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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 271 à 297
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- EAN : 9782406159759
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0271
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français
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Paysage
Le paysage est présent depuis l’Antiquité dans la lyrique occidentale, notamment dans un genre comme la pastorale ou dans la poésie amoureuse, qui compare souvent les beautés de l’être aimé à celles de la nature. Il est devenu un thème poétique privilégié à partir du romantisme, qui promeut la notion de lyrisme*, généralement défini comme l’expression du sentiment personnel, et le topos du paysage-état d’âme : Les Fêtes galantes de Verlaine s’ouvrent sur ce vers resté célèbre : « Votre âme est un paysage choisi ». Cette relation est si prégnante qu’on peut se demander si elle ne tient pas à une certaine affinité entre la structure même du paysage et celle de la poésie lyrique, tant au niveau de son énonciation que de ses énoncés.
Avant même d’être un motif ou une métaphore poétique, dans l’expérience sensible elle-même, en ville comme à la campagne, le paysage n’est pas le pays mais une image du pays, construite à partir du point de vue d’un sujet*, qui trouve un mode d’expression particulièrement favorable dans l’énonciation lyrique en première personne. Mikhaïl Bakhtine a pu soutenir que la vision proposée par la poésie lyrique se distingue de la vision romanesque, en ce que précisément le monde y est perçu du dedans comme « l’horizon » de la conscience poétique, alors que le narrateur d’un roman peut adopter un point de vue plus ou moins extérieur, qui situe ses personnages plus objectivement au sein de leur milieu ou de leur « entourage » (Bakhtine, 1984). Même si cette dichotomie peut paraître trop tranchée, elle n’en éclaire pas moins les liens qui unissent la poésie lyrique au paysage envisagé comme horizon, ouvert à l’invisible et aux suggestions de l’imaginaire. Alors que la description romanesque tend à mettre en général l’accent sur les éléments visibles du paysage, l’évocation poétique le donne moins à voir qu’à imaginer et fait entendre sa résonance intérieure.
Il ne faut pas pour autant placer cette correspondance entre le mode lyrique et le paysage sous le signe d’une subjectivité et d’une intériorité pures. La théorie littéraire allemande nous a de longue date appris à distinguer le Je lyrique du moi de l’auteur, soumis dans le poème à processus de dépersonnalisation. Le sujet lyrique est un « sujet d’énonciation » qui ne se constitue que dans un certain rapport à l’objet ; il ne met nullement le monde entre parenthèses, mais le transforme en un « complexe de sens » (Hamburger, 1957). En opposition à l’Esthétique de Hegel, qui définissait le lyrique comme « expression de la subjectivité comme telle […] et non d’un objet extérieur », Emil Staiger le caractérise par « l’intrication du monde intérieur et du monde extérieur » (Staiger, 1990). Or le paysage illustre exemplairement cette implication réciproque du dedans et du dehors : c’est un espace transitionnel, subjectif autant qu’objectif, intérieur autant qu’extérieur. Le motif de
272l’horizon, récurrent dans la poésie lyrique, en manifeste bien la double dimension : c’est une ligne imaginaire (on ne la trouve reportée sur aucune carte), dont le tracé dépend à la fois de facteurs objectifs (le relief, les constructions éventuelles…) et du point de vue de l’observateur. Trait d’union entre celui-ci et le monde, il en marque aussi, par son recul, l’irréductible altérité (Collot, 2005).
Le sentiment qui s’attache dans la poésie lyrique au paysage n’est pas non plus limité à la sphère de l’intériorité : il naît de l’interaction entre la conscience poétique et son environnement. Le sentiment romantique de la nature, par exemple, n’est pas simplement la projection d’un état d’âme sur le monde extérieur ; il est tout autant une réponse aux impressions reçues de ce dernier. Loin d’en être le maître, le sujet lyrique peut apparaître comme son instrument : « Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme », écrivait Stendhal au début de la Vie de Henry Brulard, et Shelley demandait au Vent d’Ouest : « Fais de moi ta lyre ! » (Ode to the West Wind, 1820). Cet échange affectif entre le dedans et le dehors est bien exprimé par le terme de Stimmung, souvent employé par les théoriciens allemands du lyrique. Il désigne une atmosphère qui enveloppe objets et sujets, colorant à la fois le paysage et les affects qu’il suscite : « pour un Allemand », note Spitzer, « la Stimmung est intimement mêlée au paysage, qui de son côté est animé par le sentiment humain – c’est une unité indissoluble dans laquelle l’homme et la nature sont intégrés » (Spitzer, 2012). Le mot possède aussi une acception musicale, unissant l’idée d’une consonance à celle d’une concordance affective. Il condense ainsi, autour du paysage, les deux aspects du lyrique, qui associe la résonance du poème à son retentissement émotionnel. Un paysage, une musique ou un poème s’adressent à la sensibilité, c’est-à-dire aux sens et à l’affectivité ; leur sens est indissociable de leur texture sensible, qu’elle soit faite de notes, de signifiants ou de couleurs.
