Avant-propos
- Prix du jury du Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec – Madeleine d’or 2017
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire Proust-Ruskin
- Pages : 11 à 14
- Collection : Bibliothèque proustienne, n° 20
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406067184
- ISBN : 978-2-406-06718-4
- ISSN : 2258-9058
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06718-4.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 31/05/2017
- Langue : Français
Avant-propos
Au sein de la gigantesque bibliographie proustienne, les études et articles portant sur l’influence de Ruskin tiennent une bonne place. Tout semble avoir été dit, et parfois débattu, sur les leçons que Proust a retenues de ses lectures et traductions de l’essayiste anglais. Certains sujets ont même donné lieu à des hypothèses opposées : si Ruskin est si peu cité dans la Recherche, est-ce un signe de rejet ou bien une dissimulation astucieuse ? Les longues phrases proustiennes dérivent-elles du style de l’écrivain anglais ? L’importance que Proust accorde aux impressions reflète-t-elle un quelconque « anti-intellectualisme » inspiré par Ruskin ?
Face à cette multitude de documents, le principal objectif de ce dictionnaire est de tenter une synthèse des différentes théories qui ont été exprimées, depuis la publication des traductions jusqu’à aujourd’hui ; une cartographie des différentes traces qui ont été relevées pour illustrer l’influence de l’essayiste anglais sur l’écrivain français. En près de 450 entrées, de Abbeville à Yoshida, sont ainsi examinés les villes, les peintres, les monuments que Proust a connus, ou voulu connaître, sous l’influence de Ruskin ; les auteurs qui ont étudié les liens entre les deux écrivains ; les thèmes majeurs par lesquels se révèlent leurs affinités ; les sujets que Proust illustre, dans son œuvre ou sa correspondance, par des références, plus ou moins implicites, à l’auteur des Peintres Modernes ; les personnes de son entourage auxquelles Proust a parlé de Ruskin ou a dédicacé ses traductions ; les idées ébauchées grâce à Ruskin qui viendront irriguer la Recherche.
Dans les grandes lignes, ce livre est une sorte de continuation du travail d’édition que j’avais mené en vue de faire paraître, en 2015, une réédition des traductions ruskiniennes dans la collection Bouquins des éditions Robert Laffont. Dans cet ouvrage, les traductions et les textes de Proust consacrés à Ruskin formaient évidemment l’astre central, autour duquel gravitaient les propres notes de Proust et, à une orbite plus éloignée, celles, complémentaires, de la nouvelle édition. Le présent 12dictionnaire peut, lui, être vu comme un vaste recueil de notes de bas de pages qui, tel un lierre sur un mur de pierres, se seraient développées au point de couvrir entièrement le livre qu’elles commentent. Elles ne viendraient donc plus seulement éclairer telle ou telle partie d’un texte mais permettraient surtout de cerner un sujet plus insaisissable, celui de l’étrange attirance que Ruskin exerça sur Proust.
Sur un plan plus concret, plusieurs points méritent sans doute d’être soulignés pour mieux appréhender ce dictionnaire prousto-ruskinien.
Premièrement, il ne s’agit évidemment pas d’un doublon du fameux (et évidemment beaucoup plus complet) Dictionnaire Proust publié en 2004 aux éditions Honoré Champion sous la direction d’Annick Bouillaguet et de Brian G. Rogers. Des entrées importantes pour connaître Proust sont ici omises (par exemple Vermeer), car elles n’ont pas de lien avec Ruskin (qui n’appréciait pas particulièrement la peinture flamande et ne parle jamais de Vermeer). L’inverse est vrai également : Ruskin a consacré aux oiseaux et aux serpents, par exemple, plusieurs dizaines de pages, pour autant une entrée sur les volatiles ou les reptiles n’aurait sans doute pas permis de faire apparaître la moindre référence à Proust1 (on trouvera néanmoins dans ce volume une entrée Perroquet !).
Deuxièmement, les liens qui unissent les deux écrivains passent par des chemins parfois inattendus et s’étendent au-delà des thématiques déjà bien identifiées portant sur l’architecture ou la peinture. Malgré la diversité des thèmes traités, il ne faudrait évidemment pas abuser de la patience du lecteur en laissant entendre que Ruskin fut la principale source d’inspiration de Proust. Disons-le donc clairement : comme une clé qui ouvrirait des chambres secrètes mais en laisserait d’autres inviolées, Ruskin permet d’accéder à une connaissance intime mais parcellaire de Marcel Proust.
