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Classiques Garnier

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  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 271 to 297
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0271
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
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Paysage

Le paysage est présent depuis lAntiquité dans la lyrique occidentale, notamment dans un genre comme la pastorale ou dans la poésie amoureuse, qui compare souvent les beautés de lêtre aimé à celles de la nature. Il est devenu un thème poétique privilégié à partir du romantisme, qui promeut la notion de lyrisme*, généralement défini comme lexpression du sentiment personnel, et le topos du paysage-état dâme : Les Fêtes galantes de Verlaine souvrent sur ce vers resté célèbre : « Votre âme est un paysage choisi ». Cette relation est si prégnante quon peut se demander si elle ne tient pas à une certaine affinité entre la structure même du paysage et celle de la poésie lyrique, tant au niveau de son énonciation que de ses énoncés.

Avant même dêtre un motif ou une métaphore poétique, dans lexpérience sensible elle-même, en ville comme à la campagne, le paysage nest pas le pays mais une image du pays, construite à partir du point de vue dun sujet*, qui trouve un mode dexpression particulièrement favorable dans lénonciation lyrique en première personne. Mikhaïl Bakhtine a pu soutenir que la vision proposée par la poésie lyrique se distingue de la vision romanesque, en ce que précisément le monde y est perçu du dedans comme « lhorizon » de la conscience poétique, alors que le narrateur dun roman peut adopter un point de vue plus ou moins extérieur, qui situe ses personnages plus objectivement au sein de leur milieu ou de leur « entourage » (Bakhtine, 1984). Même si cette dichotomie peut paraître trop tranchée, elle nen éclaire pas moins les liens qui unissent la poésie lyrique au paysage envisagé comme horizon, ouvert à linvisible et aux suggestions de limaginaire. Alors que la description romanesque tend à mettre en général laccent sur les éléments visibles du paysage, lévocation poétique le donne moins à voir quà imaginer et fait entendre sa résonance intérieure.

Il ne faut pas pour autant placer cette correspondance entre le mode lyrique et le paysage sous le signe dune subjectivité et dune intériorité pures. La théorie littéraire allemande nous a de longue date appris à distinguer le Je lyrique du moi de lauteur, soumis dans le poème à processus de dépersonnalisation. Le sujet lyrique est un « sujet dénonciation » qui ne se constitue que dans un certain rapport à lobjet ; il ne met nullement le monde entre parenthèses, mais le transforme en un « complexe de sens » (Hamburger, 1957). En opposition à lEsthétique de Hegel, qui définissait le lyrique comme « expression de la subjectivité comme telle [] et non dun objet extérieur », Emil Staiger le caractérise par « lintrication du monde intérieur et du monde extérieur » (Staiger, 1990). Or le paysage illustre exemplairement cette implication réciproque du dedans et du dehors : cest un espace transitionnel, subjectif autant quobjectif, intérieur autant quextérieur. Le motif de

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lhorizon, récurrent dans la poésie lyrique, en manifeste bien la double dimension : cest une ligne imaginaire (on ne la trouve reportée sur aucune carte), dont le tracé dépend à la fois de facteurs objectifs (le relief, les constructions éventuelles…) et du point de vue de lobservateur. Trait dunion entre celui-ci et le monde, il en marque aussi, par son recul, lirréductible altérité (Collot, 2005).

Le sentiment qui sattache dans la poésie lyrique au paysage nest pas non plus limité à la sphère de lintériorité : il naît de linteraction entre la conscience poétique et son environnement. Le sentiment romantique de la nature, par exemple, nest pas simplement la projection dun état dâme sur le monde extérieur ; il est tout autant une réponse aux impressions reçues de ce dernier. Loin den être le maître, le sujet lyrique peut apparaître comme son instrument : « Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme », écrivait Stendhal au début de la Vie de Henry Brulard, et Shelley demandait au Vent dOuest : « Fais de moi ta lyre ! » (Ode to the West Wind, 1820). Cet échange affectif entre le dedans et le dehors est bien exprimé par le terme de Stimmung, souvent employé par les théoriciens allemands du lyrique. Il désigne une atmosphère qui enveloppe objets et sujets, colorant à la fois le paysage et les affects quil suscite : « pour un Allemand », note Spitzer, « la Stimmung est intimement mêlée au paysage, qui de son côté est animé par le sentiment humain – cest une unité indissoluble dans laquelle lhomme et la nature sont intégrés » (Spitzer, 2012). Le mot possède aussi une acception musicale, unissant lidée dune consonance à celle dune concordance affective. Il condense ainsi, autour du paysage, les deux aspects du lyrique, qui associe la résonance du poème à son retentissement émotionnel. Un paysage, une musique ou un poème sadressent à la sensibilité, cest-à-dire aux sens et à laffectivité ; leur sens est indissociable de leur texture sensible, quelle soit faite de notes, de signifiants ou de couleurs.

Cette union intime entre lexpression du sentiment et celle du paysage nest pas réservée à la poésie romantique ni à la tradition occidentale. Elle est depuis toujours au cœur de la réflexion des peintres et des poètes chinois : « sentiment et paysage », écrivait par exemple Wang Fu-zhi, « portent chacun un nom différent ; ils sont de fait inséparables. Dans les poèmes de premier ordre, ils forment une symbiose sans faille ». Cest cette interaction entre la subjectivité humaine et le monde extérieur que désigne la notion chinoise de qing-jing ; en la traduisant par « sentiment-paysage », François Cheng a réussi à éviter le piège dune formulation telle que « sentiment du paysage » : celle-ci aurait conduit à interpréter le génitif soit comme subjectif soit comme objectif, alors quun tel sentiment nest ni un état intérieur ni le simple contrecoup dune beauté purement extérieure, mais le résultat dune rencontre entre le moi et le monde (Cheng, 1996).

Plutôt que dun sentiment personnel, il sagit dune é-motion*, dun mouvement qui fait sortir le poète de lui-même au contact du monde qui laffecte. Loin de conforter le sujet lyrique dans son identité et dans son intériorité, lexpérience et lexpression du paysage le mettent littéralement hors de lui (Collot, 1997). Ce décentrement est déjà à lœuvre dans la poétique romantique du paysage qui, loin de se réduire à une effusion sentimentale, aboutit parfois à une véritable fusion de la conscience avec son dehors. Shelley interpelle le Vent dOuest en ces termes : « Be thou me », mot à mot : « Toi sois moi ». Cette étonnante inversion des rôles et des pronoms remet en cause la primauté de la première personne, qui devient lattribut 273de la seconde. Le poème lyrique devient le fruit dune interaction entre le monde et « lesprit humain qui, passivement, / reçoit et restitue un torrent dinfluences, / Poursuivant un échange ininterrompu / Avec le clair univers des choses autour de lui » (Mont Blanc, 1817). On assiste ici à lémergence dune conscience écologique, inséparable de son environnement, comme en témoigne cette confidence du Chevalier Harold chez Byron : « I live not in myself, but I become / Portion of that around me » (« Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens / Une partie de ce qui mentoure », Childe Harolds Pilgrimage, 1812, chant III, strophe 72). On est loin de légocentrisme attribué à la poésie romantique ; on a ici affaire à un lyrisme et à un paysage qui expriment la co-appartenance de lhomme et de lunivers.

Ce décentrement du sujet lyrique, qui se manifeste par moments dans la poésie romantique, sexprime de façon plus générale et plus radicale dans la poésie moderne, sans que celle-ci rompe nécessairement pour autant avec le lyrisme et avec le romantisme, comme en témoigne ce vers de Wallace Stevens, qui rappelle celui de Byron : « I am what is around me » (« Je suis ce qui mentoure », « Theory », dans Harmonium, 1923). Il se traduit souvent par leffacement des marques de la première personne et par ladoption dune syntaxe nominale qui, en suspendant larticulation logique de la phrase entre sujet et prédicat, se prête à exprimer lindistinction entre le poète et le paysage. Ainsi, dans ce poème de Philippe Jaccottet qui, sur le modèle du haïku, mêle par une simple juxtaposition éléments naturels et sentiments humains :

Une aigrette rose à lhorizon

Un parcours de feu

et dans lassemblée des chênes

la huppe étouffant son nom

Feux avides, voix cachées

courses et soupirs. (Airs, 1967)

Limage et lexpression lyrique du paysage ne sont plus ici centrés sur un point de vue et une instance dénonciation uniques : lémotion et le sens circulent librement entre lair, les végétaux, les animaux et les hommes, qui échangent leurs noms et leurs attributs. La prise de conscience du lien vital, matériel, affectif et spirituel qui unit lêtre humain à son environnement, favorise aujourdhui lessor dune écopoésie* qui met en jeu un paysage et un lyrisme non plus égo-mais éco-centrés, comme dans ce poème de Gary Snyder :

Je jure allégeance au sol

de lÎle-Tortue

et aux êtres qui vivent dessus

écosystème unique

dans la diversité

sous le soleil

Avec joyeuse interpénétration pour tout

(« For all », dans Axe Handles, 1983)

On voit comment la relation qui unit de longue date la poésie lyrique au paysage a évolué et contribué à les transformer lun et lautre et lun par lautre, rendant possible par exemple lémergence dun « lyrisme objectif », expression dun sentiment impersonnel et dune expérience extérieure.

Bakhtine M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des idées »), 1984 [1979]. Collot M., « Le sujet lyrique hors de soi » dans La Matière-émotion, Paris, Presses Universitaires de France, « Écritures », 1997, p. 29-51. Collot M., Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, Corti, 2005.

Écopoésie ; Émotions ; Évocation ; Minéral ; Peinture (moderne) ; Ut pictura poesis (peinture)

Michel Collot

Peinture (modernité)

Par rapport à l« Ut pictura poesis* » de la période classique, la reconnaissance de lautonomie du poétique et du pictural 274se renforce à la fin du xviiie siècle*. La peinture, comme lieu de tension entre subjectivité et objectivité, devient un des points dappui de la critique moderne du lyrisme.

Révolution picturale
et critique du lyrisme

En affirmant dans son Laokoon (1766)que la poésie et la peinture, sans nier leurs affinités, doivent être distinguées dans leurs principes autant que dans leurs champs daction, Lessing ouvre la voie à lautonomie du pictural, recentré sur son propre pouvoir expressif plutôt que sur limpératif dune narration. Loin de les inciter à se tourner le dos, cette clarification esthétique autant quidéologique ouvre la voie pour les deux arts à des collaborations dautant plus fécondes que leur autonomie est assurée. Ce mouvement va en effet de pair avec un certain hégémonisme du lyrisme à partir de la période romantique. La dissociation entre le poétique et le narratif (voir Récit*) permet lémergence de rapports plus proprement lyriques de la poésie avec la peinture et ouvre la voie à lexpression de larbitraire du poète. Cest pourtant lalliance privilégiée de la poésie avec la musique que Lamartine remet au premier plan, exaltant le « chant intérieur ».

Vouée à lexpression sincère des sentiments personnels, la poésie lyrique est définie par Hegel en opposition avec l« action objective » (Esthétique). Schlegel et les romantiques allemands convertissent la tripartition rhétorique pseudo-aristotélicienne en pronoms* : la poésie lyrique subjective est assimilée au Je, la poésie dramatique objective au Tu et la poésie épique mêlant lobjectif au subjectif au Il. Le dialogue avec la peinture sape dans ses fondements mêmes cette satisfaisante tripartition et met en tension le lyrisme : le tableau est un objet, quon peut considérer dans sa plus pure matérialité avant de sinterroger sur ce quil représente, et le peintre est un autre, il est un « tu ». Il nest donc pas étonnant que Baudelaire, qui proclame sa « passion » des images et se veut par ses Salons le continuateur de Diderot, soit aussi celui qui engage la poésie sur la voie de limpersonnalité. Baudelaire, sil ne saffranchit pas dans ses Salons des catégories esthétiques de la critique dart, évaluant la réussite dun tableau par rapport aux attentes quimposent les différents genres (peinture dhistoire, portrait, etc.), exalte loriginalité du vrai créateur, le tempérament du « génie » et limagination comme « reine des facultés ». Il est surtout celui qui, après avoir souligné linclination de « tous les grands poètes » à devenir « naturellement, fatalement critiques » [Richard Wagner], va tenter de faire « du lyrisme même un lieu critique » (Maulpoix, 2000, 89).

