Skip to content

Classiques Garnier

T

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 349 to 360
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0349
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
349

T

Technologies

Le terme « technologie » associe spontanément la création littéraire au règne des machines modernes, et limaginaire futuriste de la science-fiction*. La modernité littéraire, depuis le xixsiècle, a considéré la machine, fille prodigue de la révolution industrielle, alternativement comme un objet de fascination ou de rejet, pour très rapidement devenir une alliée dans la création, de la machine à lécrire aux tentatives les plus expérimentales, comme la démontré Isabelle Krzywkowski, dans son ouvrage pionnier Machines à écrire (2010). Mais quentend-on par « technologie » ? Pour lanthropologue Jack Goody, lécriture elle-même est une technologie intellectuelle, qui a contribué à rationaliser la pensée « sauvage ». Pourtant, les jeux décriture et la créativité poétique témoignent, selon Anne-Marie Christin, de la « déraison graphique » contenue dans cette technologie qui est autant une technique quun art, ce qui rejoint littéralement le sens originel « technè ». Il faudrait alors considérer la pluralité des technologies, tant le terme recouvre des outils et des processus différents selon les cultures poétiques et littéraires.

Linvention de limprimerie marque la première grande avancée technique de la diffusion des textes, et de la poésie. Les écritures poétiques se trouvent elles-mêmes sous linfluence de cette montée en puissance des technologies modernes en Europe, au point de devenir un thème potentiellement en conflit avec une conception intemporelle de lexpression poétique. Dans le contexte du développement des chemins de fer, un concours mémorable organisé par lAcadémie française en 1845 avait imposé comme thème « La découverte de la vapeur » qui alliait science, poésie et célébration du progrès, suscitant des réactions polémiques, tant sur la dimension politique de cette « poésie industrielle » que sur les inquiétudes liées à ces technologies encore mal maîtrisées et inquiétantes. Baudelaire, en 1859, avait marqué le divorce irréconciliable entre technologies industrielles et poésie dans « Le public moderne et la photographie ». Devant cette résistance poétique, les technologies décriture, elles, évoluent notablement à la fin du xixe siècle avec linvention de la « boule à écrire » (1865), un prototype de la machine à écrire, qui selon le théoricien des médias Friedrich Kittler imposa à Nietzsche, en raison de son dispositif contraint, une écriture « à laveugle » et plus brève.

Après cette première phase de résistance, cest principalement au sein des avant-gardes* du xxe siècle que la technologie fut une des alliées poétiques les plus remarquables et fécondes. Après les Futuristes, et chez Filippo Tommaso Marinetti en poésie, qui empruntèrent aux machines le principe du bruitisme, les Surréalistes sapproprièrent les objets du quotidien comme source dinspiration mais aussi matière directe créative : gramophone, cinéma, photographie, radio, électricité ainsi que toutes avancées

350

techniques susceptibles de troubler la relation au réel, étaient considérées comme des phénomènes potentiellement poétiques. Outre lautomatisation et les processus de production mécanisés qui fascinaient les jeunes poètes, la technologie impose en effet un nouveau type de médiation avec le réel, qui intensifie le déphasage entre perception et présence, tout en maintenant des illusions immersives, comme le cinéma, ou des sensations de proximité, comme le téléphone. La pratique de lécriture automatique au sein du groupe parisien est le signe de limprégnation de limaginaire technologique qui associe fonctionnement de la psyché à celui dune machine. Lappropriation de procédures technologiques et médiatiques se retrouve aussi chez les poètes modernistes, depuis Guillaume Apollinaire jusquà Pierre Albert-Birot, voire Stéphane Mallarmé, dont les poésies visuelles transposent typographiquement* les technologies cinétiques visuelles. À partir de lentre-deux guerres, technologies et médias forment ainsi un couple de plus en plus indissociable.

La démocratisation des outils technologiques connaît un essor de masse après la Seconde Guerre mondiale. La littérature intègre les nouveaux médias et occupe de plus en plus les espaces hors du livre, en particulier à la radio puis, à partir des années 1970 à la télévision. Mais cette association reste pour la grande majorité une médiatisation à contenu informationnel. En France, cest encore du côté des avant-gardes que les implications poétiques des développements technologiques sont sensibles, dans le sillage de la poésie-action animée par les Lettristes, en particulier pour Henri Chopin qui « sonorise » la poésie avec un magnétophone, et inaugure lère de la « poésie sonore » en 1955. Résolument attaché à la dimension expérimentale et exploratoire de la poésie, il édite la revue Cinquième saison, équivalent français de la revue états-unienne multimédia Aspen qui avait pour particularité de proposer des enregistrements sur disque vinyle en accompagnement de la publication papier. Les technologies de communication sont donc utilisées pour performer la poésie oralement, à laide de machines mais aussi à des fins de diffusion, tout en maintenant lintégrité auditive de la performance dorigine. Bernard Heidsieck, autre grand représentant de ce mouvement poético-technologique, sest illustré par lutilisation de la technique sampling dès 1974 à loccasion de sa performance « Vaduz », texte réalisé à laide dune machine Revox A 700 de fabrication suisse. Comme lont souligné Gaëlle Théval et Anne Christine Royère, spécialistes de poésie sonore, les expérimentations de Heidsieck sont à mettre en lien avec les développements de la musique électro-acoustique autour de Pierre Henry et Pierre Boulez, compositeurs de musique concrète et minimaliste. Le chercheur et poète performeur Jean-Pierre Bobillot considère cette pratique mêlée de poésie et technologie une « cyber-techné » et en appelle à une « médiopoétique » spécifique à ces productions littéraires.

