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Classiques Garnier

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  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages : 301 à 324
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
  • Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN : 9782406159759
  • ISBN : 978-2-406-15975-9
  • ISSN : 2261-5938
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0301
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2024
  • Langue : Français
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Radio

Comme le phonographe et la télégraphie sans fil avant elle, la radio a dabord fasciné par son dispositif même : lubiquité des paroles et des sons, linvisibilité des locuteurs, la magie de la télétransmission, la faculté de relier des auditeurs dispersés en une communauté découte. Dès lapparition des premiers programmes réguliers au cours des années 1920, certains écrivains ont considéré le nouveau média comme une machine poétique, à la fois source de « poésie involontaire » (Éluard) et instrument neuf du lyrisme moderne. Ainsi, Anna de Noailles senchantait des longues litanies évocatoires des bulletins météo, Pierre Mac Orlan ou Robert Desnos des rythmes et intonations de la publicité sonore ; plus tard, Pierre Schaeffer affirmait pouvoir transmuer dans lalambic de ses sens un radioreportage sportif en poème sonore.

Cest en effet une attention nouvelle au « monde des sons » qui souvre avec la radiophonie : pour lauditeur de radio, souvent comparé à un aveugle ou à un sur-auditif, des sons auparavant fondus dans la masse des perceptions sensibles prennent un relief inédit. Si les travaux de linguistes du premier xxe siècle sur le langage parlé, le « style oral » ou les lois du vers éclairées par la phonétique expérimentale avaient pu marquer toute une génération décrivains (voir Martin, 1998), le développement de la radio a contribué à porter aux oreilles de tout un chacun non seulement la dimension sonore et rythmique des parler, mais aussi la puissance évocatoire des sons « sans image ».

Aussi la radio a-t-elle très vite cherché à élaborer, parallèlement à ses missions dinformation et de retransmission de concerts ou de pièces de théâtre, des formes décriture et de composition qui lui soient propres. En Allemagne, on parle de Hörspiel, en France de « théâtre radiophonique » (Cusy et Germinet), de « film radiophonique » (Deharme) ou de « film sans image » (Cendrars), parfois de « poème » ou d« essai », le plus souvent aujourdhui de « création » radiophonique. Or cette radio de création entretient des liens tout particuliers avec la poésie.

Si Apollinaire a su transposer en de subtiles typographies, dans Calligrammes, la poésie de lespace que lui inspirait la T.S.F. (voir notamment dans « Ondes » la « Lettre-Océan »), sa mort survient cependant avant que napparaisse la radio proprement dite. Ses mots sur lavenir sonore que promet à la poésie le développement conjoint du phonographe et du cinéma (dans sa conférence « LEsprit nouveau et les poètes » de 1917) trouvent une première forme de concrétisation avec les œuvres radiophoniques des poètes simultanéistes Fernand Divoire (Naissance du poème, 1931) et Carlos Larronde (Le Douzième Coup de minuit, 1933). Mêler lécriture poétique aux sons du monde, pratiquer le collage déléments

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hétérogènes, faire de la voix humaine (dans ses caractéristiques sonores) un élément à part entière du poème : voilà ce qui dès cette époque lie profondément poésie et radiophonie tout en ouvrant la voie à des formes poétiques radicalement neuves.

Laudiopoésie rêvée par Apollinaire se développe alors progressivement grâce aux progrès des techniques denregistrement, de stockage, de montage et de restitution du son. Encore éparses dans lentre-deux-guerres, souvent desthétique moderniste et desprit unanimiste, les recherches autour des formes sonores de la poésie sintensifient au lendemain de la seconde guerre mondiale, devenant même lun des axes privilégiés du Club dEssai, ce laboratoire dart radiophonique dirigé par Jean Tardieu entre 1946 et 1960 : dun côté, la radio passe commande aux poètes ; de lautre elle mène une réflexion au long cours sur ses rapports avec la poésie, sinterrogeant notamment sur la meilleure manière de servir lart des poètes sur les ondes. De ce point de vue, ses efforts portent principalement sur les questions de diffusion et dinterprétation de la poésie : comment dire les poèmes ? Comment utiliser les technologies sonores de pointe alors en usage dans les studios de la RTF (micros de différents types, filtres, chambres décho, stéréophonie, etc.) pour inventer de nouvelles dictions, sinon de nouvelles formes poétiques ? Les débats et expériences menés au cours des années 1950 prolifèrent (voir Pardo 2015b). Ils coïncident également avec le développement de la musique concrète, mise en œuvre dans les studios mêmes de la radio par Pierre Schaeffer, avec les premiers poèmes au magnétophone dHenri Chopin et de Bernard Heidsieck comme avec les scénographies stéréophoniques de Jacques Polieri sur des poèmes de Mallarmé, Tardieu ou Butor. Les années 1950 et 1960 voient ainsi converger différents arts (musique, poésie, art radiophonique, théâtre) dans lexploration des technologies sonores, voire partager un temps les mêmes lieux de diffusion (radio, festival dart de lavant-garde, American Center, Biennale de Paris notamment). Avec la démocratisation des appareils enregistreurs à partir des années 1960, puis lessor des technologies numériques, une part de laudiopoésie sest dégagée du giron de la radio publique pour se tourner vers des pratiques de performance (Heidsieck, Chaton) ou alimenter lécriture de fictions sonores (Dicenaire). Dautres écrivains (Venaille ou Veinstein par exemple) ont su tirer de leur expérience de producteurs à la radio, par leur pratique au long cours de la parole radiodiffusée et par lécoute sensible des voix (la leur comme celles captées par leurs micros), un renouvellement profond de leur écriture poétique, en revenant notamment à des inflexions plus lyriques.

Enfin, la radio joue un rôle important dans la conservation des voix de poètes. Que ce soit par des entretiens, lus ou parlés, ou par des lectures de textes édités ou en cours décriture, la radio a constitué tout au long de son histoire de précieuses archives sonores de poésie. Certaines séries, comme Poésie ininterrompue de Claude Royet-Journoud (France Culture, 1975-1979) affichent explicitement ce souci de constituer pour la postérité une mémoire vocale des poètes contemporains (voir Lang, 2018) ; dautres émissions le font également de manière moins directe, comme les entretiens menés par Alain Veinstein dans À voix nue sur France Culture ou, dans un autre genre, les portraits radiophoniques décrivains produits par Christian Rosset pour lAtelier de création radiophonique ou Surpris par la nuit (Rosset, 2018). LINA, en charge de la préservation des archives radiophoniques depuis 1975, dispose ainsi 303dune formidable phonothèque littéraire qui gagnerait à être davantage connue et répertoriée, tant laccès sonore à la poésie ajoute au plaisir de la lecture et aide à sa compréhension, y compris dans ses formes les plus ardues.

Lang A., « “Bien ou mal lire, telle nest pas la question” : Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans P.-M. Héron, M. Joqueviel-Bourjea et C. Pardo (dir.), Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. Pardo C., La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à lère de la radio et du disque, Paris, PUPS, 2015. Pardo C., « Théories et expérimentations radiophoniques des années cinquante : lambition dune nouvelle diction poétique à la RTF », dans J.-F. Puff (dir.), Dire la poésie ?, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2015, p. 129-151.

Chant, chanson ; Film, cinéma ; Événements ; Multimédia ; Oralité ; Technologies 

Céline Pardo

Rap

Le rap, poésie scandée et rythmée en musique, appartient au registre de la littérature oralisée et populaire, après avoir été considéré comme une musique davant-garde et contestataire dans les années 1980. Réputé être apparu aux États-Unis dans le sillage du funk et de la culture hip-hop à la fin de lannée 1979, Rappers Delight du groupe Sugarhill Gang est considéré comme le premier tube de rap, alors quen Italie le morceau rappé dAdriano Celentano, Prisencolinensinainciusol avait déjà été joué en 1973. Mais ce nest pas uniquement la diction et le rythme qui identifient le rap. Il peut se rapprocher du parlé-chanté ou, comme dans Rapture de Blondie en 1980, composer une partie dun morceau mélodique chanté. La singularité du rap tient dabord au fait quil sinscrit dans une culture plus large, le hip-hop et la culture urbaine états-unienne. Il se développe à loccasion de « block party » où officiaient des DJ dans la rue avec des platines vinyles. Cest alors que des techniques particulières, comme le « sampling » ou le « scratching », viennent accompagner la performance orale faite dinvectives, interventions plus ou moins longues ou improvisées, qui doublent la bande son. Cette culture fortement située culturellement et géographiquement dans le Bronx et à Brooklyn sest globalisée, au point de devenir une forme lyrique contemporaine de masse.

Lorigine anglophone du rap est pourtant contestée : la communauté africaine américaine a en effet revendiqué (Pecqueux, 2009) la tradition du toasting jamaïcain et les racines africaines de cette poésie chantée, dont lesprit aurait été importé dAfrique lors de la traite des esclaves en Amérique. De fait, dans lespace francophone, le rap connaît des influences variées. Si le rap français sest constitué sous influence américaine, le rap africain a très tôt inscrit sa pratique commune de la poésie oralisée dans le sillage des traditions ancestrales comme au Sénégal le tassu, poésie improvisée sur la base dun proverbe, le bakk, chant des lutteurs, ou le xaxaar, rituel prénuptial chanté. Au Gabon (Aterianus-Owanga, 2017) comme au Cameroun, les textes de rap se distinguent dautres formes poétiques par leur engagement politique. En France, cette tendance dite du « rap conscient » a dominé les premières années 1990 et 2000, en particulier dans les banlieues rouges, historiquement marquées à gauche. Pourtant, le rap se décline aussi en plusieurs catégories qui sont autant de sous-genres qui témoignent de la richesse et de la diversité des productions poétiques. Aux États-Unis dans les années 1990, la distinction entre le rap de 304la East Coast, avec des rythmes plus saccadés et un texte engagé, se démarquait très fort du style West Coast, plus mélodique et inscrit dans une quête de réussite sociale et financière, revendiquant parfois des pratiques illicites (« gangsta rap » et ses célèbres « explicit lyrics » figurant sur les pochettes des albums). Cet arrière-plan a longtemps structuré le rap en France. Outre le rap engagé, la « trap » revendique sa dimension festive tandis que le rap mainstream se rapproche de la variété. L« egotrip », morceau qui raconte la vie du ou de la performeuse, ses réussites, ses échecs ou son parcours, appartient quant à lui au genre autobiographique.

