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Classiques Garnier

[Dédicace]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Théâtre complet. Tome II
  • Pages : 979 à 997
  • Collection : Bibliothèque du théâtre français, n° 82
  • Thème CLIL : 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
  • EAN : 9782406117834
  • ISBN : 978-2-406-11783-4
  • ISSN : 2261-575X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11783-4.p.0979
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/11/2021
  • Langue : Français
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[Dédicace]

À Charles Marchal1.

Accepte la dédicace de cette comédie. Je te lai destinéea entre toutes, parce que mieux quune autre elle te rappellera le bon temps : notre jeunesse alerte, insouciante, un peu folle, et cette petite maison de la rue de Boulogne où nous avons tant ri, où, durant trois années, jai pu me dire complètementb heureux2. Te souviens-tu de ton premier mot, chaque fois que tu rouvraisc ma porte : « Es-tu toujours complètement heureux ? » et de ma réponse, toujours la même : « Complètement ! »d Cest le soleil de ces jours-là que Josué aurait dû arrêter jusquà la fin de la victoire3. Il na renouvelé ce miracle que pour toi. Tu es resté jeune 980de corps, de cœur et desprit. Ton intelligence et ton talent ont grandi sans dépouiller ta jeunesse et sans altérer ta bonne humeur. Ta robuste nature vit en intimité avec tous les éléments,e en camaraderie avec toutes les choses. Tu parcours lexistence comme un lion parcourt la plaine, sûrf de ta force, ferme sur tes jarrets, le nez au vent, lœil ouvert aux quatre coins du ciel. Tu nas pas cette philosophie acquise dans lexpérimentationg et létude des hommes, qui épuise le corps, qui ride le front, qui appauvrit le sang, jusquà ce quelle ait renouvelé lâme ; tuh as ce calme souriant des organisations en équilibre qui peuvent se projeter incessamment au-dehors, parce quelles se reprennent et se reconstituent immédiatement dans tout ce qui les entoure. Les malheurs et les méchants les attaquent sans les entamer ; ellesi sont semblables à ces rochers de granit que la mer couvre pendant la tempête de ses vagues furieuses, quelle croit noyer, quelle lave et qui reparaissent ensuite au soleil plus polis et plus luisants. Ladversité fait briller ceux quelle ne peut abattre. Tu las prouvé quand il le fallait. Garde-toi donc tel que tu esj le plus longtemps possible. Ta santé est un si bel exemple ! etk que de consolations pour ceux qui te connaissent, rien que dans le spectacle de ta gaieté !

Cependant, ne crains rien, et ne va pas croire que cette préface soit une élégie. Je nai pas à me plaindre du sort et ne me plaindrais pas de lui quand même. Jai quelquefois regardé la vie trop en face ; elle ma contraint à froncer le sourcil et à baisser les yeux :l mais, à loccasion, je retrouve encore le bon rire dautrefois, surtout au printemps. Le printemps est ma maison. Il a toujours sur moi la même influence, et je ne saurais voir la première feuillée des branches sans être pris du besoin de courir aux champs.

Ce nest pas que je sois un adorateur de la nature pour la nature elle-même : je ne tombe pas en extase devant elle, je lavoue ; au contraire, elle mattriste, elle me trouble, elle mévapore ; la solitude minquiète ; linfini me trouble. Lhomme my paraît si petit, quil ne mérite plus la peine dêtre observé ; il ny est quun mouvement comme un autre, quun point plus grand quun mouton, plus petit quun moulin. Dieu simpose trop quand il est sans intermédiaire ; il est trop direct, trop grand ! il aveugle 981lœil humain, qui ne voudrait regarder que la créature, et il abîme et soumet dans la contemplation, dans le rêve, dans limpuissance, lesprit qui avait résolu de sen tenir aux formes tangibles et aux proportions calculables. Je ne veux pas encore le regarder de si près. Mais, dans ce silence, dans cette solitude, dans cet infini, je cherche et trouve ce dont jai besoin : lair vivace, les émanations saines, lexercice, le repos, la reprise de forces nécessaires pour me rejeter ensuite dans lhumanité. Le droit de marcher à grands pas, de métendre sous les arbres ou dans lombre des meules, de me rouler sur les foins, de ramer, de nager en pleine eau, de porter une blouse, de ne parler quà des gens qui se soucient peu de ce que jai dans la cervelle, de redevenir enfant, en un mot, voilàm tout ce que je demande à la campagne, et voilà comment je la combats. Quant au toit qui mabrite, il moccupe peu, pourvu quil mabrite, quil sélève entre une rivière et un bois, etn quil soit autre part que celui de lannée précédente. Aussi ai-je toujours eu en horreur lidée de posséder cet ager rusticus tant vanté par les poèteso. Le sol le plus enchanté me deviendrait odieux du moment que je my sentiraisp des racines. Si javais été le premier homme, jaurais perdu le paradis à moi tout seul sans laide de la première femme ; je men serais enfui, bien avant que Dieu men chassât, – pourq voir autre chose.

Et puis à quoi bon posséder ces arbres, ou cette pelouse, ou ce ruisseau, our cette muraille ? Pourquoi borner ses regards et se fermer létendue ? Pourquoi se réduire, simmobiliser, se faire plante quand on a des ailes, et regarder tourner son ombre autour de soi ? La vie, cest laction. Varions les aspects ! Changeons les perspectives ! Tâchonss de laisser toujours où nous ne sommes plust les ruines et les décombres de notre passé ! Ne revenons pas où nous avons été heureux ; ne retournons pas où nous avons souffert ; nessayons pas de revivre dans ce qui ne doitu plus être. Il ne reste rien de nous dans ce que nous avons été !v Que le vent emporte où il veut, et que les autres foulent en riant nos feuilles tombées !w Pendant lex voyage que nous accomplissons ici-bas, touchons dun pied rapide et léger, dun pied libre surtout, cette terre, qui nous reprendra bien assez vite. On na jamais trop de place pour vivre, et on en a toujours assez pour mourir.

