefs de lœuvre sont ainsi consignés, depuis la notion trouble de « désir » jusquà la figure symbolique et allégorique de la « mouche », en passant par lacte de « détruire » envisagé depuis le prisme de la folie, le concept de « voix narrative et point de vue » emprunté à la narratologie et le terme de « lumière » en rapport avec la mise en lumière et en images dans les films de Marguerite Duras, pour ne nommer que ceux-là. Chaque notice thématique étudie la présence et lévolution de la notion dans la création durassienne pour en montrer son traitement singulier et le renouvellement proposé par lauteure.

Enfin, un troisième groupe de notices rassemble des noms propres : on retrouve à la fois des toponymes qui renvoient aux lieux que Duras a fréquentés ou qui apparaissent dans ses œuvres (exemples : Calcutta, S. Thala, Trouville), et des noms de personnalités, artistes, intellectuels ou intimes de Marguerite Duras, incluant les personnages emblématiques de sa fiction (Ernesto et Anne-Marie Stretter par exemple). Sont ainsi rapportées les nombreuses collaborations artistiques de lécrivaine avec des metteurs en scène et des cinéastes (Jean-Louis Barrault, Claude Régy, Jérôme Beaujour, Michelle Porte, etc.) ; on croise également les acteurs et actrices fétiches de ses films ou de ses pièces ; enfin, plusieurs notices rendent compte de linfluence de certains écrivains sur la production durassienne – et réciproquement, linfluence que lauteure a pu elle-même exercer sur eux –, depuis les maîtres (Racine) jusquaux 203écrivains-amis (Maurice Blanchot) en passant par ceux qui ont joué un rôle important au début de sa carrière (Raymond Queneau).

Chaque notice est suivie dune brève bibliographie critique permettant dapprofondir la question abordée. Par ailleurs, un système de renvois a été créé pour pouvoir circuler à travers le Dictionnaire, multipliant les biais et les analyses ; le contenu de chaque entrée trouve ainsi dautres résonances à travers le parcours proposé.

Lune des spécificités de cet ouvrage est de ne pas établir de hiérarchie dans la création durassienne. Abondante et multiforme, toute sa production y est réunie, et ce de manière non-chronologique, révélant le dialogue constant quil y a eu chez lauteure entre écriture narrative, écriture théâtrale et écriture cinématographique, lesquelles se sont aussi enrichies des nombreux entretiens que Marguerite Duras a donnés tout au long de sa vie ainsi que de lactivité journalistique à laquelle lécrivaine sest régulièrement adonnée (voir la notice « Journalisme »). Ce Dictionnaire approfondit ainsi la dimension transmédiale et transgénérique de lœuvre, prolongeant les approches les plus récentes dans les travaux critiques autour de Marguerite Duras.

Le Dictionnaire saccompagne dune bibliographie complète et détaillée, classée à la fois par genre et par ordre chronologique, faisant la preuve, dun seul regard, de la prolificité de lécrivaine et de la diversité de sa production.

Sil apparaît contraignant et limitatif au premier abord, lordre du Dictionnaire permet au contraire de multiplier sans limite les connexions les plus improbables (exemple : femme fatale/fenêtre/fleuve ; musique/mystique, ou encore sorcière/« La soupe aux poireaux »). Des constellations se tissent, en plus de celles permises par les renvois référencés, faisant émerger des liens, des parallèles ou parfois des paradoxes inattendus. Le Dictionnaire procède en quelque sorte par bifurcation, embranchement et confluence, imitant le mouvement même du processus créatif durassien fait déchos, de reprises, de détours et de retours.

Cet ouvrage permet ainsi une approche singulière de lœuvre de Marguerite Duras, offrant des axes de réflexion multiples tant aux spécialistes quaux lecteurs amateurs. Nous ne pouvons quêtre daccord avec Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère lorsquils affirment dans leur Avant-propos que cet ouvrage ne se veut pas uniquement destiné aux happy-few ; en effet, par son architecture rhizomatique et 204sa multidimensionnalité, ce Dictionnaire donne une infinité dentrées possibles dans lunivers de cette immense créatrice que fut Marguerite Duras.