Si le magnétophone, les technologies de sonorisation et denregistrement sonores ont accompagné la poésie performée, les appareils de vision ont également participé à augmenter virtuellement lexpérience de la littérature. La photographie, dune part, a dès les avant-gardes historiques contribué à travailler la relation texte et image, dautre part, le cinéma* et la vidéo se sont eux aussi adjoints à la fabrique du texte pour animer et mettre en mouvement lettres et images dans des « ciné-poèmes », pour reprendre lexpression de lécrivain Pierre Alféri. La mise en visibilité des textes a transformé les conditions de monstration de la poésie, cette dernière se frayant une 351voie dans les galeries dart et dans les salles de cinéma expérimental. Aussi, lutilisation des technologies a déplacé les espaces de réception de poésie au-delà du médium livre pour lintégrer dans lère de « lintermedia » que le poète Dick Higgins définit à partir des pratiques verbo-voco-visuelles et sociales du groupe Fluxus. À ce titre, même la très banale photocopieuse fait partie de ces technologies de masse qui ont permis des usages créatifs mêlant esthétique pauvre de lenvironnement bureautique et assemblages singuliers, que ce soit en revue ou même dans les pratiques pédagogiques, la photocopieuse affranchissant des éditeurs et permettant de composer ses propres corpus littéraires et associations.

En dernier lieu, lassimilation de la machine à écrire, dès les années 1950, jusquaux claviers des ordinateurs personnels, ont radicalement modifié lécriture poétique, de la poésie concrète et visuelle à la poésie numérique, dont le poète Jacques Donguy a retracé les nombreuses dynamiques communes. Lespace de la page, dans la tradition moderniste, se trouve en effet investi à la fois poétiquement, visuellement, mais aussi techniquement, loutil participant directement à lesthétique et à la réception du poème. Prémices de la littérature numérique sur écran, les productions mêlant texte et image, animations visuelles et enregistrements sonores, ont été appuyées par de nombreuses innovations technologiques qui ont permis de diffuser et autonomiser la création poétique vis-à-vis du livre. Donnant lieu à une « néolittérature » transmédiatique, ces transformations ont permis au texte de migrer dun support à un autre, et douvrir lespace de la littérature à dautres technologies, bien au-delà de limprimerie.

Cohen N., Depoux A., Pardo C., Reverseau A., Poésie et médias. xxe-xxie siècle, Paris, Nouveau monde, 2012. Kittler F., Gramophon, Film, Typewriter, Dijon, Les Presses du réel, 2018. Nachtergael M.,Poet Against the Machine. Marseille, Le Mot et le reste, 2020.

Film, cinéma ; Livre ; Matérialisme ; Numérique, internet ; Radio

Magali Nachtergael

Temps

Tandis que la question des temps du récit a suscité des théories littéraires profondes et souvent opposées, les unes visant à rabattre la chronologie du récit sur sa logique (cest le pari prudent et pudique de la narratologie proposé par Gérard Genette dans Figures III), les autres cherchant à faire du récit un enjeu pour la phénoménologie du temps vécu (cest le pari de Paul Ricœur), nul Temps et poésie nest venu répondre à Temps et Récit, cette somme puissante et toujours féconde. Le parallèle avec la trilogie de Paul Ricœur vaut dailleurs comme lindication dun problème. Au terme de lenquête, Ricœur avançait la notion « didentité narrative », cest-à-dire dune identité que le sujet humain atteindrait par la « médiation de la fonction narrative ». Pour pouvoir être quelquun et non pas rien, il faut pouvoir se dire et pour pouvoir se dire il faut pouvoir se raconter. Le récit sest vu promu par Ricœur à la dignité dun lieu décisif de lanthropologie philosophique. Lenjeu dun « temps et poésie » ne saurait être moindre : il devrait aboutir à soutenir la notion dune « identité poétique », cest-à-dire dune identité que le sujet atteindrait par la « médiation de la fonction poétique ». On est cependant en droit de se demander si labsence dune telle enquête ne tient pas à ce que la poésie linterdit par principe. On peut en effet supposer que loin de sceller lenchaînement des moments de la vie, la poésie exprime lalbum de leur cohérence impossible, de leur arrachement, de leur 352négation successive. Cette thèse est défendue par Hegel dans son Esthétique : « La vie intérieure, de par son unité subjective, est la négation active de la juxtaposition accidentelle dans lespace. Elle est par conséquent une unité négative. Mais, en premier lieu, cette identité à soi-même demeure entièrement abstraite et vide, et elle consiste seulement à faire de soi-même un objet. » (Encyclopédie, op. cit., § 258) La phénoménologie intime du temps musical (que Hegel transpose au poème) est dictée par la négation et la négation de la négation. Linstant (in-stans, à la lettre, ce qui ne tient pas) se nie et nie le sujet quil traverse. Mais il semble dabord se tenir dans le maintenant. Or le temps éboule le maintenant sur lui-même, et cette négation se nie elle-même dans lappréhension du temps qui passe : cest le même temps qui passe et se nie. Comme la musique, la poésie serait faite de ce temps qui se nie – ou selon la version de Philippe Lacoue-Labarthe : « la poésie, ce parler à linfini de la mortalité pure et de len vain » (La poésie comme expérience, 1986, 147).