Au niveau interne de la composition, plusieurs principes décriture originaux structurent le rap en tant que pratique poétique singulière. Tout dabord, le pseudonymat (Socrate Petnga, dit Mac Tyer ; Elie Yaffa, dit Booba) est la règle pour la grande majorité des marques dauctorialité : le rappeur ou la rappeuse a une identité double, celle de sa persona publique et celle privée, de son identité civile. Une telle duplicité était déjà en vigueur dans la culture urbaine du graffiti, afin déviter lidentification. La co-écriture est aussi fréquente, dans le cas de groupes (IAM, Les Sages Poètes de la Rue, Ministère A.M.E.R, Suprême NTM, Sexion dAssaut) ou sous la désignation du featuring, invitation faite à un autre rappeur. Plus généralement, la collaboration est de mise dans lécriture musicale, car le performeur écrit ses textes mais ne les met pas en musique lui-même : cest le rôle du beatmaker, équivalent de larrangeur ou compositeur dans la chanson traditionnelle.

Autre singularité, le rappeur performe lui-même ses textes, parfois de façon improvisée (freestyle). Il ny a par définition pas dinterprète ni de parolier extérieur : ils sont leur propre « lyriciste » – on pense à MC Solaar, Keny Arkana, Kery James ou Casey, rappeurs aux discours engagés, reconnus pour la qualité de leurs textes. Là encore, on retrouve, comme dans la chanson française, la distinction entre « chanson à texte » par opposition à la « chanson de variété ». Mais, outre la dimension proprement littéraire, les morceaux de bravoure poétique y ont une place prépondérante.

La qualité du texte sadjoint en effet à celle de la performance, toutes deux nécessaires pour en faire lévaluation critique : lune ne peut être séparée de lautre. De même, le flow (enchaînement rythmique) tout comme les punchlines (vers aux images particulièrement frappantes), font partie des éléments à observer, rapprochant cette forme de performance orale de la tradition rhétorique où léthos joue un rôle déterminant dans la production et la réception du discours. Cest dailleurs à laune du pugilat rhétorique et de lagonistique que le rap peut se lire à travers ses battles ou « joutes » (Vettorato, 2008) qui mettent en compétition les poètes entre eux, revenant aux célébrations antiques de la poésie comme exercice social glorieux. Léthos du rappeur, en tant que poète de performance, est enfin le dernier élément qui se met en scène dans une dimension audiovisuelle que la poésie lyrique ou même performée depuis la poésie sonore de Henri Chopin (1955) navait pas envisagé de façon aussi complète. En effet, lassociation entre poésie, discours et chanson sest construite au gré de lessor des technologies musicales et denregistrement : le rap est devenu rapidement une poésie médiatique, utilisant le format court de la chanson et le clip vidéo pour entrer dans lère de la communication de masse. Cette stratégie poético-visuelle a généré un succès considérable du rap, qui en fait aujourdhui une des poésies les plus écoutées, vues et commentées au monde, si lon en croit les nombreux sites internet 305qui glosent et expliquent les paroles de ces chansons dont lancrage linguistique et national très fort.

Bethune C., Le Rap, une esthétique hors-la-loi, Paris, Autrement, 2003. Ghio B.,Sans fautes de frappe : rap et littérature, Marseille, Le mot et le reste, 2016. Pecqueux A.,Le Rap, Paris, Cavalier Bleu (« Idées reçues »), 2009.

Art lyrique ; Chant, chanson ; Métaphore ; Résistance, engagement ; Slam

Magali Nachtergael

Réception, reconnaissance

Sappuyant sur les origines grecques mythiques (Orphée*, sa lyre et son chant) ou attestées (Pindare, Sappho), les études sur les formes lyriques privilégient le plus souvent une logique auctoriale ou textuelle. Il y a là une logique : lorphisme se fonde sur la subjectivité, le débordement des passions, les émotions, la tension intérieure, lindividu, son ego, le sublime. Par la mise en mots, en musique, ou les images, reconstruites au filtre de la subjectivité créatrice, le lyrisme par ses thèmes ou effets stylistiques manifeste et donne à entendre face à la réalité du monde une esthétique où la subjectivité et la singularité du créateur priment. Tout cela dans un vocabulaire profus des sentiments, lexaltation parfois grandiloquente, la gloire ou le désarroi, lexcès jusquà la sacralisation ; ou, au contraire, tout aussi intense, celui des affres, doutes et tourments intérieurs. Des formes privilégiées connues en sont le cadre. Hier et aujourdhui : péans, dithyrambes, odes, élégies ; plus tard : sonnets, vers libres ou poésies en prose. Des figures : allégories, hyperboles, métaphores filées, prosopopées, anaphores, répétitions, refrains renforcent ce chant*.

Parce que lécriture de tel auteur, senracine dans sa subjectivité de créateur, ces caractéristiques, que lon trouve ailleurs : au théâtre, dans tous les arts, seraient lyriques (voir Séquence, configuration*). Sans doute. Mais que vaut cette forme dexpression au regard dautres, parfois proches comme les mythes, lépopée, la fable, la pastorale, etc. ? Lapproche auctoriale ne permet guère de savoir pourquoi poètes ou textes « lyriques » fleurissent à telle époque, ici plutôt que là.

Cest pourquoi on se propose ici de déplacer le point de vue en accordant la primauté à la reconnaissance dune écriture poétique par ses récepteurs ou destinataires. Lhypothèse serait que le lyrisme naît aussi de la reconnaissance des récepteurs. Quand les subjectivités des destinataires rencontrent celle du poète, lœuvre serait perçue comme lyrique. Par leur perception, subjective, elle aussi, ce goût quils en ont donnerait valeur et statut littéraire lyrique à des textes ou auteurs. Une correspondance sétablirait avec lauteur qui vaudrait reconnaissance par les récepteurs, ladéquation entre ces deux pôles reposant, parmi dautres, sur des critères tels que : proximité des subjectivités ; création et reconnaissance dune mise en forme spécifique ; rapport au monde.

Premier critère : la perception dune subjectivité, par les récepteurs, qui renvoie à la leur. Lexpression subjective, par un sujet singulier, démotions fortes, (amour, angoisse, solitude, deuil, désir…), renvoie aux subjectivités singulières de destinataires pluriels. Elle assure, par identification, la reconnaissance comme lyriques des poètes : Villon, Musset, Apollinaire ou œuvres : Bérénice, Cinq grandes Odes, Vents. etc.

Plus la convergence est forte entre les pôles, plus le lyrique devient expression littéraire cardinale ; inversement, quand ces singularités ne sont pas ou plus en phase le lyrisme perd en valeur voire disparaît. Plus ou moins marquée, cette 306reconnaissance qualifie la valeur esthétique de lexpression lyrique. Cependant cette réception, qui fait valeur, nest ni absolue ni immuable, car elle est liée aux deux autres critères.

La mise en forme est le deuxième. Comme H. R. Jauss la montré, pour que la réception soit à lœuvre, elle doit sinscrire dans des formes littéraires, artistiques connues ou reconnues par le lectorat. Des formes novatrices seront reçues si elles correspondent, peu ou prou, à « lhorizon dattente » du récepteur. Le lyrisme fonctionne si la convergence entre expression, habitudes langagières ou stylistiques de lauteur et destinataires sont proches. Le type de texte, les sonorités, rythme, images, vocabulaire établissent des connivences, une proximité littéraire et émotionnelle de la sensibilité que la forme renforce ou éveille.

À partir dauteurs ou de textes ayant, par exemple, une thématique voisine les récepteurs peu à peu définissent une hiérarchie liée à leur culture poétique. Les récepteurs par leur hiérarchisation évaluent la part de lyrique des œuvres ou chez les auteurs. Ainsi sorganise une classification qui construit la valeur esthétique du lyrique. Si, selon leur entendement, lexpression va trop loin dans le pathos, lobscène, la pornographie, la sensiblerie, la colère ou, au contraire, si elle régresse vers ce qui leur semble être énoncés convenus, bourrés de tics et poncifs, le lyrisme perd en valeur.

Celle-ci varie en fonction des récepteurs. Ainsi, quoique très différents, entre 1943 et 2017, LeBain avec Andromède (R. Desnos), Élégie des lieux communs (C. Roy), Élégie de la mort violente (C. Esteban), Quelque chose noir (J. Roubaud) ou Limite (A. Emar) ont assez de points communs pour être reconnus par des lecteurs de poésie moderne ou contemporaine pour des textes où il y a lyrisme. Mais il est probable que leur sera étranger le lyrisme du slam* ou du rap* car ces formes poétiques récentes ont dautres références et usages de la langue (grammaire, vocabulaire, rythme, niveaux de langue). Où lon voit quil ny a donc pas un mais des lyrismes correspondant à des récepteurs nourris dune même culture dans ses pratiques ou références.

Quand les lecteurs ne sont pas – ou plus, en synchronie avec la subjectivité formalisée dans lœuvre, ou quelle ne correspond pas à leur horizon dattente, le lyrisme nest pas reçu, perçu et donc valorisé. Si le lecteur de Roubaud, curieux, peut éventuellement repérer le lyrisme du slameur G. Faye, sa hiérarchie des œuvres sera différente des récepteurs avertis du slam, et inversement. Doù la question : sil nexiste pas de lyrisme absolu sur quoi se fonde la valeur lyrique à tel moment, dans tel contexte ?

Un troisième élément devrait permettre dy répondre. Les proximités subjectives manifestées et convergentes sinscrivent dans un rapport au monde particulier spécifique à tels auteurs et destinataires. Ce critère en lien avec les précédents leur permet de définir et valoriser ce qui est pour eux le lyrique auquel il arrive que sajoutent des connotations sacrées* ou sacralisantes (Voir Religion* ; Rites*).

Il sagit de moments deffervescence politique ou sociale difficiles pour les personnes. Ces crises déstabilisent des sociétés plutôt équilibrées, apaisées où la place de lindividu était régulée avec, certes, des différences économiques, sociales, politiques néanmoins supportables. Quand ces différences deviennent sources de tensions inacceptables, elles entraînent mépris, désocialisation des fragiles, doute, émotions exacerbées, centrement sur lego : soit le terreau idéal de lexpression lyrique. Un lecteur reconnaît du lyrisme quand il vit ces conditions particulières dont lexpression littéraire ou artistique rend compte.

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Car poètes et artistes ne sont pas épargnés : eux aussi sont pris dans lhybris. Pour la donner à voir, ils usent de lart et esthétisent les démesures du temps. Songeons à Rutebeuf, dAubigné, les Romantiques, Apollinaire, les poètes de la Résistance*, Fanon, UTamsi, ou Grand Corps Malade. Ces auteurs, si différents, sont confrontés comme leurs publics à des périodes danomie où sont détruites : la personne, les solidarités humaines, lindividu socialisé. Dans ces moments de tension, lecteurs et auteurs subissent, au minimum, des désarrois voisins, sinon similaires. Doù une relation réciproque où naît, par la rencontre des subjectivités ce qui, pour eux, est lyrisme. Cela étant ce qui serait obscène, pornographe, mièvrerie, sensiblerie voire langue dune grande vulgarité pour les uns peut être pour dautres excellence lyrique.