Alors que dans la bohème littéraire, écrivains et peintres ont tant doccasions de se côtoyer, ce dont témoigne un Fantin-Latour, de même que par le biais de la fiction Zola (LŒuvre, 1886), cette issue de la peinture hors de latelier, en quête de lumière réelle, ne pouvait quinciter les poètes à se ressourcer au dehors. Rimbaud revendique une « poésie objective » (lettre du 13 mai 1871 à Georges Izambard). Rilke, admirateur passionné de Cézanne, se révèle réceptif à la tension entre objet et sujet que les éléments du dehors peuvent polariser, esquissant la notion d« objet lyrique » (Maulpoix, op. cit.,266). Les travaux de Michel Collot ont décrit ce déplacement de lexpression lyrique vers lobjet à la recherche de ce que Reverdy désigne comme un « lyrisme de la réalité » (Collot, 2019, 24). Les nombreux travaux sur le sujet lyrique permettent de mettre en avant la notion dipséité (Ricœur) pour indiquer que ce sujet est ouvert à laltérité.

Il peut sembler paradoxal que cet attrait vers laltérité picturale, avivé 275par une critique du solipsisme lyrique, aille de pair avec une forte critique de limage poétique, réitérée par de nombreux poètes amis des peintres mais volontiers hérétiques pour ce qui est du « culte des images ». Or, un Dominique Fourcade qui déclare « Je suis un écrivain réaliste. La métaphore nest pas le sujet. La comparaison est une échappatoire, la métaphore un assassinat. » (Entretien avec Stéphane Bouquet, 2001) et proclame sa volonté de « ramener tout sur un même plan » (Improvisations et arrangements, 2018, 32) est un écrivain qui, avant même de devenir léditeur des écrits sur lart de Matisse, aura passionnément regardé Manet et Cézanne, et compris leur critique du monde mathématiquement reconstruit de la perspective traditionnelle. La peinture moderne navance que par critique réitérée de limage et cest chez les peintres eux-mêmes que les poètes trouvent les moyens dune critique de la figuration (voir Fiction*) poétique qui aboutit à la méfiance envers les images. Les « Peintures parlées » de Victor Segalen oscillent ainsi entre iconolâtrie et iconoclasme. Désireux de rompre avec un réel « mijoté davance » (Équipée), Segalen prévient son lecteur de ne compter sur « aucun de ces mirages fuyants dont la “perspective” occidentale joue et décide avec sécurité » (Peintures), mais exalte la perspective parallèle de la tradition chinoise, qui est sans point de fuite et où le spectateur retrouve la liberté derrer à son gré.

Au tournant du xxe siècle, la crise de la représentation se radicalise et la critique de lesthétique de la mimèsis se prolonge jusque dans ses plus lointaines conséquences avec une peinture agressive, tendant à la défiguration, accompagnée par une poésie qui sen prend violemment à la métrique, à la syntaxe et à la rhétorique pour exalter les « mots en liberté » (Marinetti). Apollinaire, qui fréquente les ateliers de Montparnasse et du bateau-lavoir, est attentif aux audaces du fauvisme, du cubisme et du futurisme. Il exalte lartiste qui renouvelle « sans cesse lapparence que la nature revêt aux yeux des hommes » (Les Peintres cubistes, 1913)et accompagne le mouvement qui fait basculer la peinture dun art dimitation à un art de conception et de création.

Si la période surréaliste peut apparaître dans un premier temps comme une réaffirmation du pôle subjectif, davantage tendu vers laltérité intérieure de linconscient que vers le dehors, elle connaît néanmoins à partir du Second manifeste, sous limpulsion des reproches didéalisme formulées par les communistes, une « volonté dobjectivation sans précédent » (Breton, 1965, 277) marquée par la vogue des objets à fonctionnement symbolique. Ceux-ci sont théorisés par Salvador Dalí puis par Breton qui va même jusquà rêver dun point de fusion où les différences entre les médias saboliraient, ou plutôt se féconderaient mutuellement au lieu de leur rencontre. Ainsi naît lidée du « poème-objet », défini comme « une composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et de la plastique et à spéculer sur leur pouvoir dexaltation réciproque. » (ibid., 284).

Un certain nombre de poètes qui viennent à lécriture en cherchant à rompre avec labus surréaliste du « stupéfiant image » (Aragon) tendent à lier la critique de limage venue de certains artistes avec leur propre conscience dune crise du langage opposant le spectre de lécart entre les mots et les choses à leur tentative de saisie du réel. Convaincu que seul un retour à la matérialité du verbe peut permettre de retenir quelque chose de la matérialité de la peinture, Francis Ponge aborde son Atelier contemporain avec lobjectif, dans ces « proses nées de [ses] établis » de traiter les peintres « pas tout 276à fait comme des choses, mais enfin à [sa] manière » (« Au lecteur », LAtelier contemporain). Proposant un regard sur lécole de Paris des années 1945 à 1970 (Braque, Picasso, Fautrier, G. Richier, Hélion, etc.), il accepte un certain nombre de textes de commande pourvu que ces commandes saccordent avec son « projet dexpression ». Cest le cas pour Giacometti lorsque Ponge saperçoit que, comme lui, lartiste éprouve la nécessité de lexpression autant que « labsurde de lexpression » (Joca Seria), faisant preuve dune tendance à l« autocritique » qui le laisse perpétuellement insatisfait. Linterrogation sur le visible nest pas séparable dun questionnement sur le dicible, dans lindémêlable du « regard-de-telle-sorte-quon-le-parle » (« Les façons du regard »). Or, Giacometti transpose en sculpture et continue à affronter en peinture le problème cézannien des qualités de la sensation, refusant les « correctifs mentaux » (Dupin, 1999, 59), en résonance avec les travaux de la phénoménologie. Acharné à comprendre « pourquoi ça rate », pourquoi il ne peut représenter la tête du modèle en face de lui telle quil la voit, Giacometti fait de son œuvre une « méditation sur le sens de la représentation de la réalité en art » (Sylvester, En regardant Giacometti)et laisse apparaître les contradictions auxquelles il se heurte, suscitant lintérêt en particulier des poètes de LÉphémère. Cest ainsi quYves Bonnefoy songe à Giacometti lorsquil sagit pour lui dans ses cours au Collège de France denvisager « la relation des poètes et des artistes » dans le cadre dune étude « de la poétique générale, celle qui préciserait ce qui unit et ce qui sépare les auteurs qui œuvrent avec des mots et ceux qui tentent de se situer hors langage » (« La poétique de Giacometti », 1999, 39). Or, Bonnefoy a conscience que limage, plutôt que de rendre la réalité visible peut contribuer à locculter. Giacometti est reconnu par lui comme un « rénovateur du regard » (ibid., 21) capable au sein de limage, cest-à-dire dune représentation, de « maintenir vive lexpérience directe de la présence pleine de ce qui est » (Ibid., 14), et en cela opposé à Picasso que Bonnefoy considère comme un explorateur de signes. La leçon dune telle œuvre est alors de chercher à écrire poétiquement en effaçant dans le mot « par souci de ce qui en lui est sonorité, musique en puissance, cette part notionnelle qui le met en relation avec dautres notions, dautres idées, rien de plus » (Ibid., 189).

Vers une « langue-peinture » ?

Cette poésie critique du lyrisme autant que de limage doit alors inventer une langue. Celle-ci commence à sélaborer lorsque Mallarmé expérimente dans ses Divagations « une forme de critique dart dune autre nature, plus spéculative » (Illouz, 2016, 858). Dans le sillage de ce que le poète nomme un « poème critique », Mallarmé « proselibriste », selon lexpression dAlbert Thibaudet, se livre à une réinvention de la prose sous linfluence de la peinture. Ainsi, dans Le Nénuphar blanc, dont il a pensé confier lillustration à Berthe Morisot, la syntaxe mime le rythme des rames et les ondulations de leau (ibid.).

Blaise Cendrars éprouve également ces limites de la syntaxe traditionnelle dans son dialogue avec Robert et Sonia Delaunay. Dans La Lumière (1912), Robert Delaunay revient à la hiérarchie sensorielle établie par les Grecs. Lœil est pour lui le sens le plus élevé puisque la perception visuelle est simultanée alors que laperception auditive nest que successive, liée au temps des horloges mécaniques et non à celui du mouvement vital du monde. Dans une lettre au poète russe Smirnoff (23 décembre 1913), Cendrars cherche à conjurer cette 277successivité de lordre grammatical en envisageant un simultanéisme littéraire où léparpillement des mots se résoudrait dans la qualité unitaire de leur sensualité, lorsquun rapport intime au verbe les fait « variable[s], multiple[s], coloré[s] ».

Dans la deuxième moitié du xxe siècle, André du Bouchet a noué la réflexion sur la peinture au souci de lélaboration dune « langue peinture » (Peinture, 1980). La langue dAndré du Bouchet pour évoquer cette peinture dans la revue Transition en 1949 reste encore tributaire de la syntaxe traditionnelle alors quil comprend que Tal Coat a fait éclater la syntaxe picturale. Lorsquil écrit de nouveau sur Tal Coat pour la revue Derrière le miroir, il parvient cette fois à articuler les problèmes picturaux posés par le peintre avec la naissance dune poétique propre et fait coexister sur un même carnet de 1954 les notes en vue de cet article et les poèmes publiés en 1956 sous le titre Le Moteur blanc. André du Bouchet se trouve désormais face à linjonction décrire comme Tal Coat dessine ou peint : à partir du blanc. Cest donc en dialogue avec la peinture quil commence à ouvrir sa parole poétique au dynamisme des blancs typographiques qui fera la spécificité de son écriture à partir de la publication de Dans la chaleur vacante en 1961.

Ces expériences poétiques contemporaines révèlent donc que le lyrique, dans ce dialogue avec la peinture, non seulement nest plus réductible au pôle subjectif cherchant à renouer contact avec lobjet, mais quil récuse dans ses expériences les plus radicales toute distinction sujet-objet au profit dun rapport au monde qui est de lordre du « sentir », cest-à-dire dune « communication symbiotique avec le monde », antérieure à sa constitution en objet (Henri Maldiney, 1996). Cest à une telle abolition de la distinction sujet-objet que lexpérience de la peinture moderne invite le lyrique, dHenri Michaux à Lorand Gaspar, de Jacques Dupin à Dominique Fourcade.

Bayle C., Kaenel P., Linarès S., La Critique d art des poètes, Paris, Kimé, 2022. Collot M., Le Chant du monde dans la poésie française contemporaine, Paris, Corti, 2019. Vouilloux B., La Peinture dans le texte (xviiie-xxsiècles), Paris, CNRS Éditions, 1994.

Abstraction lyrique ; Art lyrique ; Livre ; Livre dartiste ; Multimédia ; Ut pictura poesis

Thomas Augais

Poème en prose

La publication posthume des Petits Poëmes en prose de Baudelaire, en 1869, constitue lacte de baptême du « poème en prose » comme genre littéraire nouveau. Dans ladresse à Arsène Houssaye qui sert de préface au recueil, Baudelaire lie ce « procédé » décriture à un objectif explicitement associé au lyrisme : « Quel est celui de nous qui na pas, dans ses jours dambition, rêvé le miracle dune prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour sadapter aux mouvements lyriques de lâme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? ». Ainsi présenté, le poème en prose se caractérise par une liberté formelle qui lui permet, en saffranchissant des contraintes du mètre, de se faire lexpression directe dune intériorité agitée. Lapparente adéquation de ce projet avec la définition romantique du « lyrisme » se révèle toutefois paradoxale, dès lors quon le met en perspective avec les poèmes du recueil, dont plus dun semble prendre à rebours lhorizon dattente dun lectorat de poésie lyrique. Que ce soit par les sujets abordés, par la propension au récit ou encore par le fréquent prosaïsme de lexpression, évitant délibérément les traits attendus dune « prose* poétique », Baudelaire secoue la tradition lyrique dans laquelle il fait mine de sinscrire.

