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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Dire le désordre
  • Auteur : Boissiéras (Fabienne)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 41
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812441042
  • ISBN : 978-2-8124-4104-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4104-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/12/2012
  • Langue : Français
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avant-propos

Sans doute convient-il de signaler in medias res le paradoxe sur lequel repose le projet pour un créateur de « dire le désordre ». Car aussitôt informé, doté d’une intelligence, d’une intention, le désordre ne peut que disparaître. Aussi, le mot ambition traduirait mieux la difficulté d’ordre esthétique et épistémologique que pose la volonté de restituer par le biais du langage ou de tout autre système sémiotique, une matière en apparence récalcitrante, éparpillée voire impensée. Un autre paradoxe relevé par les théoriciens de l’imagination artistique tient à l’impossibilité même pour le créateur de percevoir la structure inconsciente de l’art qui perd aussitôt sa qualité indifférenciée dès lors qu’elle est soumise à l’analyse consciente. Il existe des cas, comme pour Novarina, où l’ordre ne semble nullement décidé par l’auteur mais cela vaut sans doute pour tout créateur véritable qui sait qu’une part de sa création lui échappe. A contrario de nombreux articles montreront en quoi l’obsession de l’ordre exprimée dans une œuvre trahit une angoisse plus ou moins consciente de désordre. Cela sera sensible chez Duras comme dans l’examen des encyclopédies du xviiie siècle où l’ordre de l’alphabet semble masquer le désordre introduit dans les esprits. Mais le plus souvent, cet avant de l’écriture en deçà de toute logique, par un désir de rationalité retrouve le chemin balisé du sens malgré une conduite plus ou moins déroutée de l’œuvre. Car quelle que soit la forme heureusement accomplie, l’ordre doit (pour garantir la communication de l’art) triompher du chaos et ce, à travers l’avènement d’une parole singulière. C’est sur cette dialectique du désordre et de l’ordre que l’idée même de création peut s’appréhender. Par expérience ou sensibilité, le créateur porte attention « aux désordres et instabilités multiples de l’existence humaine, aux énergies non maîtrisées quand elles débordent les confins de la doctrine et de la raison1 ». Qu’il s’agisse à l’origine d’une faille psychique,

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ou d’un événement extérieur qui menace la discipline du monde réel, le créateur revient plus ou moins à une nécessaire cohérence, à une logique – onirique, inversée ou aberrante – propre à donner en partage sa production. La fracture à l’origine du désordre (ce que beaucoup ont nommé « le fauteur de trouble ») confronte le plus souvent le créateur à l’indicible avec pour corollaire à l’implosion du sens une défiance envers toute forme préétablie. Reste à inventer une forme originale / originelle qui soit la traduction sensible d’une incohérence objectivée ou intuitive, capable de réfléchir l’interrogation métalinguistique sur l’impuissance à dire : défaite des mots qui légitime le recours parfois à des sémiotiques hétérogènes. À l’image, alors, de suppléer les trous du discours ; au trait de tenter de combler la béance que creusent des mots nécessairement agencés selon l’ordre imposé par la langue, invitant comme par exemple pour l’anagramme, à une autre lecture du texte sens dessus dessous. Défiant les règles contraignantes de l’art musical, le créateur peut s’exercer à briser les clichés mélodiques, harmoniques et rythmiques traditionnels pour livrer une composition profondément détonante, une phrase dissonante et arythmique capable de dire le désordre.

Ces territoires innommés du désordre ne sont pas sans lien avec les assauts qui ont pu être lancés contre l’ordre officiel à un moment donné de l’histoire. L’analyse des contextes sociologique, politique, idéologique, permet d’éclairer dans de nombreux cas, mais en partie seulement, un rejet de rationalité discursive, une attaque de la raison ou une réaction d’hostilité envers toute filiation. Mais les ouvrages qui se rattachent à la psychanalyse de l’art postulent que toute création s’origine dans les strates de l’inconscient : d’où l’existence pour toute forme, fût-elle la plus disciplinée, d’une substructure inconsciente face à une superstructure consciente. À la suite de Rimbaud, le mot d’ordre a changé2 : le sabotage des hiérarchies et des styles devient Manifeste. La recherche systématique de la disruption fonde ainsi, pour de nombreux théoriciens de la création, la modernité. L’expression du désordre qui se lit dès lors comme un acte de transgression, un assaut contre un ordre esthétique socialement imposé devient, par inversion, axiologiquement positive. Moderne, l’est tout créateur qui plie la forme à sa loi. Dans

