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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire philosophique. [La Raison par alphabet]
  • Pages : XXV à XLVII
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 360
  • Série : Littératures francophones
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782812429200
  • ISBN : 978-2-8124-2920-0
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2920-0.p.0031
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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PRÉFACE

32 33 U'EST-CE qu'un clictionndire?Pour Littré, le «recueil des mots 'une langue, des termes d'une science, d'un art, rangés par ordre alphabétique, ou autre, avec leur signification. »Qu'est-ce qu'un clictionndire philosophique ? Le contraire à peu près d'un dictionnaire de la philosophie. Soit le Uocdbuldire technique et critique cle ld philosophie, que nous devons à André Lalande et à ses collaborateurs. Bien qu'il se qualifie de «critique », à peine y reconnaissons-nous l'esprit qui deux siècles plus tôt vivifiait le Dictionnaire historique et critique, car la critique, chez Bayle « l'honneur de la nature humaine », se veut à la fois sérieuse et militante, ce qui n'est jamais le cas dans le Uocdbuldire pourtant critique de Lalande. Ici, l'esprit critique s'arrête à une édition critique, celle qui s'efforce d'établir correctement un texte, de fixer avec précision le sens d'un mot. Le Dictionnaire de Bayle est critique en ce sens-là, puisqu'il cherche à établir la véracité ou non des faits, des idées, des fables, des dogmes qu'il examine ;alors toutefois que Lalande borne là son propos, Bayle (qu'on a tort de ne plus guère lire, qu'il faudra bien réimprimer quelque jour et prochain si possible) se veut critique en un sens plus aigu :l'effort qui lui permet de contester, par la méthode historique et philologique, les faits, les termes qu'il consigne, le porte infailliblement àune critique bouleversante, qui remet en cause les postulats mêmes de la religion dominante ;alors que certains penseurs partent d'une raison abstraite, Bayle exerce une forme de rationalisme plus prudente et plus efficace :celle qui constamment recourt à l'expérience. Or, quelle fable résiste à l'expérience ?
De fait, dès qu'il entend définir les mots avec précision, tout dictionnaire vire au pamphlet. «Autrefois, dit Voltaire, dans le xvle siècle et bien avant le xVIIe, les littérateurs s'occupaient beaucoup dans la critique grammaticale des auteurs grecs et latins ; et c'est à leurs travaux que nous devons les dictionnaires, les éditions correctes, les commentaires des chefs-d'oeuvre de
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l'antiquité. »Une édition correcte, le commentaire pertinent d'un mot embarrassant ou ambigu, quoi de plus dangereux pour le désordre établi en tyrannie ?Quand M. Camproux propose de lire dlestissez-vous au lieu de cet abêtissez-vous sur lequel ont tant glosé les ennemis et thuriféraires de Pascal, c'est tout un pan des Pensées qui s'effondre ;c'est aussi tout un argument des rationaux qu'il faut revoir. En s'interrogeant, au premier verset de la Bible, sur les raisons de ce pluriel ÉlohiYn qui désigne, paraît-il, un Dieu singulier (singulièrement unique et transcendant), il arrive que l'exégète s'emporte assez loin jusqu'à postuler qu'après une escale dans la lune (escale dont les cosmonautes trouveront bientôt les traces) ces ÉlohiYn, ces dieux, descendirent sur notre planète afin de lui révéler notre civilisation :d'où les peintures de Lascaux, par exemple. Avec un singulier au lieu du pluriel, on eût malaisément forgé cette fable neuve. Que la philologie puisse changer le monde, nous le savons : et combien de dieux ne doivent leur existence qu'à des jeux de mots, qu'à des étymologies égarées, égarantes. Quand il s'agit de textes sacrés, l'édition critique peut donc aboutir et le plus souvent aboutit à des conclusions que ne peuvent accepter les tenants des orthodoxies. Elle devient alors philosophique, au sens qu'on donnait à ce mot au temps de Voltaire.
Selon le Uocdbuldire de Lalande, on appelait philosophes, au Mlle siècle, « le groupe des écrivains partisans de la raison, des lumières, de la tolérance, et plus ou moins hostiles aux institutions religieuses existantes ». Le Uocdbuldire qualifie d'écrivains ces philosophes ; non point de «philosophes ». Tels seraient donc ceux que dans sa comédie brocardait Palissot. Dès le temps de Massillon, les philosophes passaient pour relayer les libertins érudits ;chez ce prédicateur, philosophe signifie déjà : hostile d ld révélation, incrédule. Dans une lettre de i~68 à Frédéric II, D'Alembert ne lui cache pas que l'on trouve encore des gens pour persuader les rois que les philosophes sont « de mauvaise compagnie » ; et Marmontel rapporte en ses McYnoires que, sur quarante académiciens, il y avait quatre philosophes « étiquette odieuse dans ce temps-là ».
Plutôt qu'un dictionnaire de la philosophie, un dictionnaire
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philosophique sera donc au Mlle siècle un ouvrage qui traite de chacun des mots qu'il recense en les secouant au crible de la critique raisonnée. Un dictionnaire critique, au sens de Bayle, et qui se réclame des valeurs prônées par les philosophes :raison, tolérance, justice.