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Ainsi, cette introduction du poème en prose dans léventail des genres littéraires nest pas sans soulever quelques difficultés : en « lançant » le terme, Baudelaire dessine les frontières dun nouveau territoire, situé entre le « poème » (jusque-là en vers) et la « prose poétique ». Mais en 1946, à une heure où le poème en prose semble sêtre durablement imposé, Aragon sinterroge encore sur ces frontières : « Y a-t-il une règle qui permette de reconnaître un morceau de prose isolé (qui nétait pas jusque-là poème, un article ou un fragment darticle) dun poème en prose imaginé tel ? Peut-on de façon claire expliquer pourquoi certains textes qui ont tout laspect physique du poème en prose [] nont jamais été regardés et ne peuvent être regardés comme des poèmes en prose ? » (« Chroniques du bel canto », dans Europe no 10, oct. 1946).

Pour essayer dy voir plus clair dans ce que lon a pu tenter dépingler par la notion de « poème en prose », il convient dabord de signaler que lexpression avait déjà été employée bien avant que le geste baudelairien ne porte à lenvisager comme une délimitation générique. Le terme est déjà à lordre du jour vers 1700, à lheure où Boileau évoque, dans une lettre à Perrault, « ces poèmes en prose que nous appelons romans », et où le Télémaque de Fénelon (1699) instaure un nouveau modèle dépopée en prose. Pendant tout le xviiie siècle, cest ce dernier texte qui est sans cesse cité comme le modèle du poème en prose, défini alors comme « genre douvrage où lon retrouve la fiction & le style de la poésie, & qui par-là sont de vrais poëmes, à la mesure & à la rime près » (Jaucourt, Encyclopédie, 1765). Ce qui est ici en jeu, cest principalement la progressive prosaïsation de lépopée, qui produira encore des textes comme Les Martyrs de Chateaubriand (1809), souvent cité avec le Télémaque comme le parangon de ce poème en prose « ancienne façon ». On est là sur le terrain de lépique plutôt que du lyrique, et la tradition dont il est question est celle qui voit lancienne épopée se résorber peu à peu dans le roman. Mais ce qui, dans ces définitions, distingue le « poème en prose » au sein dautres proses relève pourtant de caractéristiques stylistiques associées au lyrisme : cest l« élévation poétique » du ton qui permet que quelque chose de la poésie lyrique migre dans la prose. À ce titre, les Rêveries de Rousseau sont le modèle le plus fréquemment cité.

Au registre des têtes de pont de la prose dans la poésie lyrique, il faut signaler limportance des traductions de textes poétiques : sil était généralement admis jusquà la fin du xviie siècle que des vers devaient être traduits en vers, le siècle suivant voit apparaître des traductions en prose dauteurs tels quHomère (par Mme Dacier dès 1711), puis Virgile ou Milton, mais aussi de poèmes plus récents, comme Les Nuits dEdward Young (1742-1746 ; trad. Le Tourneur, 1769). Cest également en prose que sont écrites les supposées traductions de textes en réalité inventés, tels que, dans les années 1760, les poèmes gaéliques dOssian, qui fascineront lEurope entière ou, un peu plus tard, les poèmes malgaches des Chansons madécasses de Parny (1787) ou les chants illyriens de La Guzla de Mérimée (1827).

Mais que ce soit chez Rousseau, Fénelon et Chateaubriand, ou dans la plupart des (pseudo-)traductions évoquées (à lexception de Parny), on voit bien que ce qui est tenu pour « poème en prose » au début du xixe siècle se rattache à la sphère du lyrique essentiellement sur les plans thématique et surtout stylistique, sans viser aucunement à la concision et à leffet de clôture qui sont dautres caractéristiques majeures des poèmes lyriques.

Il revient à la génération romantique de déplacer les lignes dans ce sens. Cest le cas, de manière particulièrement 279explicite, chez celui à qui Baudelaire attribue lorigine de son propre goût pour le poème en prose : Aloysius Bertrand. Dans une note destinée au metteur en pages de son Gaspard de la nuit (1842), Bertrand indique : « Règle générale. – Blanchir comme si le texte était de la poésie. » Avec Gaspard de la nuit séprouve un nouveau format, où la prose remplace le vers non par l« élévation poétique » dont elle se révèle capable, mais parce quelle se coule dans le moule traditionnel du poème. Un titre, une épigraphe, des alinéas brefs, entourés de blanc et ne sétendant pas au-delà de deux pages ; dans chaque poème, des effets de structuration, de cadrage et de clôture textuelle ; et le tout agencé en sections formant une structure de recueil : tel est le modèle quoffre le Gaspard de la nuit, et que Baudelaire baptisera donc a posteriori « poème en prose ».

Il pourrait sembler que ces différentes caractéristiques soient de nature à circonscrire quelque chose comme un genre ; il suffit pourtant de comparer Gaspard de la nuit avec Le Spleen de Paris (poèmes écrits entre 1857 et 1867), avec les poèmes en prose de Mallarmé (dès 1864), Les Chants de Maldoror de Lautréamont (1868-1869), Le Drageoir aux épices de Huysmans (1874), ou encore Les Illuminations de Rimbaud (écrites entre 1872 et 1875) pour mesurer à la fois combien était vif le besoin détendre à la prose le domaine de la poésie, et combien étaient divers les principes esthétiques et les modèles formels sous lesquels ranger cette extension.

Dans À rebours (1884), Huysmans fait du poème en prose « la forme préférée » de des Esseintes : en tant que « roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages », où chaque mot occuperait une place définitive et nécessaire, le poème en prose est à ses yeux « lhuile essentielle de lart ». Les motifs qui fondent cette prédilection, on le voit, sont fort différents de ceux quévoquait Baudelaire quand il parlait du « miracle » dune forme en adéquation parfaite avec les « mouvements lyriques de lâme ».

Alors que le début du xxe siècle voit se multiplier les publications de poèmes en prose, quest-ce qui fonderait la consistance du genre ? En 1917, Max Jacob entame son Cornet à dés par une remarque offensive : « On comprendra que je ne regarde pas comme poèmes en prose les cahiers dimpressions plus ou moins curieuses que publient de temps en temps les confrères qui ont de lexcédent. Une page en prose nest pas un poème en prose, quand bien même elle encadrerait deux ou trois trouvailles ». Pour lui, le poème en prose ne mérite son nom que sil conjugue la fermeté dun style qui « donne la sensation du fermé » et le « petit choc quon en reçoit », leffet produit par la « situation » du poème.

Pour asseoir sa définition de ce quil tient pour un poème en prose, Max Jacob indique ce quil « ne regarde pas » comme tel. Ce verbe regarder était aussi employé dans la citation dAragon, qui sinterrogeait sur des textes « regardés comme des poèmes en prose ». Peut-être faut-il passer par ce « regard sur » pour sortir des impasses dune définition du genre par son contenu, sa forme ou les négociations de son ancrage dans une tradition ; peut-être faut-il admettre que le poème en prose peut parfois correspondre à lidée dune substitution de la prose au vers dans un cadre directement dérivé de celui de la poésie lyrique (selon un modèle dont Aloysius Bertrand fournit un bon exemple), mais quil peut aussi être poème en prose dabord parce quil est lu comme tel. Le geste détiquetage explicite quinstaure un titre comme « Petits poëmes en prose » engage un type de lecture où le statut générique du texte, affiché, offre une grille dappréhension qui na plus besoin didentifiants formels pour 280être opératoire. Reverdy sen souviendra, en réalisant son entrée en poésie par un recueil titré simplement « Poèmes en prose » (1915). Quant à Mallarmé, il avait mobilisé subtilement ce jeu de pancarte en titrant « Anecdotes ou Poèmes » la section de Divagations composée de poèmes en prose : libre à chacun de lire ces textes comme anecdotes ou comme poèmes… ou alors comme les deux à la fois, en variant langle du regard.

Leroy C., La Poésie en prose française du xviie siècle à nos jours : Histoire dun genre, Paris, Champion (« Unichamp-Essentiel »), 2001. Sandras M., Lire le poème en prose, Paris, Dunod (« Lettres supérieures. Lire »), 1995.Vincent-Munnia N., Bernard-Griffiths S., Pickering R. (dir.), Aux origines du poème en prose français (1750-1850), Paris, Champion (« Colloques, congrès et conférences. Époque moderne et contemporaine »), 2003.

Lyrik, Gedicht ; Narration ; Prose ; Rythme ; Verset ; Vers libre 

Christophe Imperiali

Ponctuation

Il suffit denvisager le rôle capital que joue la ponctuation dans le marquage du fonctionnement énonciatif pour deviner les enjeux essentiels qui accompagnent lusage de certains de ses signes dans le texte lyrique. Même si les témoignages sont rares avant le xixe siècle, la proximité de Marot avec léditeur Dolet, qui publie en 1540 un traité sur la ponctuation appelé à jouer un rôle considérable, permet de comprendre certains usages particuliers qui sont notamment faits de la parenthèse dans LAdolescence clémentine. Marot inaugure par elle une pratique active de laparté lyrique, une façon de creuser un dialogisme* particulier. Le décrochement produit vise à mettre en relief la position éminente du moi, quil sagisse dapporter des commentaires sur lécriture en train de se faire : « (pour abréger) » ou daffirmer un affect, voire une liberté de pensée singulière et problématique : « (de sa part) [en parlant du cœur] », « (selon ma fantaisie) ». Sagit-il simplement dun « tic décriture, rattachant la poésie de Marot à une longue tradition de poèmes oraux » (Kotler) ou dune des manifestations dune « contre-rhétorique [] de la présence » qui rêverait de « cet âge dor où la parole navait encore pour seule fonction que de communiquer limmédiateté de lêtre et du sens » (Defaux). La pratique ne fait pas école, lusage de la parenthèse disparaît en poésie, et il faut attendre Laforgue pour la réinventer et en faire, entre autres, un instrument de dérision et dhumour dans ses Complaintes.

Les rares autres témoignages anciens qui concernent spécifiquement la poésie tiennent à lusage des italiques. Leur proximité avec lécriture cursive et leur origine italienne, qui les lie à la tradition pétrarquiste, a poussé à leur utilisation fréquente dans limpression de la poésie lyrique à la Renaissance. Par la suite, leur spécialisation comme marqueurs détrangeté ou dintensité a pu conduire à des usages comparables à ceux des majuscules : un moyen facile de rendre « poétiques » ou « essentiels » certains mots à peu de frais, qui se voit contesté dès le xviie siècle par certains critiques et écrivains, notamment Saint-Amant, puis par les typographes les plus en vue du xixe siècle, ce qui nempêche pas le Nerval des Chimères den faire un grand usage, avant que la pratique ne se systématise dans la seconde moitié du siècle.

Baudelaire et Victor Hugo sont les premiers poètes dont il nous reste des témoignages du regard continûment critique quils portent, dans les années 1850, sur les modifications de ponctuation apportées par leurs éditeurs aux manuscrits ou aux épreuves quils leur ont envoyés. Leurs 281remarques portent sur des aspects quon retrouvera pour la prose des Misérables mais certaines ont à voir directement avec lidée que les écrivains se font du mètre et de la page lyriques. Auparavant il est difficile de poser lexistence dune idée précise de ce que pouvait être une ponctuation lyrique, sinon à travers lidée d« effusion » et des signes qui lui sont directement associés par la tradition (points dexclamation, dinterrogation et de suspension). Les évolutions visibles entre les différentes versions de nombreux poèmes de Nerval donnent, malgré tout, une idée de limportance que lécrivain apporte lui aussi au choix des signes. En plus du soulignement via litalique qui, on la vu, déstabilise les processus immédiats de signification, le tiret, arrivé au début du siècle dAngleterre, dont la malléabilité expressive (entre accentuation, hésitation, suspension et séparation) fait merveille pour exprimer la complexité du sujet lyrique, joue chez lui un rôle capital appelé à être beaucoup imité.