Labsence dun « temps et poésie » est dautant plus étonnante que le lien entre poésie et temps semble tomber sous le sens. Mieux : toute lectrice et tout lecteur de poésie se convainquent que lémotion spécifique qui naît du poème les relie à leur temporalité intime, à ce que le poète Ungaretti appelait dans le titre dun de ses recueils les plus importants : le Sentiment du temps (Sentimento del tempo). La poésie, comme la musique, pouvant être définies comme des arts du temps selon une tradition ravivée par Diderot et Lessing. Art du temps ou arts des temps ?

Quil évoque le passé, le présent ou le futur, un poème nest-il pas déchirant dans la mesure où il exprime notre finitude, larrachement que nous sommes nous-mêmes dans la différence extatique du temps de notre existence ? Lémotion lyrique semble si intimement liée à la capacité du poème à inscrire le (faire) défaut du temps dans la langue que la question du temps du poème pourrait sembler tautologique – ce qui nempêche pas bon nombre de spécialistes du lyrisme de ne pas la thématiser. Le poème lyrique fait passer dans la langue la différence du temps qui nous arrache à nous-mêmes. Il na pas besoin dévoquer le passé ou la mort pour sécrire « doutre-mort », pas besoin de suggérer des amours mortes, des séparations et des deuils ni même les « voix chères qui se sont tues » pour être déchirant. Mais encore : lusage des temps grammaticaux entretient-il une relation quelconque avec lémotion qui relie le poème au temps poétique ? Il semble quils y soient plutôt indifférents. Pour nous en tenir à des exemples empruntés à Baudelaire(voir Émile Benveniste, Baudelaire, 2011), le poème sécrit au présent de la grammaire (« Spleen » : « Jai plus de souvenirs que si javais mille ans »). Il nignore aucun des temps du passé : ni le passé composé (« Je nai pas oublié, voisine de la ville »), ni le passé simple (« Lennemi » : « ma jeunesse ne fut quun ténébreux orage »), ni limparfait, dont Émile Benveniste considérait quil était pour Baudelaire « le temps / du souvenir, “dans le présent restauré” » (« Le Balcon » : « Et tes pieds sendormaient dans mes mains fraternelles »). Le poème peut aussi bien sécrire au futur de lespérance ou de la promesse (« Le balcon » encore : « Tu te rappelleras la beauté des caresses »).

Y a-t-il alors un temps propre au poème ? Le poème crée-t-il entre le temps de lénonciation et le temps de lénoncé des jeux et des effets qui contribueraient à mieux saisir ce qui se joue dans le temps de la poésie ?

Staiger et les concepts
fondamentaux de la poétique

Il est remarquable que la temporalité lyrique nait pas été élaborée par 353Heidegger ou par ses commentateurs les plus rigoureux, à lexception dEmil Staiger. Il y a certes une raison à cela : lorsque Heidegger mobilise la poésie à la faveur de son ontologie fondamentale, il entend larracher à sa détermination subjective. Pas plus que lontologie fondamentale ne se ramène à une nouvelle anthropologie, la poétologie qui en découle ne prétend rénover la figure du sujet lyrique. Tout au contraire, cest la langue qui parle dans le poème, à travers le poète – la preuve en est apportée par la lecture du poème de Trakl dans la conférence intitulée La parole. Rares sont les textes où Heidegger sest montré si éloquent dans lévocation de ce quest la « douleur » – « la douleur est la jointure du déchirement [] la douleur ajointe le déchirement de la Dif-férence. La douleur est la Différence même. »(Heidegger, « La parole », Acheminement vers la parole, 1981, 30.) Mais cette évocation de la douleur dans le poème ne saurait être menée au fil conducteur de la temporalité du Dasein, puisque « le parler humain, en tant que parler des mortels, ne repose pas en lui-même. Le parler des mortels repose dans lappartenance au parler de la parole » et que, pour finir, cest la « parole [qui] est parlante. » (Ibidem, 35-37). On se demandera pourtant si lanalytique existentiale du Dasein et de ses extases temporelles nouvrait pas des possibilités sérieuses à létude de la poésie lyrique.