Cette union intime entre l’expression du sentiment et celle du paysage n’est pas réservée à la poésie romantique ni à la tradition occidentale. Elle est depuis toujours au cœur de la réflexion des peintres et des poètes chinois : « sentiment et paysage », écrivait par exemple Wang Fu-zhi, « portent chacun un nom différent ; ils sont de fait inséparables. Dans les poèmes de premier ordre, ils forment une symbiose sans faille ». C’est cette interaction entre la subjectivité humaine et le monde extérieur que désigne la notion chinoise de qing-jing ; en la traduisant par « sentiment-paysage », François Cheng a réussi à éviter le piège d’une formulation telle que « sentiment du paysage » : celle-ci aurait conduit à interpréter le génitif soit comme subjectif soit comme objectif, alors qu’un tel sentiment n’est ni un état intérieur ni le simple contrecoup d’une beauté purement extérieure, mais le résultat d’une rencontre entre le moi et le monde (Cheng, 1996).
Plutôt que d’un sentiment personnel, il s’agit d’une é-motion*, d’un mouvement qui fait sortir le poète de lui-même au contact du monde qui l’affecte. Loin de conforter le sujet lyrique dans son identité et dans son intériorité, l’expérience et l’expression du paysage le mettent littéralement hors de lui (Collot, 1997). Ce décentrement est déjà à l’œuvre dans la poétique romantique du paysage qui, loin de se réduire à une effusion sentimentale, aboutit parfois à une véritable fusion de la conscience avec son dehors. Shelley interpelle le Vent d’Ouest en ces termes : « Be thou me », mot à mot : « Toi sois moi ». Cette étonnante inversion des rôles et des pronoms remet en cause la primauté de la première personne, qui devient l’attribut 273de la seconde. Le poème lyrique devient le fruit d’une interaction entre le monde et « l’esprit humain qui, passivement, / reçoit et restitue un torrent d’influences, / Poursuivant un échange ininterrompu / Avec le clair univers des choses autour de lui » (Mont Blanc, 1817). On assiste ici à l’émergence d’une conscience écologique, inséparable de son environnement, comme en témoigne cette confidence du Chevalier Harold chez Byron : « I live not in myself, but I become / Portion of that around me » (« Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens / Une partie de ce qui m’entoure », Childe Harold’s Pilgrimage, 1812, chant III, strophe 72). On est loin de l’égocentrisme attribué à la poésie romantique ; on a ici affaire à un lyrisme et à un paysage qui expriment la co-appartenance de l’homme et de l’univers.
Ce décentrement du sujet lyrique, qui se manifeste par moments dans la poésie romantique, s’exprime de façon plus générale et plus radicale dans la poésie moderne, sans que celle-ci rompe nécessairement pour autant avec le lyrisme et avec le romantisme, comme en témoigne ce vers de Wallace Stevens, qui rappelle celui de Byron : « I am what is around me » (« Je suis ce qui m’entoure », « Theory », dans Harmonium, 1923). Il se traduit souvent par l’effacement des marques de la première personne et par l’adoption d’une syntaxe nominale qui, en suspendant l’articulation logique de la phrase entre sujet et prédicat, se prête à exprimer l’indistinction entre le poète et le paysage. Ainsi, dans ce poème de Philippe Jaccottet qui, sur le modèle du haïku, mêle par une simple juxtaposition éléments naturels et sentiments humains :
Une aigrette rose à l’horizon
Un parcours de feu
et dans l’assemblée des chênes
la huppe étouffant son nom
Feux avides, voix cachées
courses et soupirs. (Airs, 1967)
L’image et l’expression lyrique du paysage ne sont plus ici centrés sur un point de vue et une instance d’énonciation uniques : l’émotion et le sens circulent librement entre l’air, les végétaux, les animaux et les hommes, qui échangent leurs noms et leurs attributs. La prise de conscience du lien vital, matériel, affectif et spirituel qui unit l’être humain à son environnement, favorise aujourd’hui l’essor d’une écopoésie* qui met en jeu un paysage et un lyrisme non plus égo-mais éco-centrés, comme dans ce poème de Gary Snyder :
Je jure allégeance au sol
de l’Île-Tortue
et aux êtres qui vivent dessus
écosystème unique
dans la diversité
sous le soleil
Avec joyeuse interpénétration pour tout
(« For all », dans Axe Handles, 1983)
On voit comment la relation qui unit de longue date la poésie lyrique au paysage a évolué et contribué à les transformer l’un et l’autre et l’un par l’autre, rendant possible par exemple l’émergence d’un « lyrisme objectif », expression d’un sentiment impersonnel et d’une expérience extérieure.