Baudelaire comme Hugo insistent de leur côté sur la nécessité de porter une extrême attention aux blancs mais rejettent aussi violemment linvasion de virgules quon veut leur imposer à partir dun respect scrupuleux des normes grammaticales que lécole est en train dimposer et quon ne retrouve pas en anglais, langue qui, pour des raisons différentes, joue un rôle important dans lévolution de leur écriture. Sont en jeu différents facteurs plus ou moins explicités, qui vont de la volonté de donner de lampleur au vers au maintien de possibles ambiguïtés, voire au désir de substituer à la norme grammaticale un autre régime dorganisation phrastique et textuelle.

Il reviendra à Mallarmé de pousser à leur terme ces revendications encore relativement timides, et ce particulièrement dans son Coup de dés de 1897. En donnant résolument à la casse et au blanc la fonction ponctuante quils possédaient de façon jusque-là implicite, il ouvre la voie à deux courants différents au sein des avant-gardes du début du xxe siècle. Lun sous la houlette dApollinaire, à partir de la publication dAlcools, promeut la disparition complète des signes de ponctuation traditionnels pour autoriser une plus grande liberté de lecture et simpose très largement chez certains des immédiats contemporains (Cendrars, Reverdy) puis auprès des surréalistes, dont beaucoup comme Aragon ou Éluard (qui finira malgré tout par utiliser un point unique en fin de poème) lui resteront fidèles. Lautre, via Dada et la revue SIC créée par Albert-Birot en 1916, développe une conception de plus en plus complexe de la vilisibilité, i.e. de la possibilité conjointe des signes de ponctuation et des jeux typographiques de se lire tout en se regardant comme des configurations plastiques.

Dans le même temps, certains poètes importants comme Claudel ou Segalen continuent à user de la ponctuation traditionnelle sans négliger pour autant un travail très élaboré du blanc inspiré de leur connaissance des pratiques orientales dans lesquelles il est un plein et non un manque. Dautres, enfin, dabord tentés par labsence de ponctuation traditionnelle y reviennent lorsquil sagit dobéir aux contraintes particulières du poème en prose (Max Jacob, Reverdy lui-même dans Flaques de verre, Éluard dans Donner à voir, Francis Ponge, etc.) ou avec le sentiment de sêtre privés dun outil dexpression intéressant, quand il ne sagit pas aussi de rentrer dans le rang (Jean Cocteau). Ce retour à une ponctuation plus explicite, et donc a priori plus rationnelle, se retrouve chez certains poètes dont la conception du lyrisme revêt une ambition ouvertement philosophique (René Char) ou politique (les derniers recueils de Desnos). Henri Michaux occupe, dans cette perspective une position particulière 282puisquil entretient un rapport de défiance avec la phrase qui le conduit à conserver la ponctuation traditionnelle mais en lui donnant des fonctions plus rythmiques* que syntaxiques, position quon retrouvera souvent par la suite, et notamment dans les années 1990, chez Christophe Tarkos entre autres.

Alors que les différents types de blancs et despaces deviennent les instruments privilégiés de lexpression lyrique en vers, on constate, de fait, après la Seconde Guerre mondiale, une diversité toujours plus grande dans les usages de la ponctuation traditionnelle qui séloignent de plus en plus résolument de la norme. Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet choisissent den faire un usage raisonné, car très économe, alors que la plupart des autres poètes lyriques importants de la même génération comme André du Bouchet, Lionel Ray ou Jacques Roubaud privilégient une pratique mixte selon les besoins engendrés par leurs projets poétiques et inventent aux signes des fonctions nouvelles. Sont particulièrement intéressants les emplois despaces à longueur variables entre les mots et de la parenthèse chez Roubaud, le travail despacement au moyen de longues espaces derrière le point et avant majuscules, de points de suspension en ouverture ou de lignes de points chez Du Bouchet, ou lusage très particulier de lalinéa par Ray ou Bernard Noël, ce dernier privilégiant par ailleurs labsence de signes traditionnels. Toutes ces pratiques sinscrivent dans le cadre délaborations de régimes nouveaux de continuité, liées à des façons renouvelées de penser la complexité du sujet à travers ses rythmes et ceux des mondes dans lesquels il sinscrit.

Quant aux usages de la vilisibilité de la ponctuation de phrase et de page, radicalisés par la poésie spatiale de Pierre et Ilse Garnier, ils se sont aussi aujourdhui installés dans les écritures lyriques, sous linfluence notoire de lAméricain E. E. Cummings, mais de façon moins ostentatoire quaux moments de Dada ou Tel Quel. Un recueil comme Lignes de dérivation de Rémi Froger (2009) dit par son titre même la façon dont doivent se lire les omniprésents tirets qui constituent sa seule ponctuation. Isabelle Garron fait usage dun point qui ne conclut plus mais pointe, comme le fait le punctum selon Barthes, dans Corps fut (2011).

Dans son règlement de compte raisonné avec leffusion facile associée au romantisme, le lyrisme ironique de la fin du xixe siècle (Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Corbière, Laforgue) a fait un usage intense ditaliques, guillemets, tirets, points dexclamation et de suspension destinés à mettre à distance une parole autre ridiculisée. Cette volonté de déstabiliser lautorité factice de lénonciation lyrique prétendument monocorde en privilégiant un dialogisme continu via un usage particulier, voire extrême, des signes de ponctuation se retrouve souvent aujourdhui, avec une dimension pas forcément ironique mais nettement bakhtinienne et donc politique (Simplification lyrique de Jean-Marie Gleize, 1987). Elle peut sappuyer aussi sur un usage particulier du gras, qui démultiplie les niveaux énonciatifs pour approcher la complexité par strates du récit mythique(Icare crie dans un ciel de craie de Martin Rueff, 2007) ou intime (Corps tranquille étendu de Fabienne Courtade, 2017). Les nouveaux usages numériques font surgir enfin aujourdhui des signes jusque-là peu ou pas exploités dans leurs fonctions plus ou moins violentes de démarcation ou de liens, souvent associées à une pratique familière, notamment le slash et le trait dunion étendu, issus de lem dash anglais (par exemple dans Littoral 12 dAnne Calas, 2014).

Dürrenmatt J., La Ponctuation en français, Paris, Ophrys, 2015. 283Dürrenmatt J., Stylistique de la poésie, Paris, Belin (« Atouts Lettres »), 2005. « La Ponctuation », La Licorne, no 52, 2000.

Livre ; Livre dartiste ; Mise en page ; Recueil ; Rythme ; Typographie 

Jacques Dürrenmatt

Posture

Éthos*

Primitivisme

« Aux temps primitifs, quand lhomme séveille dans un monde qui vient de naître, la poésie séveille avec lui. [] Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. » Dans sa préface à Cromwell (1827), Victor Hugo inscrit la poésie lyrique comme un langage des sources, des origines, selon une vision historique romantique qui la place, parfois (mais non systématiquement), dans les temps premiers de la naïveté. Le lyrique se distingue ainsi des deux autres genres de la triade, comme lépique, mis par Hugo sous le signe de la simplicité antique, ou le dramatique, qui révèle selon lui la vérité des temps modernes. Si le classement de Hugo diffère de celui de Schiller ou de Hegel, le lyrique est souvent associé à une forme originelle de lénonciation, à lenthousiasme*, à linspiration, mais aussi aux prophètes (Bénichou 1985), à la magie*, aux rites* ou à la religion*. Dans une même perspective, plus tardive, le lyrique est également rattaché à linconscient, comme chez les surréalistes, ou au monde « prélogique » ou « antéprédicatif », comme chez Emil Staiger (1946), à moins que ce ne soit aux savoirs occultes (lalchimie chez Baudelaire et Rimbaud, lorphisme chez Apollinaire ou le mysticisme médiéval chez Pierre Jean Jouve). Cet imaginaire primitiviste est une constante dans les avant-gardes* : la poésie la plus élaborée redonne une énergie créatrice à la société occidentale, forcément décadente, qui se révèle en période de colonisation comme étant la plus civilisée certes, mais aussi celle qui absorbe les ressources du monde entier. Ainsi, le corps, la sexualité, les émotions, linconscient, la danse, la folie, la puérilité, rejetés par la moralité impériale, innervent les considérations sur le lyrique comme un moyen de surmonter le nihilisme du monde industriel.

De ce point de vue, un des textes lyriques les plus marquants pour les avant-gardes est sans conteste « Mauvais sang » dArthur Rimbaud dans Une Saison en enfer. Se comparant dabord au barbare gaulois, hors de la généalogie chrétienne, il en vient à se déclarer comme le véritable « nègre » face aux « faux nègres » des civilisations impériales. Il dénonce lhypocrisie dune société qui croit en la « raison », comme en « la nation et la science », et en oublie sa nature, voire la nature :

Connais-je encore la nature ? me connais-je ? – Plus de mots. Jensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas lheure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.

Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !

La danse* sallie au cri pour un nouveau rite lyrique associé au ventre. Dans ses études sur le primitivisme, Philippe Dagen insiste sur le pouvoir des chants, des danses et des rites. Il cite par exemple les mots de Jan Arp « quand il dit à Bryen “jagissais ainsi comme les Océaniens” », et il commente le propos : « le verbe agir place la question où elle doit lêtre : une activité, comme chanter ou danser, avec autant dimprovisations et de hasards et aussi peu de souci de commercialisation et de conservation. » (Primitivismes II, p. 237) 

Au xxe siècle, la poésie lyrique, fortement valorisée par son pouvoir 284symbolique, mais déjà à lécart du système industriel du livre ou de la presse, apparaît comme un lieu majeur pour le développement des divers primitivismes littéraires. Si les avant-gardes sappuient sur des objets, des traditions ou des documents dits « primitifs », leur visée consiste à les transformer et à les façonner en littérature : par une nouvelle composition ; par un acte éditorial (une anthologie par exemple) ; par une exposition ou une manière de les présenter artistiquement. Lidée romantique du progrès persiste malgré tout dans cette esthétique du ressourcement, qui tient à distinguer le « primitif » en tant que tel du « primitivisme » littéraire. En considérant Jean Dubuffet, Baptiste Brun souligne combien cette esthétique peut aussi bien déjouer que rejouer un « darwinisme social » : « Figures héritées du second xixe siècle, les “primitifs” que sont, tour à tour et à des degrés différents, lenfant, le nègre, lhomme préhistorique, voire louvrier et le paysan marqués du sceau du darwinisme social, sont les dénominateurs communs de ces productions, auxquels sajoute la figure du fou, du dégénéré. » (B. Brun, Jean Dubuffet et la besogne de lart brut, Dijon, Les Presses du Réel, 2019, p. 16). Mais loin dagir en ethnographes ou en philologues, ces poètes ancrent la démarche dans une esthétique caractéristique (voir Ch. Le Quellec Cottier, A. Rodriguez, 2023).

Au sein du mouvement moderniste parisien, Guillaume Apollinaire part sur un primitivisme aux sources médiévales, fait de légendes et de merveilleux ; Max Jacob considère le folklore breton dès son premier recueil, La Côte, en 1911 ; Jean Cocteau prend le music-hall, tandis que Cendrars ou Tzara optent pour des traditions africaines. Marqué par les peintres, ces auteurs renvoient systématiquement au monde du cirque, aux saltimbanques, comme une source du spectacle. Plusieurs de ces poètes rencontrent également des formes originelles dans les contes, les romances ou les formats populaires comme Fantômas (É. Sermier 2022). Ainsi, Max Jacob pense par exemple que « le lyrisme à létat pur se trouve dans quelques romances populaires et dans les contes denfants » (Œuvres, Gallimard, 2012, p. 1713). Le primitivisme offre par le biais du lyrique un écart face à la « domination » fantasmée dune « centralité » située dans les capitales impériales, dont le repoussoir serait lhomme mûr, bourgeois, blanc, marié, père de famille, chrétien, hétérosexuel, moralisateur, rationaliste, bien ancré dans son confort matériel, et qui se complaît de narrations ou dessais faciles. Que ce soit alors le Noir (Césaire), le fou (Artaud), lenfant (Follain), le Breton (Jacob), que ce soit à lest (Segalen, Claudel), au sud (Cendrars, Senghor), à louest (Whitman) ou au nord (Miron), le primitivisme se bâtit comme un décentrement radical par rapport aux valeurs des capitales occidentales. Linvention de lOrient (évoquée par E. Saïd) ou celle de lAfrique (traitée par V.-Y. Mudimbe) sont des visions occidentales qui produisent une asymétrie et des fantasmes sur lesquels poètes et artistes composent. Par-delà les fonctions sociales de la civilisation, lénergie lyrique gorgée de primitivisme bouleverse les « codes » de la « vie bourgeoise », destitue le « canon » artistique et littéraire, rompt forcément avec lhéritage linéaire « classique », puis « romantique » ou « naturaliste ».