Avec de pareilles idées que tu connais mieux que personne, il va sans dire que mon moi vivant rencontre mon moi mort, sury toutes les routes. Je ne peux plus quitter Paris, que je pousse au midi, au nord, à 982lest ou à louest, sans retrouverz un de mes anciens nids où dautres font leur couvée. Je pourrais dater chacune des pièces de ce recueil dun lieu différent. Février vient à peine de mourir : les premiers bourgeons des lilas parisiens éclatent au choc des premiers grêlons de mars, sous les rayons blancs dun soleil frileux, et je me demande déjà où je pourrais bien aller : jeaa méparpille toujours comme le passé, et, si je meurs lété,ab ce sera bien certainement dans la maison dun inconnu.ac

Puisque nous en sommes aux souvenirs, te rappelles-tu Sainte-Assise ? – Quel été nous avons passé là, en 1856, il y a douze ans, un tiers de la vie humaine4 ! Tu dois te rappeler que cest là, en te jetant à toute volée sur une meule au pied de laquelle je lisais sans défiance, et en me tombant par conséquent sur la tête, que tu faillis envoyer ton ami chez les ombres. Est-ce Zéphire qui, jaloux de mon amitié pour toi, te lança sur ma tête comme il lança jadis le palet dApollon sur le front dHyacinthe5 ? Cest possible ; cependant, tu étais déjà gros à cette époque et lourd, je ten réponds. Ce qui est certain, cest que, pour dissimuler ton émotion sans doute, tu me fis une scène doù il résultait que les meules sont faites pour quon saute dessus, non pour quon sasseye dessous, et que cétait moi qui étais dans mon tort. Ne te vante pas davoir inventé ces sortes darguments ; ils datent de loin.ad Et ce beau poisson que javais tué dun coup de fusil au moment où il apparaissait à fleur deau avec une étourderie qui ma toujours étonné de la part dun poisson (le poisson est défiant, disent les pêcheurs).ae Je le tuai cependant, comme une alouette, et il coula droit au fond de leau.af Nous voyions son ventre dargent miroiter entre deux pierres.ag Il semblait quil ny eût quà étendre la main pour le saisir. Tu retroussas ta manche et tu plongeas le bras. La transparence de leau nous avait trompés. Tu ne pouvais atteindre le mort sans mouiller ta chemise. Tu lôtas, cétaitah élémentaire, et, te mettant à plat ventre sur la berge, tu te penchas vers la rivière en me chargeant de te retenir par les pieds. Cétait loccasion ou jamais de te rendre la plaisanterie de la meule ; quand je te vis bien la tête en bas, au lieu de te retenir, je te poussai et tu tombas 983à leau, ce qui était moins dangereux que de recevoir sur la nuque un ami de cent quatre-vingts livres ; jeai te donnai pour raison en réponse àaj la tienne que les pieds ne sont pas faits pour se tenirak en lair et la têteal en bas, et jallai te rejoindre après avoir jeté nos effets dans notre canot, compagnon intelligent de nos courses nautiques.am Nous nous en allâmes nageant tout droit devant nous. Tu me précédais à quelques brassées.an Au bout de dix minutes, tu te retournas en me faisant signe de me taire et de te suivre dans une autre direction.ao En même temps, tu nageaisap vers de grandes herbes qui bordaient la terre,aq à lombre des saules et au milieu desquelles tu pris pied, ne laissant que ta tête sortir de leau. Je supprime la comparaison puisée dans le règne végétalar qui me vint à lesprit quand je vis ta grosse figure posée pour ainsi dire sur les larges feuilles aquatiques : jallaias tout doucement me placer à côté de toi et je cherchai à distinguer ce que ton doigt me montrait à travers les arbres.at Était-ce un martin-pêcheur prêt à partir comme un éclair bleu,au un couple damoureux ne se souciant plus des hommes, ou notre poisson ressuscité qui se moquait de nous sur la rive ? Non ; cétaitav une jeune filleaw de dix-huit ans à peu près, sans autre voile que ses cheveux noirs plus épais que longs, dénoués et tombant sur ses épaules. Ton œil de peintre lavaitax aperçue de loin se jouant dans les eaux transparentes comme Diane dansay la vallée de Gargaphie6. Elle était seule et paraissait accomplir lacte le plus simple du monde. Elle ne regardait même pas si quelquun pouvait la voir. Elle avait déposé tous ses vêtements sur le gazon, et, ne sachant pas nager, elle se retenait, tantôt dune main, tantôt de lautre, à une branche de saule ; ou bien elle essayait de se laisser flotter, mais elle prenait peur bien vite et samusait alors à marcher contre le courant rapide qui nous avait amenés et qui bouillonnait autour de ses hanches en se divisant sur elle. Puis elle plongeait sa tête dans leau et reparaissait, le visage inondé de sa chevelure, les yeux fermés, toute frémissante et toute rose. Elle levait alors ses bras, écartait ses cheveux sur ses tempes et sébattait de nouveau. Quelque pose quelle prît, la lumière du jour faisait courir le long de son corps humide, souple et ferme, les luisants nacrés du saxe.az984Était-ce une impudique ou une innocente ? Toujours est-il que ce tableau inattendu nous reportait à trois mille ans, en pleine mythologie, et nous restions là, contemplant cette déesse jusquà ce quelle nous changeât en cerfs, quelle séloignât comme Vénus sur son char aérien, traîné par des colombes, ou, comme Europe, sur la croupe dun taureau couronné de fleurs.ba7. Elle était digne de lun et de lautre. La première curiosité, la triviale, la basse, celle qui nétait pas de notre âge, cette première curiosité satisfaite, nous ne savions plus que faire de notre rôle dActéons impunis. Allions-nous troubler et insulter cette Suzanne ? Ceût été bon pour des vieillards dIsraël8. Mieux valait nous en tenir à cette églogue naïve surprise dans le silence dune belle matinée, car il était à peine six heures, Cependant nousbb étions des artistes, cest-à-dire des hommes toujours un peu enfants, et laventure devait finir par une gaminerie. Nous arrachâmes les herbes autour de nous, nous nous en couvrîmes la tête et les épaules, et, semblables à des dieux marins visitant leur royaume, nous reprîmes majestueusement le large. Arrivés au milieu de la rivière, en vuebc de la baigneuse, nous poussâmes deux cris rauques comme des tritons soufflant dans leurs conques, mais sans tourner visiblement la têtebd de son côté. Elle se sauva versbe le bord, quelle escalada en un clin dœil et sabrita un peu tard sous sa robe, quelle étendit devant son visage.bf Décidément, cétait une innocente. Nous continuâmes notre route sans autre allusion. Elle put croire que nous ne lavions pas vue. De cette aventure,bg jai tiré la scène du bain dans lAffaire Clémenceau9. Et toi ? tu nen as rien fait ! Ingrat !bh

985

Maintenant comment me trouvais-je habiter ce pays primitif ?

