Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Théâtre complet. Tome I
- Pages : 7 à 10
- Collection : Bibliothèque du théâtre français, n° 52
- Thème CLIL : 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- EAN : 9782406074366
- ISBN : 978-2-406-07436-6
- ISSN : 2261-575X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07436-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/11/2018
- Langue : Français
Avant-propos
Le public du xviie siècle applaudit le théâtre de Du Ryer dès 1628, ses pairs l’élisent à l’Académie Française en 1646, et le roi Louis XIV lui octroie en 1658 la charge d’historiographe. Claude-François Lambert affirme que la reine Christine de Suède « enchantée des beautés » d’Alcionée se fit relire cette tragédie « trois fois en un jour1 ». Ce succès auprès de ses contemporains s’accompagne de jugements critiques précis et informés, émanant des théoriciens les plus exigeants, tel l’abbé d’Aubignac, qui ne se contente pas de citer Du Ryer ou de connaître « par cœur » son Alcionée comme l’affirme Fournier2, mais qui détaille aussi ses qualités de technicien du théâtre. D’Aubignac3 vante sa capacité à fabriquer, avec Alcionée, une tragédie « qui n’a point de fonds » mais qui est soutenue par « la force des discours et des sentiments » (II, 3) ; il loue son habileté à respecter les bienséances dans Lucrèce et estime « celui qui n’a pas voulu faire mourir Tarquin sur la scène, après l’outrage qu’il a fait » (II, 1) ; il apprécie l’équilibre entre discours et action dans Esther, « ornée de divers événements, fortifiée de grandes passions, et composée avec beaucoup d’art » (II, 1). Ménage lui aussi écrit, à propos d’Alcionée, que c’est « une pièce admirable et qui ne cède en rien à celles de Monsieur Corneille4 ».
Ces deux autorités critiques tracent ainsi la double direction que prendra la réception du théâtre de Du Ryer à travers les siècles : son œuvre, d’une part sera considérée comme mineure car toujours jugée à l’aune de celle de Corneille, et d’autre part ne vaudra que par sa matière tragique, elle-même souvent restreinte à une ou deux pièces.
8Ainsi, au début du xviiie siècle, Titon du Tillet fait part de ses préférences : « Les Tragédies qui lui ont fait le plus d’honneur sont celles d’Alcionée, de Saül et de Scévole5 ». Au milieu du siècle, les frères Parfaict trouvent que Scévole, « tragédie digne du grand Corneille6 », est « le chef d’œuvre de Du Ryer », et ils jugent favorablement sa tragi-comédie Nitocris comme annonciatrice de la simplicité de la Bérénice de Racine. Quelques années plus tard, en 1751, Lambert ouvre lui aussi la voie d’une anthologie tragique en écrivant que « les plus estimées de toutes ses pièces sont Scévole, Saül et Alcionée7 ». François Tronchin, dans ses Récréations dramatiques, curieux florilège où il revisite les pièces de Corneille en les réécrivant partiellement, ne retient, aux côtés des œuvres du grand dramaturge, que deux autres tragédies, Venceslas de Rotrou et Scévole de Du Ryer8, seule pièce qui échappe à son mépris « au milieu de dix-neuf autres poèmes dont aucun ne mérite d’être tiré de l’oubli où ils sont ensevelis. […] ». Et encore, à propos de Scévole, il affirme « voir Du Ryer étudier Corneille comme Van Dyck étudiait Rubens9 ». On voit se fixer là ce qui sera le jugement définitif sur le théâtre d’un auteur dont l’œuvre n’atteint pas la beauté de celle de Corneille et dont quelques tragédies annoncent la simplicité et la régularité du grand Racine.
Que retient la postérité, et les choses ont-elles vraiment changé depuis l’entreprise de réhabilitation initiée par H. C. Lancaster10 voici plus d’un siècle ? L’historien américain constatait que, à son époque, et en dépit des travaux entrepris sur les auteurs mineurs, Du Ryer était souvent oublié, relégué derrière Hardy, Rotrou, Scudéry ou Mairet. Un siècle plus tard, les travaux sur son théâtre sont évidemment plus nombreux, le dramaturge ayant bénéficié de la redécouverte du théâtre préclassique depuis les années 1970, mais il n’existe pas d’ouvrage sur l’ensemble de sa production théâtrale11. D’ailleurs son œuvre dramatique, comportant un total de vingt pièces, n’a été que partiellement rééditée depuis le 9xviie siècle et, sans surprise, on constate que toutes ses tragédies l’ont été au xxe siècle, Saül, Esther, Lucrèce, Thémistocle, Scévole, Alcionée, alors même que la tragédie est loin de dominer sa création. Seules trois tragi-comédies12 sur douze, Dynamis, Clitophon et Arétaphile, ont été rééditées, ainsi que son unique comédie, Les Vendanges de Suresnes. N’ont pas eu cet honneur Alcimédon, Anaxandre, Argénis, Argénis et Poliarque, Bérénice, Clarigène, Cléomédon, Lisandre et Caliste, Nitocris ni la pastorale Amarillis.
