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Classiques Garnier

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  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 361 to 363
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0361
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
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Ut pictura poesis
(peinture)

Le dialogue du lyrique avec le pictural se noue dans lAntiquité, où limage poétique doit frapper avec la même évidence quune peinture. Dès cette période, lexigence de visibilité apparaît indissociable de lexpression poétique, ce dont témoigne la notion denargeia. La formule horacienne Ut pictura poesis consacre cette alliance de la poésie et de la peinture. Elle devient, au prix dun glissement interprétatif, lourde de conséquences en France pendant la période classique, où la peinture est tenue de se soumettre aux règles de la rhétorique et de la poétique.

Enargeia : poésie lyrique,
tradition rhétorique et visualité

Étant destinée à être chantée, accompagnée ou non de la lyre* (lura) ou de tout autre instrument à cordes, la poésie lyrique semble plus naturellement tournée vers la musique que vers la peinture, vers loreille que vers lœil. Pourtant lardeur du chant ne laisse pas lœil sec ni passif, et lAntiquité qui a lié si fortement le lyrique avec le musical aura proclamé à lenvi quun poème devait provoquer un effet similaire à celui dune peinture. Horace, qui formule cette idée si lourde de conséquences pour le devenir de la poésie aussi bien que pour celui de la peinture (« ut pictura poesis », Épître aux Pisons, v. 361), nest-il pas celui qui a abandonné en poésie la nécessité de laccompagnement musical, congédiant lappareil liturgique hérité de lode pindarique ? Lui qui délaisse la voix chantée pour explorer les ressources musicales propres de la langue affirme, toujours dans lÉpître aux Pisons, que « lesprit est moins vivement frappé de ce que lauteur confie à loreille, que de ce quil met sous les yeux, ces témoins irrécusables » (v. 180-181). Il saffirme ainsi lhéritier dune tradition rhétorique qui accorde la primauté au sens de la vue, sadressant aux yeux du corps mais peut-être davantage encore à ceux de lesprit (voir Effet de présence*).

DAristote à Cicéron simpose la notion denargeia ou evidentia (« évidence », « visibilité »), qui repose sur lidée que pour emporter ladhésion de lauditeur, pour le toucher, il faut imposer des images à son esprit. Si lorateur nest pas le poète lyrique, on constatera néanmoins la transversalité du rapport au sensible et à laffectif, pragmatiquement mobilisés, par la visée du movere en particulier (voir Émotion*). Quant à lekphrasis, cette description visant lexhaustivité par la quantité des détails, elle appartient au genre épidictique et sa fonction est décorative. La description de tableaux pratiquée par les sophistes dans la lignée des Images de Philostrate de Lemnos, traduites en français par Blaise de Vigenère en 1597, nen est quun cas particulier. Cest la critique anglo-saxonne qui spécialisera lemploi du terme dans ce sens précis au milieu du xixe siècle. Tous ces croisements entre le littéraire et le pictural, le visible et le dicible sont lindice daffinités qui à

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partir de la Renaissance* tendront à la conjugalité. Pour les Anciens, limitation de la nature est en effet au fondement de ces deux arts. Condamnée par Platon (République, chap. x) dans une perspective idéaliste, la mimèsis est valorisée par Aristote comme visant la connaissance où lesprit humain trouve son plaisir.