Ne nous flattons pourtant point, nous autres Européens, d'avoir donné aux hommes les premiers dictionnaires critiques ou philosophiques. Au xe siècle de notre ère, dans les milieux intellectuels de Bassorah, ceux qui s'appelaient ikwdn ds-sdfd (que nous appelâmes longtemps Frères de ld pureté et que certains arabisants préferent nommer désormais les AYnis fidèles) organisent une société discrète, quasiment secrète, et qui, aux dires d'un voyageur espagnol, tenait des «réunions où se déroulaient de libres débats entre musulmans de toutes sectes, orthodoxes, hérétiques, athées, juifs, chrétiens et incroyants de toutes sortes ». Ces hommes élaborèrent et publièrent une somme, une encyclopédie en cinquante-deux volumes. «Sans doute, écrit à leur sujet Gaston Wiet, leur esprit paraît religieux, mais avec une nuance spéciale qui interprète les dogmes non sans quelque dédain et tend en somme à les détruire les explications rationalistes ne manquent pas. Ils répudient délibérément les commentaires traditionnels du Coran pour aboutir à des interprétations allégoriques. » Un autre orientaliste remarque justement que l'Encyclopédie de notre xvllle et l'esprit qu'on appelle alors philosophique ne font que retrouver la méthode et les tendances de ces Carmathes, de ces AYnis fidèles. Comme nos encyclopédistes, par exemple, ils enseignent la dignité des métiers et des gens de métier. Massignon l'avait dit ; M. Robert Brunschvig le confirme. Ces AYnis fidèles virent donc leur dictionnaire philosophique très attentivement brûlé à Bagdad en iioi, et non moins scrupuleusement incinéré en llso, avec les ouvrages exécrables d'Avicenne l'Iranien, l'un des plus puissants philosophes du monde musulman.
Comme quoi l'Islam et le Christianisme sont faits pour se comprendre, eux qui communient chaleureusement, et même incendiairement, dans la haine de l'exégèse historique, de la philologie raisonnable, des dictionnaires philosophiques.
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J'ai connu en Savoie un paysan très doué qui, sans savoir un mot de latin, s'intéressait à quelque vieux lexique latin-francais par hasard déniché dans son grenier. Quel enfant curieux n'a point aimé les dictionnaires, et les plus humbles, les moins bons ? Il y a un demi-siècle, j'avais pour livre de chevet un Petit Larousse illustré. Il me déçut parfois. Quand je voulus m'instruire sur la vérité : qualité cle ce qui est vrai me répondit mon Larousse. Vite, je courus au vrai ; pour y apprendre (était- ce apprendre ?) que cela est vrai qui se conforme à la vérité. Lorsque pour la première fois je me souciai de vérité, plutôt que mes parents (que j'avais découverts menteurs) c'est néanmoins le dictionnaire qu'instinctivement j'interrogeai.
Aujourd'hui encore, peu de livres me nourrissent mieux, sous le même volume, qu'une page du Littré, ce florilège de citations qui pour chaque mot offrent à qui sait lire un tableau philosophique de notre langue ;encore qu'il le soit un peu moins que le dictionnaire de médecine du même auteur : «L'homme, considéré au point de vue purement zoologique, peut être défini un animal mammifère de l'ordre des primates (Linné) et de la famille des bimanes (Ch. Bonaparte), caractérisé taxonomiquement par une peau à duvet ou à poils rares », etc. Définition un peu roide, si scandaleusement philosophique, que Littré ne la produisit pas dans son Dictionnaire cle ld langue frdn~dise, où je lis : «Animal raisonnable qui occupe le premier range parmi les êtres organisés, et qui se distingue des plus élevés d'entre eux par l'étendue de son intelligence et par la faculté d'avoir une histoire », etc. En ouvrant sur le mot «animal » sa définition de l'homme, Littré perpétue heureusement la méthode qu'on appelle à bon droit «voltairienne », celle qui vers le milieu du xlxe siècle gouvernait encore les éléments éclairés de notre bourgeoisie ;mais enfin, il doit biaiser avec les préjugés.
Qui donc nous donnera la thèse que j'attends sur le « dictionnaire, comme genre littéraire » ?
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Dans un récent Portrait abécédaire, l'un des meilleurs écrits que j'ai lu ces temps-ci, Roger Judrin démontre par une facon de chef-d'oeuvre qu'on peut tirer d'un dictionnaire jusqu'à des Confessions, et composer, selon les caprices dirigés de l'alphabet, un «caractère » à facettes. À l'article DICTIONNAIRE précisément, il fournit une ébauche de définition à partir de laquelle je vois très bien se développer la thèse dont je rêve « DICTIONNAIRE sac d'idées ou boîte de couleurs, tant y a qu'un dictionnaire joint au dehors de l'ordre le comble du désordre. Jamais les règles d'un jeu ne furent plus rigoureuses, ni plus libre le jeu lui-même. L'alphabet couvre le chaos. Voilà justement les gambades qui me plaisent, et les folies à la faveur d'un garde-fou. Comme une abeille perdue, je m'enivre du suc des rencontres. »
Puisque nous voici au xxe siècle, et que je préface un ouvrage du xVIIIe, j'ai voulu lire coup sur coup quelques articles du Dictionnaire philosophique portdtifet ceux du Portrait abécédaire qui partent du même mot. Soit la lettre A :Voltaire et Judrin illustrent en commun l' dyne, l' dYnitié, l' dYnour propre, et l'athée. J'observe d'abord que Voltaire inscrit sous A un grand nombre de noms propres : AbrdhdYn, AddYn, Apis, Apocalypse, Arius, cinq sur quinze, alors que sur soixante-trois mots en A, Judrin n'appelle aucun nom propre. J'observe ensuite que si Judrin construit volontiers en maximes sa réponse à l'invite du dictionnaire, Voltaire la traite en essai. L'dYne, selon Judrin, c'est tout simplement «une cage sans oiseau » ; et voici son athée : « Il en coûte à la raison de s'endormir sur la foi. Mais l'incrédule fait un effort sur son coeur. Il n'est pas moins difficile de nier Dieu que de jurer sur la Bible. Le premier mouvement du charbonnier et le second mouvement de Lucifer n'éclairent personne. »Aux six mots de Judrin sur l'dYne, à ses six lignes sur l'athée, Voltaire oppose respectivement huit ou neuf pages. Les formules du catholique romain sont à prendre ou à laisser. Pour leur finesse, leur ingéniosité, leur force ou leur beauté je les prends, sans m'y laisser prendre. S'agit-il de l'athée ou de l'dYne, je les retourne prestement : il n ést pas Ynoins difficile ddff rYner Dieu que de ne pas jurer sur un livre ne me paraît pas moins
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plausible que la formule de Judrin. Que serait pour moi l'dYne du chrétien ? Un oiseau sans cage. Je puis, à la rigueur, penser une âme sans cage (sans corps) : un pur esprit ;une âme qui s'unit au corps, puis le quitte, je ne saurais la concevoir.