Je lavais tout bonnement rencontré dans les Petites-Affiches10. Voilà unjournal ! Avec un peu de persévérance et dattention, Christophe Colomb y aurait découvert lAmérique. Quand mon idée de campagne me reprend au commencement davril, jachète un numéro des Petites-Affiches, je cherche à larticle Locations, et je trouve toujours.bi

Cest ainsi que javais lu : « Charmant pavillon à louer à Sainte-Assise11, entre la Seine et les bois, a trois kilomètres de la station de Cesson, chemin de fer du Midi. » Je navais pas perdu une minute et jétais parti pour visiter ce lieu enchanté, qui promettait tant et qui devait tenir encore plus quil ne promettait, comme tu devais le voir toi-même et comme tu vas le voir encore.bj

Arrivé à Cesson, je demande ma route. On me lindique à travers les bois et me voilàbk marchant enfin au grand air, en pleine solitude, librebl de chanter à tue-tête, dôter mon habit et de faire le moulinet avec ma canne, sans craindre dêtre pris pour un fou et dêtre arrêté par les sergents de ville. Je marchais ! pasbm de maison. Cétait bien là le voisinage que je désirais autourbn de celle que je voulais habiter. Cependant, deux ou trois fois, il mavait semblé me reconnaître, comme on dit. Le paysage ne métait pas nouveau ; où avais-je vu ces arbres-là ? Ils avaient lair de me dire bonjour. Leur silhouette me rappelait quelque chose. Le terrain même avait des échos en moi ! Cesson ? Cesson ? Cebo mot ne me rappelait pourtant rien. Mais voilà un ravin où je suis descendu jadis, à moinsbp que je ne rêve ; ce petit ruisseau qui joue le torrent sur ces cailloux qui se croient des rochers, jai sauté par-dessus ; mais quand ? et où ? Si cest ici, il doit y avoir un village à gauche, quand la route tourne. Je le vois encore dans les brouillards de ma mémoire. La route tourne, voilà le village là-bas ! Cest trop fort ! Voilà aussi un cimetière que je me rappelle très bien, ainsi que les enfants qui courent au milieu des tombes et que jy ai toujours vus. Jebq mapproche deux pour leur demander le nom du pays. 986Ils se sauvent. Ils sont plus familiarisés avec les morts quavec les vivants, à ce quil paraît. Mais, au fait, le nom du villagebr doit être inscrit sur la première maison. Dépêchons-nous ; je vois une plaque bleue : SEINE-PORT… Comment ! Je suis ici à Seine-Port ? Je le crois bien que je devais my reconnaître.bs Est-ce possible ! Seine-Port ! Quel hasard ! Quelbt bonheur ! Seine-Port ! lendroit que je désirais le plus revoir. Et Sainte-Assise ! cest juste ! Sainte-Assisebu aurait dû me mettre sur la voie ! Comment ne me suis-je pas souvenu tout de suite ! Ces bois où jai tant joué, où jai tant couru jadis. Cest vrai, cétaient les bois de Sainte-Assise ! Oublieux que je suis ! Un homme de trente ans a donc pu oublier !bv Mon erreur vient (il faut bien trouverbw une excuse) de ce quon arrivait autrefois à Seine-Port par le bateau à vapeur, tandis quaujourdhui on y arrive par le chemin de fer. De mon temps, Cesson nexistait pas ; mais je prolongeais souvent ma promenade jusquà lendroit où lon a placé la station. Pourquoi aussi lannoncebx de cette location ne portait-elle pas : « Près de Seine-Port ? » Ce nest pas ma faute. Mais elle portait : « Sainte-Assise », et je naurais pas dû oublier cette bonne petite sainte qui en prend bien à son aise si jen crois son nom, et qui fut la confidente si discrète, disons le mot, deby mon premier amour.bz

Rien nest changé, il me leca semble du moins. Oui, voilàcb bien le carré darbres où la fête avait lieu, en septembre, je crois. Et la maison de ce bon M. G…, avec sa grille verte, ses deux petits pavillons de briques, elle doitcc être sur la droite. La voici. Comme elle me paraissait grande autrefois ! comme elle me paraît petite à cette heure ! Bonjour, vieux puits où je tirais de leau ! Salut, modeste potager que jarrosais ensuite. Poiriers que je visitais dès le matin, fraisiers que je dévastais en cachette, vous souvenez-vous comme je me souviens ?

Sonnons. Un jeune chien aboie. Lautre ne pouvait pas toujours durer !cd Quelles bonnes parties nous faisions ensemble. Pauvre bête ! Une servante se présente à la grille.

Àce qui appartient cette maison, mademoiselle ?

À madame P…cf

– Et M. G…, soncg ancien propriétaire, quest-il devenu ? Le savez-vous ?

– Oh ! monsieur, je crois quilch est mort depuis longtemps. Il avait été forcé de vendre, et il navait gardé quun petit pied-à-terre dans les environs, à Beaulieu.ci

– Et sa fille ?

987

– Moi, je ne lai jamais vue, quoique je sois née dans le pays.cj

– Cette maison ne serait pas à louer, par hasard ?

– Oh ! non, monsieur.

– Merci, mademoiselle.

– Il ny a pas de quoi.

Je referme la porte.ck Le chien aboie de nouveau. Je regarde encore une minute et je méloigne.

Je suis tout seul, personne ne me connaît, jai droit de me souvenir tout à mon aisecl et de pleurer si jen ai envie. Allons jusquau bout de la rue, tournons à gauche, puis à droite, il y avait làcm deux grands arbres plantés en avant du bois comme deux sentinelles. Voilà quinze ans que jai gravé deux chiffres sur leur écorce !

Voilà les arbres. Les chiffres ycn sont-ils encore ?

Effacés ! – Déjà !

Lhomme est toujours fier davoir gravé son nom quelque part, fût-ce sur lécorce dun arbre, et toujours étonné quand il ne ly retrouve plus.co

Quest-ce que cette histoire ? Je vais te la dire.

Javais seizecp ans, à peu près ; jétais en pension.cq12 Jétais un grand, en chambre,cr mais je ne men mêlais pas moins pendant les récréations, aux jeux de mes camarades. Lun deux, âgé de huit ou neuf ans, fut battu par un plus âgé que lui. Je priscs la défense du premier et battis le second. Belle action qui ne pouvait rester sans récompense.