Loriginel perdu est ainsi ravivé par leffet de présence* lyrique, et ce geste créateur permet de relier les extrêmes, non sans un choc, quasi électrique, pour les sensibilités et les consciences. Les mouvements Dada et surréalistes ont particulièrement valorisé un imaginaire esthétique du choc primitiviste et lyrique, poursuivant ainsi le « dérèglement des 285sens » rimbaldien, pour parvenir à une plus haute connaissance. À travers la technique des cris dans le théâtre de la cruauté (1938) ou par les proférations du corps sans organe (1947), Antonin Artaud a enrichi de telles perspectives. Par-delà les imaginaires textuels, les surréalistes ont également adoubé certains enfants-poètes comme étant des génies, telle la jeune Gisèle Prassinos entre 1934 et 1935. Lenfant-poète, tout comme le poète véritablement lyrique, garantit laccès à un monde prélogique et préréflexif.

Toujours dans les années 1930, un poète suisse comme Gustave Roud, qui se tient pourtant à lécart du surréalisme, construit la figure idéale du paysan en tant qu« intercesseur » pour accéder à un « paradis humain ». Il devient ainsi le guide vers laccord au monde alors que le poète doute et se scinde constamment dans sa réflexivité. La poésie lyrique passe alors par un primitivisme du « retour à la terre » assez caractéristique pendant la Grande Dépression. Issue de la pensée de Heidegger, la théorie dun autre Suisse, Emil Staiger, adopte également une telle direction, en associant la vision des romantiques allemands aux propos primitivistes de son époque : « En dautres mots, le poète lyrique ne connaît pas de substance mais seulement des accidents ; rien pour lui ne dure, tout est transitoire. [] Un paysage a des couleurs, des lumières, des odeurs mais pas de sol ni de terre pour assurer son assise. Voilà pourquoi nous ne pouvons jamais, lorsque nous parlons dimages dans la poésie lyrique, penser à des tableaux. Tout au plus pouvons-nous songer à des images de rêve qui surgissent et seffacent aussitôt sans se soucier des connexions de lespace et du temps. » (Staiger 1946, 37)

Le primitivisme lyrique permet en outre aux poètes dintéresser les peintres, les éditeurs-galeristes et les collectionneurs proches des avant-gardes. À Paris, au début du xxe siècle, il touche dabord les auteurs qui participent au marché de lart. Les valeurs du primitivisme littéraire circulent ainsi dans un réseau moderniste, qui évalue favorablement les composantes de cette esthétique, tandis que le terme « primitif », au premier degré, abonde déjà dans la société. Une telle situation permet de comprendre limportance des livres dartiste* dans le parcours des poètes lyriques de cette époque. Le retour des bois gravés chez André Derain ou Raoul Dufy se combine aux primitivismes dApollinaire (LEnchanteur pourrissant, 1909 ; Le Bestiaire ou le cortège dOrphée, 1911) ou de Max Jacob (Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel, 1912) dans leurs premières publications, notamment chez Kahnweiler.

Il ne faudrait pas réduire lesthétique primitiviste à une période historique limitée par la Deuxième Guerre mondiale. Serge Linarès (dans Le Quellec Cottier, Rodriguez, 2023) a bien montré toute lingéniosité lyrique pour recréer des alphabets et des écritures chez Michaux, Dotremont ou Blaine (voir Typographie*). Par ailleurs, la porosité entre milieux littéraires et monde artistique se trouve accrue par la performance dès les années 1960. La critique espagnole Estela Ocampo (ibidem 2023) a ainsi souligné combien lart contemporain et la performance amenaient des recompositions dun primitivisme par le biais du féminisme. Des traces, parfois lyriques, sous-tendent ainsi les œuvres dAna Mendieta, Louise Bourgeois ou des Guerrilla Girls.

Fondé sur un imaginaire du ressourcement par la langue, le primitivisme appliqué aux formes lyriques apparaît sous diverses perspectives depuis le romantisme. Il associe autant les poètes qui vantent leur lyrisme que les auteurs davant-gardes, autant les poètes sonores que les performeurs postmodernes, souvent bien peu lyriques dans leurs déclarations.

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Dagen Ph., Primitivismes I et II, Paris, Gallimard, 2019, 2021. Krzywkowski I. Le « Temps et lEspace sont morts hier ». Les Années 1910-1920. Poésie et poétique de la première avant-garde, Paris, Éditions LImproviste, 2006. Le Quellec Ch., Rodriguez A. (dir.), Le Primitivisme des avant-gardes littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2023.

Avant-gardes ; Émotions, sentiments ; Noir, négritude ; Temps 

Antonio Rodriguez

Proche-Orient

Au Caire et à Beyrouth, le lyrisme et les formes lyriques furent demblée envisagés par les poètes comme liés aux pratiques poétiques en France, à la prise de conscience didentités culturelles multiples, à leur place ou non au sein de nations en émergence ainsi que, pour certains, à lhéritage poétique arabe.

Les grandes figures qui apparaissent aujourdhui au premier plan sont Ahmed Rassim (1895-1958), Georges Henein (1914-1973), Edmond Jabès (1912-1991) et Joyce Mansour (1928-1986) pour lÉgypte ; Georges Schéhadé (1905-1989), Fouad Gabriel Naffah (1925-1983), Nadia Tuéni (1935-1983) et Salah Stétié (1929-2020) pour le Liban, Andrée Chedid (1920-2011) sétant trouvée en situation de coappartenance. Durant les deux générations les plus créatives, lÉgyptien Rassim est passé au français alors quil avait déjà publié en arabe ; Chedid, Henein, Jabès, Mansour sont devenus poètes à partir de la langue française (et aussi anglaise pour le tout premier livre de Chedid). Quant aux Libanais, ils furent de parfaits bilingues.

Dans lentre-deux-guerres, certains traversèrent une phase mélancolique, nourrie de la lecture des romantiques européens du siècle précédent, Musset et Lamartine en particulier, doù un lyrisme de la déploration et de la perte, de même que pour les poètes arabophones chez lesquels la possibilité lexpression dune émotion personnelle fut également à la naissance de la vocation. Au Liban, cette phase dacculturation européenne conduisit à une poésie nationale francophone au lyrisme marqué par le ton dithyrambique de lenthousiasme* patriotique, puisant aux sources anciennes chez les pionniers (Chekri Ganem, Hector Klat, Charles Corm).

Les poèmes du jeune Schéhadé eurent ainsi des tonalités élégiaques (« Quand la nuit est brillamment éparpillée / Lorsque la pensée est intouchable / Je dis fleur de montagne pour dire / Solitude », Poésie II, 1948). Au-delà des effets produits par des critères formels de régularité (le vers, le verset*), limage (voir Métaphore*) dont les surréalistes firent le cœur de leur poétique apparut alors comme un critère décisif auquel se rallièrent également Henein et Naffah.

Chez Joyce Mansour, lécriture de sensations fortes et dune sensualité transgressive, traduisit linconscient dune poétesse révoltée disséquant les corps, criant de terreur devant la souffrance et la mort comme dans la jouissance (Cris, 1953 ; Déchirures, 1955 ; « Vous ne connaissez pas mon visage de nuit / Mes yeux tels des chevaux fous despace / Ma bouche bariolée de sang inconnu / Ma peau / Mes doigts poteaux indicateurs perlés de plaisir », Rapaces, 1960). Elle pratique un humour noir érotique qui enchanta les derniers surréalistes français, à rebours de toute effusion sentimentale, explorant une identité introuvable (Carré blanc, 1966), brouillant les frontières génériques.

Dans Je bâtis ma demeure (1959), poèmes écrits en Égypte depuis 1943, Jabès fit coexister un lyrisme très imagé à la manière surréaliste (parfois polyphonique) et des formes aphoristiques parfois regroupés en versets comme autant de moments de réflexivité interrogative, 287de poésie « critique »*, y compris sur lacte lui-même. Il en alla de même chez Henein, Tuéni, Stétié en particulier, inscrivant leurs émotions dans des contextes généraux, les questionnements surgissant des vécus.

Par ailleurs, lacte lyrique prit souvent des formes génériquement diverses. Chez Henein ou Mansour, le glissement réciproque entre poésie lyrique versifiée et récit* fut constant (personnages, mise en scène dans le poème, vers utilisés comme sources pour de brèves narrations, jeux de sonorités, rythmique de lellipse…). Le régime dimages surprenantes, empreintes de fantaisie et de légèreté gracieuse, toujours liées à la monstration dune fragile présence au monde, se retrouve dans le théâtre poétique de Schéhadé, des plus féériques et humoristiques (Monsieur Boble, 1953).

Ces poètes se sont sentis multiples, parfois étrangers à eux-mêmes comme au monde. Ainsi Chedid, avertie des voix qui lhabitaient : « Qui me happe me traverse / Me résiste me défie ? » (Double-pays, 1965). Dune manière générale, la multiplication des voix dans leurs poèmes et donc des réseaux de sens et démotions communiqués aux lecteurs (voir les mises en scène de « voix » diverses chez Jabès, La Clé de voûte, 1949 ; LÉcorce du monde, 1953), permit dassocier, en une tension souvent délicate, le singulier de leur parcours à luniversel dune condition humaine. La poésie se fit ainsi mouvement de résilience afin daller vers tous les hommes et toutes les femmes, ainsi avec Chedid ou Tuéni. Voir Les Textes blonds (1963) et Lâge décume (1965) de cette dernière, poétesse par ailleurs meurtrie par des deuils personnels et les traumatismes des pays proche-orientaux en guerre.

Ce fut une façon dêtre au monde et dhabiter le langage (avec lémergence féministe, explicite ou non, chez Mansour et Tuéni), privilégiant lamour (souvent malheureux), la fuite du temps, la nostalgie, la perte, la nature en accord ou non avec les sentiments*. Dans la poésie libanaise, lhistoire tourmentée fut également liée à lexpression poétique (Juin et les mécréantes de Tuéni en 1968 ; Cérémonial de la violence de Chedid en 1976).

Lhéritage arabe est investi par certains auteurs. Le Jardin abandonné (1922), premier recueil dAhmed Rassim, fut écrit en arabe et en prose. Cette élégie de lamant blessé, écrit à la manière des auteurs de mawwâls, chants populaires anonymes, suscita étonnement et rejet de la part du grand poète néo-classique Ahmad Sawqî. Le Livre de Nysane (1927), son premier livre en français, dont les poèmes adoptent la forme ample du verset étonna de même (« Ô puissé-je revoir ses yeux meurtris, une autre fois ! / Lorsque je connaîtrai le nom de celle qui ressemble à Nysane, / je poserai à sa porte une petite bouteille bleue pleine de sable et quelques feuilles tombées dun arbre vermoulu »). Associant lyrisme et humour, parodiant la lyrique arabe traditionnelle (« Veux-tu que, pour toi, je chasse à la pointe / des cyprès royaux, le rossignol Bulbul qui chante aux jardins de Chiraz et dont le gosier plein / de perles roule son tumulte sous les nuits / étoilées ? », Mélek, 1951), tout en se tenant à bonne distance des tendances imitatives des poésies européennes, il apparut jusque dans ses derniers recueils des années 1950 comme un poète lyrique arabe dont la parole était une « cantate à deux voix », ayant fondu « dans un seul moule le parler populaire arabe direct et le lyrisme subjectif avec ses volutes et ses subtilités » (Georges Henein, Œuvres, 2006 [1959], 628).