En 1946, Emil Staiger, publie à Zurich Les Concepts fondamentaux de la poétique, chef-dœuvre dherméneutique littéraire inspiré jusque dans son titre par le cours de Martin Heidegger : Les concepts fondamentaux de la métaphysique (1992). Ce livre pionnier, qui entend offrir une typologie des genres lyrique, dramatique et épique, propose une herméneutique littéraire inspirée par les catégories de lanalyse existentiale(voir « A 1951 Dialogue on Interpretation : Emil Staiger, Martin Heidegger, Leo Spitzer » dans Publications of the Modern Language Association of America, 1990, 409–435) : « la poétique fondamentale est donc loccasion pour la science littéraire doffrir une contribution à lanthropologie philosophique » (op. cit., 9).

Cherchant à saisir lessence des trois genres, Staiger entend présenter les trois extases du temps « à lintérieur des genres poétiques » (op. cit., 159) : le comprendre « sinscrit en poésie dans le style dramatique » ; le sentiment de la situation ou tonalité affective dans le style lyrique ; le déchoir correspond au style dramatique. Staiger accorde sa préférence au style lyrique et cest par lanalyse des concepts fondamentaux du lyrique que souvre lessai. Staiger commence par exposer les concepts fondamentaux du lyrisme : 1) lunité de la musique des mots et de leur signification, action immédiate du lyrique sans compréhension expresse, 2) le risque de dissolution auquel parent le refrain et les répétitions des différentes espèces, 3) le renoncement aux connexions grammaticale, logique et intellective, 4) la poésie de la solitude, entendue par une communauté à lunisson : 5) le refus de la distance critique (Ibidem, 11-43). Pour Staiger, le lyrisme marque la victoire de leffusion sensible sur le jugement (43).

Mais seul lexposé de la temporalité du poème lyrique permettra de mesurer la fidélité des concepts fondamentaux de la poétique aux concepts fondamentaux de la métaphysique. On doit à Emil Staiger la formulation dune thèse profonde dont les contradictions permettront de mesurer quune approche temporelle du temps lyrique est insuffisante et quelle doit laisser la place à une approche aspectuelle. De fait, le chapitre initial consacré à la poésie lyrique sintitule : « Le style lyrique : le souvenir » et Staiger formule ainsi la temporalité propre au lyrique : « dans le lyrique le présent domine à tel point 354que ce serait peine perdue dénumérer des exemples. » (45) Le poème est à la pointe du présent. Cest pourquoi, selon les termes du phénoménologue Oscar Becker, il est si poignant, si fragile, si touchant (Oscar Becker, La Fragilité du beau et la nature aventurière de lartiste, 1986). Comme Staiger nignore pas que la plupart des poèmes sont des évocations du passé et quil veut distinguer le passé du récit (la mémoire) et le passé du souvenir (le souvenir), il est forcé de poser que le poème lyrique évoque le passé dans le présent, voire, comme présent – « lhomme qui est dans une disposition lyrique ne prend pas position. Il se laisse glisser dans le flux de la présence. » (47). En dautres termes, qui pourraient rappeler lanalyse de saint Augustin : le présent du poème lyrique est un présent composé de passé ou, si lon préfère, un passé composé si lon veut bien se souvenir que le passé composé se laisse décrire (en français du moins), en termes daspect comme ce passé qui nen a pas fini de passer, comme ce passé dont on mesure encore leffet dans le présent. Staiger est prisonnier de sa conception du temps et finit par vouloir que le poème lyrique soit à la fois du présent et du passé. Cest peut-être que la perspective temporelle du temps (sa division en époques – ou, selon Heidegger, la conception vulgaire du temps), ne lui permet pas dexpliciter ce quil a parfaitement saisi.

On soutiendra la thèse contraire, quoique lexpression de « thèse symétrique » serait plus juste, puisque Staiger va jusquà dire quà la faveur de la confusion du souvenir le « poète présentifie aussi peu le passé que ce qui arrive maintenant » (51). Labsence de « distance critique » se marquerait comme une confusion des époques. Étrangement, pour évoquer la temporalité lyrique et échapper au paradoxe, Staiger choisit deux solutions contradictoires qui annulent lune et lautre la possibilité dune temporalisation lyrique authentique (au sens défini par Être et temps, dont Staiger, pourtant, se réclame).

Dune part, Staiger renvoie le souvenir lyrique à lintratemporalité, cest-à-dire à ce « dans quoi » les événements arrivent (le temps des horloges et des cadrans). Or lintratemporalité constitue pour Heidegger (§ 80) lorigine du concept vulgaire de temps (§ 81). Dautre part, pour soustraire le souvenir à ce premier écueil, Emil Staiger le renvoie à une archi-présence : une présence si présente quelle serait comme soustraite à toute temporalisation – le souvenir du lyrique serait davant le temps, ce qui constitue le comble pour une approche qui se réclame dÊtre et temps.