Il arrive à Judrin, et souvent, d'être parfait quand il parle de soi (cela s'entend), de l'homme, de la femme, des goûts et des couleurs. Traite-t-il de Dieu, de l'dYne, ou de l'Église, que puis- jelui demander que de se montrer ingénieux ou piquant ?Avec Voltaire, il s'agit de tout autre chose. Les articles du Dictionnaire ne sont jamais à prendre ou à laisser. Il faut d'abord les étudier, les critiquer philologiquement, historiquement, c'est-à-dire philosophiquement.
Comme le nôtre, le xVIIIe siècle a la manie des dictionnaires ; au Dictionnaire des ouvrages dnonyYnes de Barbier, et sans parler de ceux qui figurent dans le supplément, j'ai compté plus de cent cinquante dictionnaires publiés au xVIIIe siècle ;dictionnaires de tout et de n'importe quoi : de physique et d'amour ; à peu près contemporain de celui de Bayle, voici un Dictionnaire chrétien ; antérieur à celui de Voltaire, voici même un Dictionnaire philosophique, ou Introduction d ld connaissance de l'hoYnYne, que Barbier attribue à de Neuville. Il parut d'abord en 1751, fut réimprimé en 1756 et en 162, deux ans avant la première édition du Dictionnaire philosophique portatif (celui de Voltaire) qu'on allait rééditer en 165, 1~6~, i~69, etc. Dès l~~o, sortait à Nîmes un Dictionnaire philosopho-théologique portatif avec des notes, ouvrage du P. Paulian qui prétend répondre à Voltaire ; deux ans plus tard c'était un Dictionnaire philosophique de ld religion, par l'auteur des Erreurs de Uoltdire, l'abbé Nonnotte (jésuite jusqu'au bref DoYninus de RedeYnptor qui supprimait sa compagnie) . Ce Dictionnaire paraissait après le Dictionnaire dnti philosophique pour servir de coYnYnentdire et de correctif du Dictionnaire philosophique (de Uoltdire) et aux autres livres qui ont paru de nos jours contre le christidnisYne ;nous le devons à l'abbé Chaudon aidé d'une équipe bien-pensante (Avignon 1~6~ ;réimpression en i~69 ;une quatrième édition paraît en 180, sous le titre, cette fois, d'Anti-Dictionnaire philosophique). Qu'on les dise philosophiques, ou dnti philosophiques, tous ces
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dictionnaires prouvent que celui de Voltaire n'a point paru en vain, et qu'il faut alors essayer de le contrebattre, comme dans cette Réfutation manuscrite en 219 feuillets, qu'on trouve à Nancy, sous la cote Zos, et que cite M. Pomeau dans sa Religion de Uoltdire.
Essayons plutôt de le comprendre.


« Il lance en juillet 164 le Portatif, oeuvre massive et pourtant légère, grâce à la fragmentation en articles :c'est l'avantage des dictionnaires. Ce premier portatif attaque surtout la Bible. Genève en frémit d'horreur, et le brûle par la main du bourreau. » (René Pomeau, Ld Religion de Uoltdire.) Quand on vous le disait, que l'Islam, qui brûla les textes encyclopédiques des AYnis fidèles, est prédestiné à comprendre le Christianisme, qui jette au bûcher le Dictionnaire philosophique ! «Mais Voltaire n'en a cure. En décembre il travaille à la seconde édition. » (Ibic~) En i~66, un autre bourreau, francais celui-là, décapite la tête du chevalier de La Barre, coupable àdix-huit ans de ne s'être point découvert devant une procession :lorsque, au même âge, nous faisions ostensiblement le même geste en pays chouan, nous ignorions devoir en partie notre impunité à ce Dictionnaire philosophique précisément que le bourreau allait brûler sur le cadavre du jeune homme.
164 : Voltaire a soixante-dix ans. Voilà donc les dernières ou plutôt les avant-dernières conséquences de l'excellente éducation que lui donnèrent les jésuites ! En ce sens, Bossuet avait raison contre Richard Simon, contre les PP. Le Comte et Le Gobien. Si d'une part vous permettez à l'exégèse de tirer la Bible au clair en la traitant comme un texte profane, si d'autre part vous acceptez la doctrine du péché philosophique (celui qui est commis sans aucune connaissance de Dieu ou sans aucune attention à lui) et que vous en concluiez qu'il n'offense point Dieu, ne constitue jamais un péché mortel, vous pouvez assurément béatifier Socrate, canoniser Confucius, et par de telles blandices tenter de séduire les
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Chinois (« sic eniYn bldnc~iebdtur Sinensibus », dira M. de Meaux) ; mais vous mettez en péril mortel tout le système. Formé par des jésuites particulièrement ouverts au monde, Voltaire d'emblée fut en quelque sorte sollicité à une idée de Dieu assez générale pour s'ouvrir vers le déisme. Invité fort jeune aux entretiens des libertins, il bénéficie en outre des audaces qu'on s'y octroyait à l'égard des livres sacrés. À vingt ans, il tient l'Ancien Testament pour un «tissu de contes et de fables », et sait déjà que Moïse n'a pas écrit le Pentateuque. Dès ce temps-là, M. Pomeau l'a montré, Voltaire est anti-chrétien «avec l'ardeur d'un militant ». Fénelon et les jésuites l'ont dévoyé jusqu'à se demander «s'il est un Dieu ». S'il en est un, il ne ressemble surtout pas à celui que servait son janséniste de père : un Dieu terrible et cruel autant que celui que présente la Bible ; un Dieu méchant, que tirent à soi tous les prêtres de toutes les religions. Dès ~c~ipe, Voltaire se révolte contre cet épouvantail.