Car le lyrisme est spécifique à des destinataires sinon proches historiquement ou sociologiquement des créateurs, du moins, inscrits dans des logiques sociales, culturelles similaires où ils se reconnaissent. Ils valorisent, alors, un lyrisme qui nomme et chante leur relation au monde.

La poésie de la Résistance* en est un bon exemple. Aux exceptions près (Aragon, Char dont, aujourdhui, la note 128 des Feuillets dHypnos touche encore le lecteur), cette poésie na plus guère de lectorat sauf chez les chercheurs. Dès laprès-guerre, sa dévalorisation alla parfois jusquau rejet. Pourquoi ? Parce quun équilibre était rompu. La subjectivité et la forme, venue du Romantisme, restaient des normes convenues. Mais la lutte contre loccupant qui fondait une relation au monde où beaucoup se retrouvaient, et nourrissait cette poésie nétait plus. Dès lors, ce lyrisme, lui aussi, disparut.

À linverse, on comprend pourquoi aujourdhui on se réapproprie le lyrisme dhier. Il suffit que les tensions dautrefois rappellent, mutatis mutandis, celles que, présentes, vivent lecteurs ou auditeurs : le déni dhumanité, la violence, lindicible des passions, le désarroi. Leur présent les amène à sintéresser à ces références anciennes où sexprimaient une même relation tragique au monde. Ils retrouvent et valorisent alors ce lyrique dautrefois. Ainsi des chanteurs contemporains (voir Chanson*), issus de milieux proches de leurs auditeurs, reprennent des textes de jadis ou naguère : J. Baez (Rutebeuf), C. Magny (Aragon, Hugo, Labé), L. Ferré (Rutebeuf, Aragon, Baudelaire, Rimbaud), Indochine (Delaume, Rouzeau), Carte de séjour (Trenet), etc.

Quand le rapport au monde se fragilise et que la subjectivité fonde la relation du créateur et des récepteurs à lœuvre, se construit lesthétique lyrique. Elle se met en place selon des codes reconnus. Dune visibilité grande, elle bénéficie alors dune haute valeur poétique qui peut aller jusquau sacré. Quand reviennent le calme et seffacent les tensions, le chant peut seffacer dans les eaux du Léthé. Quimporte ? Il est des hommes et des femmes qui toujours voyagent en poésie. Avec le temps, peut-être reconnaîtront-ils au fil des jours, la plainte dOrphée et sa lyre et son chant.

Deguy M., La Poésie nest pas seule : Court traité de poétique, Paris, Seuil (« Fiction & Cie »), 1987. Jauss H. R., Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des idées »), 1978. Meizoz J., LŒil sociologique et la littérature, Genève, Slatkine Érudition, 2004.

Chant ; Émotion ; Enthousiasme ; Éthique ; Voix, sujet lyrique

Christian Vogels

Recueil

Dans ses occurrences les plus anciennes, « recueil » signifie « abri », 308« refuge », ou encore « entrepôt ». Dès le xvisiècle, appliquée à la réunion de documents de même nature, ou de même genre, sentences morales, formules juridiques, lettres, fables, ou encore poèmes, la notion conserve ce sens concret de conservation dobjets finis contre la perte et les méfaits du temps. Cest dire que le recueil poétique, auquel nous nous limiterons, est indissociable dune histoire de lédition poétique, du livre de poésie et des modalités éditoriales. Lhistoire chaotique de lédition du violent Je ne mange pas de ce pain-là (1936) de Benjamin Péret révèle quels liens éthiques, politiques, idéologiques unissent le recueil et linstitution littéraire. La publication dun poème en plaquette ou en revue diffère radicalement dune publication en volume. Hugo publie de nombreuses odes en plaquette, puis les réunit dans le recueil dOdes et ballades, qui évolue de 1822 à 1828, sans quil respecte la chronologie de leur publication antérieure. Le recueil est ainsi un choix effectué par lauteur, qui donne à lécriture une durée, une unité dans la variation, et une forme que condense son titre. Tous ces traits lapparentent à lanthologie, à cette différence près que lauteur de recueil est aussi – sauf rare exception, par exemple pour les recueils posthumes – lauteur des poèmes recueillis, tandis que lauteur dune anthologie diffère des auteurs des poèmes, quelle soit construite par un savant pour lérudition ou lenseignement ou par un auteur, par exemple, Marcel Arland, André Gide, Thierry Maulnier, ou Georges Pompidou, à des fins plus complexes, définir la poésie, définir une poésie nationale, française, écrire une histoire de la poésie, penser et légitimer le présent en réordonnant le passé.

Pour quil y ait somme, écrit Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, il faut des unités dont on « néglig[e][les] différences individuelles pour ne tenir compte que de leur fonction commune » : cest bien ainsi que nous pensons le recueil. Cest bien cette unité quil faut questionner, en lassociant à lunicité du poème et de lexpérience poétique qui est à son origine, ce dont, ce nest quun exemple, André Frénaud est très conscient dans sa « Réflexion sur la construction dun livre de poèmes », La Sainte Face.

Le recueil, dans les deux grandes périodes lyriques françaises, la Renaissance* et la période romantique et post-romantique, unifie, de deux manières. Il est le résultat de lintention de lauteur, et cest un principe philologique, en particulier en poésie, que de respecter et comprendre le dernier état voulu par lauteur. Il est aussi un objet matériel : la typographie*, le corps des lettres, la disposition des vers et des strophes sur la page blanche (voir Mise en page*), visible avant dêtre lisible, homogénéise les poèmes. Pierre Reverdy ne dissocie pas cette matérialité du livre de poèmes de sa réflexion sur le lyrisme. Et lexemple de Calligrammes dApollinaire est éloquent, puisquon peut se demander si une seule édition posthume a pu respecter lintention du poète pour un recueil où la main du poète incarne tant la lettre.

Comment penser larticulation de lunicité du moment lyrique et du poème qui en est la trace, ce que rappelle, reprenons le même exemple, André Frénaud dans sa « Note sur lexpérience poétique » (Il ny a pas de paradis) et de lunité du recueil (post-)romantique ? On ne pourrait le cantonner dans lémotion ressentie par le poète ni dans la seule écriture de cette émotion. Il est dans la somme des poèmes leffet donné en partage au lecteur, selon un contrat établi ou présupposé par le poète. Hugo offre un « miroir » à son lecteur afin quil sy « regard[e] ». « On se plaint quelquefois des écrivains qui 309disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi. » ([Préface], Les Contemplations) André Frénaud reprend cette métaphore du miroir dans La Sainte Face révélée dans les baquets (1965), faisant du lecteur un « frère » appelé à voir « le lisible si pâle visible régulier… » du poète christique si humain, trop humain quest le poète. Cest ce principe didentité, de transitivité et de transparence qui est aussi posé par Baudelaire dans le poème liminaire des Fleurs du Mal, Au lecteur, à l« – Hypocrite lecteur, – [son] semblable, – [son] frère. » Le recueil, à partir du romantisme jusquau Livre* mallarméen, au poème ou à la phrase des néo-avant-gardes de la seconde moitié du xxsiècle, partage dans un espace commun une somme dexpériences poétiques uniques, ce que rendent possible lusage des pronoms personnels – je, tu, on, nous – et luniversalité très neutre trouvée dans des figures génériques, par exemple lHomme – « Homo sum » rappelle Hugo dans sa préface aux Contemplations. Aussi les métaphores spatiales et architecturales, qui créent un parcours ou un lieu à habiter, sont-elles fréquentes pour le désigner : le jardin à la française de Versailles pour Hugo (Odes et ballades, Préface de 1828), alors que Claudel dans Connaissance de lEst et Segalen dans Stèles se réfèrent au jardin chinois ;la ville pour René Char (Fureur et mystère, Allégeance poème qui clôt le recueil) ou pour Jacques Réda (Les ruines de Paris) ; le domaine pour Guillevic (Du domaine, Art poétique). Chacune à leur manière, comme le font Baudelaire, Hugo et Frénaud avec le miroir quils tendent à leur lecteur, ces métaphores questionnent la nature du contrat : questionnement éthique et politique pour Hugo, qui voit dans lagencement du recueil la maîtrise de la liberté lyrique ; questionnement éthique sur lhumain, voué à Dieu ou au Diable ; questionnement sur le devenir du poème et le désir central dans lexpérience poétique, qui « cherche son pareil dans le vœu des regards » (René Char), qui demeure lié au poète tout en loubliant, qui « suscite lespoir et léger léconduit », à qui « chacun peut parler » (René Char). Ces quelques rappels illustrent bien le déplacement qui sopère avec le recueil : tout en révélant au lecteur son vrai visage, y compris « le possible prohibé » (René Char, Partage formel, XLVII), le poème lyrique se trouve néanmoins soumis à un ordonnancement qui, par sa signification morale, politique, philosophique, religieuse, institutionnelle, en creuse la signification tout en le transformant.

Le recueil est une somme, disions-nous, une somme quil est bien des manières diverses dorganiser en un livre de poèmes. Lordonnancement peut être générique : le recueil réunit des poèmes formellement semblables, sonnets (Jean de la Ceppède, Théorèmes sur le sacré mystère de notre rédemption, 1621), odes et ballades (Hugo), méditations autour de lode de Lamartine. Lhistoire du recueil montre cependant, à la fois un épuisement de ce principe – la notion de poème simpose dès le début du xixsiècle, par exemple avec les Poèmes de Vigny qui deviennent les Poèmes antiques et modernes en 1826 – et une évolution des titres vers des syntagmes qui désignent des espaces métaphoriques (Hugo, Les Chansons des rues et des bois, 1865), des objets métaphoriques (Les Fleurs du Mal, Alcools, Le Nu perdu), des actes spirituels (Les Contemplations, Méditations), quand ils ne sont pas de purs attelages programmatiques (Fureur et mystère). Le recueil ainsi personnalisé devient un livre de poésie, unique et singulier. Le poète peut se satisfaire de respecter la chronologie de la composition des pièces, une pratique courante chez les Parnassiens et les Symbolistes, dont 310lunité est plus ou moins affirmée. Il peut aussi organiser son recueil en respectant un ordre discursif extérieur à la poésie : la chronique biographique pour Victor Hugo dans Les Contemplations, quitte à récrire après coup les poèmes nécessaires à la continuité narrative du cycle ; le calendrier liturgique ou le récit hagiographique ou loffice religieux qui, sans détour, inscrit les poèmes personnels dans un cycle catholique mimétique de laventure christique (Paul Claudel, Corona benignitatis anni Dei ; Feuilles de Saints ; La Messe là-bas ; Aragon, La Messe à Elsa ; Francis Jammes, De lAngelus du soir à lAngelus de lAube) ; le calendrier (Jacques Réda, Le calendrier élégiaque, qui comprend treize poèmes) ; le texte scientifique, ethnographique (Henri Michaux, Voyage en Grande Carabagne) ou géométrique (Guillevic, Euclidiennes) ; voire le simple ordre alphabétique (Paul Valéry, Alphabet)… Le poète peut enfin recourir à une dispositio quasi rhétorique. Ainsi Alcools repose sur lalternance de poèmes longs et de poèmes courts, sur des figures de mise en ordre du texte et des figures de pensée, comme le chiasme, le diptyque, lantithèse, le paradoxe, lattelage. Cette mise en espace signifiant des poèmes, quils soient versifiés (Apollinaire) ou en prose (René Char) nimporte pas, est indissociable des effets de sens, dune logique transformationnelle qui résout une crise (René Char, Fureur et mystère, Seuls demeurent), de variations, contrastes ou oppositions autour dun thème ou dun motif (Alcools, Rhénanes). Il est certain quune telle contextualisation de chaque poème dans un espace ordonné a pour effet de soumettre le lyrique à une nécessité, ce dont André Frénaud se montre conscient dans sa « Réflexion sur la construction dun livre de poèmes » : il rappelle que, si le recueil est organisé selon certaines figures, la répétition, lantithèse, la palinodie, larbitraire et laléatoire sy glissent, quils soient voulus ou non par le poète.