Le grand-père de mon protégé étant venu voir celui-cict quelques jours après, son petit-fils lui raconta soncu aventure et ma bienfaisante intervention. Le vieillard me fit appeler, me remercia et prit lhabitude, chaque fois quil venait, de madressercv quelques mots gracieux. Aux vacances, il minvita à passercw deux ou trois semaines à la campagne avec lui, en compagnie dAmédée. Cétait le nom, ou plutôt cest le nom que je donnerai à lenfant, nayant pas à dire son nom véritable. Nouscx partîmes tous les trois du quai de la Grève par le bateaucy à vapeur, et nous arrivâmes le soir dans cette petite maison que je venais de revoircz avec tant de plaisir. Je restai là jusquà la moitié de septembre, jardinant, bêchant, coupant, grimpant dans les arbres, courantda les bois avec mon jeune compagnon, vivant enfin comme ondb vit à la campagne quand on a seizedc ans, un bon estomac, de bonnes jambes et toute la vie devant soi.

988

Un jour, nous revenions pour dîner, un peu en retard, harassés, couverts de poussière, nos vestes sur lépaule, nos casquettes à la main,dd nos cravates dans nos poches, et nous touchions aux premières maisons du village, lorsque Amédée se mit à courir tout droit devant lui en criant : « Ah ! maman ! » et je le vis se précipiter, tête baissée dansde les jupes maternelles avec ce mouvement instinctif et spontané des enfants, qui semblent vouloir tout à coup rentrer dans le sein de leur mère.

Ma première pensée fut que larrivée de cette dame allait nous gêner fort, quildf faudrait lui tenir compagnie et shabiller convenablement. Amédée mavait bien dit : « Tu verras maman quand elle viendra, comme elle est gentille ! » Cétait toujours une mère,dg cest-à-dire un être respectable devant lequel il sagissait de se bien comporter.di

Je remis ma veste, je renouaidj ma cravate, je messuyai le front, et je mapprochai de cette dame en la saluant.dk Elle était à peine plus grande que son fils ; elle me venait à lépaule, et je navais encore rien vu, ou plutôt rien remarqué de si mignon et de si jeune en mère de famille. Elle paraissait avoir dix-huit ou vingt ans.dl Elle était toute blonde, avec deux longues boucles de chaque côté du visage, sous un large chapeau de paille dItalie, rond, garni de coquelicots, dépis et de bluetsdm. Une robe de mousseline à travers laquelle on respirait pour ainsi dire ses épaules fraîches et ses bras frais,dn une écharpe de même étoffe croisée sur sa poitrine, nouée par derrière, et dont les bouts flottaient, des gants de Suède demi-longs, des souliers de peau aile-de-hanneton, à rubans croisés sur le cou-de-pied : tel était son costume.do13

De grands yeux foncés, très doux, le nez légèrement retroussé comme une bergère Louis XV, les sourcils fins et droits, les joues rondes et roses, le sourire relevé dans les coins, une fossette au menton, le cou blanc comme du lait, les mains toutes petites, la poitrine pleine, les bras potelés en haut, fins aux attaches : telledp était sa personne. Une très jolie petite bourgeoise, sans grande distinction, mais piquante, comme disaient nos pères. Une fée, la touchant de sa baguette, eût fait envoler 989une nichée dAmours de toute sa petite personne. Un peu plus, cétait madame Michelin ; un peu moins, cétait Lisettedq14. Je fus tout de suite rassuré. Ce nétait pas là une mère redoutable ; cétait plutôt une nouvelle camarade qui nous arrivait de Paris. Elle allaitdr bien certainement courir avec nous ; cétait de son âge. Eh bien, non ; elle naimait pas la marche. Elle était arrivée une heure auparavant ;ds son père lui avait dit que nous étions dans le bois, et elle était venue nous attendre au bout de la seule route que nous pussions prendre, mais cétait tout ce quelle avait pu faire.dt Elle avait horreur de toute fatigue. Elle mexposa cette particularité dune voix un peu traînante, et comme si jétais quelquun ; puis elle prit son lorgnon et me regarda avec une certaine attention. Jétais le fils dun homme célèbre et, par conséquent, un objet de curiosité.du

On dîna. Comme elle était toute petite, ses pieds, quand elle était assise, touchaient à peinedv le sol. Elle demanda un tabouret à son fils ; je me précipitai dans le salon pour en chercher un. Comme tous ces détails puérils sont encore présents à ma mémoire ! Elle releva un peu sa robe pour ne pas marcherdw dessus, en plaçant ses pieds sur le tabouret que je lui glissais sous la table. Je vis sa jambe, pas jusquaudx genou comme dans la ballade de Gastibelza15, maisplus haut que la cheville. Je nen fus pas troublé, comme tu pourrais le croire. Cétait encore la jambe dune mère, ce nétait pas la jambe dune femme.

Le temps avait été lourd et menaçant toute la journée. Loragedy éclata et leau se mit à tomber à torrents. Son appartement se trouvait dans un corps de logis séparé du bâtiment principal ; il fallait donc quelle sortît pour se rendre chez elle. Le jardin était inondé.dz Obscurité complète ! Quallaient devenir les souliers dorésea et la robe de mousseline au milieu des flaques deau ?eb Nous étions là, sur le seuil de la porte, la bonne tenant la lampe, présentant le parapluie, nous derrière et regardant.ec Comment faire ? Elle nosait se hasarder. Elle relevait sa robe, elle avançait le pied et le rentrait aussitôt. On eût dit un oiseau qui hésite 990à quitter son nid. Alors, il me vint une idée sublime et toute simple : je lui offris de la porter chez elle, très naïvement, sans autre but que de la tirer dembarras, peut-être un peu pour montrer ma force ; mais voilà tout.ed

– Il ny a que ce moyen-là, dit-elle.

Etee elle accepta. Amédée voulait absolument que je la prisse sur mon dos.

– Maman à bon vinaigre !ef16 Va donc ! disait-il, ce sera très drôle.

Je la pris tout bonnementeg dans mes bras et je la portai, tandis quelle tenait le parapluie ouvert au-dessus de nous, en riant. Cependant, elle ne paraissait pas très rassurée, et elle me tenait assez fortement par le collet de ma veste.

– Je vous fatigue, me dit-elle ; cest très lourd, la mousseline ! on ne le croirait pas !