► Bakhtine M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des idées »), 1984 [1979]. Collot M., « Le sujet lyrique hors de soi » dans La Matière-émotion, Paris, Presses Universitaires de France, « Écritures », 1997, p. 29-51. Collot M., Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, Corti, 2005.
→ Écopoésie ; Émotions ; Évocation ; Minéral ; Peinture (moderne) ; Ut pictura poesis (peinture)
Michel Collot
Peinture (modernité)
Par rapport à l’« Ut pictura poesis* » de la période classique, la reconnaissance de l’autonomie du poétique et du pictural 274se renforce à la fin du xviiie siècle*. La peinture, comme lieu de tension entre subjectivité et objectivité, devient un des points d’appui de la critique moderne du lyrisme.
Révolution picturale
et critique du lyrisme
En affirmant dans son Laokoon (1766)que la poésie et la peinture, sans nier leurs affinités, doivent être distinguées dans leurs principes autant que dans leurs champs d’action, Lessing ouvre la voie à l’autonomie du pictural, recentré sur son propre pouvoir expressif plutôt que sur l’impératif d’une narration. Loin de les inciter à se tourner le dos, cette clarification esthétique autant qu’idéologique ouvre la voie pour les deux arts à des collaborations d’autant plus fécondes que leur autonomie est assurée. Ce mouvement va en effet de pair avec un certain hégémonisme du lyrisme à partir de la période romantique. La dissociation entre le poétique et le narratif (voir Récit*) permet l’émergence de rapports plus proprement lyriques de la poésie avec la peinture et ouvre la voie à l’expression de l’arbitraire du poète. C’est pourtant l’alliance privilégiée de la poésie avec la musique que Lamartine remet au premier plan, exaltant le « chant intérieur ».
Vouée à l’expression sincère des sentiments personnels, la poésie lyrique est définie par Hegel en opposition avec l’« action objective » (Esthétique). Schlegel et les romantiques allemands convertissent la tripartition rhétorique pseudo-aristotélicienne en pronoms* : la poésie lyrique subjective est assimilée au Je, la poésie dramatique objective au Tu et la poésie épique mêlant l’objectif au subjectif au Il. Le dialogue avec la peinture sape dans ses fondements mêmes cette satisfaisante tripartition et met en tension le lyrisme : le tableau est un objet, qu’on peut considérer dans sa plus pure matérialité avant de s’interroger sur ce qu’il représente, et le peintre est un autre, il est un « tu ». Il n’est donc pas étonnant que Baudelaire, qui proclame sa « passion » des images et se veut par ses Salons le continuateur de Diderot, soit aussi celui qui engage la poésie sur la voie de l’impersonnalité. Baudelaire, s’il ne s’affranchit pas dans ses Salons des catégories esthétiques de la critique d’art, évaluant la réussite d’un tableau par rapport aux attentes qu’imposent les différents genres (peinture d’histoire, portrait, etc.), exalte l’originalité du vrai créateur, le tempérament du « génie » et l’imagination comme « reine des facultés ». Il est surtout celui qui, après avoir souligné l’inclination de « tous les grands poètes » à devenir « naturellement, fatalement critiques » [Richard Wagner], va tenter de faire « du lyrisme même un lieu critique » (Maulpoix, 2000, 89).