Le poème, ce serait, pour citer une section de Sentiment du temps dUngaretti – « la fin de Chronos », laei chronos du parfait grec (Henri Maldiney, « Linstance du parfait dans la théorie aristotélicienne du temps et dans la théorie platonicienne de la science », Aîtres de la langue et demeures de la pensée, p. 51-120, p. 67-73). Pour citer Proust : dans le poème, « une minute affranchie de lordre du temps a recréé en nous pour la sentir lhomme affranchi de lordre du temps » (Le Temps retrouvé, À la Recherche du temps perdu, tome IV, 451). La confrontation des deux époques, du passé et du présent, na pas pour seul effet de faire resurgir le passé dans le présent, mais bien de faire jaillir comme létincelle de deux pierres frottées, un troisième temps, comme hors du temps : le temps pur, létat pur du temps. Cest pourquoi la seule vraie vie est la littérature qui offre une réalité à linstant du soudain et ne se contente pas de le laisser senfuir à nouveau comme un leurre.

Il nest pas rare quon lise des poèmes pour recréer en nous cette minute hors du temps pour la sentir. Ils ne sont pas forcément écrits au présent gnomique, 355mais offrent ce hors-temps du soudain. La force de ce présent peut rassembler des poètes si lointains par ailleurs que René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy ou Francis Ponge. Si le présent de leur poème se distingue par mille nuances, ils se rapprochent parce quils cherchent par la langue à atteindre cette minute hors du temps. Char ? « Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il nest plus mon amour, chacun peut lui parler ». Bonnefoy ? « Je me réveille, il pleut. Le vent te pénètre, Douve, lande résineuse endormie près de moi. Je suis sur une terrasse, dans un trou de la mort. De grands chiens de feuillages tremblent ».

Ces présents, annulant la différence du savoir et de la mémoire, disent que connaître et se souvenir sont une seule et même chose et que cette chose est au présent ; mais cest dire aussi que le présent qui se confond avec le passé ne saurait être perçu comme une époque du temps que formaliserait une flèche ou quindiquerait une chronologie.

Il faut donc défendre un autre point de vue sur la temporalité lyrique : sortir dune vision des époques pour inventer un autre point de vue plus conforme à la grammaire profonde du poème. On ne se contentera donc pas seulement de soutenir que le poème ne consiste pas à faire vivre le passé comme présent, ou le présent comme passé : on dira que le poème lyrique inaccomplit le présent et que la temporalité lyrique doit être relayée par une aspectualité lyrique.

À lapproche de Staiger il faut donc opposer une vision aspectuelle de la temporalité du poème (Cf. Aspect*).

Lacoue-Labarthe Ph., La poésie comme expérience, Paris, Bourgois, 1986. Maldiney H., Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, LÂge dHomme, p. 51-120 et surtout, p. 67-73. Staiger E., Les Concepts fondamentaux de la poétique, trad. et ann. par R. Célis et M. Gennart, Bruxelles, Lebeer Hossmann, 1990. Ungaretti G., Sentimento del tempo, dans Vita dun uomo, Milano, Mondadori (« Meridiani »), 2009 [1933], p. 137. Ungaretti G., Vie dun homme, poésie, 1914-1970, Paris, Gallimard, 1973.

Aspect (temporel) ; Circonstance ; Effet de présence ; Je et pronoms personnels ; Narration

Martin Rueff

Théâtre

Dramatique*

Traduction

La traduction constitue un domaine particulier dans le champ des études lyriques, puisquelle sinscrit demblée à la croisée des langues et des disciplines. Traduire la poésie est depuis toujours une activité considérée comme relevant dune exigence extrême, car elle est très souvent jugée comme impossible, en raison du caractère indissociable de la forme et du sens. Cependant, malgré son caractère a priori déceptif, la traduction poétique demeure une activité très appréciée par les poètes eux-mêmes qui, surtout au xxe siècle, en perçoivent le potentiel dinnovation (Lombez, 2016).

Dès la Renaissance, si les contours de cette activité sont encore peu définis, les questionnements théoriques portent avant tout sur la distinction entre traduction et imitation. Lappropriation des modèles est fréquente, et la traduction se distingue encore mal de la création originale (htlf, 2015). Dès les siècles suivants (xviie et xviiie), le débat porte davantage sur le choix du vers ou de la prose ; le xixe siècle est quant à lui marqué par une plus grande exigence de littéralité. Au tournant du xxe siècle, avec le développement du vers libre, la liberté de choix simpose, et le poème traduit acquiert peu à peu un statut nouveau : il est poème à part entière 356(htlf, 2020). Longtemps centrées sur la pratique, les réflexions théoriques sur la traduction poétique des xxe et xxie siècles manquent encore dune vue densemble, en raison de lunivocité des perspectives et dun manque de clarté dans le point de vue adopté (Vischer, 2017). Les grandes questions théoriques des siècles passés demeurent centrales (notamment lintraduisibilité, le choix entre vers et prose, la rime) ; sy ajoutent de nouvelles questions portant sur le rythme*, la créativité et le sujet traduisant. Certains de ces questionnements ont cependant été profondément modifiés par des théoriciens du xxe siècle, comme Walter Benjamin et Henri Meschonnic, et par dimportantes figures de poètes-traducteurs.