Je naurais jamais supposé, en effet, quune si mignonne créature pût être si lourde ! Chaste ignorance de la jeunesse ! Tueh vois le reste dici. Le soir, jétais amoureux, non pas de cette femme, mais dune femme. Elle eût été une autre, que ceût été la même chose. À seize ans, que faut-il de plus ? La campagne, lété, une jeune femme quon a portée dans ses bras, dont on a senti le cœur sur sa poitrine et le souffle sur son visage ! si on ne devient pas amoureux avec tout ça, cest quon a été mal élevé.ei17

Quant à elle, elle venait passer trois ou quatre jours chez son père, elle ne demandait quà sy ennuyer le moins possible ; elle samusa de moi. Elle se promena dans mes illusions, dans mes timidités et dans mes innocences, comme elle se promena, quandej le soleil eut tout séché, dans les plates-bandes du jardin. Avec deux ou trois coquetteries classiques,ek elle mentraîna dans son sillage et fit danser mon cœur 991dans le frou-frou de sa robe. Elle me tendit la main, le lendemain, en me remerciant du service que je lui avais rendu ; elle me parla de mon âge heureux, commeel si elle eût été une vieille femme ; elle envia mon avenir et ma liberté masculine dansem une demi-confidence ; elle poussa quelques soupirs et regarda le ciel avec mélancolie, comme si elle avait quelque chose à lui redemander ;en elle laissa sur un banc le livre quelle avait apporté, et, quand je le parcourus, je trouvai des marques au crayon là où il y avait quelque pensée tendre ou désespérée. Je naieo pas oublié le titreep de ce livre. Cétait Entre onze heures et minuit, dAlphonse Broteq18. Dès que jétais seul, je griffonnaiser des vers avec des oh ! des ah ! des hélas ! et tous les vieux hémistiches que je pouvais retrouver dans ma mémoire et coudre à mon inspiration.es19 Je me les déclamais à moi-même ; mais, une fois devant elle, je devenaiset muet. Cependant, je les avais là, dans ma poche, sur papier vélineu plié en quatre et de ma plus belle écriture. Je métais bien gardé de les signer et dy mettre son nom ! Si on les avait trouvés, mon secret eût été trahi ! Elle ne les connut jamais.ev Elle fit pourtant tout son possible pour que je les lui donnasse, car elle les avait devinés. Elle les voyait à travers ma veste, surew mon cœur.

– Jaime beaucoup les vers, disait-elle. Est-ce que vous nen faites pas, vous, le fils dun poète ?

Alors, je touchais mon petit morceau de papier, et il me venait lenvieex de le jeter à ses pieds et de menfuir bien loin jusquà ce quelle meût pardonné mon audace. Mais je nallais jamais au-delà de cette réponse :

– Moiey aussi, jaime bien les vers ; mais, si jen faisais, je noserais pas les montrer.

– Pourquoi ? Vous devriez men composer, me disait-elle ; jai un parent qui les mettrait en musique, et je les chanterais quelquefois.

– Vousez chantez, madame ?

– Un peu.

992

Jeus le courage de lui promettre une romance, et je fis une espèce de sonnet, à lAmour, bien entendu,fa qui se terminait ainsi :

Denfant tu nous fais homme,

Dhomme tu nous fais dieu20 !

Ce nétait pas mal, mais ce nétait pas de moi. Javais lu ça dans Segrais, je crois, qui en avait fait unfc alexandrin, lui :

Denfant il nous fait homme, et dhomme il nous fait dieu21 !

alexandrin quefd javais démarqué pour la circonstance, mais, au moment de le servir, je tremblai que le parent musicien ne reconnût le chiffre du collaborateur de madame de La Fayette, que je croyais un poètefe célèbre, etff je mabstins définitivement.

Jessayaifg bien deux ou trois fois de me faire surprendre écrivant dans le jardin, en cachette sous les arbres, et de me faire arracher ainsi lefh poétique aveu de mon amour ; mais ça ne sarrangea pas, et le jardinier troubla seul dufi bruit de ses pas le silence de ces allées. Elle partit par le bateau à vapeur ; nousfj laccompagnâmes jusquà lembarcadère. Elle me regardait de temps en temps dun air ironique, autant que je puis me le rappeler. Le bateau descendait de Melun à Paris. Ilfk fallait attendre quil passât. La matinée était splendide : moitié saphir, moitié opale. Nousfl nous assîmes sur la berge. Ô Providence ! elle était émaillée de myosotis22. Jen cueillis un bouquet que je lui offris. Quel courage ! mais il nétait que temps. Le bateau sonnait son arrivée. Ellefm garda ce bouquet à la main, jusquà ce que le bateau eût accosté la passerelle ; alors, elle le mit dans son corsage ; puis elle prit mon bras comme appui et le serra de toutes ses forces. Avait-elle peur réellement en se voyant au-dessus de leau sur ces planches branlantes, ou voulait-elle troubler jusquau bout une imagination toute neuve ? Elle embrassa son père, son enfant ; elle moffrit la main.fn

993

– Jespère, monsieur, me dit-elle, que vous viendrez quelquefois, me voir à Paris, avec Amédée,fo le dimanche.

– Oh ! oui, madame.

La cloche tinta, les palettes des roues se mirent en mouvement, le bateau tout frissonnant se détacha de la petite jetée qui sembla fuir avec nous derrière lui. Ellefp resta debout à larrière ; puis elle se souvint de son bouquet de myosotis, le reprit dans son sein, lapprocha de son visage et le respira ainsi, tant que nous pûmes lapercevoir. Peu à peu elle se confondit dans la masse des voyageurs ; nousfq ne la reconnaissions plus quà son mouchoir quelle agitait. Rien ne manquait comme tu vois, à cette miniature des séparations.fr Un quart dheure après, il ny avait plus à lhorizon ni mouchoir,fs ni femme, ni bateau à vapeur ; il ny avait plus quun peu de fumée, qui se délaya bien vite clans lazur inaltérable de ce jour éclatant23.