Sarah-Anaïs Crevier-Goulet

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

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Simona Crippa, Marguerite Duras, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Libre cours », 2020, 197 pages.

Lélégante collection « Libre cours » des Presses Universitaires de Vincennes propose à un critique, généralement universitaire, de livrer sa lecture personnelle de lœuvre dun auteur aimé, à limage du Beckett de Bruno Clément ou du Simone de Beauvoir de Pierre-Louis Fort. Accessible à un large public en ce que chaque ouvrage présente lensemble de la production dun auteur, ses thématiques spécifiques, son art poétique, la collection entend également sadresser aux spécialistes de lœuvre, grâce à un regard neuf posé sur celle-ci. Simona Crippa propose ainsi de revisiter lœuvre entière de Marguerite Duras à laune de la mythologie et de la mytho-poétique. Sappuyant sur la lecture de nombreux penseurs et anthropologues (Lévi-Strauss, Gusdorf, Détienne, Eliade notamment), elle analyse non seulement la présence du mythe dans lœuvre de Duras, mais la façon dont lécrivaine se place en « mythologue ». Car si le mythe est évidemment omniprésent dans la production durassienne comme dans ce qui lentoure (entretiens, articles, etc.), peu darticles et détudes sy sont attardés jusquici et lorsque la critique se penche sur cette question cruciale, elle a plutôt tendance à investir le champ biographique, 205soulignant comment Duras construit le réel comme un mythe, suivant en cela le propre aveu de lécrivaine. « Pythie » ou « Sphinx », lécrivaine apparaît traversée par lénigme des voix du monde ; elle restitue une parole oraculaire qui donne à voir le monde et les événements comme une révélation, ce que résume cette belle formule de Crippa : « Langue oraculaire, voix oraculaire, le dire de Duras renouvelle mythologiquement lesthétique de la modernité. » (p. 73).

Louvrage de Simona Crippa pose donc une question fondamentale à lœuvre durassienne et à travers elle à la littérature du xxe siècle tout entière marquée par le mythe dOrphée dont parle Blanchot pour évoquer la création moderne. Duras a ainsi « eu la force de redonner à la littérature sa dimension originelle, cette puissance qui faisait du chant de laède la voix qui disait le monde » (p. 8). Crippa adopte une progression chronologique depuis « Lenfance de lécriture » (chapitre 1) jusquaux dernières œuvres (« Lécriture de la vie ou la chambre décho de Fama », chapitre 7). Elle mêle analyses dœuvres charnières (passant plus rapidement sur les œuvres moins essentielles), liens à la biographie de lauteure et réflexions sur sa poétique et sur la figure décrivain que lœuvre construit. Ainsi est mis en évidence un faisceau de questionnements poïétiques et thématiques reliant les œuvres entre elles : la figure de lécrivain et ses fonctions, la question du personnage, le rapport de Duras au behaviorisme et au Nouveau Roman, la polyphonie, lhubris et la tragédie, lengagement politique, Dieu, la folie, la création et, bien sûr, avant tout, surtout, lécriture. Crippa rappelle judicieusement les propos de Max Müller : la mythologie nest que « la maladie du langage » (p. 33).

Le chapitre 1 (« Lenfance de lécriture ») revient sur la construction mythique élaborée par Duras à partir de son enfance. Sondant ce temps du passé pour en faire un temps immémorial, lécrivaine « reconstrui[t] sa mémoire en donnant libre cours à limagination » (p. 18-19) dès le premier roman publié Les Impudents (1943) : du couple de frères à lorigine de « la dimension incestueuse quAntigone-Marguerite tissera dans ses écrits » (p. 15) à la « Déesse-Mère à la fois nourricière, protectrice et guérisseuse, mais également redoutable destructrice » (p. 23). Mythe de lorigine, le mythe familial ne cesse de se réécrire tout au long de lœuvre et offre au lecteur des personnages dignes des tragédies antiques aux prises avec une hubris et une sauvagerie primitive faite de pulsions 206de vie et de pulsions de mort. Avec Un barrage contre le Pacifique, Duras quitte les rives du roman familial pour « prend[re] le large » (p. 26). Elle prend la voie dune épopée « qui joue davantage avec les frontières équivoques entre lHistoire, lhistoire personnelle et la mythologie. » (p. 26) et, partant, fait résonner les voix en se saisissant du monde à partir dune expérience intime. Duras fabrique des mythes et en réactualise la signification dans un processus de réécriture qui traverse lensemble de sa production. Cest là, comme le souligne Crippa, « un processus typique quemprunte le mytho-poète pour renouveler les figures de la mythologie » (p. 32).