Dans « La tâche du traducteur », Walter Benjamin voit dans la traduction une manière daccéder à lessence des langues, à un langage pur favorisant un rapport d« âme à âme ». Cette conception de la traduction, qui confère à la traduction poétique une dimension proche du sacré, a fortement imprégné le xxe siècle (htlf xxe) et nourri les réflexions de nombreux théoriciens, traducteurs, et poètes-traducteurs.

Lapport des poètes-traducteurs de langue française du xxe siècle (Eugène Guillevic, Armand Robin, Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet, pour nen citer que quelques-uns) ont poétiquement renouvelé la langue française grâce à la traduction. Chez la plupart dentre eux, la traduction sinsère dans leur œuvre même, car la traduction et lécriture propre sinscrivent dans un même engagement langagier dune haute exigence. Dans ses nombreux essais et conférences sur la traduction, Yves Bonnefoy propose une vision large de cette pratique, dans un mouvement qui à la fois la sacralise et la désacralise (Bonnefoy, 2013).

Lapproche énonciative du rythme proposée par Meschonnic se définit comme une approche globale qui saffranchit de lidée de régularité et, pour la poésie, dune implication du mètre ; elle est lorganisation du sens dans le discours, linscription du mouvement de la parole par un sujet (Meschonnic, 1989 et 1998). Cette approche valorise linvestissement du traducteur dans le texte et permet ainsi la prise en compte dun sujet traduisant. La caractérisation du poème comme une « forme-sens » implique, plus que pour tout autre genre littéraire, un sujet traduisant qui le contraint – positivement – à prendre position dans le langage, à sengager, à inscrire, consciemment ou non, sa propre poétique dans ses traductions.

Si les poètes-traducteurs sont les grands acteurs du xxe siècle, les traducteurs universitaires occupent une place assez importante, grâce notamment à des publications dans des collections proposant notes et commentaires. Dans le prolongement des réflexions de Meschonnic, notamment, il ne sagit plus nécessairement dêtre poète pour traduire la poésie, mais de traduire « en poète », selon lexpression de Bonnefoy.

Les problématiques récentes sont davantage liées à des changements dans la pratique elle-même quà un renouveau à proprement parler théorique. Le xxie siècle témoigne du développement et de la valorisation de lécriture poétique multilingue, de lautotraduction, de la traduction-performance et de la poésie-performance. La modification des supports apporte un changement fondamental dans la réception de la poésie traduite. Si limportance des revues, des anthologies et des collections de poésie traduite domine durant tout le xxe siècle, ce sont les publications en ligne qui marquent le passage au xxie siècle. Ces nouveaux supports (revues en ligne, plateformes, blogs, performances filmées, etc.) permettent dexplorer des façons inédites 357dappréhender le poème traduit. La plateforme Lyrikline, par exemple, donne à lire et à entendre plus de 21 000 traductions et 88 langues. Le vaste développement de ces nouveaux modes de diffusion de la poésie traduite sinscrit non seulement dans la révolution numérique, mais également en réaction au rythme lent dune publication papier, ainsi quà la difficulté de trouver des financements et une diffusion à large échelle. La traduction expérimentale gagne également en importance, notamment par le développement de la performance et des vidéopoèmes, de pratiques comme la transcréation et la pseudo-traduction, et par lutilisation de logiciels de traduction automatique. Explorant une dimension plus ludique et créative, parfois dans un mouvement qui marque un certain affranchissement de loriginal, ces nouvelles pratiques marquent un changement par rapport à la seconde moitié xxe siècle, période tout au long de laquelle domine la traduction par des poètes, qui valorise le dialogue entre deux poétiques et une perception de la poésie qui favorise une dimension de parole sacrée (htlf xxe). Enfin, si le xxe siècle est résolument masculin, on notera que le les femmes traductrices de poésie, poètes ou non, sont de plus en plus nombreuses.

Lapport de la traduction de la poésie au genre lyrique en langue française est indéniable. Au cours du xxe siècle, elle a contribué à lévolution du paysage poétique en Europe : les nombreuses découvertes poétiques faites grâce à la traduction témoignent de lapport certain de cette pratique sur la perception des différentes littératures par le lectorat francophone. On pense notamment aux premières traductions de poètes slovènes, estoniens ou romanis réalisées dans le courant du xxe siècle (htlf xxe). Un autre apport décisif de la poésie traduite pour la poésie de langue française est louverture au vers libre, au tout début du xxe siècle, sous limpulsion des premières traductions de Walt Withman dans le dernier quart du xixe siècle (htlf xixe).

Le renouveau et lenrichissement des formes et des approches de la poésie grâce à la traduction mettent en évidence le potentiel créatif de cette pratique, ainsi que son potentiel dinterrogation. Si la poésie est de plus en plus traduite (htlf xxe), elle le doit certes aux nouvelles modalités de publication et de diffusion des textes, mais aussi à la reconnaissance de cet acte comme sinscrivant au cœur des enjeux de lécriture dans un monde toujours plus complexe, que la richesse du traduire permet dinterroger.