Je revins à la maison, silencieux, me retournant de temps à autre, bien convaincu que jen avais fini pour jamais avec lappétit, le sommeil, la gaieté et les jeux naïfs, ridicules de lenfance. Comment pourrai-je passer devant sa fenêtre où elle napparaîtraitft plus ? À quoi bon ce jardin qui ne devait plus la voir ? Ô lune ! quelles matinées attendrai-je en te regardant ? Ô bois odorants ! quelle ombre blanche accompagnera mes pas dans vos sentiers étroits ? Cest ce jour-là que je gravai nos initiales sur les deux arbres qui les ont si mal gardées. Jusquau soir, je marchai mélancolique, silencieux, élégiaque, mettant ma douleur en vers, comme javais mis mon amour. Javais besoin de solitude. Je me retirai de bonne heure dans ma chambre. Faut-il tout dire ? hélas ! je mendormis, comme une souche, jusquau lendemain huit heures, et je me réveillai avec une faim de paysan. Jeus beau faire, il me fut impossible dêtre triste, et je maperçus bien vite que cette première émotion navait pas été très profonde. Avait-elle même été sincère ? Navais-je pas plus obéi au désir de me prouver que jétais un homme quà un véritable besoin daimer ? Jaurais voulu sans doute, en ma qualité de fils de poètefe, entrer dans la vie de sentiment par une aventure originale, qui me constituât légal de ces héros de roman dont jentendais parler autour de moi, et que jadmirais dans les œuvres paternelles. Après le départ de mon héroïne, je me démenai donc inutilement pour retenir lémotion éternelle que 994je voulais absolument quelle eût fait naître en moi. En vain je me battis les flancs pour être amoureux ; la bonne et simple nature reprit possession de lenfant. Jétais honteux de retomber si tôt des hauteurs de lempyrée, mais décidément mon esprit était encore plus près du fils que de la mère, et deux jours sétaient à peine écoulés depuis la scène des myosotis, que javais recommencé avec Amédée les gaietés tapageuses au milieu desquelles nous avions été surpris. Du reste, jétais, par le plus grand des hasards, dune innocence déplorable : lamour ne me représentait encore quun sujet à mettre en vers français, avec des interjections et des points suspensifs ; et jeusse été, comme Daphnis, chercher la cigale jusque dans le sein de Chloé24, sans deviner plus que lui ce qui devrait sensuivre.

Je revins à Paris tout seul. Amédée était allé passer la dernière quinzaine des vacances chez un oncle célibataire, qui habitait la Bourgogne et dont on espérait quil hériterait plus tard. Cest même en vue de cet héritage quon lui fit continuer ses études dans la petite ville où cet oncle résidait. Il ne rentra point à la pension, et je nosai jamais aller faire une visite à sa mère. Je ne suis même pas bien sûr dy avoir pensé. Je me retrouvai deux fois avec elle, la première dans des circonstances assez burlesques qui ne durent pasfu lui laisser de grandes illusions sur lamour des collégiens, si toutefois elle avait pu en avoir.

Cétait dix-huit mois plus tard, un jour de congé, aux Tuileries, en janvier. Ilfv gelait à pierre fendre, et je glissais comme un perdu, avec tous les galopins qui se trouvaient là, sur le grand bassin qui fait face à lobélisque25. Jétais en tête des glisseurs du côté de la grille.fw Je mettais à cet exercice un grand amour-propre. Jy étais, du reste, de première 995force ; je glissais sur un seul pied, je faisais la bonne femme, je donnais le coup de patinfx comme personne. Tout à coup il y eut chute derrière moi, et par suite une bousculade générale ; je fus jeté sur le rebord de pierre, que je ne touchai que des mains, et je sautai très adroitement sur la terre. Les genoux touchèrent un peu, pour être franc. Quand je me relevai, en époussetant mon pantalon, je me trouvai nez à nez avec mon premier amour,quify ne pouvait sempêcher de rire. Je pris mon parti en brave, jacceptai franchement la situation et je me mis à rire aussi.

– Vous ne vous êtes pas fait mal ? me dit-elle.

– Non, madame.

– Du reste, vous glissez très bien.fz

– Est-ce quil y a longtemps que vous êtes là, madame ?

– Dix minutes, à peu près, et je vous admire. Cest à cela que vous passez vos dimanches ?

– Oui, madame, quand il gèle. Et Amédée ?

– Il va bien, etga mon père aussi. Au revoir, monsieur, je ne veux pas vous laisser vous refroidir. Vous pourriez vous enrhumer.

– Au revoir, madame.

Je la saluai et je retournai à ma glissade.

Cependant, une femme avait traversé mongb adolescence et y avait laissé songc parfum.

Elle avait ouvert mon cœur comme on ouvre, pourgd un voyageur qui va venir, les fenêtres dun logis fermé,ge et la première femme que jaimai complètement plus tard nétait peut-être que la suitegf de celle-là. Toujours est-il que, quinze ans après,gg jétais tout heureux de revoir les lieux témoins de cette fugitive sensation et de relire mon innocentegh idylle sur les murs, sur les arbres, et jusque dans les nuages de cet aimablegi pays.

En vérité jai lair de me poser en Jean-Jacques, de vouloir déshonorergj une madame de Warens et dindiquer à la foule le pèlerinage des bois de Sainte-Assise, en pendant à celui des Charmettes26. Toi qui me connais, tu sais bien que non. Je me suis laissé aller à la relation dun fait si simple et si naturel,gk que je crois que beaucoup de mes lecteurs 996sy retrouveront et revivront quelques heures de leur meilleur temps. Jai remarqué que les hommes ne sont pas fâchés de se sentir dans une chose imprimée : cela flatte à la fois leur orgueil et leur paresse, cest un miroir tout fait.gl Je ne fais donc pas traite sur lavenir,gm et je ne compte pas plus sur les échos des siècles pour répéter mon nom, que sur les arbres de Sainte-Assise pour garder mon chiffre. Mais, en 1856, après le succès du Demi-Monde, je pensais autrement. Jambitionnais des succès nouveaux, je rêvais la gloire et je cherchais naturellement à placer mon esprit dans les meilleures conditions pour une production nouvelle.gn Ce hasard, qui me transportait au bout de quinze ans dans ces lieux pleins de souvenirs, me paraissait offrir une de ces conditions-là, et je comptais de mon émotion morte tirer unego œuvre toute damour et de poésie. Si tu te rappelles ou si tu relisgpla Question dargent, tu verras que je me trompais bien27.

Pendantgq les trois premiers jours de mon installation, je me retrempai dans mes seize ans, puis peu à peu je pris lhabitude de me rencontrergr autour de ma nouvelle demeure, jegs my oubliai bientôt et je finis par ne plus me saluer. Un jour, je montai sur le bateau à vapeur pourgt aller à Champrozay28. Elle était sur ce bateau. Cétait à ny pas croire. Le hasard faitgu des choses plus invraisemblables que toutes les inventions des romanciers. Sans doute, elle avait conservé dans le voisinage le pied-à-terre de M. G…gv Elle était en deuil ; un grand garçon engw uniforme, décoré de la médaille de Crimée29, se tenait tout droit à côté delle. Cétait Amédée. Je le reconnus par elle, car elle nétait pas changée, sauf un peu de tristesse et de pâleur. Il ne me reconnut pas, lui. Elle me regardait beaucoup. Elle nétait peut-être pas sûregx que ce fût moi. 997Je mamusai de ce doute et je jouai linconnu. En abordant, japerçusgy des myosotis sur la berge. Toute cette rive en est pleine ; jen cueillis un bouquet,gz et comme elle me suivait des yeux, je le jetai dans le courant de leau. Elle fit au messager tardif un signe de reconnaissance. Elle resta tournée vers moi et elleha disparut de nouveau dans lhorizon. Oh ! ces horizons ! ce quils dévorent !