Si les Lettres qu'il rapporte d'Angleterre et publie en 1734 sont déjà philosophiques au sens du siècle, et raisonnent sur les Quakers, les Sociniens, M. Locke ; si déjà Voltaire s'y mesure avec Pascal, il n'a pas encore pu s'attaquer à l'Ancien Testament avec des armes adéquates. Il se borne à relever quelques erreurs de l'Écriture, à tirer vers le déisme les Quakers, à laisser entendre que Jésus n'est point Dieu. Bientôt le voici qui s'installe à Cirey avec Madame du Châtelet. Onze années durant, il va travailler avec elle sur la Bible. Des gloses de Dom Calmez aux textes du curé Meslier, il déduira des arguments contre l'Église, et pour le déisme baptisé bientôt théisYne. Il « margine », insère des signets ;ses carnets se couvrent de notes ;stimulée par son horreur du Dieu des chrétiens, sa mémoire enregistre tout ce qui nuit à Rome, à ses dogmes et ses ministres.
Le SerYnon ces cinquante, son oeuvre la plus véhémente, remonte à 1749 (date à laquelle précisément meurt son amie) . Tel serait donc l'aboutissant de ces onze années d'exégèse : un relevé de turpitudes entassées dans un livre saint : «Que de crimes commis au nom du Seigneur ! [...] O mon Dieu ! si tu descendais toi-même sur la terre, si tu me commandais de croire ce tissu de meurtres, de viols, d'assassinats, d'incestes, commis
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par ton ordre et en ton nom, je te dirais :Non, td sainteté ne veut pas que j dcq~uiesce d ces choses horribles qui t outragent ; tu veux Yn éprouver sans cloute. » « Le nombre infini de contradictions qui sont le sceau de l'imposture »ajoute encore au mépris dans lequel il faut tenir toutes ces fables.
Le Nouveau Testament ne vaut pas mieux que l'Ancien « Vous savez avec quelle absurdité les quatre auteurs se contredisent ;c'est une preuve démonstrative du mensonge [...] On n'ose pas d'abord faire de cet homme un Dieu, mais bientôt on s'encourage. »Tout sur ce ton. De quoi conduire au bûcher cent Voltaires. Le nôtre accuse donc La Mettrie, qu'il n'aime point, d'avoir composé le sermon.
N'en concluez point que l'auteur de ces gentillesses fait partie de la «synagogue » : du camp des athées. Encore que «cette secte de chrétiens [...] blasphème » le «grand Dieu »dont se réclame Voltaire, ce Dieu bon aura pitié des criminels ; il les ramènera vers « la religion sainte et naturelle ».
Le SerYnon ne sera diffusé qu'en i~6o, à un moment où, cessant de travailler pour l'Encyclopédie, Voltaire, revenu de Berlin et de ses illusions sur Frédéric II, s'est installé à Ferney : « Je suis absorbé dans un compte que je me rends àmoi-même, par ordre alphabétique, de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l'autre, écrit-il à Mme du Deffand, le tout pour mon usage, et peut-être, après ma mort, pour celui des honnêtes gens. »
Le projet de dictionnaire était né à Postdam, le 28 septembre 1752, durant un souper royal. Frédéric avait promis son concours. Dès le lendemain, Voltaire commence d'écrire ; en quelques semaines, il met au point les articles AbrdhdYn, AYne, AthéisYne, BdptêYne, Julien, Moïse ;mais Frédéric se dérobe, les autres également ;bientôt, c'est la brouille avec le roi-philosophe.
Depuis l'affaire Calas (i~62) et la religion une fois de plus sur la sellette où elle avait une fois de plus C1101s1 de placer l'innocent, il importe plus que jamais d'écraser l'InfdYne. Dès i~63, paraît le Traité sur ld tolérance d l occasion de ld Ynort de Jean Cdlds, le J'accuse de ce siècle-là.
Dès lors, jusqu'à sa mort (et dût-il, pour sa sécurité, se livrer à des simagrées, à de feintes Pâques, comme celles où en pleine
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nuit il joua le moribond), Voltaire se battra furieusement, fidèle ainsi à Madame du Châtelet :n'hésitant point à reprendre tel ou tel article (Genèse, ou Juifs ~ des idées que sa maîtresse avaient notées dans ExdYnen de la Bible. Écrits pour Frédéric II, les articles AbrdhdYn, BdptêYne, Moïse perpétuent l'esprit de Cirey.
Démonter la Bible, en démontrer les faiblesses, les turpitudes, telle est durant ces dernières années l'obsession de Voltaire : Ld Bible enfin expliquée voit le jour en 1~~6. AbrdhdYn III, AcldYn II, Ange II demeurent inédits dans les dossiers de l' Opinion par alphabet, mais l'Histoire cle l étdblisseYnent clu christidnisYne est sous presse lorsque, cadavre maquillé en voyageur pressé, la dépouille de Voltaire cahote dans un carrosse qui l'emmène loin de Paris, afin de concilier les exigences de l'Église, qui ne veut point enterrer cette carcasse en terre sainte, et celles de Voltaire, qui n'a point consenti à se renier. Lui a-t-on reproché d'avoir signé, lui l'auteur du Dictionnaire philosophique, qu'il mourait
« dans la religion catholique ? Il ne faisait que constater
l'évidence :selon l'Église, le sacrement du baptême demeure
ineffacable. Eh bien, je suis déshonoré, moi aussi, parce qu'en
19~, invité à enseigner la littérature francaise par l'Université
Farouk ler d'Alexandrie, je fus prié de quitter l'Égypte sur-
le-champ ne refusais-je pas d'indiquer une communauté
religieuse à laquelle m'intégrer ?Telle en effet la loi de l'Islam
que l'athée, ou même l'agnostique, n'y a point droit de cité.