La fragilité du recueil vient de cette unité secondaire, produite par une relecture des poèmes, de lunicité du poème et de lexpérience poétique originelle. Dès que cette unicité est contestée, et avec elle le lyrisme romantique ou post-romantique, le recueil unitaire na plus de raison dêtre. Par exemple, avec Francis Ponge après Le Parti pris des choses, le livre rassemble les multiples états dun texte (Pourquoi et comment une figue de paroles ?). Chez Bernard Heidsieck (Respirations et brèves rencontres), il réunit les documents dactions poétiques, orales, des performances qui peuvent être, chez dautres poètes, visuelles ou élémentaires. Un Claude Royet-Journoud présuppose un texte premier autour duquel gravitent tous ses livres. Mais, dès que cette unicité est totalement assumée, le poème à linverse tend au livre-poème, que Mallarmé élève au rang de Livre et que visent certaines entreprises poétiques du xxsiècle : Du Domaine de Guillevic, État dAnne-Marie Albiach, les livres de Jabès, ou À ce qui nen finit pas de Michel Deguy. Enfin, et cest la troisième limite du recueil, au nom de cette unicité, le poète refuse le principe même de recueillir ses poèmes pour sen tenir à une publication éphémère. Paul Nougé, au nom même de la liberté qui est au cœur du lyrisme, naccepte pas de soumettre le fragment lyrique à tout code, toute norme, toute institution.

Alexandre D (dir.), LAnthologie décrivain comme histoire littéraire, Bern, Peter Lang, 2011. Alexandre D., Frédéric M., Gleize J-M. (dir.), Lez recueil poétique, Méthode !, no 2, 2002.

Livre ; Livre dartiste ; Mise en page ; Séquence, configuration

Didier Alexandre

Registre

Particulièrement utilisé dans lenseignement* secondaire pour classer 311ou exercer lexpressivité par la langue, le « registre » ne trouve que maigre fortune dans la recherche universitaire, de surcroît lorsquelle traite de poésie et du lyrique. Cette catégorie rend néanmoins compte dun usage courant de la notion, assez intuitif au premier abord, mais qui ne peut être exclu trop rapidement (Gaudin-Bordes, Salvan 2008). Si la différence entre « tragique » et « tragédie » souligne bien lécart quil y a demblée entre le « registre » et le « genre », cette distinction reste plus périlleuse pour le « lyrique » et la « poésie » ; puisque toute poésie nest pas forcément lyrique (voir Genre, mode*). Ladjectivation du genre ne fonctionne guère dans ce cas, et le registre en question engage davantage léthos du lyrisme* que la poésie elle-même.

La catégorie de « registre » renvoie néanmoins à des phénomènes assez singuliers que ni le « ton » (emphatique, péremptoire) ou le « niveau » (sublime, familier) ne recouvrent. Gilles Philippe (« Registres, appareils formels et patrons », dans Gaudin-Bordes, Salvan 2008, 27-37) a justement montré les faiblesses opératoires dune telle notion, même après lexcellente mise au point dAlain Viala (2000), qui a pu considérer le « registre lyrique » comme une catégorie nécessaire face au mode dénonciation.

Pour Alain Viala, le registre permet la conjonction entre les choix lexicaux, les modalités et les attitudes affectives pour susciter des effets auprès des lecteurs. Le point de départ de sa réflexion tient à la « concordance entre un sujet, une disposition » (« gravité » ou « légèreté ») et une façon dexpression (« éloge » ou « blâme ») (p. 166). Dans ses principes, le registre « lyrique » serait alors associé à « lépanchement tendre », parfois à la célébration, tandis que lélégiaque serait proche de la plainte. Ce registre serait en outre complémentaire à lépique et au tragique (p. 171) mais, comme la montré Gérard Genette (1979), la triade lyrique, épique, dramatique concerne davantage un mode dénonciation ou des genres littéraires que des registres.

Les exercices en classe consisteraient surtout selon Viala à répertorier le « vocabulaire des sentiments et sensations » avec « des mots-clefs (peine–chagrin–regrets–remords–repentir, par ex.) » (p. 175). Cette approche peut être associée à ce que, dans le domaine anglophone, Alastair Fowler (1985) a exploré sous la notion de « mode » ou à ce que, plus récemment, Charles Altieri (2017) a développé par rapport à lapproche de Jonathan Culler : des considérations sur lexpression dun lyrisme, avec une intensité donnée, plutôt que le genre lui-même. Après tout, un philosophe peut déployer une pensée « tragique » sans écrire une tragédie. Parviendrait-il à mener pour autant une pensée « lyrique » ? Sans doute chez Nietzsche, mais est-ce du ressort du registre alors ?

Il est possible daller plus loin dans les exercices scolaires pour caractériser le registre « lyrique » par lemploi du « ô vocatif », lapostrophe, les exclamatives, lemphase et quelques métaphores filées. Mais ce registre devient la caricature des excès lyriques romantiques, dénoncés depuis 1840 (voir Dominique Dupart 2012). La catégorie de « registre » semble ainsi mêler plusieurs éléments : le vocabulaire affectif, le ton emphatique, la modalité de lexclamation, ladresse et le vocatif. Elle parvient à la stratification dune grandiloquence dans la célébration ou dans lépanchement, qui est demblée suspecte en littérature ou pour la critique. Elle tend alors à se confondre avec une attitude et un éthos* réprimés. La catégorie du « registre », qui traverse les genres, serait certainement utile pour comprendre un des paradoxes constants des poètes modernes : celui de vouloir 312écrire lyriquement (au sens du mode ou du discours) mais sans lyrisme (au sens de léthos et du registre, justement). Nest-ce pas la saveur dun poème comme le sonnet « OpOetic » de Cendrars :

Il y avait une fOis des pOètes qui parlaient la bOuche en rOnd

ROnds de saucissOn ses beaux yeux et fumée

Les cheveux dOphélie Ou celle parfumée

DOrphée

Tu rOtes des rOnds de chapeau pOur trOuver une rime en ée.

Lironie littéraire devient alors le contrepoint nécessaire à la catégorie du registre, lyrique de surcroît, vouée à nourrir des exercices scolaires dexpressivité, non sans excès et caricature, pour rappeler combien le « sublime » de certains est le « risible » de beaucoup dautres.

Altieri Ch., « The Lyrical Impulse », Journal of Literary Theory, 11/1, 2017, p. 12-21. Gaudin-Bordes L., Salvan A. (dir.) Les Registres : enjeux stylistiques et visées pragmatiques : hommage à Anna Jaubert, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2008. Viala A., « Des “registres” », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, no 109-110, 2001, p. 165-177, DOI : https://doi.org/10.3406/prati.2001.1916

Amateur ; Éthos, posture ; Genre, mode ; Lyrisme 

Antonio Rodriguez

Religion

Si la première lyre du poète est celle dOrphée*, alors le geste lyrique est doté dun pouvoir magique* et peut être considéré comme un acte fondamentalement religieux. Fils dune muse, Orphée sait séduire les dieux, Hadès se laissant convaincre par la musique et les mots du poète. Et les Grecs ne sy trompent pas : on dit de lorphisme quil est un premier pas vers le monothéisme, Orphée jouant un rôle singulier, quasi prophétique, entre les hommes et Zeus. La doctrine religieuse orphique se construit dans lantiquité autour de la question de la destinée des âmes humaines qui, après la mort, sont capables de se délivrer de la condition de lhomme incarné. Cette doctrine inspira les premiers chrétiens qui sintéressèrent de près à la figure dOrphée, à tel point quon a parfois représenté le Christ, dans les catacombes, avec les attributs dOrphée… Pour Clément dAlexandrie, Jésus vient réaliser les miracles qui étaient préfigurés par Orphée. Et Novalis ne dit pas autre chose quand il annonce dans Orphée et la Naissance de Jésus (1789-1790) que le chant dOrphée préfigure la parole de Jésus, parole de guérison et de vie, parole qui sauve véritablement tandis quOrphée sest pour sa part arrêté en chemin et nest pas parvenu à sauver Eurydice.

Dès lors, si la dimension religieuse de lacte lyrique nest plus à prouver, il reste à esquisser les contours de la relation qui unit lyrisme et religion : toute voix lyrique est-elle religieuse, et si oui comment faut-il comprendre cette religion lyrique ? Toute religion est-elle lyrique, et si oui comment peut-on entendre ce lyrisme religieux ?