Alors que dans la bohème littéraire, écrivains et peintres ont tant d’occasions de se côtoyer, ce dont témoigne un Fantin-Latour, de même que par le biais de la fiction Zola (L’Œuvre, 1886), cette issue de la peinture hors de l’atelier, en quête de lumière réelle, ne pouvait qu’inciter les poètes à se ressourcer au dehors. Rimbaud revendique une « poésie objective » (lettre du 13 mai 1871 à Georges Izambard). Rilke, admirateur passionné de Cézanne, se révèle réceptif à la tension entre objet et sujet que les éléments du dehors peuvent polariser, esquissant la notion d’« objet lyrique » (Maulpoix, op. cit.,266). Les travaux de Michel Collot ont décrit ce déplacement de l’expression lyrique vers l’objet à la recherche de ce que Reverdy désigne comme un « lyrisme de la réalité » (Collot, 2019, 24). Les nombreux travaux sur le sujet lyrique permettent de mettre en avant la notion d’ipséité (Ricœur) pour indiquer que ce sujet est ouvert à l’altérité.
Il peut sembler paradoxal que cet attrait vers l’altérité picturale, avivé 275par une critique du solipsisme lyrique, aille de pair avec une forte critique de l’image poétique, réitérée par de nombreux poètes amis des peintres mais volontiers hérétiques pour ce qui est du « culte des images ». Or, un Dominique Fourcade qui déclare « Je suis un écrivain réaliste. La métaphore n’est pas le sujet. La comparaison est une échappatoire, la métaphore un assassinat. » (Entretien avec Stéphane Bouquet, 2001) et proclame sa volonté de « ramener tout sur un même plan » (Improvisations et arrangements, 2018, 32) est un écrivain qui, avant même de devenir l’éditeur des écrits sur l’art de Matisse, aura passionnément regardé Manet et Cézanne, et compris leur critique du monde mathématiquement reconstruit de la perspective traditionnelle. La peinture moderne n’avance que par critique réitérée de l’image et c’est chez les peintres eux-mêmes que les poètes trouvent les moyens d’une critique de la figuration (voir Fiction*) poétique qui aboutit à la méfiance envers les images. Les « Peintures parlées » de Victor Segalen oscillent ainsi entre iconolâtrie et iconoclasme. Désireux de rompre avec un réel « mijoté d’avance » (Équipée), Segalen prévient son lecteur de ne compter sur « aucun de ces mirages fuyants dont la “perspective” occidentale joue et décide avec sécurité » (Peintures), mais exalte la perspective parallèle de la tradition chinoise, qui est sans point de fuite et où le spectateur retrouve la liberté d’errer à son gré.
Au tournant du xxe siècle, la crise de la représentation se radicalise et la critique de l’esthétique de la mimèsis se prolonge jusque dans ses plus lointaines conséquences avec une peinture agressive, tendant à la défiguration, accompagnée par une poésie qui s’en prend violemment à la métrique, à la syntaxe et à la rhétorique pour exalter les « mots en liberté » (Marinetti). Apollinaire, qui fréquente les ateliers de Montparnasse et du bateau-lavoir, est attentif aux audaces du fauvisme, du cubisme et du futurisme. Il exalte l’artiste qui renouvelle « sans cesse l’apparence que la nature revêt aux yeux des hommes » (Les Peintres cubistes, 1913)et accompagne le mouvement qui fait basculer la peinture d’un art d’imitation à un art de conception et de création.
Si la période surréaliste peut apparaître dans un premier temps comme une réaffirmation du pôle subjectif, davantage tendu vers l’altérité intérieure de l’inconscient que vers le dehors, elle connaît néanmoins à partir du Second manifeste, sous l’impulsion des reproches d’idéalisme formulées par les communistes, une « volonté d’objectivation sans précédent » (Breton, 1965, 277) marquée par la vogue des objets à fonctionnement symbolique. Ceux-ci sont théorisés par Salvador Dalí puis par Breton qui va même jusqu’à rêver d’un point de fusion où les différences entre les médias s’aboliraient, ou plutôt se féconderaient mutuellement au lieu de leur rencontre. Ainsi naît l’idée du « poème-objet », défini comme « une composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et de la plastique et à spéculer sur leur pouvoir d’exaltation réciproque. » (ibid., 284).