Le chapitre 2 (« la traversée de lécriture ») montre louverture dune nouvelle ère dans la production durassienne à partir de 1952. Crippa étudie les œuvres parues jusquà Moderato cantabile pour en souligner les principales caractéristiques et innovations. Sattachant dabord à lanalyse du Marin de Gibraltar, cette « épopée maritime » (p. 37), où loralité apparaît primordiale. De fait, le roman est « le premier texte où Duras met en place une esthétique de la rumeur qui se prolongera jusquà ses derniers récits. Savoir “par ouï-dire” ou “faire courir le bruit”, voici comment assembler les messages et les discours sur le marin. » (p. 40). La Rumeur participe à la fois dun « prolongement de la voix des dieux » (p. 40) et dun « fonds commun de récits » (p. 40). Duras propose ainsi avec Le Marin de Gibraltar un « véritable laboratoire esthétique : amplitude de lespace dialogique, désagrégation de la voix narrative, récit construit par ouï-dire, mise en cause de la véracité de lhistoire racontée, mode opératoire de lœuvre ouverte et réflexive » (p. 43). Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, œuvre construite sur un « trou archéologique » (p. 44), est rejouée la triade dEros, Himéros et Aphrodite, et suggère limportance de la triangulation amoureuse dans lœuvre durassienne. Avec Le Square, cest un peu la tragédie dAntigone qui se joue, la bonne étant « comme la fille dŒdipe [] habitée par le désir pur » (p. 49). Avec Moderato cantabile, Crippa souligne le rôle de la musique, si importante pour lauteure : celle-ci fait de la musique « un paradigme qui inscrit son écriture dans le chant comme son aïeul Orphée » (p. 50). Crippa met également en évidence la construction paradoxale du dialogue sur le silence et linvention, qui fait de nouveau signe vers la rumeur : elle « rend caduque le partage du vrai et du faux, elle a une puissance extraordinaire et fonctionne tel un rituel, rappelle Detienne ».

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Le chapitre suivant (« chapitre 3 : lécho de lécriture ») sintéresse au « cycle indien », qui « dispose dune puissance propre à créer ses propres mythes, renvoyant ainsi aux grands cycles héroïques qui ont inspiré nombre dœuvres littéraires : le cycle thébain, le cycle des Atrides, le cycle de Thésée. » (p. 59). La réécriture est ici prépondérante et fait entrer lécriture durassienne dans la palingénésie. Ce faisant, ce « cycle » interroge, dans le sillage des Nouveaux Romanciers, le personnage de roman (cest le cas notamment de Lol V. Stein) et revisite lespace et le temps romanesques pour lui conférer une tout autre dimension. Lol apparaît alors dans sa renaissance après les dix années écoulées depuis le bal de T. Beach comme « promesse de la béance du monde et de ladvenir de la littérature » (p. 66). Le Ravissement de Lol V. Stein impose linvention comme modalité narrative, fait résonner les voix qui peu à peu reconstituent le récit : « Frénésie des voix et surdétermination de la conscience narrative, le roman semble être écrit par une force créatrice collective. » (p. 73). Il y a quelque chose dune cosmogonie dans le cycle indien, ce quindique le traitement de lespace notamment dans Le Vice-consul, et la réflexivité des œuvres participe de cette création plurielle.