Un fonctionnaire ingénieux me fit observer que j'étais peut-
être né dans une confession acceptable pour ses services. Voilà
pourquoi je figure sur des registres officiels, en Égypte, avec la
mention né catholique : «Priez du moins votre Dieu, dis-je alors
à cet homme de bien, qu'il ne m'envoie point dcl Patres durant
mon séjour chez vous ;avec des curés à mes trousses, leurs croix
et leurs bannières, j'aurais belle mine ! »Dans la France du
xxe siècle, où le seul sacrilège inexpiable est la mise en question
de l'Argent-roi, mais où nul n'est plus molesté ou brimé pour ses
opinions religieuses, nous avons peine à comprendre certaines
roueries des agnostiques du XVIIIe, ou prudences des athées qui
vivent en Islam. Moi, non. Si j'ai connu en Egypte quelques
musulmans athées, dont plus d'un marxiste, je n'en sais pas un

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seul qui ait osé s'inscrire comme tel au recensement. Quand nous jugeons Voltaire à propos de turlupinades par lesquelles il ne donnait même pas le change, songeons un peu, s'il vous plaît, au chevalier de La Barre, à ces athées qui conduisent le vendredi la prière dans les mosquées, et n'oublions pas qu'aux Etats-Unis, tout membre du Parti communiste était contraint, hier encore, de s'enregistrer à la police comme «agent de l'étranger ».


« Imposez-moi silence sur la religion et le gouvernement, et je n'aurai plus rien à dire. »Voltaire pourrait contresigner cette profession de foi d'un autre philosophe :Diderot. Si les choses du gouvernement l'intéressent autant que celles de la religion dans les Lettres philosophiques, la critique de la religion l'emporte et de beaucoup dans les articles du Dictionnaire philosophique. Comme s'il prévenait Marx, et comprenait que toute critique doit commencer par celle de la religion.
Le Dictionnaire philosophique se voulait quelque chose comme celui du «sage Bayle », mais «dégagé de ses inutilités » d'apparence moins rébarbative ;plus nerveux, plus cinglant, plus mordant. À l'Encyclopédie elle-même, Voltaire ne reprochait-il pas, en 1755, d'accumuler trop de «dissertations », alors qu'il faut qu'un dictionnaire se borne à des définitions éclairées par des exemples. Définition en effet qui convient au meilleur dictionnaire possible :celui de Littré. Définition où Voltaire condamne son Dictionnaire.
Passionnées tant qu'on le voudra ;dissertations quand même, voilà comment se présentent la plupart de ses articles. J'en vois d'excellents (Foi ~ ;quelques-uns nous semblent faibles (Fable). Prenons garde néanmoins qu'il écrit au xvllle, avec les connaissances et les préjugés de son siècle, alors que nous dissertons des fables, nous autres, après deux siècles de réflexion pré-sociologique, cent ans bientôt de sociologie, un demi-siècle d'anthropologie.
Il serait plaisant, et passablement voltairien, de critiquer
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le Dictionnaire philosophique en lui appliquant la méthode précisément qu'il infligeait aux deux Testaments.
On devrait alors admirer qu'un esprit des Lumières répudie ce «tissu d'imaginations erronées et ridicules », la pensée cartésienne, sans essayer de l'expliquer historiquement. Depuis que Bolingbroke l'avait éveillé à la méfiance pour ces hommes, Descartes ou Malebranche, qui, comme à peu près tous les philosophes que nous estimons «grands », tentèrent de composer un système clos, de tout expliquer sans admettre de réplique, Voltaire n'est jamais revenu de sa méfiance. La voici, fidèle, en 164 : «Descartes dans ses romans ». Qui ne l'approuverait, en un sens ?Descartes lui-même n'y contredirait pas, qui écrit au Père Mersenne : « La fable de mon monde me plaît trop pour manquer à la parachever », annonCant une autre Fable clu Ynoncle, celle de Jules Supervielle. Poète ou romancier, l'écrivain ne saurait proposer qu'une fable en effet du monde ;philosophe, s'il veut tout expliquer, que peut-il suggérer d'autre ? «Descartes dans ses romans », c'est bien dit ; mais un peu vite.
Et si j'appliquais l'esprit voltairien à ce qu'il affirme des philosophes, lesquels auraient toujours enseigné qu'« il y a un Dieu » ?Comment ne pas lui jeter au nez cent noms d'Arabes, de Chinois, d'Indiens, d'Allemands, d'Anglais, de Japonais, sans parler des Grecs, des Romains, des FranCais, qui ont très bien vécu, très bien pensé, en se passant de ce concept ;comme à Napoléon Ier disait à peu près l'un d'eux : «Sire, je n'ai jamais eu besoin de cette hypothèse. »
Ou bien écoutez Voltaire prétendre que le sixième sens est impossible à concevoir. Manque d'imagination, voilà tout. Les oiseaux migrateurs, le radar des chauves-souris nous offrent deux démentis, entre plusieurs possibles.
Ceci surtout :après les Protocoles cles Sages cle Sion, après Ld France juive de Drumont, après les pogromes et les fours crématoires, quand nous lisons ce qu'il écrit contre les Juifs, comment accepterions-nous que la pensée «philosophique » s'égare en ces accès, en ces excès de passion ?Certes, nous savons que, durant son séjour en Angleterre, cet ennemi des
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Juifs déposait très bien son argent chez les banquiers Médina et d'Acosta ;certes nous soupçonnons qu'il n'aurait pas accepté la condamnation de Dreyfus, et que, pour défendre contre le fanatisme nazi la pensée des trois hommes depuis un siècle à qui nos lumières doivent le plus :Marx, Freud, Einstein, il aurait tout risqué. Certes, « il ne faut pas les brûler ». Mais enfin, toutes ces attaques, hargneuses, haineuses, méprisantes surtout !Parce que nous vivons au siècle de l'antisémitisme d'État, nous nous imposons de dissocier de notre aversion pour la Bible, quand c'est comme chez moi le cas, l'opinion que nous formons des Juifs en général, des Juifs religieux en particulier, des Israéliens et des Juifs agnostiques. Qu'un chrétien à qui l'on enseigna tout enfant que les Juifs sont les bourreaux du Christ et qui pria le Vendredi saint «pro perficlis Jucldeis »finisse par détester le peuple déicide, c'est atroce, mais compréhensible.