Je parcourais deux ans après, comme cela marrivait souvent, les décès dans un journal pour y trouver des noms qui pussent me servir ; jy lus, à ladresse quelle mavait donnée jadis, son nom suivi de ces deux mots « Quarante-huit ans. » Je la croyais toujours jeune.hb30

À bientôt, cher ami, et porte-toi bien.hc31

A. DUMAS FILS.

16 mars 1868

1 Dumas fils offre ainsi à Charles Marchal (1825-1877), peintre alsacien ayant débuté au Salon de 1852, mais remarqué à partir de 1861 pour son Intérieur de cabaret, ce témoignage de son amitié artistique ; ses tableaux eurent une certaine notoriété : outre ceux évoqués dans la note A, citons Pénélope et Phryné (1868), toutes deux traitées en costumes modernes malgré leurs sujets antiques (repr. LUnivers illustré, 16 mai 1868), Le Secret (1870), LAlsace (1872), popularisée par la gravure et la lithographie, Le Matin et Le Soir (1873), La Proie (1876), Le Premier Pas (1876) ; la critique remarqua le décalage entre cette préface et le sujet de la pièce : cest que Dumas fils préférait ne pas évoquer le monde financier, après la réaction de Mirès en février 1857, il avait donc « cousu à cette pièce un souvenir denfant, je ne sais quelle idylle qui navait aucun rapport avec elle » (« Lettre à M. Mirès sur La Question dargent, au rédacteur du Figaro », Le Figaro, 1er août 1868, in Entractes, Paris, Calmann-Lévy, 1878, t. II, p. 146).

2 Après le succès de La Dame aux camélias en 1852, Dumas fils sinstalla rue de Boulogne dans une petite maison (louée par Grassot, après Mélesville, avant Sarcey, About, Paul de Cassagnac, Roger Ballu qui lui ont succédé), avec petit salon, salle à manger, petite cuisine, petit jardin, au 1er, chambre, petit cabinet de travail, cabinet de toilette, au 2e, deux chambres de domestiques, où venaient le voir ses amis et où sinstalla un temps avec lui sa sœur Marie.

3 Et non les jours de bataille, comme dans Josué, 10, 13 : « Cest alors que Josué sadressa à Yahvé, en ce jour où Yahvé livra lAmorite à Israël : “Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée dAyyalon !“Et le soleil sarrêta et la lune se tint immobile jusquà ce que le peuple eût tiré vengeance de ses ennemis. Cela nest-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil se tint immobile au milieu du ciel et près dun jour entier retarda son coucher. »

4 Daoût à septembre 1856, Dumas fils séjourna, en compagnie de Charles Marchal, au pavillon Choiseul, loué à Sainte-Assise près de Melun, commune de Seine-Port, dans le voisinage de Virginie Déjazet ; cest là quil écrivit La Question dargent et inspira à son père qui lui rendit visite le personnage de Roland pour Les Compagnons de Jéhu.

5 Hyacinthe dans la mythologie grecque est en effet victime de la rivalité de Zéphire envers Apollon : il meurt davoir été frappé à la tempe par le disque que lui apprenait à lancer le dieu et de son sang naissent les fleurs éponymes.

6 Lamateur de peinture quest Dumas fils peut songer aux nombreux tableaux qui ont illustré la légende grecque : Actéon, ayant surpris Diane alors quelle se baignait avec les nymphes dans la fontaine de Gargaphie, est transformé en cerf par le courroux de la déesse et, de ce fait, dévoré par ses chiens ; mais il pense sans doute particulièrement au Diane et Actéon de Théodore Chassériau, refusé au Salon de 1840, ce qui scandalisa Gautier (La Presse, 11 mars 1840).

7 Les allusions esthétiques sadditionnent : des fines statuettes de Saxe en douce porcelaine aux tableaux de Raphaël et du Rosso montrant le char de Vénus tiré par des colombes et à ceux de Véronèse et du Titien sur la métamorphose de Zeus en taureau blanc pour enlever Europe, fille du roi de Tyr, sur la plage de Sidon.

8 Le sujet de Suzanne surprise au bain par deux vieillards concupiscents (Daniel, 13) a nourri de nombreux peintres, tels Carrache, Le Tintoret, Lotto, Rembrandt, Rubens, Véronèse, mais là aussi Dumas fils pense surtout au tableau Suzanne surprise par les deux vieillards qui avait imposé le style alors ingresque de Théodore Chassériau au Salon de 1839 (Gautier, La Presse, 13 avril 1839) et auquel Gautier venait de consacrer un éloge, qui nest pas sans rappeler la scène décrite par Dumas fils, dans le chapitre consacré au peintre dans sa relation de lExposition universelle de 1855 (Le Moniteur universel, 25 août 1855, in Œuvres complètes, Critique dart, t. IV, Les Beaux-Arts en Europe. 1855, éd. Marie-Hélène Girard, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 380-388, notamment p. 386-387).

9 Voir lérotique nudité dIza sortant de la rivière, lors de sa lune de miel, en mai, dans un vallon proche du pavillon des bois de Sainte-Assise, dans LAffaire Clémenceau, Paris, Michel Lévy, 1866, chap. xxix et xxx, p. 180-190. + le cortège de nymphes de Vénus suscite tout naturellement la comparaison des deux amis à des tritons, mi-hommes mi-poissons attachés au char de leur père Neptune, mais capables de calmer les tempêtes.

10 Fondé par Théophraste Renaudot au xviie siècle, maintenu par Louis XVI et malgré lexpropriation napoléonienne, le journal des Petites Affiches avait survécu à tous les régimes, ayant encore pour but, comme à ses origines, de « faire tenir bureaux et registres dadresses de toutes les commodités réciproques ».

11 Le bois et le port de Sainte-Assise, aux alentours de Seine-Port (dans lactuelle Seine-et-Marne), devaient leur charme à la préservation du site naturel depuis la fondation de labbaye royale de Saint-Acire au xiie siècle puis la construction du château des Caumartin, la seigneurie ayant été érigée en baronnie par Henri IV.