Un certain nombre de poètes qui viennent à l’écriture en cherchant à rompre avec l’abus surréaliste du « stupéfiant image » (Aragon) tendent à lier la critique de l’image venue de certains artistes avec leur propre conscience d’une crise du langage opposant le spectre de l’écart entre les mots et les choses à leur tentative de saisie du réel. Convaincu que seul un retour à la matérialité du verbe peut permettre de retenir quelque chose de la matérialité de la peinture, Francis Ponge aborde son Atelier contemporain avec l’objectif, dans ces « proses nées de [ses] établis » de traiter les peintres « pas tout 276à fait comme des choses, mais enfin à [sa] manière » (« Au lecteur », L’Atelier contemporain). Proposant un regard sur l’école de Paris des années 1945 à 1970 (Braque, Picasso, Fautrier, G. Richier, Hélion, etc.), il accepte un certain nombre de textes de commande pourvu que ces commandes s’accordent avec son « projet d’expression ». C’est le cas pour Giacometti lorsque Ponge s’aperçoit que, comme lui, l’artiste éprouve la nécessité de l’expression autant que « l’absurde de l’expression » (Joca Seria), faisant preuve d’une tendance à l’« autocritique » qui le laisse perpétuellement insatisfait. L’interrogation sur le visible n’est pas séparable d’un questionnement sur le dicible, dans l’indémêlable du « regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle » (« Les façons du regard »). Or, Giacometti transpose en sculpture et continue à affronter en peinture le problème cézannien des qualités de la sensation, refusant les « correctifs mentaux » (Dupin, 1999, 59), en résonance avec les travaux de la phénoménologie. Acharné à comprendre « pourquoi ça rate », pourquoi il ne peut représenter la tête du modèle en face de lui telle qu’il la voit, Giacometti fait de son œuvre une « méditation sur le sens de la représentation de la réalité en art » (Sylvester, En regardant Giacometti)et laisse apparaître les contradictions auxquelles il se heurte, suscitant l’intérêt en particulier des poètes de L’Éphémère. C’est ainsi qu’Yves Bonnefoy songe à Giacometti lorsqu’il s’agit pour lui dans ses cours au Collège de France d’envisager « la relation des poètes et des artistes » dans le cadre d’une étude « de la poétique générale, celle qui préciserait ce qui unit et ce qui sépare les auteurs qui œuvrent avec des mots et ceux qui tentent de se situer hors langage » (« La poétique de Giacometti », 1999, 39). Or, Bonnefoy a conscience que l’image, plutôt que de rendre la réalité visible peut contribuer à l’occulter. Giacometti est reconnu par lui comme un « rénovateur du regard » (ibid., 21) capable au sein de l’image, c’est-à-dire d’une représentation, de « maintenir vive l’expérience directe de la présence pleine de ce qui est » (Ibid., 14), et en cela opposé à Picasso que Bonnefoy considère comme un explorateur de signes. La leçon d’une telle œuvre est alors de chercher à écrire poétiquement en effaçant dans le mot « par souci de ce qui en lui est sonorité, musique en puissance, cette part notionnelle qui le met en relation avec d’autres notions, d’autres idées, rien de plus » (Ibid., 189).
Vers une « langue-peinture » ?
Cette poésie critique du lyrisme autant que de l’image doit alors inventer une langue. Celle-ci commence à s’élaborer lorsque Mallarmé expérimente dans ses Divagations « une forme de critique d’art d’une autre nature, plus spéculative » (Illouz, 2016, 858). Dans le sillage de ce que le poète nomme un « poème critique », Mallarmé « proselibriste », selon l’expression d’Albert Thibaudet, se livre à une réinvention de la prose sous l’influence de la peinture. Ainsi, dans Le Nénuphar blanc, dont il a pensé confier l’illustration à Berthe Morisot, la syntaxe mime le rythme des rames et les ondulations de l’eau (ibid.).
Blaise Cendrars éprouve également ces limites de la syntaxe traditionnelle dans son dialogue avec Robert et Sonia Delaunay. Dans La Lumière (1912), Robert Delaunay revient à la hiérarchie sensorielle établie par les Grecs. L’œil est pour lui le sens le plus élevé puisque la perception visuelle est simultanée alors que laperception auditive n’est que successive, liée au temps des horloges mécaniques et non à celui du mouvement vital du monde. Dans une lettre au poète russe Smirnoff (23 décembre 1913), Cendrars cherche à conjurer cette 277successivité de l’ordre grammatical en envisageant un simultanéisme littéraire où l’éparpillement des mots se résoudrait dans la qualité unitaire de leur sensualité, lorsqu’un rapport intime au verbe les fait « variable[s], multiple[s], coloré[s] ».