Qu'un philosophe en revanche, et qui, vers la fin de sa vie, parle du Christ comme d'un homme avec lequel il ferait volontiers amitié, qu'un esprit qui n'a jamais accepté la divinité de Jésus entre dans le jeu de l'antisémitisme de l'Église, voilà qui confirme ce que nous ne savions que trop :que Voltaire est un violent, un homme de foi, un adepte de la religion que Pascal refusait, celle des philosophes et des savants, mais enfin un homme passionnément religieux ;jusqu'à l'acte d'amour, jusqu'à la communion qu'avec un peu d'imprudence peut-être certains ont qualifiée de «mystique ». Un philosophe assurément, mais qui, sur son tard, aura la fièvre le jour anniversaire de la Saint-Barthélemy ; un fidéiste qui avoue qu'il ne peut démontrer son Dieu, mais n'en est que plus véhément contre le Dieu des autres fidéistes, en l'espèce les catholiques. Parce que, selon Gustave Lanson, il s'est «obstinément, chaleureusement, gravement », adonné au théisme, Voltaire s'est obtusement, véhémentement, haineusement déclaré l'ennemi de ceux qui ont fini par se donner un dieu unique, tribal, interdit à ceux qui n'appartiennent point au peuple élu. Que d'autre part ce Yahveh soit humain, trop humain —bête et méchant par conséquent —voilà qui révolte Voltaire. Sa haine de la Bible lui peignit les Juifs comme «une horde de voleurs et d'usuriers »,
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d'« esclaves de la lettre », d'« esclaves barbares » de surcroît, que nous avons en juste «horreur »mais dont —par quelle aberration —nous vénérons les Écritures. Eux, «nos maîtres et nos ennemis ! »
« On peut encore faire une réflexion :c'est que, Dieu ayant été leur seul roi très longtemps, et ayant ensuite été leur historien, nous devons avoir pour les Juifs le respect le plus profond. Il n'y a point de fripier juif qui ne soit infiniment au-dessus de César et d'Alexandre. Comment ne pas se prosterner devant un fripier qui vous prouve que son histoire a été écrite par la Divinité même, tandis que les histoires grecques et romaines ne nous ont été transmises que par des profanes ? »Pour moi, je ne fais pas plus grand cas de la terre sainte que de la guerre sainte ;mais quand Voltaire reproche aux Juifs d'être devenus «esclaves sept ou huit fois »dans leur histoire, « et chassés enfin du pays qu'ils avaient usurpé », comment ne point penser que l'esprit philosophique aurait dû le prémunir contre des inductions si hasardées ? À ce compte, les vaincus auront toujours tort, et les seuls occupants légitimes de quelque terre que ce soit, ce seraient les hominiens qui vivaient nous dit-on voilà un million d'années.
Voltaire se revanche en accordant aux Chinois la part trop belle. Sous prétexte que les jésuites ses bons maîtres avaient enseigné à la France que Confucius croyait àChang-Ti, c est-d- dire au Dieu des chrétiens, le cdtéchisYne chinois et l'article de ld Chine renchérissent encore sur l'apologétique de la Société de Jésus. Voltaire fait profession de « détester la secte de Laokium » ; nous le savions ; il le répète, fort peu philosophiquement. Sinon par les fables ridicules que les jésuites colportaient, comment la connaîtrait-il ?Sous le nom de «secte de Laokium », détester la pensée de Tchouang-tseu, de Lie-tseu, ou de Lao-tseu, en la confondant avec les pratiques grossières des magiciens ou des sorciers taosséistes, c'est —pour un philosophe penser fort exactement ainsi qu'un prêtre de l'InfdYne.
Mutiler la doctrine de Confucius au point de n'en retenir que la règle d'or de l'altruisme (en effet professée là-bas, n'en déplaise à M. Jacques Maritain, plusieurs siècles avant l'ère chrétienne « traite ton prochain comme tu veux qu'il te traite ») c'est, une
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fois de plus, penser selon l'InfdYne. Vitupérer le «Dieu Fo », notre Bouddha, en ignorant de lui tout, et d'abord qu'il ne se donna point pour Dieu, enseigna seulement qu'en exténuant en soi toute concupiscence tout homme peut devenir bouddha, c'est trahir une religion entre toutes tolérante ;c'est parler du Bouddha comme fera bientôt Claudel, qui ne discerne en lui qu'un ver iYnYnoncle. Opposer au peuple juif, «assez imbécile et assez barbare pour penser qu'il y a un Dieu pour sa seule province », un autre peuple, le chinois, selon qui « la Divinité parle au coeur de tous les hommes », la bourde est d'autant moins philosophique, d'autant plus reprochable, que les Chinois se sont toujours considérés comme supérieurs à ceux qui les entourent ;que leurs philosophes ne pensaient que pour ceux qui vivent «entre les quatre mers », c'est-à-dire pour les fils des Hans. Voltaire aurait donc dû renvoyer dos à dos les bergers transhumants qui se croient chéris de Yahveh, et les laboureurs sédentaires qui se voient au centre du monde. Point du tout ; une fois de plus, il soutient que « la religion des lettrés [...] est admirable », qu'elle seule est exempte de «fanatisme », que « le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles » et que, bien qu'il faille « ne pas être fanatique du mérite chinois », la constitution de la Chine « est à la vérité la meilleure qui soit au monde ». À ld vérité !De quoi déconsidérer au jugement des sinologues toute la pensée philosophique ! Cf. de Groot : SectdridnisYn dncl religions persecution in China (ouvrage du reste outrancier dans l'autre sens).