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la tentation / tentative de saisir le désordre, selon les angles d’attaque envisagés (contestation de l’ordre conceptuel du Bien ou du Beau, de l’ordre moral, social…) et à travers les dérèglements imposés à l’objet, se découvre un tempérament – tempérament lui-même conditionné par de multiples paramètres extérieurs –, se révèle la nature ontologique du créateur. Si détruire est le mot d’ordre de certains, décidés à en découdre visiblement avec la norme stylistique (contestation générique, refus de la linéarité, culte de la répétition, discrédit du signifié au profit du signifiant, déréalisation des discours, fractures communicationnelles…), plus subtiles sont certaines ruptures qui cependant trahissent un désordre ravageur. Cela est vrai bien sûr pour l’art classique, on le sait, litotique et cependant greffier de tous les désordres. L’art classique est aussi interrogé : les fêlures qui y affleurent manifestent avec une intensité parfois extrême les conflits les plus secrets. À travers un accident stylistique presque imperceptible se dit alors l’absolue fracture des êtres et des choses. Aussi est-il nécessaire de distinguer, comme le fait la grammaire à propos de la structure, désordre de surface et désordre profond pour mesurer justement l’intensité du cataclysme. Le bâti apparent d’une œuvre habillée du dehors par des effets stylistiques harmonieux ne signifie nullement un quelconque apaisement de la logique interne et cachée3. Inféodée à l’ordre extérieur du monde, l’œuvre ne pourra faire un même usage offensif des signes dont elle dispose. Ce moment de bascule entre classicisme au sens large et modernité est essentiel pour apprécier la singularité des créations artistiques. Toute œuvre renvoie ainsi bien à un problème de forme, plus strictement à une grammaire : comment saisir le désordre du monde et du moi dans « une manière d’ordre » qui puisse en restituer le plus justement l’intensité et qui puisse garantir un art véritablement créateur, que règle une nécessité intérieure ?

La présente publication qui rassemble les interventions d’enseignants, de chercheurs, de doctorants, lors du Colloque International organisé par l’université Jean-Moulin – Lyon 3, se conforme au programme

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proposé en amont, lequel organisait les travaux autour de plusieurs axes thématiques. Ces recherches qui s’appuient sur des exemples extrêmes proposent des analyses précises sur la question ambitieuse de la genèse de la création. La réussite esthétique pourrait résulter de cette ordonnance parfois difficile mais toujours harmonique d’un désordre consubstantiel à l’art – à la vie – et rendu sensible par l’instabilité que l’œuvre fait naître dans nos perceptions. Débat ouvert et réouvert assurément à l’infini.

Fabienne Boissiéras

1 Georges Steiner, Grammaire de la création, Paris, Gallimard, Folio essais, 2001, p. 104.

2 Dans la théorie deleuzo-guattarienne, la notion de « mot de d’ordre » appliquée à l’objet littéraire permet de rendre compte de l’aspect dynamique et signifiant de la langue en remettant en cause la notion de référence inadéquate.

3 Sur ce point, on ne peut que renvoyer à l’essai d’Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art, Paris, Gallimard, 1974 [1e éd 1967], en particulier Livre I, Maîtriser l’œuvre, première partie : L’ordre dans le chaos. Pour Ehrenzweig qui prend des exemples dans toutes les expressions artistiques, « avant l’avènement de l’art moderne, aucun conflit ouvert (dissociation) n’opposait la sensibilité de surface à la sensibilité de profondeur, l’intellect à l’intuition. On ne connaissait pas l’expérience du chaos ou de la disruption. » (p. 100).