Dans la deuxième moitié du xxe siècle, André du Bouchet a noué la réflexion sur la peinture au souci de l’élaboration d’une « langue peinture » (Peinture, 1980). La langue d’André du Bouchet pour évoquer cette peinture dans la revue Transition en 1949 reste encore tributaire de la syntaxe traditionnelle alors qu’il comprend que Tal Coat a fait éclater la syntaxe picturale. Lorsqu’il écrit de nouveau sur Tal Coat pour la revue Derrière le miroir, il parvient cette fois à articuler les problèmes picturaux posés par le peintre avec la naissance d’une poétique propre et fait coexister sur un même carnet de 1954 les notes en vue de cet article et les poèmes publiés en 1956 sous le titre Le Moteur blanc. André du Bouchet se trouve désormais face à l’injonction d’écrire comme Tal Coat dessine ou peint : à partir du blanc. C’est donc en dialogue avec la peinture qu’il commence à ouvrir sa parole poétique au dynamisme des blancs typographiques qui fera la spécificité de son écriture à partir de la publication de Dans la chaleur vacante en 1961.
Ces expériences poétiques contemporaines révèlent donc que le lyrique, dans ce dialogue avec la peinture, non seulement n’est plus réductible au pôle subjectif cherchant à renouer contact avec l’objet, mais qu’il récuse dans ses expériences les plus radicales toute distinction sujet-objet au profit d’un rapport au monde qui est de l’ordre du « sentir », c’est-à-dire d’une « communication symbiotique avec le monde », antérieure à sa constitution en objet (Henri Maldiney, 1996). C’est à une telle abolition de la distinction sujet-objet que l’expérience de la peinture moderne invite le lyrique, d’Henri Michaux à Lorand Gaspar, de Jacques Dupin à Dominique Fourcade.
► Bayle C., Kaenel P., Linarès S., La Critique d ’ art des poètes, Paris, Kimé, 2022. Collot M., Le Chant du monde dans la poésie française contemporaine, Paris, Corti, 2019. Vouilloux B., La Peinture dans le texte (xviiie-xxe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1994.
→ Abstraction lyrique ; Art lyrique ; Livre ; Livre d’artiste ; Multimédia ; Ut pictura poesis
Thomas Augais
Poème en prose
La publication posthume des Petits Poëmes en prose de Baudelaire, en 1869, constitue l’acte de baptême du « poème en prose » comme genre littéraire nouveau. Dans l’adresse à Arsène Houssaye qui sert de préface au recueil, Baudelaire lie ce « procédé » d’écriture à un objectif explicitement associé au lyrisme : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? ». Ainsi présenté, le poème en prose se caractérise par une liberté formelle qui lui permet, en s’affranchissant des contraintes du mètre, de se faire l’expression directe d’une intériorité agitée. L’apparente adéquation de ce projet avec la définition romantique du « lyrisme » se révèle toutefois paradoxale, dès lors qu’on le met en perspective avec les poèmes du recueil, dont plus d’un semble prendre à rebours l’horizon d’attente d’un lectorat de poésie lyrique. Que ce soit par les sujets abordés, par la propension au récit ou encore par le fréquent prosaïsme de l’expression, évitant délibérément les traits attendus d’une « prose* poétique », Baudelaire secoue la tradition lyrique dans laquelle il fait mine de s’inscrire.
278Ainsi, cette introduction du poème en prose dans l’éventail des genres littéraires n’est pas sans soulever quelques difficultés : en « lançant » le terme, Baudelaire dessine les frontières d’un nouveau territoire, situé entre le « poème » (jusque-là en vers) et la « prose poétique ». Mais en 1946, à une heure où le poème en prose semble s’être durablement imposé, Aragon s’interroge encore sur ces frontières : « Y a-t-il une règle qui permette de reconnaître un morceau de prose isolé (qui n’était pas jusque-là poème, un article ou un fragment d’article) d’un poème en prose imaginé tel ? Peut-on de façon claire expliquer pourquoi certains textes qui ont tout l’aspect physique du poème en prose […] n’ont jamais été regardés et ne peuvent être regardés comme des poèmes en prose ? » (« Chroniques du bel canto », dans Europe no 10, oct. 1946).
