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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Dans un ouvrage très récemment paru sur le renseignement et lespionnage, Éric Denécé1 et Benoît Léthenet2 indiquent que les Temps modernes ne sont, en ce domaine, pas en rupture avec les périodes précédentes, lAntiquité et le Moyen Âge3, mais vont toutefois connaître, en la matière, de profonds changements4 : la naissance de limprimerie transforme le rapport aux savoirs et à la connaissance5 ; la mise en place des postes royales, qui offre certes un nouveau mode de communication plus rapide mais pas nécessairement plus sûr que celui des porteurs de missives privés, accroît limportance du chiffrement des messages et impose le perfectionnement des écritures secrètes6 ; le protestantisme, de par sa remise en cause du dogme catholique, provoque dans toute lEurope de profonds clivages religieux, déclenche dintenses guerres de religion, instaure un climat dinsécurité généralisée et exige la mise en place dune surveillance plus étroite de la population7 ; enfin, les grandes découvertes dun côté, qui repoussent les limites du monde connu et entraînent également de nouvelles rivalités économiques et commerciales entre les États, et les grands conflits européens de lautre, qui frappent considérablement la péninsule italienne, multiplient les besoins de renseignement, 14notamment militaires, et de contre-espionnage8. Tous ces événements majeurs de lHistoire népargnent pas la péninsule italienne où lart de la dissimulation et de la tromperie devient un véritable enjeu de survie pour les États et pour les puissants, un enjeu poussant ceux-ci à dépasser les anciennes pratiques. Cest ainsi par exemple que dans le nord de lItalie, dans les années 1540, « certains cardinaux favorables aux Habsbourg, de peur dêtre interceptés, samusent presque à communiquer en employant un code fait de néologismes et de noms tirés de la culture mythologique ancienne, quils appellent gramuffo9 » ; un langage dont létude est particulièrement chère à Elena Bonora, professeur à luniversité de Parme10.

Concernant lart de la diplomatie dont létude connaît actuellement un regain dintérêt11, Yves Bonnet12 précise, dans la préface quil signe pour le Renseignement et espionnage de la Renaissance à la Révolution (xve-xviiie siècles), que lon voit apparaître, à la Renaissance, aux côtés des gouvernants cherchant par tous les moyens à préserver, faire prospérer et agrandir leurs États, des personnages plus discrets qui leur apportent une matière préalable, la connaissance précise et actualisée des forces et des faiblesses de leurs ennemis, indispensable à toute action guerrière13. Ces gouvernants, et de façon singulière les Italiens, pour défendre leurs intérêts économiques et politiques, ont rapidement fait appel aux marchands rompus à la collecte, à lanalyse et à la transmission des informations pour obtenir dans le plus grand secret des renseignements ; une stratégie quIsabella Lazzarini, professeur à luniversité du 15Molise, observe dans toute la péninsule italienne dès lépoque médiévale14. Bonnet nhésite pas à affirmer que tous ces acteurs de lombre, qui ne bénéficient daucune protection et qui ne sont pas nécessairement rémunérés, en tout cas pas au niveau quils méritent, sont également ceux qui gagnent les plus belles batailles (cest-à-dire celles quon ne livre pas) et ceux dont le nom et laction ont dans la plupart des cas sombré dans loubli, sans aucune chance de réapparaître15. « Mais il en est tout de même quelques-uns [ajoute-t-il] dont la mémoire reste16 ».

Parmi eux, se trouve Domenico Sauli dont les Mémoires, ici exhumés, apporteront de nombreuses et passionnantes informations inédites (qui, à lorigine, étaient destinées à rester secrètes) et fourniront, ce faisant, un éclairage nouveau sur lhistoire européenne du xvie siècle et lémergence à la Renaissance dune nouvelle conception de la diplomatie.

1 Docteur en science politique, habilité à diriger des recherches, ancien analyste du renseignement et directeur du Centre français de recherche sur le renseignement.

2 Docteur en histoire médiévale, directeur du pôle histoire du Centre français de recherche sur le renseignement, chargé de cours à luniversité de Strasbourg, membre associé de léquipe daccueil 3400 Arts, civilisation et histoire de lEurope et auteur de plusieurs travaux sur lespionnage au Moyen Âge.

3 AA. VV., Renseignement et espionnage pendant lAntiquité et le Moyen Âge, Paris, Ellipses, 2019.

4 AA. VV., Renseignement et espionnage de la Renaissance à la Révolution (xve-xviiie siècles), Paris, Ellipses, 2021, p. 12.

5 Ibid., p. 19.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 19-20.

8 Ibid., p. 20.

9 V. Caldarella Allaire, « Ambassades et ambassadeurs en Europe (xve-xviie siècles) », Transalpina, no 24, 2001, p. 181-184.

10 E. Bonora, Aspettando limperatore : principi italiani tra il papa e Carlo V, Turin, Einaudi, 2014, en particulier p. 124-130.

11 Nous pensons notamment aux deux très récents colloques internationaux Professionnels et agents de linformation. Pour une histoire sociale de lactivité dinformer (xvie-xviiie siècles) et Aux marges de la négociation diplomatique : acteurs, espaces, circulations (xiiie-xxe siècle) qui se sont respectivement tenus à Paris, les 19 et 20 mai 2022, et à Lyon, les 7 et 8 octobre 2022.

12 Sous-préfet de 1968 à 1982, préfet de 1982 à 1993, directeur de la Direction de la surveillance du territoire de 1982 à 1985, député de 1993 à 1997, président et fondateur du Centre international de recherches et détudes sur le terrorisme et daide aux victimes du terrorisme et membre du comité stratégique du Centre français de recherche sur le renseignement.

13 AA. VV., Renseignement et espionnage de la Renaissance à la Révolution, ouvr. cité, p. 12.

14 I. Lazzarini, « I circuiti mercantili della diplomazia italiana nel Quattrocento », Il governo delleconomia : Italia e Penisola Iberica nel basso Medioevo, Rome, Viella, 2014, p. 155-177.

15 AA. VV., Renseignement et espionnage de la Renaissance à la Révolution, ouvr. cité, p. 12-13.

16 Ibid., p. 13.