12 La pension Hénon en 1840, où Dumas fils revient après un séjour chez son père et Ida Ferrier.

13 Le souvenir cherche à fixer le portrait avec émotion comme latteste une phrase supprimée (« Je la vois encore, quand je ferme les yeux »), le chapeau étant de paille de « riz » avant dêtre dItalie (son pays dorigine princière ayant remplacé sa matière la plus légère), les gants de « peau claire » précisés en Suède (la méthode produisant la peausserie la plus douce), les souliers étant tantôt de couleur « puce à cothurne » (un brun-rouge tirant sur le violet, comme pour les sandales à lacets des tragédies antiques), tantôt « dorés » ce que désigne ensuite lexpression « aile-de-hanneton » (var. dm, dn, do, dp, dq).

14 Cette Marie-Antoinette en bergère devient, selon la hiérarchie, mais toujours avec grâce, le type de la bourgeoise ou de la soubrette de comédie.

15 À la 7e strophe de la ballade « Guitare », plus connue par son héros Gastibelza, de Victor Hugo (in Les Rayons et les ombres, Œuvres poétiques I, éd. P. Albouy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1076-1078), mis en musique par Hippolyte Monpou : « Un jour dété que tout était lumière, / Vie et douceur, / Elle sen vint jouer dans la rivière / Avec sa sœur, / Je vis le pied de sa jeune compagne / Et son genou…— / Le vent qui vient à travers la montagne / Me rendra fou ».

16 Cette expression renvoie peut-être chez ce fils de petit-bourgeois à un vieux cri de Paris (« Vinaigre, vieux fers ») de Jean Servin (recueil paru en 1578) ou aux estampes du temps qui présentent le marchand de vinaigre le transportant en brouette tout en attirant le chaland ; le manuscrit fournit une autre référence (var. eh) à un air « en vogue alors » que fredonne la jeune mère pendant cette scène digne de Boucher ou de Fragonard, sur des vers de Musset mis en musique par Hippolyte Monpou : « Le Lever » (in Premières Poésies, éd. M. Allem, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 70-71) dont Dumas fils cite la fin « Et je vais, ma charmante / Temporter dans ta mante, / Comme un enfant qui dort ! ».

17 Lédition des Comédiens précise que « Cest le premier étonnement que mait causé la femme. » (var. eh).

18 Entre onze heures et minuit, Paris, Souverain, 1833, dAlphonse Brot, écrivain et auteur dramatique, membre des Jeunes-France (1807-1895), fondateur de la Société des auteurs dramatiques en 1829, codirecteur de lAmbigu-Comique avec Antony Béraud (1840-1842) ; le manuscrit proposait un premier titre, celui dune autre « histoire originale et sombre », Thadeus le ressuscité (var. eq), Paris, A. Dupont, 1833, roman de Michel Masson (1800-1883) et Auguste Luchet (1806-1872).

19 Notamment ceux quil pouvait « voler à Lamartine et à Hugo », précise le manuscrit (var. es).

20 Peut-être Dumas fils pense-t-il à son poème de jeunesse « Madame, vous avez tout ce quépouse et mère… », en six strophes de trois alexandrins et un hexasyllabe, paru dans La Chronique, 1842, t. I, p. 203.

21 Jean Regnault de Segrais (1624-1701), traducteur de Virgile et poète bucolique célébré par Boileau, académicien français en 1662, fut en effet secrétaire de Mme de La Fayette dont il signa par précaution les romans à leur première publication.

22 La fleur de myosotis, associée à la mélancolie du poète, est aussi signe de son espoir du paradis retrouvé par lamour.

23 Scène digne de LÉducation sentimentale que Flaubert écrit depuis 1864 et termine le 16 mai 1869, mais qui ne paraît quen novembre 1869.

24 Les Amours pastorales de Daphnis et Chloé, traduites par Amyot en 1559, ont vulgarisé ce roman du grec Longus (iie-iiie siècles après J.-C.) ; la scène innocente de découverte de lamour par ces deux enfants trouvés, au livre I, présentant Daphnis attrapant sur le sein de Chloé la cigale quil rit dentendre continuer à chanter dans sa main, puis remise dans sa « cage » par la jeune bergère, est illustrée par un dessin de Pierre Paul Prudhon, intitulé Daphnis, Chloé et la cigale, dans lédition Didot aîné de 1800 ; il existe aussi un tableau au Louvre, Daphnis et Chloé :la leçon de flûte (1842), prêté tantôt au peintre et graveur Louis Hersent (1777-1860), qui en a exposé un sur ce sujet aux Salons de 1817 et 1826, tantôt à son épouse, Louise Marie-Jeanne Hersent (1784-1862), fondatrice avec lui dune école de peinture pour femmes.

25 Ce grand bassin octogonal du jardin des Tuileries, dû à Le Nôtre et muni dun grand jet deau de douze mètres et de huit jets deau inclinés, du côté de la grille de lactuelle place de la Concorde, existe toujours, mais sert désormais à un autre jeu denfants, le lancer de bateaux.

26 Dans Les Confessions (livres II-VI), Rousseau idéalise ce « pays des chimères » auprès de la « maman » protectrice que fut Mme de Warens, projetant dans la maison rustique des Charmettes, près de Chambéry, une idylle un peu illusoire qui fut le « court bonheur » de sa vie.

27 Même si le sujet de la comédie na en effet rien de poétique, il nest pas impossible que cette jeune mère ait inspiré la mélancolie de ses personnages féminins face au mariage.

28 Champrosay, hameau de Draveil, entre Seine et forêt (dans lactuelle Essonne), a été un lieu de villégiature apprécié des artistes au xixe siècle pour son cadre et son air pur : Delacroix y logea souvent à partir de 1844, puis loua en 1852 et acheta en 1858 une maison où il construisit un atelier, qui devait être plus tard louée par Alphonse Daudet.

29 Le traité de Paris mit fin le 30 mars 1856 à la guerre de Crimée qui opposait depuis 1853 le tsar Nicolas à lalliance franco-anglaise avec les Turcs : les victoires de Sébastopol et Malakoff avaient beaucoup compensé dans les esprits français les aléas de ce conflit ; le jeune Amédée de 1840 avait donc en 1856 lâge dy avoir combattu valeureusement, et de recevoir, comme tous les militaires français ayant participé à cette campagne, la médaille de Crimée, créée par la reine Victoria et reconnue par décret du gouvernement français le 26 avril 1856.

30 Cette précision sur lavis de décès confirme que la jeune mère avait plutôt trente ans (âge dune femme déjà vieillie au temps de Balzac) lors de leur première rencontre en 1840 (voir la var. dl qui lui en donne 26 ou 27 dans le manuscrit, et non pas 18 ou 20).

31 Lédition des Comédiens renvoie ici (var. ai) à la note A ajoutée en 1882.