Chez Salah Stétié, la solennité dun dire litanique ne fut pas sans lien avec la poésie arabe par sa subversion dimages et une dynamique darabesque qui fut le mouvement complexe dun lyrisme souvent non personnel à tonalité mythique 288et quasi prophétique. Le poète visait par là-même une ontologie par-delà labsence et les ruptures. « Mais toi va ton chemin douceur sous le ciel fort / Épuise nos secrets bleu vide et puis / Unis, amour, limage avec le corps / Donne une fête à toute feuille ici qui tremble » (LEau froide gardée, 1973). La relation à la métaphysique comme lien transcendantal entre les hommes est également prégnante chez Naffah, Stétié et Chedid sur dautres modes, ce qui les conduit à des formes de lyrisme intégrant les mythes. Lample souffle lyrique de Naffah – il avait adopté le poème de dix-sept vers, généralement en alexandrins, sorte de sonnet outrepassé dun tercet mais sans strophes, ni ponctuation, ni rime prévisible – était souvent comme suspendu en final, acte dune solennité souvent tragique, nourri dinterrogations métaphysiques (« Il renonce au néant mais si près de latteindre / Quil reviendra souvent le pleurer sur la plage »), (La Description de lhomme, du cadre et de la lyre, 1963 [1957]).

La thématisation du pays prit des formes diverses. Chez Schéhadé, ce fut sur le mode dune jonglerie ludique sur les lieux perdus du pays quitté, le sujet lyrique cherchant à conjurer lexil (« Alors dans un pays si proche par le chagrin de lâme / Pour rejoindre le pavot des paupières innocentes / Les corps de la nuit deviennent de la mer », Si tu rencontres un ramier, 1951) ; chez Tuéni, ce fut un chant de réminiscences des profondeurs de lâme accordé à la nature dun pays dont la guerre avait brisé les liens : « Je baisse la voix pour mieux entendre / les multiples de mon appartenance, / et savoir, que multiple veut dire, Pays » (Archives sentimentales dune guerre au Liban, 1982).

Pour les poètes dÉgypte, le désancrage fut un destin. Chez Henein, qui a toujours soutenu quune fraternité de lesprit ouvrait à une universalité révolutionnaire internationaliste, la présence dun ailleurs insituable géographiquement se fit insistante, en dimprobables îles dun surréel archaïque où vagabondaient des êtres solitaires (« Les routes ne pardonnent plus aux voyageurs / comme tout est proche et perdu ce soir », 1950). Les figures de lexil intérieur furent également nombreuses chez Jabès : « Mon amour un pays une ville une chambre un lit un mort [] Mon amour notre amour / sans pays » (« Soleilland », 1949, Je bâtis ma demeure, 1959) ou encore : « Constamment en pays étranger, le poète se sert de la poésie comme interprète » (Les Mots tracent, 1943-1951). « Au pays sans fanions, sans amarre [] où se tenir » écrit Chedid (Double-pays, 1965), qui chercha, quant à elle, à créer des solidarités autres que celles de racines, vers une utopique Cité-monde.

Donnant différents cadres stylistiques à leur lyre* (comme aurait dit Naffah), ces auteurs illustrèrent le mouvement douverture lyrique en français à partir des années 1950 : non plus seulement relais des émotions personnelles mais appel de lAutre, déplacement vers le « tu » et le « nous » (voir Pronoms*) pour un dialogue fondateur, soit pour se faire porte-parole dautrui ou même se voir en autre. Si la mélancolie du sujet élégiaque arabe se reconfigura selon le rythme de lhistoire contemporaine des pays respectifs, celle des francophones dÉgypte ne trouva pas dexpérience référentielle fondatrice ce qui emmena ces derniers poètes vers des Ailleurs improbables (Henein, Jabès, Mansour). Tandis que le Liban parlait aussi bien en français quen arabe, ce qui légitima les francophones par-delà toutes les guerres, – il y a une évidente solidarité historique des poètes du Liban (y compris A. Chedid) ayant été amenés à créer dans une époque troublée –, lHistoire a en effet accéléré la marginalisation des poètes francophones dÉgypte dont la destinée dexil européen 289a marqué un sujet lyrique déjà fragmenté, voire réorienté lœuvre, ainsi chez Jabès, le faisant passer de ses Poèmes à ses Livres.

Lançon D., LÉgypte littéraire de 1776 à 1882. Destin des antiquités et aménité des rencontres, préface dYves Bonnefoy, Paris, Geuthner, 2007. Lançon D. (dir.), LOrient des revues, xixe-xxe siècles, Grenoble, ELLUG, 2017.

Afrique subsaharienne (francophone) ; Francophonie ; Maghreb

Daniel Lançon

Prose

La locution proselyrique ne correspond pas à une catégorie pleinement constituée du vocabulaire critique de langue française, et ses équivalents dans les autres langues européennes restent rares. Si, comme lattestent les corpus électroniques, elle a connu un certain succès entre 1840 et 1900, son emploi est toujours demeuré bien moindre que celui de prose poétique, lexie avec laquelle elle entre dans une concurrence complexe, qui tient parfois de la pure synonymie (les deux pouvant sappliquer aux mêmes objets), parfois de la restriction (la prose lyrique apparaissant alors comme un type de prose poétique).

Les deux occurrences les mieux connues ne nous aident guère à stabiliser la portée de lexpression. Il sagit dabord dun vers de Toute la lyre de Victor Hugo, où ladjectif lyrique vaut pour épidictique :

Lorsque jétais enfant, sortant de rhétorique,

Jenvoyais aux journaux de la prose lyrique

En lhonneur des géants du sombre esprit humain.

Il sagit surtout de la lettre à Arsène Houssaye placée à louverture du Spleen de Paris de Charles Baudelaire, mais lexpression y semble valoir comme un simple équivalent de prose poétique, qui apparaît plus haut dans le texte à loccasion dune définition qui est devenue célèbre (« prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour sadapter aux mouvements lyriques de lâme »).

Ces quelques données suffisent cependant à faire apparaître que lidée de prose lyrique (réalisée ou non par lemploi de lexpression ou la stabilisation de la notion) est née dans le grand mouvement de renégociation des domaines respectifs de la prose et de la poésie qui a marqué la seconde moitié du xixe siècle. La généalogie qui sesquisse de quelques occurrences critiques de cette époque lui assure néanmoins une assiette de pertinence temporelle plus large, puisquelle fut convoquée pour caractériser divers textes qui vont du Télémaque de Fénelon à telle ou telle œuvre de Chateaubriand, avec une insistance plus régulière sur LesRêveries du promeneursolitaire de Jean-Jacques Rousseau.

Une mention plus récente de la lexie, dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage dOswald Ducrot et Tzvetan Todorov (1972, s.v. « Versification »), offre une base possible de discrimination entre prose lyrique et prose poétique : considérer que dans la « prose lyrique[] limpression de “poésie” est produite par des éléments sémantiques ou grammaticaux », cest laisser entendre que la prose poétique serait surtout caractérisée par un travail dordre rythmique ou plus largement sonore, critère qui est souvent prioritairement retenu pour définir cette notion, notamment depuis le grand livre dAndré Chérel : La Prose poétique française (1940). Malgré létymologie qui unit le lyrisme et le chant*, une telle distinction aurait rendu bien des services au discours critique ; elle ne sest pourtant pas imposée, et lon verra plus bas quelle troublerait en fait les choses.

Parmi les raisons de linsuccès de la catégorie de prose lyrique, on comptera 290naturellement la désaffection pour ce que le terme même de lyrisme* a pu représenter à la sortie du Romantisme : un sentimentalisme mêlé de grandiloquence contre lequel la poésie a voulu se réinventer. Étrangement pourtant, dans les citations que nous rappelions plus haut, lexpression prose lyrique était employée par dérision chez Hugo, tandis quelle recevait une valeur positive chez Baudelaire. Il y a aussi le fait que la classification des genres a dû être redéfinie au même moment pour prendre acte de la brusque accession du roman au titre de genre littéraire dominant. Bientôt tout acquis au précepte dimpersonnalité, le roman devait participer à lavènement dune sensibilité esthétique nouvelle récusant, selon le mot apocryphe de Flaubert, le « cancer du lyrisme ». De fait, les passages « lyriques » de Madame Bovary sont toujours teintés dironie.

Si le substantif et ladjectif furent souvent pris en mauvaise part, cest paradoxalement un emploi dévalorisant de la notion de lyrisme qui va attirer lattention critique vers une extension de la prose lyrique dans le champ littéraire. Nous sommes cette fois au cœur du xxe siècle, et un nouveau genre tente de simposer auprès de la triade désormais bien établie de la poésie, du théâtre et du roman ; cest lessai, dont Julien Benda put regretter quil ait réduit lexpression de la pensée à un simple « lyrisme idéologique » (Du style didées, 1948). Prendraient rang parmi les représentants de ce que lon pourrait nommer, de façon moins polémique, un « lyrisme didées » des écrivains comme Alain, Barrès, Gide ou Valéry. Leur prose ne présenterait plus les contenus spéculatifs sous la forme dun tissu argumentatif soumis à lévaluation du lecteur, mais comme des assertions qui tirent leur puissance de conviction de leur forme même, en tant quelle témoigne de linvestissement personnel et affectif de lauteur.

On doit à Michel Murat (2009) davoir pris la pleine mesure de cette proposition et fait valoir son rendement descriptif, notamment pour ce quil nomme le « moment lyrique » qui, entre 1880 à 1940, aurait coïncidé avec lapparition de lessai moderne. La prose didées aurait alors rompu avec lappareil formel de largumentation au profit de celui de la véhémence, cest-à-dire des marqueurs dintensification. On retrouve ici un acquis de ce que lon appelle les « nouvelles rhétoriques » : en mettant en avant la vigueur de son adhésion personnelle à ce quil asserte, lécrivain obtient que, par une sorte de désir mimétique, son lecteur se range à ses côtés ; il ne sagit plus de faire en sorte que, par la vertu des enchaînements logiques, lautre adhère à mes idées mais quil soit daccord avec moi, quil en vienne à partager mes émotions et ma vision.

On est donc bien ici face à une prose proprement lyrique, au sens dune prose qui affiche et dramatise les affects du sujet, en recourant à lamplification (au sens étymologique et actuel du terme : une même information fait lobjet de reformulations avec de légères variations ; que lon songe à la pratique de Charles Péguy), à lemphase (syntaxique par exemple, avec le recours aux formes du détachement, comme les tours disloqués ou clivés, mais aussi prosodique, avec le recours fréquent à lexclamation ou à linterrogation expressive), à lhyperbole (lexicale ou figurale, avec notamment le travail sur limage). Selon lopposition classique, tandis que la prose didées argumentative vise à convaincre, en sadressant à la raison, la prose didées lyrique vise à persuader, en sadressant à laffectivité et à limagination.

Il na dailleurs point été besoin dattendre lavènement du genre de lessai pour que cette combinaison de lamplification, de lemphase et de 291lhyperbole se conjoignent en une sorte de patron stylistique de la prose lyrique susceptible dêtre mis au service des idées : bien des pages de Rousseau, de Voltaire, de Diderot y recouraient déjà à leur façon. Mais la prose lyrique moderne aura ceci de différent quelle vise à créer un ton, cest-à-dire à faire entendre une voix dans sa singularité, en jouant avec des effets doralité, sans céder aux conventions de léloquence, mais en créant une illusion de spontanéité garantissant la sincérité des émotions dont elle accompagne la présentation des idées ou du monde, doù son abandon de tout idéal de phrase périodique au profit dun style coupé ou accumulatif.

Nulle part ce devenir lyrique de la prose didées nest-il sans doute aussi bien illustré que dans les Noces dAlbert Camus (1938) : « Oui, je suis présent. Et ce qui me frappe à ce moment, cest que je ne puis aller plus loin. Comme un homme emprisonné à perpétuité – et tout lui est présent. Mais aussi comme un homme qui sait que demain sera semblable et tous les autres jours. Car pour un homme, prendre conscience de son présent, cest ne plus rien attendre. » Mais la prose lyrique didées nest quun prototype, susceptible de multiples variations, notamment polémiques (car il y a un lyrisme de combat chez bien des écrivains comme Georges Bernanos). On ne saurait dautre part ramener toute la prose que nous percevons comme lyrique dans le seul giron du genre essayistique, même en élargissant généreusement les bornes de ce dernier. Si lon peut considérer quil y a bien une volonté assertive derrière lexaltation des Nourritures terrestres dAndré Gide (lesquelles, en 1897, illustraient une forme de nietzschéisme fin-de-siècle), on serait plus en peine den faire de même avec les pages de Colette, par exemple, où est le plus nettement mis en œuvre ce « patron » de la prose lyrique que nous avons esquissé plus haut.