La voix lyrique est religieuse

La première difficulté vient dun constat, établi par Vigny et résumé par Paul Bénichou dans Les Mages romantiques (1988) : « labsence de communication de lhomme avec Dieu est lévidence première ; le surnaturel et lirrationnel lui sont étrangers ». La voix lyrique est religieuse en ce quelle cherche précisément à restaurer ou à interroger le lien qui unit lhomme et ce que les poètes appelleront souvent « Dieu », selon des théologies qui leur sont en réalité toutes personnelles. Dans Le Christ aux Oliviers de Nerval (1844), cest Jésus lui-même, véritable Je poétique, qui sécrie au dernier vers du premier sonnet : « Dieu nest pas ! Dieu 313nest plus ! », reprenant ainsi le « Dieu est mort ! » de Jean Paul placé en épigraphe du poème. Ici parole lyrique angoissée, la parole du Christ et celle du poète se rejoignent en ce quelles en appellent à un Dieu qui ne répond plus. Mais la voix lyrique peut aussi se faire heureuse, témoignant dune entente retrouvée entre les hommes et Dieu, ou au moins quête confiante de cette entente retrouvée. Cest ce dans quoi sengage le sujet lyrique chez Pierre Jean Jouve, par exemple, lorsquil dit, dans la postface de Noces (1924) : « Jétais orienté vers deux objectifs fixes : dabord obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant – pas un des vers que javais écrits ne répondait à cette exigence ; et trouver dans lacte poétique une perspective religieuse – seule réponse au néant du temps ». Il ny a finalement dharmonie poétique que religieuse, et dharmonie religieuse que poétique, ou, comme le dit Claude Millet dans Le Romantisme (2007) pour résumer la situation du lyrisme depuis le romantisme : « Sil [le poète] replie le Je sur le moi, cest pour ouvrir celui-ci à linfini ».

Une religion lyrique ?

Mais si le sujet lyrique est bien un sujet religieux, assurant le lien entre la terre et le ciel, entre lici-bas et lau-delà, de quelle religion est-il finalement le sujet ? Y a-t-il une religion lyrique que lon pourrait caractériser, dont on pourrait parvenir à déterminer des éléments doctrinaires stables et cohérents ? La Renaissance* a vu se multiplier, dans le contexte des guerres de religion, les sons de « lyre chrétienne ». Chez les protestants comme chez les catholiques, la lyre* doit retrouver cet élan religieux avec une visée souvent apologétique : « Maintenant je hausse la voix / Pour sonner la Muse éternelle », chante Du Bellay dans La Lyre chrétienne (1557). La parole lyrique rapproche de Dieu, un Dieu que le poète vient caractériser et dans lequel il invite à avoir foi. Des Cantiques spirituels de Racine (1694) aux Cinq Grandes Odes de Claudel (1910) ou à La Route de Chartres de Péguy (1913), ce lyrisme témoigne dun sujet poétique qui voit la cathédrale ou entre dans « léglise ouverte » et dit son émotion devant le Christ ou devant la Vierge :

Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.

Je nai rien à offrir et rien à demander.

Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.

Vous regarder, pleurer de bonheur, savoir cela

Que je suis votre fils et que vous êtes là. 

(Claudel, « La Vierge à midi », Poèmes de guerre, 1914-1915).

Cette parole chrétienne, qui se fait au risque du silence, de la part dun poète qui, au fond, na rien à dire face à la grandeur de Dieu, se manifeste également dans la prose, résonnant par exemple dans les élans lyriques des personnages dAtala (1801).

Lyrisme et sentiment religieux

Mais la religion du sujet lyrique dépasse le cadre strict de la religion chrétienne, comme de toute religion donnée. Elle relève moins dun ensemble de doctrines établies que dune foi intuitive, qui sappuie sur une lecture du monde, de la nature et de ses signes, confirmant au sujet que Dieu est. Le sujet lyrique croit en un « monde signé Dieu », pour reprendre une formule dAurélie Foglia-Loiseleur. La nature est un livre métaphorique, et le poète lyrique est celui qui traduit, par son chant, ce quil y lit. Tel le vicaire savoyard de Rousseau, le sujet lyrique professe sa foi dès quil voit la nature et quil sait y lire les signes dautre chose que ce quelle paraît. Plus que la Bible, cest « le livre de la nature » (Rousseau) que déchiffre le sujet lyrique, cest sur lui que se fonde la religion lyrique (voir Paysage*). Le poète 314est celui qui voit « Que Dieu met comme en nous son souffle dans largile / Et que larbre et la fleur commentent lÉvangile » (Hugo, Les Rayons et les ombres).Plus que la foi au Christ qui, « la croix à la main, et le front couronné dépines, marche devant [] au secours des hommes » (Chateaubriand, Atala), cest la foi dans une nature qui dépasse lhomme dont le lyrisme vient alors témoigner.

Ce que vient en effet finalement révéler lécriture lyrique, cest le caractère éternel du sentiment religieux, au-delà des différentes religions et de leurs doctrines qui se sont succédé depuis lantiquité. Telle est lintuition dApollinaire développée dans « Zone », poème liminaire dAlcools (1913) : si le poète ne croit plus en Dieu, il partage des interrogations ou des angoisses métaphysiques qui le font se tourner vers la religion et les hommes religieux : « La religion seule est restée toute neuve la religion [] LEuropéen le plus moderne cest vous Pape Pie X ». Le poète lyrique a alors une mission, sa parole est sacrée, cest par le langage que le poète peut vaincre la mort et assurer son salut. La foi perdue peut se retrouver dans lexpérience poétique.

Foi dans le lyrisme

À la pratique religieuse qui diminue, Apollinaire répond par la pratique poétique. Si la religion telle quelle est mise en forme par les hommes ne permet pas datteindre lidéal, la poésie lyrique doit pouvoir quant à elle proposer aux hommes le salut et se faire elle-même religion. Dans Corps du roi (2002), Pierre Michon résume cette puissance religieuse du lyrisme avec laquelle aucune autre religion ne peut rivaliser : « Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je nen vois guère dautre. Les poèmes peuvent avoir cet effet, ils peuvent servir à ça, tenir dans le même coup dœil le Big Bang et le Jugement dernier. » Quand les religions traditionnelles ne peuvent que suggérer, à laide dune liturgie et dun immense corpus de textes (voir Psaume*), ce qui conduit lhistoire des hommes, la poésie permet pour sa part de « les douer fugacement de cette double vue » : tenir ensemble lorigine et la fin des temps. La poésie de Hugo est la parfaite illustration de cette potentialité extraordinaire de la parole lyrique : ses poèmes comme ses recueils visent à figurer « lexistence humaine sortant de lénigme du berceau et aboutissant à lénigme du cercueil » (préface des Contemplations), tous tendus vers le « Jugement Dernier » (dernier livre des Contemplations). Cest ce qui justifie la place centrale de la voix lyrique, mise « au centre de tout comme un écho sonore » (Les Feuilles dautomne).Il ne sagit donc pas de considérer le lyrisme comme un art puisant à des imageries dorigine religieuse à des fins émotives ou argumentatives. Nest lyrique que le sujet qui a foi dans la poésie et la pratique avec humilité et dévotion. Doù la mise en garde de Vigny dans son Journal : « Quelques-uns se feignent chrétiens à présent et prêchent la religion comme philosophie poétique et comme poésie, mais comme foi ne la sentent pas et ne la pratiquent jamais ». Être lyrique et pratiquer le lyrisme : voilà la vraie religion.

Bénichou P., Romantismes français, 2 vol., Paris, Gallimard (« Quarto »), 2004. Bremond H.,Histoire littéraire du sentiment religieux en France, édition augmentée, dir. F. Trémolières, 5 vol., Grenoble, Jérôme Million, 2006. Lamartine A.,Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques éd. A. Foglia-Loiseleur, Paris, Librairie Générale Française, 2006.

Communauté ; Lyrisme ; Magie ; Psaume ; Rites ; Sublime

Guilhem Labouret

Renaissance

xvi e siècle*

315

Représentation

Fiction*

Résistance, engagement

La poésie dite de la Résistance a développé un lyrisme puissant pour contrer les risques que la défaite de 1940 faisait courir à la langue, à la culture, à la mémoire françaises. Le poème est alors conçu comme un moyen pour mobiliser les consciences et les mémoires et pour délivrer par contrebande un message. Cette conception de la poésie, circonstancielle*, et qui assume cette dimension, a été lobjet par les poètes eux-mêmes dexplication si ce nest de théorisation, au moment même où ils publiaient ces textes. Ainsi, dans « La leçon de Ribérac ou lEurope française » paru dans la revue Fontaine à Alger en juin 1941 puis repris, avec « La Rime en 40 » et « Sur une définition de la poésie » dans la première édition des Yeux dElsa (1942), Aragon revient sur la poésie courtoise et sur la lyrique du xiie siècle (voir Moyen Âge*), dont il entend poursuivre lhéritage. Dans ce même texte, Aragon cite le livre dAlfred Jeanroy, Les origines de la poésie lyrique en France au Moyen âge. La défense du lyrisme est donc clairement assumée par cette poésie qui est à la fois de circonstance, politique et critique. Pour autant, Aragon refuse le terme de poésie engagée, comme celui dengagement, termes qui simposent après la guerre, proposés par Sartre dans son essai Quest-ce que la littérature ? (1948), où il met en place lopposition ferme de la prose et de la poésie, la première seule étant le terrain de lengagement. Aragon rejette lexpression de « littérature engagée », par opposition à Sartre, mais aussi parce quil ne veut pas assimiler la poésie de la Résistance à quelque engagement que ce soit : il sagit de défendre une certaine idée de la poésie, qui ne doit pas servir (ce sont les domestiques qui servent, et sont engagés, selon lui), mais combattre.

Le lyrisme est un des moyens
du combat

Sur le plan sémantique et pragmatique, lenjeu est de faire passer un message par contrebande, à la manière des troubadours (Aragon se réfère alors au trobar clus) qui privilégiaient lhermétisme pour contourner les censures. Car il ne sagit évidemment pas de vouloir, comme les troubadours, sadresser à un public choisi et cultivé, mais au contraire de mobiliser toutes les mémoires, toutes les consciences, pour appeler à une résistance armée et intellectuelle contre lOccupation et le nazisme. Sur le plan formel, le choix de rythmes et de rimes ainsi que de types de poèmes qui sont profondément inscrits dans la mémoire collective traduit cette volonté de renouer avec une tradition pour montrer quelle est vivante et active : la « Ballade de celui qui chanta dans les supplices », no 7 des Lettres françaises, 15 juin 1943 ; « La Chanson du franc-tireur », no 6 des Lettres françaises, avril 1943 (tous deux repris dans La Diane française) ; mais aussi la tapisserie, la villanelle, des airs, des rondes sont ainsi écrits. Les poètes qui ont été les plus avant-gardistes*, en particulier ceux qui, comme Aragon ou Éluard, ont été surréalistes, modifient donc profondément leur façon décrire et recourent aux formes quils avaient rejetées, en particulier le vers compté et la rime. La poésie, alors soumise comme toutes les publications à la censure, dabord en zone Nord jusquen novembre 1942 puis dans tout le pays ensuite, est éditée de manière précaire, caviardée par les Allemands en zone occupée, publiée à létranger (à Neuchâtel en particulier) ou en zone libre (en Algérie pour la revue Fontaine par exemple, fondée par Max Pol Fouchet en 1939), voire ronéotypée et diffusée de façon artisanale, quand elle nest pas tout simplement recopiée, apprise par cœur, récitée. Cest pourquoi 316sa dimension doralité est importante. La chanson* devient un modèle majeur et revendiqué pour son lyrisme : « Jamais peut-être faire chanter les choses na été plus urgente et noble mission à lhomme, quà cette heure où il est profondément humilié, plus entièrement dégradé que jamais. Et nous sommes sans doute plusieurs à en avoir conscience, qui aurons le courage de maintenir, même dans le fracas de lindignité, la véritable parole humaine, et son orchestre à faire pâlir les rossignols. À cette heure où la déraisonnable rime redevient la seule raison. Réconciliée avec le sens. Et pleine du sens comme un fruit mûr de son vin. », « La rime en 40 », Poètes Casqués 40 (avril 1940) puis repris dans Le Crève-cœur et enfin en préface des Yeux dElsa (tome 1, 730.) Le lyrisme maintient lespoir dans lavenir et dans la puissance de la voix poétique*, contre ceux qui peuvent critiquer ce qui apparaît comme un retour en arrière, voire un désaveu des positions avant-gardistes et modernes des décennies qui précèdent :

Pourtant je chanterai pour toi tant que résonne

Le sang rouge en mon cœur qui sans fin taimera

Ce refrain peut paraître un tradéridéra

Mais peut-être quun jour les mots que murmura

Ce cœur usé ce cœur banal seront laura

Dun monde merveilleux où toi seule sauras

Que si le soleil brille et si lamour frissonne

Cest que sans croire même au printemps dès lautomne

Jaurai dit tradéridéra comme personne.