Histoire des traductions en langue française, 4 vol.,du xve-xxe siècles, Lagrasse, Verdier, 2012-2019. Benjamin W., « La tâche du traducteur », Mythe et violence 1, trad. Maurice de Gandillac, Évreux : Denoël, 1971, p. 261-275. Bonnefoy Y., Lautre langue à portée de voix. Essais sur la traduction de la poésie, Paris, Le Seuil, 2013. Lombez C., La Seconde profondeur. La traduction poétique et les poètes traducteurs en Europe au xxe siècle, Paris, Les Belles-Lettres (« Traductologiques »), 2016. VischerM., « La traduction de la poésie aujourdhui, quelles perspectives théoriques ? Quelques repères », Atelier de traduction, no 28, 2017, p. 95-114.

Actes de langage ; Dialogue, dialogisme ; Rythme 

Mathilde Vischer

Typographie

Larticulation de la poésie avec la typographie est à lorigine de Caractères (1993), un recueil de Michel Butor réalisé avec le concours plastique de Bertrand Dorny et composé avec certaines polices de lImprimerie Nationale (Garamont, Jaugeon, Grandjean, Luce, Didot, Marcellin-Legrand, Gauthier). Si « les caractères choisis / donnent le ton des 358années / que les vers vont évoquer », corrélant, poème après poème, la matérialité des plombs avec lhistoire collective, cest quils visent à célébrer différents âges de la civilisation de limprimé. La question de leur affiliation aux formes lyriques nest pas alors centrale, sans doute parce que lidentification des polices, difficiles à essentialiser, y importe moins depuis Mallarmé que lopposition entre litalique et le romain, le mélange des corps et des graisses, laménagement des blancs et des justifications, soit un ensemble de ressources techniques combinables à loisir. En vérité, les singularités de composition et de mise en pages dans Un coup de dés jamais nabolira le hasard (1897) sont affiliées au lyrisme par la négative puisquelles servent, selon lauteur, à concrétiser des « sujets dimagination pure et complexe ou intellect », laissant à « lantique vers » le soin daccueillir « lempire de la passion et des rêveries ». La postérité la plus reculée du Coup de dés sursoit à la mise en œuvre de cette leçon. Ainsi, dès 1913, Apollinaire conçoit des « idéogrammes lyriques » dont lorientation figurale nexclut pas linspiration effusive, ni même le retour du système métrique. Pour autant, le poème mallarméen, en dérogeant à lorthotypographie, qui valorise la discrétion par souci de lisibilité, délivre un double enseignement à ses héritiers. Tout dabord, il érige la typographie expressive en marqueur de poéticité, concurrent ou complémentaire des autres innovations formelles du xixe siècle (vers libre et poème en prose). Puis, il lui confère une valeur idéogrammatique à rebours de lapproche phonocentriste de lalphabet. Lexhibition des caractères par le jeu des casses et des espacements accuse, en effet, la plasticité de lécriture et suspend la pleine compréhension de la parole à son graphisme et à sa localisation, quitte à « créer un halo dindétermination autour du mot, à le charger de suggestions diverses » (Eco, LŒuvre ouverte, 22).

Nétant dépendante des normes de composition que sur le mode de lécart, lexpressivité typographique et paginale résulte dun processus de subjectivisation qui relève du détournement des codes en usage dans lunivers de limprimé. Elle témoigne souvent dun goût pour lartisanat du livre, en réaction à son industrialisation depuis le xixe siècle, que ce soit dans le cadre dune collaboration étroite entre auteur et éditeur (Jarry avec Charles Renaudie pour Minutes de sable mémorial, 1894 ; Reverdy avec Paul Birault pour Les Ardoises du toit, 1918) ou, mieux encore, à la faveur dune professionnalisation des poètes dans le métier des presses (de Pierre Albert-Birot à Pierre Bettencourt, de Guy Lévis Mano à Pierre André Benoit). Toutefois, elle ne sacrifie pas nécessairement à la bibliophilie et emprunte volontiers à léloquence visuelle du périodique et de la publicité. On sait par Valéry que Mallarmé « avait étudié très soigneusement (même sur les affiches, sur les journaux) lefficace des distributions de blancs et de noir, lintensité comparée des types » (Le Coup de dés. Lettre au Directeur des Marges, 1920). Et les caractères de fantaisie se multiplient dans les publications avant-gardistes* à dater des « mots en liberté » sur le modèle du quotidien et de la réclame. Linfluence de limprimé informationnel ou promotionnel conduit même certains poètes, fascinés par la vitalité esthétique et la performance démonstrative de lephemera, à préférer à lespace du livre le support de la revue, de laffiche, du tract. Tel est le cas des futuristes italiens ou russes comme des dadaïstes dans le premier versant du siècle, et, dans le second, des partisans de la poésie visuelle ou sonore.