Cest à un autre pan de la création durassienne que sattache le chapitre 4 (« Lécran de lécriture ») : le cinéma, en ce que loralité y est essentielle : « Le film construit en effet un univers imaginaire parlant qui reflète le monde, il se présente même comme un grand réceptacle de symboles, vices, vertus, inquiétudes et interrogations de lhumanité. » (p. 81). De fait, le cinéma de Marguerite Duras « fait apparaître, se reconstituant sans cesse, la manifestation dun état primitif cosmogonique vers lequel tout converge : la “nuit” du cinéma sera faite damnésies et danamnèses, dincantations et de voix oraculaires qui interrogeront les frontières de limage. » (p. 82). Des êtres mythiques que sont les pulsions de vie et de mort dHiroshima mon amour à la destruction du livre et du savoir dans Détruire dit-elle, de la parole oraculaire et incantatoire dAlissa à la polyphonie dIndia Song, du Camion à LHomme atlantique, Duras donne à voir « le parcours orphique de ses œuvres quelle mène près du gouffre, vers le royaume dHadès » (p. 103), jusquà une mort de limage dans Le Navire Night et LHomme atlantique et dans le même temps jusquà un éternel retour grâce aux voix qui réactivent le mythe comme cest le cas par exemple dans Césarée. Duras « a soufflé lapocalypse sur le cinéma. Mais en faisant appel à la mémoire et à lanamnèse, comme à 208lincantation poétique quelle a inscrite sur limage en se focalisant sur la polyphonie et la résonance de sa voix, elle a conduit le spectateur vers un état primitif de lécoute, vers lessence du mythe. » (p. 117).

Le chapitre suivant (« chapitre 5 : le théâtre de lécriture ») analyse la façon dont Duras « décloisonne les frontières génériques » au théâtre (p. 121). Telle Pénélope, Duras tisse et retisse la toile de ses textes quelle remanie sans cesse, à limage des variations successives dans Les Viaducs de la Seine-et-Oise, LAmante anglaise, Le Théâtre de lAmante anglaise. Cest un théâtre marqué par la désincarnation des personnages, limportance de la voix ou encore le rôle accordé au spectateur, éléments caractéristiques du théâtre moderne. Ce faisant, le théâtre de Marguerite Duras propose aussi une réflexion sur la théâtralité et son absence « offerte[s] en spectacle comme un mythe » (p. 126). Elle consigne le théâtre « à la mémoire mythique pour le recréer » dans un mouvement infini.

Cest encore un autre type décriture qui est interrogée à laune de la mytho-poétique dans le chapitre 6 (« Le mythe de léternel retour ») : les articles et entretiens publiés dans les années Quatre-vingt, loutside pour reprendre le mot de Duras. Ainsi, comme le note Crippa : « [l]e recours au fragment restitue cette dimension ouverte et circulaire de la discontinuité essentielle de la pensée ; lauteure dépasse ainsi la fixité et teste les limites du langage et du réel en ramenant à nouveau le lecteur au mythe de léternel retour. » (p. 134). Écriture fragmentaire qui embrasse le réel comme une apocalypse : « Écrire en fragments signifie prendre en compte le désastre, car sur le fond de cette juxtaposition dévénements souvre un espace de fin des temps » (p. 141). Duras rend compte de la violence du monde et de la Nature ; elle « donne à lire les nouveaux éléments du Chaos contemporain » (p. 141). Du réel demeure une poétique de légarement qui va de pair avec une « “mémorabilité” multiple et allégorique » (p. 142). La vie et la fiction sentremêlent, pour dévoiler une « mythographie [] de lécrit » (p. 151) et vont jusquà définir la figure de lécrivain – ainsi assiste-t-on aussi à la « construction de soi-même comme un mythe » (p. 149).

Enfin, le dernier chapitre (« Lécriture de la vie ou la chambre décho de Fama ») se penche sur la dernière période de lœuvre durassienne, caractérisée par des récits où Duras « met en scène la figure de lécrivain à côté de celle du narrateur » (p. 156), soulignant « lentente entre laède et cette Fama qui est censée transmettre les ouï-dire » (p. 157). 209Les récits entrecroisent la voix du poète et celle de la rumeur et font de lécrivain un « passeur de rumeurs mémorables » (p. 157). Transgressant les frontières génériques – notamment celles de lautobiographie et de lautofiction – Duras veut « mettre en forme un espace énigmatique qui vient des profondeurs des temps » (p. 159) et « dégager de loubli une parole qui relève de lunion du moi et du cosmos » (p. 159). Poétique du déplacement, lécriture fait passer du réel au fictionnel. La période voit ici larrivée de la Muse Yann : « cette figure tutélaire et mythique qui entretient un rapport dialectique et révélateur avec la réalité, il est la projection de lanima du poète et incarne le motif du dédoublement et de lambiguïté dans une logique de confrontation du Même et de lAutre » (p. 171). Cette confrontation du Même et de lAutre traverse lensemble des récits à limage dEmily L. ou de La Pluie dété, puisque lécrivaine demeure « une chambre décho où résonnent toutes ses voix » (p. 173), où se tissent mémoire individuelle et mémoire collective.