(Le Crève-cœur, 705-706).

Même ceux qui font le choix de ne pas publier pendant toute la durée de lOccupation recourent au chant : « Les chants conservés dans la gorge / Dans la marée basse ou montant de la nuit / Quand langoisse était à mer pleine / Le silence étale à plein bord / Entre les fentes de loubli ». (Reverdy, « Le Chant des morts »).

Les poèmes lyriques pendant la Résistance prennent appui sur toutes les formes de répétition, jusquà lincantation, comme en témoigne de façon exemplaire « Liberté », le fameux texte dÉluard paru en 1942 dans Poésie et vérité, dans la clandestinité (Au rendez-vous allemand, 1945). La dimension oratoire est également manifeste dans le choix des toponymes, qui, déclinés, semblent inscrire les noms du pays occupé dans le texte : Desnos y recourt dans « Le Veilleur du pont au change » (1944), plaçant au début des strophes un nom de lieu parisien, Jean Tardieu dans « Oradour » (1944), Aragon de façon systématique dans « Le Conscrit des cent villages » qui sachève par une longue liste de noms de villages, conçue comme « une romance », « lancienne antienne de leurs noms » est « amour de [s]on pays mémoire », « Un collier sans fin ni fermoir / Le miracle dune chanson » (La Diane française, op. cit., 1014). Linscription du nom propre vaut elle aussi comme stèle mémoriale, comme dans le poème dÉluard écrit à la mémoire de Gabriel Péri (« Gabriel Péri », Au Rendez-vous allemand, op. cit.). La lyrique amoureuse se double dune incantation de la langue et de la nation (Les Yeux dElsa, op. cit.), qui ne répugne pas au pathétique et se projette dans le chant : « Moi je forme en ma bouche et ma tête sonore / Un vers qui sen arrachera comme un sanglot / Ils me prendront au mieux pour un triste ténor » (Le Roman inachevé, 128).

Le chant est conçu comme une liaison : « Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues [] Et les ponts répétant la promesse des bagues / Sen iront fiancés aux rimes que voici » (« Le Paysan de Paris chante », « En étrange pays dans pays lui-même », op. cit., 878). Retour à la rime et au vers compté, ressorts lyriques éprouvés (formes de la répétitions et amour du 317nom), choix de formes lyriques traditionnelles remontant au Moyen Âge* et reprises par le romantisme, retour du chant sont donc les aspects majeurs de ce lyrisme propre à la poésie de la Résistance. Lexpression de la subjectivité est donc moins importante que la valeur pragmatique et politique.

Un tel lyrisme a été lobjet de critiques virulentes. Elles ont été formulées en particulier par Benjamin Péret, qui, dans un court libelle publié à Mexico en 1945, « Le Déshonneur des poètes », et intitulé ainsi par allusion au nom des recueils publiés en 43 et 44 aux éditions de Minuit clandestines par P. Seghers, J. Lescure et P. Éluard, « LHonneur des poètes ». Violemment opposé à la poésie dun Aragon ou dun Éluard, Péret dénonce une poésie réactionnaire, qui ne mérite pas même le nom de poésie, au service dune idéologie. Il ne sagit pas de discuter la légitimité de celle-ci, mais de dénoncer un tel usage de la poésie et ses renoncements. Ce que dénonce Péret, cest précisément la dimension religieuse* de ces « poèmes », leur lyrisme oratoire, qui prend appui sur le retour à la rime et aux vers comptés. Le goût pour la répétition, les anaphores, les litanies est mis au compte dune collusion avec la religion : « Pas un de ces ’’poèmes ne dépasse le niveau lyrique de la publication pharmaceutique et ce nest pas un hasard si leurs auteurs ont cru devoir à leur immense majorité revenir à la rime et à lalexandrin classiques [] Ces textes associent étroitement le christianisme et le nationalisme comme sil voulait démontrer que dogme religieux et dogme nationaliste ont une commune origine et une fonction sociale identiques. » (Le Déshonneur des poètes). Autrement dit, ce nest pas le lyrisme en tant que tel qui est dénoncé, mais le retour à un lyrisme de bas étage, reposant sur la litanie. La dénonciation est donc double : dune part est condamné le lyrisme réactionnaire de la poésie de la Résistance, dautre part son asservissement à une cause qui associe nationalisme et religiosité.

Pendant la guerre, certains ont fait le choix de ne pas publier, senfoncent dans le silence (ce « Harrar de silence » selon le mot de Pierre Seghers à propos de Reverdy, La Résistance et ses poètes, Seghers, 1974, rééd. avec un choix de poèmes 2004, 354) et continuent décrire, sans publier, comme Char, tout en étant engagé dans la résistance armée (sous le nom de Capitaine Alexandre pour lauteur des Feuillets dHypnos). Si la poésie publiée pendant la Résistance est lyrique, il y a donc aussi une forme de résistance et dengagement contre le nazisme qui passe par le silence.

Le rejet du lyrisme, réaction à la poésie de la Résistance, après la guerre, a une belle vie devant soi. La poésie de la Résistance paraît trop circonstancielle, voire négatrice de lidée même de poésie. Contre le lyrisme comme chant, contre la subjectivité du sujet lyrique, une poésie de lobjet apparaît, dont « La lessiveuse » de Francis Ponge, vaut comme manifeste. Le poème a été écrit en 1940, puis récrit et publié en 1944. Le nettoyage intellectuel et le lessivage du langage sont des opérations de critique du lyrisme traditionnel et une réflexion sur lefficacité réelle de la poésie (« Pièces », Œuvres complètes, 738). Le propos se poursuivra dans « Le Savon », mais aussi « La Seine », texte de 1947, dans lequel Ponge prend ses distances avec tous les « soupirants » du fleuve, tous les poètes qui lont chantée de façon lyrique (« La Seine », ibid., 272) et dans lequel il fait allusion à ses activités de résistant, comme si la nécessité de se battre allait de pair avec la critique du lyrisme.

La lessiveuse, un objet, fruste, qui nest pas « plein de son importance », mais de son utilité, devient ainsi le symbole de lanti-lyrisme*, qui est une des 318réactions les plus notables à la poésie de la Résistance dont limportance tient aussi à son pouvoir de détermination du champ poétique de la seconde moitié du xxsiècle.

Pendant la Résistance, le lyrisme a donc eu ainsi une valeur politique et un pouvoir pragmatique puissant ; après la guerre, elle produira, par réaction, une résistance au lyrisme (de Ponge à Emaz).

Piégay N., Pintueles J., (dir.), Dictionnaire Aragon, Paris, Champion, 2019 (en particulier article Lyrisme, Engagements, Résistance). Piégay N., Aragon et la chanson, Paris, Textuel, 2007. Sapiro G., La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999. Seghers P., La Résistance et ses poètes, Paris, Seghers, 1974.

Chant ; Éthique ; Enthousiasme ; Voix, sujet lyrique

Nathalie Piégay

Rites

Un lien très étroit a uni dès lorigine la poésie de langue française et la liturgie, celle-ci désignant la forme du culte chrétien créée au fil du temps par les pratiques religieuses instituées en rites. La liturgie implique un espace et un temps dédiés, au sein dune communauté, avec des gestes, des textes, des objets réels ou symboliques, qui convoquent un imaginaire culturel et mémoriel. Les premières hymnes liturgiques substituent la versification numérique (nombre constant de syllabes) au système métrique latin fondé sur la quantité syllabique (brève ou longue). Le développement de la poésie métrique française sera lié à celui du christianisme, et la même observation vaut pour dautres religions* et dautres poésies (poésie soufie, poésie synagogale, poèmes chamaniques…). En dépit de lapparition du vers libre et du poème en prose* qui ont dynamité la prosodie traditionnelle, et du fort déclin du christianisme en France, le lien entre poésie et rites religieux a perduré sous des aspects parfois ténus mais multiples (formels, narratifs, thématiques, lexicaux, sonores, rythmiques, métaphoriques, symboliques…), jusque dans les écritures poétiques contemporaines. Ce lien est tantôt explicite et assumé, tantôt inconscient, parfois ironique et iconoclaste, seffaçant alors sous les signes dune ritualité profane, souvent marquée de substrats mémoriels. La liturgie, fût-ce sous la forme de la trace, du déni ou du blasphème, informe donc de manière rémanente une pratique poétique des époques moderne et contemporaine, linspiration transcendantale ayant le plus souvent laissé place toutefois à une « poésie sans les dieux » (Bonnefoy).