Ut pictura poesis

La Renaissance italienne érige la formule dHorace en doctrine au prix dun contresens. Cest désormais au peintre de penser son tableau « comme un poème ». Ladage de Simonide de Cos transmis par Plutarque – « La peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante » – caractérise la peinture par un défaut, la poésie par un excès. La peinture doit désormais se plier aux règles de la rhétorique et de la poétique, cest à ce prix que, dart mécanique, elle peut prétendre devenir un art libéral. Linventio, la dispositio deviennent des préoccupations du peintre. Charles le Brun, dans sa Conférence sur la manne de Monsieur Poussin (1667), observe que le peintre a « composé son ouvrage dans les règles que lart de la poésie veut quon observe aux pièces de théâtre », respectant « lunité daction » pour mieux mettre en scène les passions humaines. À la recherche du « principe » qui unit les beaux-arts (dont la poésie), Dubos insiste sur leur capacité à émouvoir (Réflexions sur la poésie et la peinture, 1719), liée pour Batteux au choix du sujet (Les Beaux-arts réduits à un même principe, 1746). Si la poésie lyrique est pour ce dernier celle qui exprime les « sentiments intimes du poète » (Principes de la littérature, 1755), quen est-il de ceux éprouvés face à un tableau ? Dissociant le lyrique du poétique, il devient possible dobserver que la critique dart telle que la révolutionne Diderot avec linvention du genre du Salon est de part en part lyrique, comme lieu dexpression dune subjectivité assumée. La résurgence en 1671 à lAcadémie royale de peinture et de sculpture de la querelle du disegno et des colore qui avait animé la Renaissance italienne avait permis aux rubénistes dexalter à travers la peinture pleine de chaleur du flamand Rubens les pouvoirs de la sensation, se démarquant de la défiance platonicienne pour la Kosmetikè trompeuse. Les défenseurs de la couleur pourront sappuyer sur lempirisme de Locke et un Diderot qui y décèle le « caractère, lhumeur même » dun peintre qui « se montre dans son ouvrage » (Essais sur la peinture), ouvre la voie à la reconnaissance dun lyrisme pictural. Dans un xviiie siècle qui cherche à percer le mystère du « goût », Diderot envisage le plaisir esthétique comme un domaine du savoir, celui défini par Baumgarten dans son Æsthetica (1738), visant la « perfection de la connaissance sensible en tant que telle ». Mais Diderot rappelle aussi combien lélaboration de ce jugement de goût passe par toutes les nuances de la palette émotive : « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, mindigner dabord », demande-t-il à lartiste(Essais sur la peinture). Lécrivain ne se prive daucun des élans du lyrisme* pour traduire en mots ces toiles que les lecteurs de la Correspondance littéraire nauront peut-être jamais devant les yeux, comme lindiquent par exemple les phrases nominales, la ponctuation expressive face à La jeune fille qui pleure son oiseau mort de Greuze (Salon de 1765) : « La jolie élégie ! le joli poème ! la belle idylle que Gessner en ferait ! Cest la vignette dun morceau de ce poète. » À travers les références à lélégie* et au poète suisse Salomon Gessner, Diderot dialogue avec les origines de la poésie lyrique et transmue lélégie picturale en élégie en prose*, élégie à double détente puisquil est suggéré que la perte véritable de cette jeune fille est celle de sa virginité, et quelle pleure 363son enfance davantage que son oiseau. Un sujet lyrique* semble alors émerger de cet ensemble : « Il ny a aucun de mes ouvrages qui me ressemble davantage » (lettre à Mme Necker, 6 septembre 1774).

La naissance de la critique dart au xviiie siècle apparaît donc comme loccasion de tisser de nombreux liens de la peinture au lyrique, et prépare la reconfiguration des rapports qui aura lieu au xixe siècle. Le lyrique devient alors hégémonique dans le domaine poétique au moment précis où la peinture conquiert son autonomie par rapport à celui-ci, brisant le joug de ce mélange démulation et de contraintes quaura signifié lut pictura poesis.

Hénin E., « Ut pictura theatrum ». Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Genève, Droz, (« Travaux du Grand Siècle »), 2003. Lee R. W., Ut pictura poesis : humanisme et théorie de la peinture, xve-xviiie siècles, Paris, Macula, 1991. Webb R., Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham/Burlington, Ashgate, 2009

Lurikos ; Lyra ; Moyen Âge ; xvie siècle, renaissance ; xviie siècle ; xviiie siècle

Thomas Augais