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Classiques Garnier

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Nom (propre)

Le discours scatologique* est, en contexte de censure* ou dautocensure, un discours monomaniaque qui retraduit tous les mots de la langue, quels quils soient, pour leur donner, par allusion*, calembour, déformation, contrepèterie* ou connotation, un sens scatologique : « paix » ne signifie pas « paix » mais « pet* » ; le « Saint-Siège » ne signifie pas Rome, mais la cuvette des cabinets* ; Éole nest pas le dieu des vents*, mais des pets* ; les « Pays-Bas » ne désignent pas la Hollande, mais le postérieur ; une « pêche » est un étron*, pas un fruit, etc.

Mais il existe une catégorie de mots à part, les noms propres, mots fascinants qui nont, par définition, pas de sens, mais seulement des désignations : ils constituent, pour les linguistes, des asémantèmes, mais offrent à tous les écrivains une source infinie de rêveries, de mises en récit*, de jeux anagrammatiques, de logogriphes, de rébus, dacrostiches et de gloses interprétatives. Ils seront, particulièrement dans les textes scatologiques (surtout ceux qui, classiques et comiques*, ne visent pas au réalisme*), très travaillés par les auteurs et systématiquement resémantisés. Cest le cas des noms des lieux : innombrables sont les plaisanteries sur le village de Montcuq. Quant à Toulouse-Lautrec, il samuse à se faire photographier posant culotte sur la plage du… Crotoy. Les noms des dieux et déesses de la mythologie*, réservoir important et largement connu de tous, engendreront, eux aussi, force calembours et allusions, comme dans ce monologue farcesque, « salade mythologique » dont lorigine est anonyme (xixe ou xxe siècle, milieu potache cultivé des classes préparatoires ?), qui raconte une histoire à la fois grivoise et scatologique dont voici un extrait :

Pénélope Énée de vous asseoir que je vous Archonte Ulysse-Troie. Cétait Léthé. Nous Phéniciens de Déjanire. Il nétait pas Tartare : une Eurydice, une heure Icare. Encore était Titan que Scylla Phénix. Borée dHomère Encelade, jétais Achéron et je sentais lÉros se re-Bellérophon de mon Nestor-mac : peu sOmphale-ût que je nEurotas et que je Médée Gorgias. Pour être plus Cocyte, je prends mon Styx à Pomone dHécate : il Phallus voir comme jé-Thémis ! Je Melpomène et ma-Muse Icare dheure aux Champs-Élysées et je vais rendre v-Isis-te Amathonte. Par-Vénus devant sa Cambyse, je frappe à Saturne. « Atrée » ! répondit-elle. Égérie. Car jarrivais fort Atropos : elle avait mis sa Jupiter et elle Lethé Anchise Persée en train dUranie []. Je la Protée au bord dUlysse où je la Chloé [] JlHercule Troie fois comme on Herculanum []. Elle fit un Pégase pas parfumé Osiris [].

Ou il sagira de noms forgés et transparents. Ainsi on trouve, pour la seule Histoire du prince Croque-étron et de la princesse Foirette (anonyme, 1701) qui parodie les genres « histoire secrète » et « conte* merveilleux », les noms suivants : Pétaut, Rotin, Indigeste, Morvos, Merdine, Vesse, Crotillon, Troussepet, Clistérine,