Au xxe siècle, le paradigme le plus éclatant dune poésie inspirée par la liturgie est proposé par Claudel. Celui-ci ne se contente pas de donner une couleur biblique à ses poèmes à la manière des Romantiques ni dutiliser la citation en ornement. Ressassé dans son Journal et dans son œuvre exégétique dès les années 1900, le texte sacré qui irrigue ses versets résulte dune innutrition due à son assiduité à loffice religieux et à sa lecture quotidienne du Bréviaire. Lapproche de lactualité, les souvenirs intimes, les émotions personnelles et la méditation du croyant se fondent dans une suite poétique nourrie des textes et des rites, mêlant dans un même souffle inspiration liturgique et inspiration poétique. Parole biblique convoquée de mémoire et parole poétique se conjuguent dans un accord profond entre le temps de lécriture et celui de la période liturgique. Des poèmes majeurs sont marqués par cette « liturgisation » et manifestent en même temps la maîtrise du verset et loriginalité du langage poétique claudélien. Parmi les Cinq Grandes Odes – toutes pourraient servir ici dexemple, la troisième ou Magnificat (écrite en 1907) accorde les ressources liturgiques 319de lAvent, de Noël et de lÉpiphanie à la profération poétique dune action de grâce en lhonneur de Marie, mère de Jésus, en reconnaissance de la naissance du premier enfant du poète ; lode est aussi chant dallégresse au souvenir de sa conversion aux vêpres de Noël 1886. Avec Processionnal pour saluer le siècle nouveau (1907), Claudel cherche à écrire un poème assonancé « dans la forme de ces Séquences de lancienne Église que jaime tant » (lettre à Suarès, 18 septembre 1907) et sinspire de lAnnée liturgique (1898) de Dom Guéranger. Cette même lecture habite la Corona Benignitatis Anni Dei (1915), recueil dhymnes et de psaumes dont le projet était de suivre les divisions du bréviaire. Les hymnes (Hymne de la Pentecôte, Hymne du Sacré-Cœur, Hymne du Saint-Sacrement, Commémoration de tous les fidèles trépassés…) recourent à des paraphrases bibliques et des citations marquées par lusage liturgique que le fidèle connaît intimement ; ces réminiscences, portées par des jeux sonores, des anaphores et rimes intérieures, et des latinismes issus de la Vulgate construisent un « palimpseste liturgique » (D. Millet-Gérard, Poésie et liturgie, 88). La Messe là-bas (1917) démarque librement le déroulement dune messe à travers linterlocution de lhomme, du poète et du croyant : sa méditation progresse au filtre des gestes rituels, lectures et prières de loffice quil suit. Lœuvre dévoile la transfiguration spirituelle et poétique opérée par la prière dite au sein de léglise, parmi les fidèles, et par laccomplissement de leucharistie. Épousant les principes de la liturgie (adresse à Dieu, discours de louange, alternance de voix, projection vers lÉternité), le poème atteste lui aussi que lordre temporel est consacré à et par lordre spirituel et que « le temps est le sens de la vie » (« Connaissance du Temps », 1904) conduisant à un accomplissement ultime à venir.

Une même osmose du monde et de la liturgie se retrouve dans la poésie de Max Jacob et fonde chez lui une quasi stylistique liturgique à base dhomologies phoniques et graphiques, dénumérations litaniques riches de réminiscences de rites et textes religieux : le discours de louange de nature liturgique tend à rendre visible par ces moyens une possible théophanie au sein de la nature comme dans Le Laboratoire central (1921) ou Les Pénitents en maillots roses (1925). Les figures hagiographiques et la parole performative reprise du langage liturgique et actualisée dans un cadre quotidien apparentent ses Poëmes de Morven le Gaëlique à des hymnes liturgiques interpellant le croyant hic et nunc. Le rite religieux instruit lécriture poétique qui le réécrit en le présentifiant : entre lun et lautre mêlés se tisse le passage de limmanence à la transcendance. De manière similaire, Évangéliaire de Pierre Emmanuel (1961), écrit comme un enlumineur décore les textes évangéliques lus pendant la messe, sinscrit dans une tradition liturgique.

Dautres poètes du xxe siècle ont écrit des œuvres si étroitement liées aux rites religieux catholiques quelles sen dissocient peu. La Somme de poésie (1981-1983) de Patrice de la Tour du Pin fond la voix subjective dans la dimension collective du psaume au point de devenir anonyme et universelle, faisant du poète un serviteur plus quun créateur. Dans Père, voici que lhomme (1955) et La Terre du sacre (1966), Jean-Claude Renard se met aussi au service de la liturgie et joue dune monotonie métrique et prosodique rappelant le style des psaumes et litanies. Dans le cadre de la Commission liturgique mise en place par Vatican II (1962-1965), ces deux poètes ont écrit des hymnes pour la Liturgie des heures – livres de référence depuis 1971 des offices catholiques. Dans les deux hymnes écrites par J.-Cl. Renard, Esprit de Dieu et Cest un corps, se perçoit encore, 320bien quatténuée par lomniprésence du dogme, la tonalité naïve du poète qui sexprimait dans Cantiques pour des pays perdus (1947). Entre soumission au dogme et à ses rites et défiance dune parole poétique à limaginaire tout-puissant sesquisse lhumilité de poètes dont la voix dans ces poèmes sestompe dans celle de la prière ecclésiale. Le travail de la paraphrase et de la glose chez Pierre Jean Jouve (à partir de Noces et Sueur de sang) illustre aussi à certains égards cette recherche dune « poétique de la participation », visant à « inscrire le poétique dans une communauté de parole » (« Himi-Pieri, Possibles poétiques au xxe siècle. “Vrai corps” de Pierre Jean Jouve et Yves Bonnefoy », 148-149)

À côté de cette poésie dauteurs croyants ou proches du christianisme, dautres poètes, en révolte contre le modèle inculqué dans lenfance ou faisant profession dathéisme, utilisent cadre et propos liturgique pour en détourner le sens. Ils se les réapproprient à des fins personnelles éthiques ou morales, et les subvertissent. Une mémoire liturgique imprègne leur parole poétique, mais sinvestit de sens spirituellement indéfinis, sinon profanes ou païens : « La difficulté de la poésie moderne, cest quelle a à se définir, dans un même instant, par le christianisme et contre lui » écrit Bonnefoy dans LActe et le lieu de la poésie (1959) ; Michel Deguy poursuivra cette réflexion dans La Fin dans le monde (2009). Chez André Frénaud par exemple, la dénégation du religieux seffectue à travers le rappel des rites et le recours au lexique et au calendrier liturgique. Dans La Sainte Face (1968), les poèmes « Fête-Dieu », « Pâques » et « Samedi saint » évoquent des farces auxquelles se sont laissé prendre « les plus sots » ; « Rêverie de Dieu ou les mauvais dons » démystifie la liturgie de leucharistie et le Notre-Père (« Je tai destiné le pain pour que tu en manques, / le vin pour que tu saches en abuser »). Le poète dévitalise le sens chrétien de Noël en en faisant un rite profane : consumériste dans « Noël interdit » (« Les bœufs dressés dans les boutiques. / Viandes solennelles, parées »), amoureux et sensuel dans « Noël pour Christiane », social dans « Noël au chemin de fer » où est dépeinte la cohue des départs en vacances (« sur le quai lâne et le bœuf / sont là et déjà chuchotent »). Les rites de lÉglise conforment un cadre, thématisé par son titre ou une formule (la Visitation, les Rois Mages, Pâques, le fils prodigue…), que le poète emplit dun épisode de vie terrestre, voire matérialiste, en tension avec lidée même de transcendance. La démarche garde une part dambiguïté : lhomme est dorénavant placé seul au centre de cet ordre liturgique renié mais maintenu visible, et cest à lui quincombe la responsabilité « dexprimer ce qui le dépasse », « dentraîner cette conscience et de la faire communier à travers son rythme avec le mouvement profond de lénergie du Tout » (Il ny a pas de paradis, 238, 240).

Cette liturgie rémanente, à mi-chemin entre anamnèse et amnésie voulue, surgit parfois au sein de poétiques éloignées de toute religion. Lagnosticisme et lathéisme peuvent saccompagner dune « vocation intarissable dun spiritualisme sans objet ni fin religieuse » (Saint-John Perse, lettre à Claudel, 1er août 1949), dune « mémoire de linfini de la chose », de « linfini du pain et du vin », dune « ardente laïcité » (Bonnefoy), des « signes de lIllimité » ou de « linsaisissable » (Jaccottet), dune « inquiétude de labsolu » selon le titre de lessai de Jean-Pierre Jossua. Célébrer le monde et le cosmos, dire lexpérience de la plénitude et sa dimension ineffable, relier transcendance et immanence conduisent ces poètes à moduler leur propre grammaire liturgique riche de métaphores, oxymores 321et symboles : la présence, lincarnation, le vrai lieu ou larrière-pays, la lumière, la clarté, le silence… Ce pressentiment de labsolu, expérience de transfiguration où vie et mort semblent proches, ramène alors sous la plume du poète, ici Jaccottet, des mots de la liturgie chrétienne : « Lune de février. [] Dire cette grâce. Portée au-dessus des brumes ou des fumées, dans léglise ouverte de lair. Une hostie entamée ? sans que lexalte aucun prêtre. » (La Semaison, février 1982). Gardant mémoire du rite religieux, le langage poétique contemporain sen allie parfois malgré lui lefficace.

Bercot M., Mayaux C. (dir.), Poésie et liturgie xixe-xxe siècles, Bern, Peter Lang (« Littératures de langue française »), 2006. Jossua J.-P.,La littérature et linquiétude de labsolu, Paris, Beauchesne-Éditeur, 2000. Wathee-Delmotte M., Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, Bern, Peter Lang (« Comparatisme et société »), 2010.

Adresse ; Psaume ; Temps ; Religion ; Sublime

Catherine Mayaux

Rythme

Lassociation du rythme et du lyrique* semble aller de soi depuis les premiers usages français de ce dernier terme (1495, daprès Le Robert historique) : employé comme adjectif ou substantif, « lyrique » a dabord qualifié les poèmes de lAntiquité chantés avec accompagnement de lyre, ainsi que leurs auteurs. Avec la musique on comptait des temps, faibles et forts, et des longueurs : entre les notes, sinstauraient des rapports de durée. À partir du xvie siècle, le mot sert aussi à désigner les poèmes non destinés au chant, mais qui imitent les genres lyriques de lAntiquité, versifiés et disposés en strophes. La musique nest plus, mais on compte encore, des syllabes ou des pieds (selon la langue), pour la métrique. Dans les deux cas, le rythme des œuvres lyriques est en relation avec le nombre et la répétition. En revanche, selon des acceptions ultérieures, ladjectif « lyrique » se dira aussi de textes non métrifiés. Le Grand Larousse de la langue française mentionne par exemple, après avoir évoqué la conception romantique du terme, que ce dernier peut sappliquer à « toute œuvre littéraire, même en prose, dans laquelle lauteur laisse apparaître, en un style poétique, ses “sentiments personnels” ». Certes, parler du lyrique comme expression de sentiments paraît trop restrictif aujourdhui : on adoptera plutôt ici le sens que donne Rodriguez à la « configuration lyrique », laquelle suppose que « le sentir et laffectif sont fortement ancrés dans la matière signifiante. » (2003, 74). Toutefois, la question de la présence du rythme dans les textes non métriques demeure entière : comment laborder avec une acception qui le soumet au compte et à la régularité ?