La typographie expressive, entendue dans son sens le plus large (au plomb mobile ou mécanique, mais aussi en offset 359et photocomposition, à la machine à écrire ou au traitement de texte), ne donne pas majoritairement lieu à une débauche deffets spectaculaires. Certes, la pauvreté des catalogues de fonderies peut en être la cause : jusquen 1901, faute dautre choix accessible, Gourmont usa surtout de trois caractères (Didot, Elzévir, Mazarin) et reporta sur lornementation du livre sa quête dexpérimentation typographique. Mais lusage personnalisé des fontes ne saurait se borner à des retombées optiques. Dès le Coup de dés, ses principales incidences sont dordre rythmique et dordre grammatical. Daprès Mallarmé, une « prosodie » naît de lemplacement variable des blancs comme de la « différence des caractères dimprimerie », les premiers indiquant la vitesse de la lecture, les seconds le volume de la diction. Et daprès Reverdy, la « disposition typographique » du Coup de dés, au même titre que la sienne, « est une syntaxe » (Le Voleur de Talan, éd. M. Saillet, 1967, 167). Comme elle met sous tension mots et blancs, elle encourage lellipse et la discontinuité du discours, la mise en relief du vers et la dilatation suggestive de lintervalle. Toujours rapportée à la page ajourée, elle entraîne lhorizontalité des unités syntagmatiques à transiger avec des marges et des espacements pluridirectionnels, ce qui enrichit la lecture linéaire dune lecture tabulaire, par association de modules visuels.

Dans ces conditions, lappropriation individuelle des protocoles de composition et de mise en pages*, constitue lacte lyrique minimal de la poésie pour lœil. À charge pour les poètes den circonscrire ou den étendre les résonances impressives et sensibles, selon leurs principes éthiques et esthétiques. Lexaspération de liconicité typographique nest pas systématiquement lindice dune exaltation de lintimité du sujet. Tandis quApollinaire peut organiser la figuration de ses « calligrammes » autour du questionnement identitaire (comme dans « Cour couronne et miroir »), Pierre et Ilse Garnier entendent se soustraire à la contradiction entre le sujet et lobjet en jouant du mot coupé de la phrase, mais soudé au support pour produire une énergie transpersonnelle à visée cosmique. Dans le Manifeste technique de la littérature futuriste (1912), Marinetti confie à la surexploitation plastique des caractères la mission de contribuer, avec labolition de la ponctuation* et de la logique comme avec labus des images et des onomatopées, à « détruire le “Je” dans la littérature, cest-à-dire toute la psychologie » et à « le remplacer enfin par la matière, dont il faut atteindre lessence à coups dintuition ». Le travail inventif des polices permet aux futuristes russes denfreindre les limites du langage et du moi en favorisant léclosion dune langue « transmentale » (le « zaoum »), affranchie de la rationalité au profit de la sensation et de lémotion* à portée générale. Après-guerre, lambition de Ghérasim Luca lorsquil soumet ses textes, par exemple dans Apostroph Apocalypse (1967), à des variations typographiques déchelle, de corps, de style ou de casse tout comme à la découpe et à la spatialisation de leurs composantes syllabiques, lexicales et grammaticales, est de procéder à un déconditionnement et à une refonte de lêtre par le biais des signifiants graphiques et phoniques. La sobriété des moyens typographiques peut se révéler tout aussi productive en matière dexpérience ontologique, comme il advient dans lœuvre dAndré du Bouchet, qui fait de lalternance des caractères et des blancs la principale manifestation des intermittences de son adhésion à lélémentaire. Quant au « chant graphique » dAnne-Marie Albiach, rétif au lyrisme premier des affects et des imaginations, il propose une 360scénographie énonciative dinspiration mallarméenne où « le déroulement du discours », entravé par la multiplication des voix, la segmentation des paroles et laltération des variables typographiques, incline à la réflexivité tout en mettant en jeu « la respiration de son propre corps à travers lécriture » (selon ses déclarations à Jean Daive dans Anne-Marie Albiach. Lexact réel, 2006, 24). Par exemple, dans ce tour de Mezza Voce (1984) : « Vers le Souffle / sculptural : / une mise en scène de la Respiration / dans tel espace ».

Nul mieux que Masson naura démontré que la mise en montre de la lettre imprimée dans le poème à voir interroge les possibilités du lyrisme : en attentant à la grammaire typographique de Mallarmé dans sa version calligraphique et polychromatique du Coup de dés (1961), sans nuire pour autant à lemplacement des groupes verbaux, il subjectivise manuellement un poème délocutif et, promoteur de la peinture automatique, il fait du geste décrire lincarnation aventureuse dun hasard en action.

Roger T., L Archive du « Coup de dés » : étude critique de la réception d « Un coup de dés jamais n abolira le hasard » de Stéphane Mallarmé, 1897-2007, Paris, Classiques Garnier, 2010.Suter P.,Le Journal et les Lettres. 1. De la presse à lœuvre (Mallarmé – Futurisme – Dada – Surréalisme), Genève, MétisPresses, 2010.Théval G., Poésies ready-made. xxe-xxie siècles, Paris, LHarmattan, 2015.

Avant-gardes ; Formes brèves ; Livre dartiste ; Mise en page ; Ponctuation ; Vers libre

Serge Linarès