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Seringuette, Constipati, Hémorroïde*, Urinette, Gadouard. Au hasard dun feuilletage rapide où Rabelais* et Molière côtoient Voltaire, Silvestre*, Jarry et Apollinaire, apparaissent des noms de personnages de fiction comme Grandgousier, Trippa, Purgon, Diafoirus, Fleurant, Cutendre, Cunégonde, Cacambo, Humevesne, Baisecul, Gadouard, Pissembock, Pissedoux, Mouched Gogh, Merdanpot, Crotillon, Merdillon, Vibescu, Étronie, Crotenmain, Culculine, Pissenlair, Petendedant, Grospétard, Pételard, Cucufin, Cucuron, Malenfoire, Van de Pétasse, Métoncula, Ventejoli, Vessedebringue, etc. Chez Proust, les noms propres des personnages sont sujets à de très nombreuses interprétations allusives et scatologiques. De même Gogol, grand amateur de tels jeux avec la scatologie, nomme le falot et bien naïf héros de sa nouvelle fantastique Le Manteau (1843) Akaki Akakievitch : ce nom sinspire du grecακακιοςqui signifie « innocent », mais rappelle furieusement le russe обкакать qui veut dire « couvrir de caca* ». Et que dire du nom de Madame de Bauséant chez Balzac ?

Le nom propre redouble le caractère du personnage, fonctionne comme une sorte dimpératif catégorique (numen nomen), demblème de lui-même, le rend lisible et prévisible. Avec Rabelais et la consultation du grand devin Her Trippa par Panurge dans le Tiers-Livre (chap. xxv), on pourrait parler « donomatomancie », science qui prédit lavenir par analyse des noms propres – Panurge dit à Her Trippa quil sappelle « Mangemerde ». Lonomastique inventée par le conteur grivois fin-de-siècle Silvestre* est transparente et lui-même sen amuse : « Cétait un petit homme replet et quelque peu ridicule. Comment le nommerons-nous ? Mistouflet ? Cucuron ? Roubichon ou Lapétasse ? Va pour Cucuron ! » (« Conte bourgeois », Gil Blas, 13 octobre 1887). On trouve chez Céline « Artron », « Troudumel », etc. Chez Beckett, aussi bien les noms (« Cacagueule » dans Watt, 1945) que les surnoms (« comtesse Caca » dans Molloy, 1951) et les noms de lieux deviennent « transparents » scatologiquement : « Bully », « Shit » (« merde » en anglais), « Shitba », « Saposcat », « Baba », « Hole » (« trou » en anglais). Ce type donomastique transparente nest dailleurs pas réservé au seul discours scatologique : sy adonnent volontiers Balzac (nommant un avare « Gobseck »), Proust (Gury, 2002) ou encore le romancier populaire Paul de Kock (appelant un professeur « Ficheclaque », etc.) ; quant à la bande dessinée* pour enfants*, elle multiplie ces noms propres « motivés » (un avare sappelle « Picsou », etc.).

Parodiant les grands discours étiologiques qui justifient, par un récit explicatif, le sens dun nom qui na pas de sens (voir les passages de la Bible* où sont « expliqués » les noms dIsraël, de Jacob etc.) et qui terminent toujours cette explication par la formule « cest depuis ce temps-là que le lieu/lobjet/lanimal/la personne fut appelé… », Rabelais fait compisser par Gargantua les Parisiens « par ris », ce qui donne son nom à la capitale. Il en va de même pour la Beauce (« Cest beau, ce ! »). Inversement, en redistribuant les lettres, Luc devra être lu comme « cul* », Hippocrate comme « pot* à chier* » et tel nom propre sanagrammisera, se démembrera, se dispersera en ses syllabes disjointes dans lensemble du texte. Feront lobjet dun travail identique les noms « comiques » des auteurs, des imprimeurs, ou encore les noms des villes dimpression (Chio, etc.) qui figureront sur les pages de titre. Ou bien des noms propres deviennent noms communs : un « bourdaloue* » désigne par antonomase un pot de chambre portatif, de même quun « zola » chez les 283antidreyfusards ; on connaît la poubelle, la vespasienne* ; lexpression « je vais* chez Clara » a été créée à partir du nom dune marque de cuvettes de WC* au milieu du xxe siècle. On pourrait donc qualifier le texte scatologique de « poétique », tant est grande son attention aux infinis possibles de la langue, et notamment à la matière à la fois phonétique et sémantique des mots et des noms.

Chevrier, 2018 ◊ Gury, 2002 ◊ Starobinski, Jean, Les Mots sous les mots, les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971