Une telle compréhension du rythme est pourtant très répandue et il arrive même quon y recoure pour décrire des proses ou des vers libres*. Pour Morier, le rythme, « au sens général du terme », désigne le « retour, à intervalles sensiblement égaux, dun repère constant » (1989, 1029). Meschonnic (1982) a recensé, en dépouillant des dictionnaires de diverses époques, langues et disciplines, de nombreuses définitions qui accordent la primauté au « même » : répétition, périodicité, isochronie, isométrie. À partir du romantisme, on oppose souvent à cette vision ce que Morier appelle un « sens étroit », ou « rythme pur ou anarchique, [qui] tente de rompre une habitude soit par un déplacement de laccent [], soit par une rencontre daccents [], soit par une dissociation de la phrase et du mètre [], soit encore [] grâce à des nombres cassants » (1929-1930). Ainsi compris, le 322rythme implique encore la présence du « même ».

Les définitions qui subordonnent le rythme au nombre et à la répétition présentent des problèmes quand il sagit de traiter du discours. Elles sont si générales, quelles peuvent concerner à peu près tous les phénomènes, quils soient naturels, sociaux, esthétiques, langagiers, etc. En prose ou en vers libres, leur application se limite le plus souvent à la recherche de régularités – et parfois de leurs contraires ; en versification métrique, elle entraîne aussi des réductions. Certains théoriciens emploient, pour décrire le vers français, des notions empruntées à des domaines étrangers, comme la « mesure », prise au sens musical, ou les « pieds » de la métrique ancienne. Combinaisons de temps forts (faits dune syllabe longue ou accentuée) et de temps faibles (composés dune ou de plusieurs syllabes brèves ou inaccentuées), les pieds sont pertinents pour la métrique des langues à accent de mot, mais ne fonctionnent guère en français, dont laccent est syntaxique, et le mètre syllabique. Enfin, la métrique travaille avec des unités non signifiantes – syllabes, pieds – si bien que, à ne considérer quelles, on relègue le rythme au statut de pure forme, détachée du sens. Cela dit, des travaux de métrique qui tiennent compte des particularités phonologiques des langues (comme ceux de Cornulier) ont bien sûr leur pertinence pour létude des vers réguliers, mais nen décrivent pas tout le rythme.

On a longtemps invoqué létymologie pour justifier le « sens général » du mot rythme. Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Boisacq propose ainsi la définition suivante du rhuthmos : « att. ῥυθμός, ion. ῥυσμός[] m. “mouvement réglé et mesuré ; mesure, cadence, rythme” : ῥεω “couler”, [] le sens du mot ayant été emprunté au mouvement régulier des flots de la mer ». Benveniste remet en cause cette explication dans un article intitulé « La notion de”rythme” dans son expression linguistique » (1966 [1951]). Cet essai présente une vaste enquête sur les premières acceptions de rhuthmos, que lon trouve « chez les auteurs ioniens, et dans la poésie lyrique et tragique, puis dans la prose attique » (328) Le linguiste admet la dérivation qui tire rhuthmos de rheo, mais réfute linterprétation habituelle qui associe ces mots aux mouvements de la mer : il montre que la notion signifiait plutôt « forme distinctive, arrangement caractéristique des parties dans un tout » (330). Il établit ensuite ce qui distinguait rhuthmos des autres termes ayant désigné la forme, comme skhèma, eidos, morphè, en expliquant que le suffixe –thmos, dans les mots abstraits, renvoie à une « modalité particulière daccomplissement, telle quelle se présente aux yeux » (332). Benveniste revient après cela au radical, dérivé de rhein, « couler », et affirme que, dans les contextes où il apparaît, rhuthmos « désigne la forme dans linstant quelle est assumée par ce qui est mouvant ». On ne trouvait pas lidée de « considération de “temps”, dintervalles et de retours pareils » (327) chez les présocratiques. Cest chez Platon que la notion se précisera dans le sens du nombre et de la mesure, dun « ordre dans le mouvement ».

Larticle de Benveniste a inspiré de nombreux travaux, non seulement dans les études littéraires, mais également dans les arts, la philosophie et les sciences humaines (voir à ce sujet le site Rhuthmos, de Pascal Michon). Meschonnic a été le premier à sen inspirer pour proposer une notion non métrique de rythme dans le discours. Des explications proposées par Benveniste, il retient en particulier lidée de « “dispositions” ou [] “configurations” sans fixité ni nécessité naturelle ». Dans louvrage quil a écrit avec Dessons (1998), le rythme est défini comme « organisation des marques dans le discours, []323organisation du sens, mais aussi de la force, dans le discours » (75). Le rythme peut affecter tous les niveaux du langage (phonologique, lexical, morphologique, syntaxique). Il inclut en particulier les accents, la prosodie – qui désigne pour Meschonnic « les effets déchos consonantiques, vocaliques » – et lintonation (quand il sagit du parlé). Puisquil ne se sépare pas du sens, et que celui-ci « est une activité des sujets [], le rythme est une organisation du sujet dans son discours ». Ce sujet nest pas assimilable avec lindividu, ni avec le « sujet dénonciation » benvenistien, même si, comme ce dernier, il saccomplit par le langage et se recommence dans chaque prise de parole. Il ne se confond pas avec la présence dune figure comme, par exemple, celle dun sujet lyrique* ou dun narrateur. Lexpression « subjectivation », que Meschonnic emploie aussi, montre mieux le mouvement quimplique cette notion, que lon peut aussi relier à l« organisation de la force, dans le discours ». Le mot « force », ici, renvoie à « ce que fait le langage » et désigne le « continu de la signifiance », le « continu du corps à son langage », « le continu double entre une langue et linvention dune pensée dans cette langue, entre le maximum daffect dans la pensée et linvention de cette pensée. » (2000, 9) Une telle théorie permet de concevoir le rythme du discours dans sa complexité, en particulier pour la littérature, qui inclut, selon Meschonnic, un « maximum de corps [] sous la seule forme possible pour le langage [] la gestuelle rythmique, la sérialité prosodique comme affectivisation maximale dun discours » (2000, 15) Ainsi défini, le rythme peut être vu comme un mode de signification privilégié des textes à dominante lyrique, quils soient en prose, en vers comptés ou en vers libres.

Cependant, entre la notion de rythme comme configuration du mouvant et sa nature comme organisation des marques dans le discours, il nous semble manquer des liens. Comment reconnaît-on cette configuration mouvante dans sa particularité, en labsence des repères que fournit une métrique ou un principe de répétition ? Il semble quil faille penser la dimension sensible du déploiement discursif, dans sa concomitance avec sa dimension signifiante. Meschonnic refuse de traiter le rythme des textes dans cette perspective, dabord pour éviter le retour à une psychologie de la perception, qui le ramène à des schémas formels, ensuite parce que le rythme organise selon lui une « sémantique sérielle » qui déborde ce que lon peut percevoir : cette organisation, qui ressortit au texte, ne se confond pas avec une diction de ce dernier, elle peut donner lieu à plusieurs scansions.

Si nous suivons Meschonnic au sujet de la distinction entre organisation rythmique dun texte et ses possibles réalisations vocales, il nous semble néanmoins important dessayer de comprendre les propriétés du rythme en tant que « manière particulière de fluer », « telle quelle se présente aux yeux » (Benveniste) ou à notre réceptivité dans son ensemble, à la lecture ou à laudition : par loreille externe ou interne, en rapport ou non avec une articulation sonore ou silencieuse, avec ou sans conscience claire. On peut supposer quil fait appel à lesthésis, cest-à-dire quil peut être reçu, à la fois par les sens, lintelligence et laffectivité, sans préjuger de ce qui sera appréhendé, ni quil sera forcément appréhendé. Pour quun « flux » se produise de manière spécifique, il doit comporter des éléments différenciateurs, comme les marques et les pauses, qui, elles, produisent une segmentation du continu discursif : des groupes et des intervalles. Pour quon puisse sentir la particularité du déploiement même, il faut envisager un processus de comparaison, de synthèse, entre des points qualifiés et pauses du flux et les divers 324niveaux de groupements quils forment. Différenciation et comparaison ne sont pas isolées, elles font toutes deux appel aux contrastes et aux retours qui constituent les marques. Parmi les contrastes se trouvent évidemment les accents, dont la nature et le fonctionnement varient selon les langues. Appartiennent également aux marques contrastives les finales de vers et de segments graphiques – qui coïncideront ou non avec les fins de syntagmes –, ainsi que les contre-accents, succession daccents dans des syllabes consécutives. De nombreuses formes de retours peuvent intervenir dans le rythme, comme les échos vocaliques et consonantiques, les répétitions lexicales, les « paradigmes rythmiques » (séquences ayant une configuration syllabique-accentuelle semblable) et, sil y a lieu, les vers métriques.

La dynamique contrastive et comparative du rythme est inséparable de la formation du sens. Les retours produisent, hors de la linéarité de la chaîne signifiante, un fonctionnement associatif. Dans la linéarité, des relations, de ressemblance ou de contraste, sétablissent entre les différents types de groupements. Plusieurs paramètres permettent cette comparaison entre les groupes : longueur (nombre approximatif), configuration accentuelle, qualité suspensive ou conclusive du segment, etc. En même temps quil configure le déploiement de la signification, le rythme donne une forme particulière à notre conscience intime du temps*, produisant des mouvements de rétention et de protention entrelacés. Wilhelm von Humboldt évoquait à sa façon cette liaison entre temporalité et déploiement du discours lorsquil écrivait à Schiller que le langage agissait « essentiellement à la manière dune musique dans laquelle les timbres passés et en attente interviennent dans le timbre présent ».

La description des marques proposée ici sapplique en premier lieu à lorganisation sensible et signifiante du rythme du discours, considéré hors de toute réalisation sonore : ce qui, évidemment, népuise pas le domaine du lyrique. Pour traiter des œuvres qui saccomplissent dans la voix, comme la chanson*, le slam* et le rap*, il faudra prendre en compte le rythme musical qui, avec ses rapports de durée, est inassimilable à celui du langage. On pourrait alors comparer le rythme du texte avec ceux de la composition musicale et de la performance. De façon générale, Les productions multimédiales faisant par exemple appel, en plus du texte, de la voix et de la musique, à des dispositifs visuels ou chorégraphiques, impliquent une pluralité de rythmes de nature différente qui peuvent se succéder, se superposer, sharmoniser ou se contredire : leur étude suppose alors une description des « manières de fluer » propres à chacun des déploiements dans leur fonctionnement spécifique.

Benveniste É., « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », dans Problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 1966, p. 327-335. Dessons G. & Meschonnic H., Traité du rythme : Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998. Meschonnic H., Critique du rythme : Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.

Formes brèves ; Ponctuation ; Prose ; Verset ; Vers libre

Lucie Bourassa