Le Portatif appelle d'autres réserves, moins graves peut-être, parce que moins générales, assez graves néanmoins pour qu'on ne néglige pas de les formuler en clair. Deux exemples :quand il prétend que les Mexicains «n'avaient qu'un seul Dieu », Uitzliputzli, un dieu de la guerre qu'il rapproche du Seigneur Sabaoth (le Sdbdoth cles drYnées, comme écrira lourdement le poète) ;quand il soutient que partout, sauf à la Chine, les
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Dieux ont fait aux filles des enfants, Voltaire se trompe. Pour se former du panthéon mexicain une idée un peu moins légère, point n'était besoin de lire Ld Pensée cosYnologiq~ue des anciens Mexicains, de Jacques Soustelle :Montaigne en savait assez long là-dessus :dieu de la guerre en effet, Uitzilopochtli n'est avec Xipe Totec, Tezcalipoca et Quetzalcoatl, que l'un des quatre grands dieux engendrés par le couple céleste Ometecutli et Omecivatl (le Seigneur, respectivement, et la Dame de la dualité) . Au commencement était la dualité. Mais il fallait à Voltaire, coûte que coûte, le consensus oYnniuYn à son Dieu. Et ne trouvez-vous pas piquant que celui qui méprise le «Dieu Fo », à cause des oripeaux légendaires dont le paraient quelques disciples indiscrets, mette Confucius au-dessus de tous les sages pour la raison précisément qu'« il ne parle qu'en sage et jamais en prophète » ? Or Confucius descend de Chou-leang Ho, remarquable, dit la légende, pour sa très grande taille, que Confucius, telle sa piété filiale, n'osa point égaler. Chou-leang Ho avait soixante-quatre ans lorsqu'il s'unit avec une cadette de la famille Yen. «Mariage sauvage », dit le texte chinois, quand on traduit mot à mot. Union illégitiYne, glose Lin Yu-rang, alors que le savant linguiste Rygaloff propose :disproportionnée. Illégitime ou disproportionnée, l'alliance parut hasardée à la fillette, qui s'en fut prier sur la colline Ni ; à la suite de quoi, elle mit au monde Tchong-ni, notre Confucius (dont le nom chinois abonde en sous-entendus fabuleux). De quoi déjà inquiéter un esprit philosophique. Il y a mieux : la fable veut que Confucius remonte à une lignée royale, dont le grand ancêtre naquit d'une vierge que féconda l'oeuf indiscret d'une hirondelle (le caractère hirondelle se retrouve dans le nom du philosophe). tuf d'hirondelle, colombe du Saint-Esprit, qui n'y reconnaît le gallo, le cock, le hdYndYnd dont en toutes les langues, et quelle que soit leur religion, rêvent beaucoup les demoiselles.
L ôisedu Yndle du sexe assis sur ses deux veufs, comme dit Jean Cocteau ?
Faisons la part du temps. Reste que, sévère en diable pour les «romans » de Malebranche et de Descartes, Voltaire incline
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à voir tout en son Dieu ; à n'accepter de son histoire sainte, des autres histoires saintes, que ce qui le confirme dans ses postulats, ou préjugés.
On n'est pas plus scrupuleux que lui quand il étudie CharlesXII; au point qu'après deux siècles son Charles XII reste le seul qui compte. Dès qu'il s'agit du Dieu de son théisme, Voltaire simplifie, interprète ;non plus en historien mais en philosophe de l'histoire, espèce entre toutes à craindre, car elle engendre surtout des Spengler, des Toynbee ;très peu de Marx. Lequel, à l'occasion, simplifie lui aussi magistralement ce qui le gêne (pensons « au mode asiatique de production » ...) .
Romancier qu'il est donc lui aussi quand il veut forcer l'histoire à entrer tout entière dans la petite chapelle qu'il dressa pour son immense Dieu, Voltaire du moins ne mérite pas le grief qu'on lui oppose bien souvent : de ne rien comprendre à la philosophie au sens normal du mot ;d'être fermé aux religions. Une thèse (dactylographiée) a fort bien montré voilà quelques années que si l'auteur de MdhoYnet commenta par ne rien comprendre aux valeurs de l'Islam, à mesure que les années passent et que s'accroît son information, il entre si bien dans l'esprit de cette religion que l'auteur, un Iranien de formation musulmane, reconnaît que Voltaire a compris l'essentiel d'une foi que tout lui commandait de n'aimer guère ne serait-ce que pour sa dépendance à l'égard du Dieu des Juifs. Quoique d'autre part il conclut l'article Corps en feignant que « le paradoxe de Berkeley ne vaut pas la peine d'être réfuté », Arouet l'a plaisamment, et non moins pertinemment, «réfuté » chemin faisant. J'ajouterai que le Dieu de Spinoza :Deus sive ndturd, celui de l'Islam :Allah dkbdr, Allah est plus grand que mon effort pour le concevoir et le nommer (la preuve, c'est que, deux ou trois misérables exceptés, qui donc jamais connut le centième nom d'Allah ?), celui de Voltaire enfin, sont les seuls sans doute auxquels un philosophe puisse attarder sa réflexion. Quelle pitié qu'un emportement de mauvais aloi l'empêche de parler sérieusement du matérialisme radical (celui de La Mettrie), ou de l'évolution, avec Diderot !L'athéisme lui répugne ? Je veux bien. Qu'il lui fasse surtout peur, voilà
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qui me gêne. Depuis que des ombres portées sur les murs de Hiroshima, seule dyne pour moi décelable de ceux que volatilisa la première bombe atomique, ont très suffisamment démontré l'exactitude de l'équation E = Ync? le premier citoyen venu doit savoir que l'on passe très facilement, désormais, un peu trop facilement même, de la matière à l'énergie. Alors, tous les beaux discours de Bergson sur la matière comme dégradation de l'énergie ;alors, ce refus chez Voltaire d'admettre qu'on puisse insensiblement passer de l'inorganique à l'organisé, à Voltaire lui-même ;non, décidément ;non !D'autres en son temps pensaient plus fort que lui :Diderot, en particulier. Quelque audacieux qu'il se sente, quelque dangereux qu'on le juge alors, l'auteur du Portatif borne involontairement le cours de sa critique :politique et religion se font tort, chacune étayant l'autre de quelques raisons débiles.