Troisièmement, la longueur des entrées n’est pas toujours proportionnelle à l’importance du sujet. Par souci d’exhaustivité, on a en général retranscrit dans leur intégralité les articles de presse publiés après la 13parution des deux traductions proustiennes. Cela conduit à des notules assez longues. À l’inverse, pour des sujets sur lesquels l’influence de Ruskin a déjà donné lieu à de multiples études souvent bien connues (par exemple Venise, ou Elstir), on s’est permis d’être plus synthétique.
Quatrièmement, le caractère un peu disparate de certaines notules est pleinement assumé. On trouvera ici des textes très factuels, qui présentent un état des lieux des hypothèses établies par la critique proustienne, et d’autres textes (par exemple, entre bien d’autres, les entrées sur la musique, sur la politique, sur Dante, sur Hugo, sur Platon…), qui proposent des analyses personnelles parfois plus subjectives.
Cinquièmement, le lecteur pourra trouver que certains articles reposent sur des prétextes bien ténus. C’est le cas, par exemple, de la (courte) notule sur le Bois de Boulogne, qui n’a d’objet que de montrer que ce lieu important pour Proust était aussi connu et apprécié de Ruskin. Bien sûr, Proust n’a pas eu besoin de Ruskin pour s’intéresser au Bois, peut-être d’ailleurs ignorait-il que l’écrivain anglais s’y était lui-même promené. Mais même si elle relève davantage de la coïncidence que de l’affinité, l’information contribue à mettre en lumière les ressemblances qui peuvent surgir entre les deux hommes, c’est pourquoi elle figure dans cet ouvrage.
Sixièmement, un tel travail est par nature inépuisable, et il aurait sans doute été possible d’imaginer bien des entrées supplémentaires. « La dette intellectuelle de Proust envers Ruskin ne peut pas être mesurée exhaustivement, et surtout, elle ne peut pas être réduite à une liste, quelque exhaustive qu’elle soit, de thèmes partagés, ou par une analyse, quelque précise qu’elle soit, de techniques ou de parodie stylistique », prévient David Ellison2. D’une part, la recherche proustienne mettra probablement en évidence, dans un avenir proche, de nouveaux points de convergence entre Proust et Ruskin. Au moment de conclure, j’ai toutefois l’impression de ne rien omettre dont l’absence apparaîtrait comme une négligence fautive. Je présente au lecteur mes plus sincères excuses dans l’hypothèse où il serait d’un avis contraire. Et d’autre part, si, comme le suggère Ellison, un ensemble de références, discret (au sens mathématiques) et dénombrable, ne suffit pas à couvrir entièrement la complexe relation entre Ruskin et Proust, l’échantillonnage proposé permettra peut-être d’en esquisser une approximation suffisamment fine.
14Enfin, de même que certains mélomanes s’intéressent à l’œuvre du philosophe Moïse Mendelssohn parce qu’il fut le grand-père du compositeur (ce qui, certes, constitue une forme d’idolâtrie telle que Proust la dénonce dans ses textes sur Ruskin !), j’espère que les lecteurs de Proust, auxquels ce livre est évidemment destiné en priorité, y trouveront quelque prétexte pour aller voir du côté de chez Ruskin. Celui qui consacra sa vie à faire partager ses passions esthétiques et ses convictions morales, celui qui ne perdit aucune occasion de se battre pour plus de justice sociale, celui qui fut l’un des premiers à se soucier de la préservation de l’environnement, mérite toujours notre attention aujourd’hui, au-delà des caricatures dont il est souvent l’objet.
1 Notons pourtant que, dans le célèbre passage sur les phrases de Chopin, « au long col sinueux et démesuré » (RTP I, p. 326), Annette Kittredge voit un parallèle avec une phrase des Peintres Modernes dans laquelle Ruskin explique qu’un esprit imaginatif parvient à trouver des liens entre tous les éléments d’une scène picturale, « comme un serpent qui se déplace dans toutes les directions à la fois, agissant comme des bobines qui, au même instant, se déroulent en sens contraire » (CW IV, p. 236). Voir Annette Kittredge, Des théodolithes et des arbres II, BIP no 26 (1995), p. 70.
2 Proust et la tradition littéraire européenne, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2013, p. 65.