Pour essayer d’y voir plus clair dans ce que l’on a pu tenter d’épingler par la notion de « poème en prose », il convient d’abord de signaler que l’expression avait déjà été employée bien avant que le geste baudelairien ne porte à l’envisager comme une délimitation générique. Le terme est déjà à l’ordre du jour vers 1700, à l’heure où Boileau évoque, dans une lettre à Perrault, « ces poèmes en prose que nous appelons romans », et où le Télémaque de Fénelon (1699) instaure un nouveau modèle d’épopée en prose. Pendant tout le xviiie siècle, c’est ce dernier texte qui est sans cesse cité comme le modèle du poème en prose, défini alors comme « genre d’ouvrage où l’on retrouve la fiction & le style de la poésie, & qui par-là sont de vrais poëmes, à la mesure & à la rime près » (Jaucourt, Encyclopédie, 1765). Ce qui est ici en jeu, c’est principalement la progressive prosaïsation de l’épopée, qui produira encore des textes comme Les Martyrs de Chateaubriand (1809), souvent cité avec le Télémaque comme le parangon de ce poème en prose « ancienne façon ». On est là sur le terrain de l’épique plutôt que du lyrique, et la tradition dont il est question est celle qui voit l’ancienne épopée se résorber peu à peu dans le roman. Mais ce qui, dans ces définitions, distingue le « poème en prose » au sein d’autres proses relève pourtant de caractéristiques stylistiques associées au lyrisme : c’est l’« élévation poétique » du ton qui permet que quelque chose de la poésie lyrique migre dans la prose. À ce titre, les Rêveries de Rousseau sont le modèle le plus fréquemment cité.
Au registre des têtes de pont de la prose dans la poésie lyrique, il faut signaler l’importance des traductions de textes poétiques : s’il était généralement admis jusqu’à la fin du xviie siècle que des vers devaient être traduits en vers, le siècle suivant voit apparaître des traductions en prose d’auteurs tels qu’Homère (par Mme Dacier dès 1711), puis Virgile ou Milton, mais aussi de poèmes plus récents, comme Les Nuits d’Edward Young (1742-1746 ; trad. Le Tourneur, 1769). C’est également en prose que sont écrites les supposées traductions de textes en réalité inventés, tels que, dans les années 1760, les poèmes gaéliques d’Ossian, qui fascineront l’Europe entière ou, un peu plus tard, les poèmes malgaches des Chansons madécasses de Parny (1787) ou les chants illyriens de La Guzla de Mérimée (1827).
Mais que ce soit chez Rousseau, Fénelon et Chateaubriand, ou dans la plupart des (pseudo-)traductions évoquées (à l’exception de Parny), on voit bien que ce qui est tenu pour « poème en prose » au début du xixe siècle se rattache à la sphère du lyrique essentiellement sur les plans thématique et surtout stylistique, sans viser aucunement à la concision et à l’effet de clôture qui sont d’autres caractéristiques majeures des poèmes lyriques.
Il revient à la génération romantique de déplacer les lignes dans ce sens. C’est le cas, de manière particulièrement 279explicite, chez celui à qui Baudelaire attribue l’origine de son propre goût pour le poème en prose : Aloysius Bertrand. Dans une note destinée au metteur en pages de son Gaspard de la nuit (1842), Bertrand indique : « Règle générale. – Blanchir comme si le texte était de la poésie. » Avec Gaspard de la nuit s’éprouve un nouveau format, où la prose remplace le vers non par l’« élévation poétique » dont elle se révèle capable, mais parce qu’elle se coule dans le moule traditionnel du poème. Un titre, une épigraphe, des alinéas brefs, entourés de blanc et ne s’étendant pas au-delà de deux pages ; dans chaque poème, des effets de structuration, de cadrage et de clôture textuelle ; et le tout agencé en sections formant une structure de recueil : tel est le modèle qu’offre le Gaspard de la nuit, et que Baudelaire baptisera donc a posteriori « poème en prose ».
Il pourrait sembler que ces différentes caractéristiques soient de nature à circonscrire quelque chose comme un genre ; il suffit pourtant de comparer Gaspard de la nuit avec Le Spleen de Paris (poèmes écrits entre 1857 et 1867), avec les poèmes en prose de Mallarmé (dès 1864), Les Chants de Maldoror de Lautréamont (1868-1869), Le Drageoir aux épices de Huysmans (1874), ou encore Les Illuminations de Rimbaud (écrites entre 1872 et 1875) pour mesurer à la fois combien était vif le besoin d’étendre à la prose le domaine de la poésie, et combien étaient divers les principes esthétiques et les modèles formels sous lesquels ranger cette extension.