Notre insistance sur le lyrisme didées a cependant le mérite de faire apparaître lautre face de la renégociation du lien prose/poésie qui nous a servi de point de départ. Ce lien ne saurait en effet être pensé, du point de vue historique, sur le seul mode de lavènement dune « prose dart », dont les caractéristiques ont été dégagées dès LArt de la prose de Gustave Lanson en 1908. Cette « prose artistique », alyrique voire antilyrique, dont le projet est déjà sensible chez Flaubert et qui aboutit à limpressionnisme des écritures artistes, a voulu rivaliser avec les arts visuels ou musicaux sans importer de la poésie romantique lappareil formel dexpression de lémotion, mais en travaillant la langue elle-même, son lexique, sa grammaire. Elle a voulu évoquer* et non plus convoquer, comme la prose ordinaire ; mais, en mettant le sujet au second plan, ses stratégies dévocation se sont aussi construites contre les stratégies dinvocation qui avaient été au fondement de toute prose à caractère lyrique. Latteste le vieillissement progressif de ce qui fut un véritable préfixe lyrique, le mot ô, qui à la fois interpelle et fait surgir à la mémoire ou à limagination la plus personnelle : « Ô noblesse ! ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse » (Renan, « Prière sur lAcropole », 1865).

Murat M., « Phrase lyrique, prose didées », dans G. Philippe et J. Piat (dir.), La Langue littéraire : une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 235-279. Pickering R., Paul Valéry, poète en prose : la prose lyrique abstraite des « Cahiers », Paris, Lettres modernes, 1983. Sandras M., Idées de la poésie, idées de la prose, Paris, Classiques Garnier, 2016.

Narration ; Poème en prose ; Pureté, impureté ; Séquence, configuration ; Verset

Gilles Philippe

292

Psaume

La nature poétique et musicale du psaume ne fait aucun doute. Létymologie (du grec psalmos) fait référence à un geste : psallein signifie « pincer les cordes dun instrument », faire vibrer, et le psalmos renvoie ainsi à la fois à laction de faire vibrer les cordes dun instrument, puis, par extension, à un air joué sur la lyre*, avec ou sans accompagnement de chant*. Par définition, le psaume est donc lyrique. Étroitement associé à un geste – laction de jouer de la lyre – il est consubstantiel au lyrique dont il apparaît inséparable. Mais si le psaume peut être compris comme une forme ou un genre lyrique quil convient de caractériser, il doit surtout sa singularité à son cadre expressif : chant religieux selon la tradition biblique, attesté également dans la sphère égyptienne et mésopotamienne, il est lié au culte et prend place dans la liturgie. Dès lors, « psaume » est souvent à entendre au pluriel : les psaumes, arrangés et liés dans un psautier, constituent un ensemble, un recueil, un livre dont lunité repose sur un style poétique et un projet spirituel. Cest dans cette double perspective que les poètes lutilisent : de Marot à Meschonnic, le psaume dit le pouvoir qua la poésie lyrique de relier lhomme au divin.

Genre et formes

La classification biblique traditionnelle tend à faire du psaume un genre littéraire à part entière, dans lequel on a lhabitude de repérer trois grandes formes distinctes. Les hymnes, tout dabord, exaltent la grandeur de Dieu, en accumulant les motifs de louange, dans une adresse aux hommes : caractère mystérieux de la Création, prodiges, salut accordé au peuple des croyants. Les supplications ou lamentations, à linverse, sadressent directement à Dieu, et visent à lémouvoir en lappelant à laide, rappelant notamment la situation du peuple juif en captivité à Babylone. Les actions de grâces, enfin, apparaissent comme des remerciements adressés au Créateur, se rapprochant alors de la tonalité des hymnes. Mais cette tripartition est plus théorique que réelle, et le psaume sait finalement jouer de cette variété de tons en faisant se succéder en son sein hymne et lamentation, ou en incorporant des éléments formels et génériques étrangers à la lyrique, comme des énoncés sapientiaux, des éléments de récit… La mode des traductions versifiées des psaumes au xvie siècle, chez les poètes proches de la Réforme, voit ainsi dans le psaume un genre fécond, capable de résonner encore dans le contexte troublé des guerres de religion : oscillant entre confiance en Dieu et plainte douloureuse, le psaume est, par sa variété même, un chant polymorphe, susceptible dêtre adapté aux circonstances.

Psaume et culte

Genre total, finalement, acceptant une grande diversité de tons et de formes, le psaume trouve à lorigine sa place dans des fêtes religieuses, introduit dans une liturgie. La tradition vétéro-testamentaire lie ainsi étroitement le psaume à la figure centrale du chantre du Temple, qui aide à la conduite de la liturgie, même si on ne sait pas très bien encore à quels moments du culte les psaumes étaient chantés. La liturgie chrétienne réserve quant à elle une place essentielle au psaume, tant dans le cadre de lorganisation du temps liturgique, en fonction des fêtes religieuses ou du temps ordinaire, que dans le cadre de la succession des moments de la journée (psaumes des complies, des matines, des laudes, des vêpres). Le psaume est ainsi ce qui donne au temps sa dynamique propre, avec ses élans heureux et ses moments plus sombres ou plus réflexifs. Là encore, le psaume devient 293chant total, embrassant les différentes réalités du temps humain. Entendu, lu ou chanté tous les jours, il apparaît dès lors comme le terreau commun de tous les fidèles et la source de tous les poètes : « Javais peu lu la Bible. Javais parcouru seulement, comme tout le monde, les strophes des psaumes de David ou des Prophètes, dans les livres dheures de ma mère. Ces langues de feu mavaient ébloui », note ainsi Lamartine en 1860 dans le commentaire de sa trente-septième méditation.

Psaumes et livre

Prières de lAncien Testament, les psaumes ont été pour certains attribués à tort au roi David. Ils se rattachent néanmoins explicitement à lui et plus largement à la figure royale, qui est, dans lensemble des psaumes, soit celui qui chante soit celui à qui lon sadresse par le chant. Ils forment ainsi un ensemble énonciatif cohérent, qui a pris très tôt la forme dun livre*, dun « psautier ». Le psalmiste y fait preuve de son savoir-faire : il sy fait porte-parole du peuple par une voix qui porte, une voix légitime de roi élu, et il exprime par son chant lunion à venir entre la communauté* des hommes et un Roi, un Messie, un Dieu auquel il sadresse, jusquà ce quil réponde au dernier jour… Dès lors les psaumes sont à entendre au pluriel : entre eux se jouent des jeux déchos, de réponses, de citations. Ils appellent deux-mêmes un jeu intertextuel, qui prend forme dans des paraphrases, des traductions versifiées ou en prose : le psaume appelle le psaume, par un travail de réécriture constant qui se doit dêtre maintenu jusquà la fin des temps. Cest bien ainsi que les considère Clément Marot dans sa traduction des Psaumes de David entamée dans les années 1530. En attente dune réponse de Dieu, le poète se doit de maintenir la lyrique des psaumes. Sans quoi Dieu ne répondra jamais…

Valeur spirituelle et poétique

Dans le Psaume 45 des Psaumes de tous mes temps (1974), Patrice de La Tour du Pin résume ainsi la situation du genre psalmique : « Pas seulement mes mots, cest moi que tu attends, / cest moi, ton mot, que je te rends : / avant de parler, jétais dit ». Quête de Dieu, adresse à Dieu, le psaume est un chant qui unit profondément les « mots » et le « moi », se faisant chemin vers un au-delà porté par les harmonies des sons et le rythme des vers. Mot de Dieu rendu à Dieu, le psaume ne dit donc rien, il est le lieu dun aller-retour, dun va-et-vient, entre Dieu et lhomme, entre lhomme et Dieu. Dans le psaume, cest moins le sens des mots quil convient de repérer que le ton employé, la musique qui le porte, et lespérance qui le sous-tend, doù le nom de « gloires » que Meschonnic dit préférer à « psaumes » pour caractériser ces textes lyriques. Mais plus généralement, les poètes voient dans les psaumes une sorte détat idéal de la langue poétique dont il sagit alors de sapprocher par sa propre écriture : paraphraser ou traduire les psaumes, chercher à en écrire soi-même, cest quitter la langue des hommes, pour rejoindre le lyrique pur*, à la frontière de lhumain et du sacré, du réel et de lidéal. Face aux psaumes qui lui sont proposés à la traduction lors du chantier de la Bible publiée chez Bayard (2001), Olivier Cadiot voit le psaume comme une révélation dans laquelle « un écrivain peut reconnaître à un moment donné que le matériau littéral quon lui fournit correspond à létat rêvé de sa langue ». Avec Claudel, finalement, devant les psaumes, « il ne sagit pas de littérature ! » Cest autre chose : une voix originelle vers laquelle le poète tend, à laquelle le lecteur et lauditeur peuvent avoir accès, mais aussi un cri commun à tous les hommes, une caisse de résonnance des voix humaines entrant ainsi en 294contact avec la voix de Dieu : « Ma parole, entends-la », chante le psalmiste (Ps 5).

Coulot Cl., Heyer R., Joubert J.,Les Psaumes. De la liturgie à la littérature, Paris, Travaux du Centre détudes et de recherches interdisciplinaiures en théologie, no 7, 2006. Wenin A., Le Livre des Louanges : entrer dans les Psaumes, Paris, Lumen Vitae (« Écritures »), 1995.

Adresse ; Chant ; Magie ; Recueil ; Religion ; Rites 

Guilhem Labouret

Pureté, impureté

Appliquées à la poésie, voire à dautres genres (« théâtre pur », « roman pur »), ou à dautres arts (« peinture pure », « cinéma pur »), les notions éminemment relatives, voire fantasmées, métaphysiques ou mythifiées, de « pureté » et d« impureté » sont devenues dans un certain « récit orthodoxe » de la modernité (A. Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Seuil, 1990), la signature dune certaine idée du poétique, qui oscillerait entre « autonomie », « formalisme », « réflexivité », « abstraction », « irrationalisme » et « idéalisme ». Cette nébuleuse conceptuelle émergerait historiquement avec un certain romantisme, hanté par le rêve dune littérature pure, quand le classicisme visait peut-être davantage une langue pure, tout en bannissant mélange des genres, discordances entre mètre et syntaxe. Un tournant « puriste », héritier de lesthétique kantienne, refusant la circonstance historique, émergerait avec Baudelaire dun côté, Bremond, Claudel et Valéry de lautre, cette ligne passant de manière emblématique par Mallarmé, dont une certaine lecture pourra alimenter, de manière indirecte, par lentremise surtout du travail critique dAlbert Thibaudet, le contenu de la « querelle de la poésie pure » des années 1920-1930. Mais que seraient un « lyrisme pur » ? Rattachée plus précisément à la question lyrique, lidée de pureté ne ferait rien dautre quaccréditer la thèse dune improbable essence, démentie par les approches historiques. En outre, la recherche dune « poésie pure », comme le signala Albert Thibaudet dans son article « Poésie » de la NRF du 1er janvier 1926, oriente au moins dans deux directions antagonistes, en écho à la vieille tradition grecque opposant lartisan (Pindare) au voyant (Homère), idée que lon retrouvera sous la plume de Marcel Raymond (De Baudelaire au surréalisme, 1933) : la voie de Lamartine, fondée sur linspiration intuitive, qui serait pur lyrisme*, « intensité démotion poétique pure » ou « génie qui souffle » ; la voie de Mallarmé, fondée sur le travail, la « fabrication », qui serait pure forme, produite par « le génie qui sattache à une matière pure », et qui donc tournerait le dos au lyrisme. Les échos et les débats de la conférence puis des livres de labbé Bremond constituent alors a posteriori lune des grandes matrices théoriques de la grande dichotomie, pourtant très contestable dans son binarisme simplificateur, qui travaille un certain discours sur la poésie contemporaine, entre tenants du « formalisme » et tenants du « néo-lyrisme ».