Au fond, notre génération a fait comme les précédentes : si le xxe siècle a réédité toutes les tragédies de Du Ryer et sa comédie, c’est-à-dire très clairement tous les genres classiques, anciens et légitimés, il a laissé dans l’ombre la part moderne de sa production, tragi-comique13 et pastorale, pourtant largement majoritaire. Il n’a retenu de Du Ryer que ses tragédies, et parmi elles, son Alcionée, sans doute grâce à (ou à cause de ?) sa publication dans la « Bibliothèque de la Pléiade » par Jacques Scherer en 1986. Cette mémoire sélective est renforcée depuis une quinzaine d’années par l’engouement pour le héros galant, dont le tendre, obéissant et suicidaire Alcionée est l’exemplaire le plus touchant des années 1630-1640. Et même si, aujourd’hui, on prétend ne plus se situer dans la perspective finaliste d’un Lancaster ou d’un Lanson, le fait même d’oublier Scévole au profit d’Alcionée est le signe de notre lecture « racinienne » du théâtre français, idéalement tendu vers la simplicité et le mourir d’amour.
La présente réédition de son Théâtre complet permettra de réévaluer ces jugements et de confronter les lecteurs au bouillonnement créatif de ce dramaturge en leur faisant connaître l’ensemble de son œuvre théâtrale, composée de vingt pièces, douze tragi-comédies, six tragédies, une pastorale et une comédie.
Nous avons choisi de présenter cet ensemble dans la logique de sa chronologie, qui est à peu près connue, et qui, surtout, recoupe grosso modo la typologie générique. Car la création dramatique de Du Ryer présente trois grandes périodes correspondant à trois pratiques a priori distinctes : de 1628 à 1636, il se consacre à la tragi-comédie irrégulière ; 10il passe à la tragédie entre 1636 et 1644 ; puis il revient à une tragi-comédie régulière à partir de 1645. Aussi avons-nous décidé d’éditer sa création en quatre volumes : le premier constitué des quatre premières tragi-comédies et de la pastorale, le deuxième des quatre tragi-comédies suivantes, Lisandre et Caliste, Alcimédon, Cléomédon et Clarigène, et de la comédie Les Vendanges de Suresnes, le troisième des six tragédies, Lucrèce, Alcionée, Saül, Esther, Scévole et Thémistocle, et le dernier des quatre dernières tragi-comédies, Bérénice, Nitocris, Dynamis et Anaxandre.
L’équipe de ce premier volume est composée de Sandrine Berrégard (éditrice d’Amarillis), de Sandrine Blondet (éditrice d’Argénis), et de Jean-Yves Vialleton (éditeur de Clitophon et d’Arétaphile). Je me suis chargée de l’édition d’Argénis et Poliarque ou Théocrine.
Merci à Charles Mazouer de nous accorder sa confiance.
Hélène Baby
1 Claude-François Lambert, Histoire littéraire du règne de Louis XIV, tome 3, Paris, Prault fils, 1751, p. 25.
2 Édouard Fournier, Le Théâtre français au xvie et au xviie siècle, tome second, Paris, Laplace, Sanchez et Cie, 1873, p. 71.
3 Ces citations sont toutes extraites de La Pratique du théâtre[1657], Paris, Champion, 2001, respectivement p. 140, p. 120 et p. 121.
4 Menagiana, Paris, Chez Florentin et Pierre Delaulne, seconde édition augmentée, 1693, p. 342.
5 Dans Le Parnasse françois, Paris, Jean-Baptiste Coignard Fils, 1732, p. 250.
6 Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu ’ à présent, Paris, Le Mercier et Saillant, 1746, p. 38.
7 Claude-François Lambert, op. cit., p. 25.
8 Tome III, Genève, J.-P. Bonnant, 1779, p. 137.
9 Ibidem.
10 Henri Carrington Lancaster, Pierre Du Ryer dramatist, Washington, The Carnegie Institution, 1912. L’ouvrage sera cité ici sous l’abréviation PDRD.
11 Il faut bien sûr citer l’ouvrage de James F. Gaines sur les tragédies, Pierre Du Ryer and his tragedies. From envy to liberation, Genève, Droz, 1987 ; et le numéro 42 de la revue Littératures Classiques dirigé par Dominique Moncond’huy en 2001, Pierre Du Ryer dramaturge et traducteur.
12 On doit au CRHT la mise en ligne des éditions critiques, mémoires de Master ou de maîtrise, de Bérénice, Cléomédon et Lisandre et Caliste.
13 On doit à Jean Rohou l’édition en 1992 de la seule tragi-comédie imprimée Dynamis (Exeter, University of Exeter Press).