Duras a « réinventé lantique rôle de Fama » (p. 190), nous dit Simona Crippa. Tel un mythologue « saisi des choses, des êtres et de soi » (Gusdorf cité p. 182), lécrivaine ne cesse décrire depuis la sauvagerie primitive. Elle tisse mémoire individuelle et mémoire collective pour faire résonner cette parole ni vraie ni fausse, quest le muthos. Elle initie ce mouvement de création infini qui fait face au chaos du monde. Lessai de Simona Crippa se lit dune seule traite, tant les analyses paraissent claires et pertinentes, tant les bonheurs décriture jalonnent létude, comme cette traversée de la nuit qui définit, selon la critique, léternel retour dont lécriture de Marguerite Duras suit la courbe : « Vivre et revivre, cest passer par lépreuve de ce désir qui vient de la nuit. » (p. 186).

Sylvie Loignon

Université de Caen Normandie

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Dominique Rabaté, « Chapitre vii : Marguerite Duras et les paradoxes du romanesque » (p. 103-110), Petite physique du roman, Paris, José Corti, « les essais », 2019.

Lessai de Dominique Rabaté rassemble une série détudes sur des auteurs majeurs des xxe et xxie siècles. Il consacre ainsi un chapitre de cet essai à lœuvre de Marguerite Duras. Rabaté sattache ici à la façon dont les stéréotypes qui fondent le romanesque sont travaillés dans lœuvre durassienne, comme, plus largement, dans lœuvre des nouveaux romanciers ou de ceux qui y ont été apparentés. Rabaté sinscrit dans la lignée des travaux de Mireille Calle-Gruber ou de Bernard Alazet sur cette question du romanesque durassien, et du volume collectif de Gilles Declercq et Michel Murat sur la notion même de romanesque. Sinspirant en particulier des analyses de Bernard Pingaud sur « lexpérience romanesque », Rabaté rappelle combien lœuvre se bâtit contre « les poncifs ou les clichés du romanesque », mais aussi avec eux. Lœuvre de Marguerite Duras ferait alors sienne la formule dAlain : « linvraisemblable rencontre du désir et de lévénement ». Rabaté distingue un mouvement d« inflation des signes ». Déployant une « magnification romanesque », Duras opère cependant « une sorte de retournement du romanesque sur lui-même », en maintenant le fantasme pour tel. Dès lors la narration ne peut quêtre déceptive autour dun événement suspendu : « Lévénement est, à la fois, ce qui a eu lieu (le bal pour Lol, la folie du vice-consul) et ce qui, nétant pas tout à fait advenu, ne cesse de revenir nous hanter, à la manière dun infra-événement ». Lœuvre durassienne est ainsi traversée dun « désir dévénement » entant/hantant le vide et qui envoûte le lecteur. Jamais actualisé, toujours déporté, le désir dévénement métamorphose le réel en éventuel. Est mis au jour un dispositif particulier aux fictions de Duras : « celui qui raconte, qui écrit (les deux verbes se confondant) imagine un autre, un tiers qui devienne témoin de celle qui naura pris consistance que par ce regard, comme doublement médiatisée ». Rabaté ajoute : « La puissance de fascination de lobjet du regard comme de la 211narration lui vient précisément de nêtre rien [] ». En définitive, ce rien magnifie et déporte le romanesque comme il fonde la fascination exercée sur le lecteur. Il sagit là dune analyse stimulante qui participe au renouveau du questionnement de cette notion « ambiguë et flottante, mobile et ambivalente » quest le romanesque.

Sylvie Loignon

Université de Caen Normandie