Tenter de définir « le lyrisme » ou « le lyrique », par cet effort-même dabstraction, à savoir de réduction de la multiplicité des textes singuliers à un concept englobant, risque de basculer dans un purisme méthodologique, qui ne serait rien dautre quune forme dessentialisation, plus ou moins consciente. Les grandes définitions analytiques, tributaires dune rhétorique des genres, hypostasient létymologie (« poésie chantée », accompagnée à la « lyre ») ; le niveau de « la syllabe » et de lanté-prédicatif, distingué du « mot », épique, de la « phrase », dramatique (thèse du Cassirer de La philosophie des formes symboliques citée par Emil Staiger) ; le 295primitif*, au sein dune mythologie des âges de lhumanité (« Voilà le premier homme, voilà le premier poète. Il est jeune, il est lyrique » proclame la préface de Cromwell). Ou encore : lune des trois grandes « attitudes fondamentales de mise en forme », selon « lhistoire des genres littéraires » de Karl Vietör ; la parole non-mimétique et non-fictionnelle (de la Poétique dAristote excluant le poète lyrique – « lorsque le poète parle en son nom propre il nimite pas » – jusquà la linguistique des genres de Käte Hamburger faisant du sujet lyrique un « Je-Origine » produisant des « énoncés de réalité », définis comme actes énonciatifs purs, « artistiques », et non « pragmatiques ») ; lancrage subjectif et affectif, intérieur et personnel, par distinction purificatrice avec lépique et le dramatique (de LEntretien sur la poésie de Friedrich Schlegel – « la forme lyrique est seulement subjective » – à la caractérisation du genre lyrique par la « première personne » et la « fonction émotive » du langage chez Roman Jakobson, dans son article « Linguistique et poétique » de 1960, en passant par lEsthétique de Hegel, qui écrivait : « la poésie lyrique est à lopposé de lépique. Elle a pour contenu le subjectif, le monde intérieur, lâme agitée par des sentiments »). À linverse, la voie de la philosophie des genres, reconsidérant lesthétique romantique, réhabilitant lidéologie du mélange, déplace laccent du « genre* », unitaire, « pur », vers celui de la « catégorie générique », transversale, plus « impure ». Le meilleur exemple dune théorisation moins essentialiste, transgressant les limites conceptuelles de la triade théorisées par le romantisme dIéna, se trouverait chez Emil Staiger qui, dans les Concepts fondamentaux de la poétique (1946), non seulement tire « le lyrique », (in)défini phénoménologiquement comme « Stimmung », vers lindistinction entre sujet et objet, mais estime que les tonalités lyrique, dramatique et épique traversent les textes, dans limpureté des genres : « toute véritable poésie participe, selon des degrés et des modes divers, de toutes les idées génériques ». Dans cette perspective, la réduction romantique du poétique au lyrique, la crise didentité de la poésie liée à linvention du « poème en prose* », jointe à la définition symboliste de la « littérarité » par la « poéticité », débouchent, à partir de la fin du xixe siècle, sur un processus impur dhybridation des genres : « lyrisation » du conte (Jean Lorrain, Marcel Schwob), « lyrisation » du roman conduisant au « récit poétique » (dAlain-Fournier à Le Clézio), « lyrisation » du théâtre* (Maurice Maeterlinck).

Cette critique de lidentification romantique entre lyrisme personnel et subjectivité substantielle serait à rapprocher de la thèse nietzschéenne énoncée dans La Naissance de la tragédie, qui fait du « lyrique », incarné par la figure dArchiloque, le lieu du « combat » entre le « dionysiaque » et « lapollinien », ou dun primat du « dionysiaque » sur l« apollinien », ce qui conduit à envisager le sujet, fondamentalement « impur », mêlé, altéré, comme arraché à la logique de lindividuation, sous langle de la « destitution » soumise à lempire du « désir pur », pour reprendre les mots de Martine Broda. Dès lors, ce lyrisme de la « dépossession », pur dans sa destination (« la Chose », le « Sublime », « lIrreprésentable »), se fait impur dans son origine (le « Moi » pluralisé, et non le « Sujet » unitaire), pour devenir « le chant qui advient au sujet avec sa propre dépossession, quand il sexpose à la rencontre dune altérité transcendante et radicale » (Martine Broda, « Lyrisme et célébration : lépiphanie de la Chose », Littérature, no 104, 1996, 92).

Cest avec la définition de la modernité poétique, baudelairienne et 296post-baudelairienne, donnée par Hugo Friedrich, que la pureté moderne coïnciderait avec une crise radicale du lyrisme personnel, comme de la référentialité de la parole poétique, le poète, confronté à la « transcendance vide », se retrouvant « seul avec la langue ». La poésie moderne, anti-lyrique*, illustrant un « romantisme déromantisé », placée sous le signe de la « déshumanisation » chère à José Ortega y Gasset, ne serait plus « langue de lâme » : « cest précisément cette communication affective, cette demeure de lâme que rejette la poésie moderne » (Structure de la poésie moderne, 1956). On connait lénoncé de Crise de vers, devenu symptôme et symbole, au sein de cette doxa de la « modernité négative » : « lœuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède linitiative aux mots ». Un programme théorique, en réalité démenti par la pratique de lauteur de « Prose pour Des Esseintes » lui-même, appelé à traverser la modernité, en sortirait, excluant du poétique les formes discursives de « luniversel reportage » que sont « narrer, enseigner, décrire », comme les survivances des théories renaissantes de « linspiration », que Mallarmé nomme « ancien souffle lyrique » ou « direction personnelle enthousiaste de la phrase ». Sujet lyrique et objet lyrique basculeraient dans la contingence, ce « hazard » mallarméen destiné à être « vaincu mot par mot ». La préface du Coup de dés de 1897 proposait alors un nouveau partage des genres : dun côté « lempire de la passion et des rêveries », porté par « lantique vers », faisant perdurer une certaine tradition lyrique ; de lautre, « les sujets dimagination pure et complexe ou intellect », nécessitant linvention dun nouveau dispositif poétique, spatialisé, discontinu, typographique*, tout à la fois « estampe » et « partition », monstration de « la Loi » cosmique, et non plus impression ou expression dun Moi psychologique. À travers une certaine réception de Mallarmé, de Valéry, se met en place lidée dun anti-lyrisme structural de la pure forme, faisant du poème un monde verbal clos, « parlant sans voix dauteur » (Mallarmé, lettre à Verlaine du 16 novembre, 1885). Purgé dun (faux) lyrisme perçu comme « ronron poétique » (Ponge, La Rage de lexpression, 1952), tout un pan de la création poétique classée comme « post-mallarméenne », entre Pierre Reverdy et Jean-Marie Gleize, non sans grand malentendu depuis la thèse transitive de la « religion de Mallarmé » (Bertrand Marchal, 1988), vise, à travers une impression typographique prenant le dessus sur une expression lyrique, une impersonnalité sèche, essoufflé, ascétique et minimaliste, grammaticale et littéraliste, souvent proche dune théologie négative, puisque la « poésie est ce rien – mais un rien qui annule le reste » (André du Bouchet, Carnet, 1994), puisque « quelques mots suffisent au commerce » (Claude Royet-Journoud, Les Objets contiennent linfini, 1984), ou que la poésie cherche désormais « une abstraction du dire, une surface » (Anne-Marie Albiach, État, 1971). On assista, comme chez Ponge, figure cardinale de cette dissociation du dire poétique et du chant lyrique, admirateur de Lucrèce et de Malherbe, à une requalification de la poéticité par la pureté dun langage net et précis, encyclopédique, quasi scientifique, adéquat aux choses : on remplace « toute poésie lyrique à partir de la Nature, des objets, etc. », de manière à « aboutir à des formules claires et impersonnelles » (« My creative method », Méthodes, 1961).

Mais cette doxa moderne conceptualisée par Friedrich repose aussi sur lenvers de la pureté mallarméenne, à savoir la « dissonance », cet autre versant, impur cette fois, de la dépersonnalisation du lyrisme, illustré par le dialogisme* lyrique, lironie lyrique, lautodérision, la secondarité réflexive, qui incarne en France la « poésie sentimentale » de Schiller, mais aussi 297par la dégradation burlesque ou cynique du chant* en « déchant », le « haut langage » de lode ou de lélégie se laissant « contaminer » par la prose, la cacophonie, linarticulé, le vers faux, largot, le calembour, la chanson populaire, le comique ou « le bas corporel » : où lon rencontre la « complainte » clownesque de Laforgue, « le mélange adultère de tout » de Corbière, le vitalisme obscène et blasphématoire de la tradition issue de Dada, ou dArtaud, conduisant à Tarkos, à Pennequin, en passant par Prigent. Cette poésie se fait moins lyrique qu« agressivement dramatique » (Hugo Friedrich). En outre, comme la montré Peter Bürger, lattaque des avant-gardes contre un « art pur » et « autonome » va de pair avec une (anti)– esthétique du montage et du collage, héritier du fragment rimbaldien des Illuminations, qui caractérise aussi bien le simultanéisme « moderniste » dun Apollinaire, dun Cendrars, que la « spontanéité » dadaïste, ou « lautomatisme » surréaliste, destinés à produire un « reclassement général des valeurs lyriques » (Second Manifeste du surréalisme, 1930) : « Je me sauvais la mise comme je pouvais, bravant le lyrisme à coup de définitions et de recettes » écrit Breton dans le Manifeste du surréalisme de 1924 ; quant à Éluard, il célèbre avec Novalis dans Donner à voir la beauté des « mélanges hétérogènes ».

Mais la dynamique de la pureté peut sinverser, et trouver dans le « Moi pur » valéryen (« Je est lêtre défini par la voix », Cahiers, 1925), pure voix, Voix du texte, une manière de lyrisme du chant intérieur, tendu entre musique, architecture et algèbre (lautre Valéry) dune part, prière, jubilation intérieure, et silence mystique dautre part (Bremond). La purification musicale du Moi ouvre à son « effacement », au sein dun lyrisme dépouillé, cette « décantation du chant » analysée par Jean-Michel Maulpoix, résumée sous lappellation large de « lyrisme critique » : Guillevic « chantonne contre la peur », quand Philippe Jaccottet valorise la « voix chantonnante » dun « temps de détresse », contre la « voix tonnante » du temps des prophètes (Observations et notes anciennes, 1998). Cette poésie de style humble, « chant den bas », serait à situer dans cette tradition dun lyrisme de la pureté, fasciné par langélisme de Rilke, et la transparence cristalline de « lair ».

En matière de poésie et de lyrisme, les notions de « pur » et d« impur », majoritairement présentes dans la rhétorique métadiscursive, valent donc surtout à la fois comme marqueurs temporels dun grand moment réflexif lié à la réception de la poétique mallarméenne de la « notion pure », et plus largement comme lexique dune double histoire, celle des rapports entre lyrisme et référence (la poésie pure, coupée de lordre du discours), celle des rapports entre lyrisme et société (le poète pur, « dépolitiqué » à la Baudelaire, coupé du versant économique et politique du monde). Et contre les tentations de « la critique pure », portant sur des « essences » (Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, 1930), lhistoire de lhistoire littéraire actuelle, généalogique ou archéologique, sattache à rabattre la « pureté » sur son historicité fondamentale, en dévoilant la « dynamique entre modèles de lecture et décriture », dès lors que lon sait que « la classe lyrique traverse des horizons différents » (Gustavo Guerrero, Poétique et poésie lyrique, 1988).

Alexandre D., Roger T. (dir.), Puretés et impuretés de la littérature (1860-1940), Paris, Classiques Garnier, 2015. Combe D., Poésie et récit, une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989. Moisan C., Henri Bremond et la poésie pure, Paris, Bibliothèque des Lettres Modernes, 11, Minard, 1967.

Livre ; Matérialisme ; Narration ; Poème en prose ; Prose ; Voix, sujet lyrique

Thierry Roger