Bourgeois intelligent et conquérant, l'homme d'affaires que fut aussi le défenseur de Calas raisonne juste quand il condamne ce qui le gêne, lui et les siens :les privilèges des traitants, la vénalité des offices, les lenteurs des magistrats, l'anarchie de l'économie, les prébendes, les épices, le chômage, et cette mendicité contre laquelle on n'imagine alors rien de mieux que les quatre ordres mendiants, également «riches et honorés ». Voltaire veut des réformes et qu'on investisse tout cet argent qu'on gaspille aux colonies, ne l'emploierait-on mieux pas à défricher, bâtir, encourager les arts ?Qu'il parle de guerre ou de patrie, Voltaire va jusqu'au bout de soi, et sans biaiser. Au point de fournir à Marx des arguments :celui en particulier, que les prolétaires n'ont pas de patrie ;car patrie, c'est pdtriYnoine. Liberty dnc~property, tel fut son credo politique, celui du capitalisme en sa phase ascendante. En un siècle où les moines et autres clercs possèdent une part considérable du sol francais, ce mot d'ordre menaCait le désordre établi. Affirmer, comme le Portatif, que « le possesseur d'une terre cultivera beaucoup mieux son héritage que celui d'autrui », c'est faire acte de courage civique ;mais Voltaire ne veut pas que tous les paysans vivent dans l'aisance : « il ne faut pas »qu'ils soient riches, car « on a besoin d'hommes qui n'aient que leurs bras
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et leur bonne volonté ». Cette prétendue «liberté » de «vendre [son] travail à qui voudra le mieux payer », ce serait pour le pauvre l'équivalent de la propriété !Les pauvres, en outre, quelle «pépinière » de soldats !C'est bien la peine d'écrire Cdnclicle, et l'article Guerre. Il est vrai que la religion étant jugée « un fléau inévitable », les pauvres ont leur fonction marquée dans l'ordre du monde bourgeois : se faire tuer pour les riches.
Notre patriarche prend très bien son parti de l'inégalité la plus criante. Il lui faut deux classes, «l'une de riches qui commandent, l'autre de pauvres qui servent ». Au reste, «tous les pauvres ne sont pas malheureux » :ils ont l'habitude. Encore si, de l'inégalité naturelle, biologique (assez scandaleuse déjà, et révoltante, jusqu'à nos jours fatale), Voltaire distinguait l'inégalité qu'aggravent les grandeurs d'établissement, et l'argent. Point du tout. Que les riches commandent, et que les pauvres servent, c'est sa justice. Je consens qu'il nuance ici ou là cette profession de cynisme :quand il affirme que la dépendance, voilà le malheur réel, plutôt que l'inégalité ; ou encore, quand il veut qu'on nourrisse les pauvres « en les occupant à des travaux utiles » (voilà l'un des principes ou l'une des fins économiques du socialisme) .


On ne se débarrasse pas de Voltaire en critiquant ses bévues ou ses erreurs, en le mettant au pilori pour ses faiblesses. Nous avons les nôtres, qu'on dénonce déjà, et qui, dans le jugement de nos successeurs, l'emporteront sur ce que nous avons peut- être apporté de bon. On ne se débarrasse point de Voltaire avant de l'avoir lu, comme à la fin d'une vie entre toutes lucide entreprit de faire Valéry. Du coup, M. Teste admira. Si vous n'avez pas le loisir de vous plonger dans les cinquante volumes de l'édition Moland, dans la Corresponcldncegue nous devons à M. Besterman, lisez du moins les Mélanges publiés par M. Jacques van den Heuvel, et la Politique cle Uoltdire présentée par M. René Pomeau. Si vous n'avez pas signé le pacte avec
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l'InfdYne, je vous défie de ne pas admirer, de ne pas aimer Voltaire. Qu'on en finisse une bonne fois, une belle fois, avec la fable de ce «hideux sourire » !
Illo teYnpore, en ce temps pour nous presque mythique, le temps d'avant ld Révolution, quelques outrances ne s'imposaient-elles pas à qui voulait neutraliser Bossuet, son Histoire universelle ? Dénigrer le «peuple élu », ses livres saints, exalter les Chinois, ce peuple ancien, puissant, nombreux, lettré, policé, qui pourtant n'avait jamais revu la Bible, deux erreurs sans doute, mais sur le chemin malaisé de la vérité. Deux erreurs qui ne doivent pas nous inciter à oublier que nos livres saints ne furent jadis, comme ceux des autres peuples, qu'oeuvres profanes, et que nous ne saurions que trop profaner ;que Flavius Josèphe, qui naissait en 34 de notre comput, et dans une famille sacerdotale de la Judée, en effet ne parle point du Christ ;que les rites sont commandés par le climat (allez donc inventer en Laponie une religion soi- disant universelle dont le Dieu incarné compare à du vin rouge son précieux sang, à du pain de froment sa chair incorruptible) ; que les mythes ne valent pas mieux, qui s'efforcent de justifier ces rites ;que bien des papes furent des gredins dont la fonction consciente n'était que de sacrifier aux erreurs populaires. Cela, Voltaire l'insinua, puis, à ses risques et périls, le proclama.
Sa ligne générale, sa méthode, demeurent exemplaires puisque toute critique doit en effet commencer par celle de la religion dominante (hier christianisme ou stalinisme, aujourd'hui culte du veau d'or et de la nouveauté), sachons-lui gré d'avoir porté, sinon hélas le coup de grâce, du moins des coups dont l'InfdYne, heureusement, reste marqué :séparation des Églises et de l'État, liberté chez nous de penser, d'écrire au Dalai Lama, ou d'imprimer à Paris ce qu'après Spinoza je pense de la Transsubstantiation : « O Ynente clestitube juvenis, qui iYnYnensuYn illucl et deternuYn te clevordre et in intestinis hdbere creclds » ; ce qui, avivé par le ton de Voltaire, donne ces lignes du Portatif : «des prêtres, des moines qui, sortant d'un lit incestueux, et n'ayant pas encore lavé leurs mains souillées d'impuretés, vont faire des dieux par centaines, mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu ».
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Au temps où l'on décapitait le chevalier de La Barre, coupable de ne pas ôter son chapeau devant le Saint Sacrement, loué soit celui qui proféra ces paroles pies, les seules dignes du Dieu de Voltaire, les seules dignes de Dieu — si tant est que Dieu il y ait. Ce qu'au Diable ne plaise !
ETIEMBLE