Dans À rebours (1884), Huysmans fait du poème en prose « la forme préférée » de des Esseintes : en tant que « roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages », où chaque mot occuperait une place définitive et nécessaire, le poème en prose est à ses yeux « l’huile essentielle de l’art ». Les motifs qui fondent cette prédilection, on le voit, sont fort différents de ceux qu’évoquait Baudelaire quand il parlait du « miracle » d’une forme en adéquation parfaite avec les « mouvements lyriques de l’âme ».
Alors que le début du xxe siècle voit se multiplier les publications de poèmes en prose, qu’est-ce qui fonderait la consistance du genre ? En 1917, Max Jacob entame son Cornet à dés par une remarque offensive : « On comprendra que je ne regarde pas comme poèmes en prose les cahiers d’impressions plus ou moins curieuses que publient de temps en temps les confrères qui ont de l’excédent. Une page en prose n’est pas un poème en prose, quand bien même elle encadrerait deux ou trois trouvailles ». Pour lui, le poème en prose ne mérite son nom que s’il conjugue la fermeté d’un style qui « donne la sensation du fermé » et le « petit choc qu’on en reçoit », l’effet produit par la « situation » du poème.
Pour asseoir sa définition de ce qu’il tient pour un poème en prose, Max Jacob indique ce qu’il « ne regarde pas » comme tel. Ce verbe regarder était aussi employé dans la citation d’Aragon, qui s’interrogeait sur des textes « regardés comme des poèmes en prose ». Peut-être faut-il passer par ce « regard sur » pour sortir des impasses d’une définition du genre par son contenu, sa forme ou les négociations de son ancrage dans une tradition ; peut-être faut-il admettre que le poème en prose peut parfois correspondre à l’idée d’une substitution de la prose au vers dans un cadre directement dérivé de celui de la poésie lyrique (selon un modèle dont Aloysius Bertrand fournit un bon exemple), mais qu’il peut aussi être poème en prose d’abord parce qu’il est lu comme tel. Le geste d’étiquetage explicite qu’instaure un titre comme « Petits poëmes en prose » engage un type de lecture où le statut générique du texte, affiché, offre une grille d’appréhension qui n’a plus besoin d’identifiants formels pour 280être opératoire. Reverdy s’en souviendra, en réalisant son entrée en poésie par un recueil titré simplement « Poèmes en prose » (1915). Quant à Mallarmé, il avait mobilisé subtilement ce jeu de pancarte en titrant « Anecdotes ou Poèmes » la section de Divagations composée de poèmes en prose : libre à chacun de lire ces textes comme anecdotes ou comme poèmes… ou alors comme les deux à la fois, en variant l’angle du regard.
► Leroy C., La Poésie en prose française du xviie siècle à nos jours : Histoire d’un genre, Paris, Champion (« Unichamp-Essentiel »), 2001. Sandras M., Lire le poème en prose, Paris, Dunod (« Lettres supérieures. Lire »), 1995.Vincent-Munnia N., Bernard-Griffiths S., Pickering R. (dir.), Aux origines du poème en prose français (1750-1850), Paris, Champion (« Colloques, congrès et conférences. Époque moderne et contemporaine »), 2003.
→ Lyrik, Gedicht ; Narration ; Prose ; Rythme ; Verset ; Vers libre
Christophe Imperiali
Ponctuation
Il suffit d’envisager le rôle capital que joue la ponctuation dans le marquage du fonctionnement énonciatif pour deviner les enjeux essentiels qui accompagnent l’usage de certains de ses signes dans le texte lyrique. Même si les témoignages sont rares avant le xixe siècle, la proximité de Marot avec l’éditeur Dolet, qui publie en 1540 un traité sur la ponctuation appelé à jouer un rôle considérable, permet de comprendre certains usages particuliers qui sont notamment faits de la parenthèse dans L’Adolescence clémentine. Marot inaugure par elle une pratique active de l’aparté lyrique, une façon de creuser un dialogisme* particulier. Le décrochement produit vise à mettre en relief la position éminente du moi, qu’il s’agisse d’apporter des commentaires sur l’écriture en train de se faire : « (pour abréger) » ou d’affirmer un affect, voire une liberté de pensée singulière et problématique : « (de sa part) [en parlant du cœur] », « (selon ma fantaisie) ». S’agit-il simplement d’un « tic d’écriture, rattachant la poésie de Marot à une longue tradition de poèmes oraux » (Kotler) ou d’une des manifestations d’une « contre-rhétorique […] de la présence » qui rêverait de « cet âge d’or où la parole n’avait encore pour seule fonction que de communiquer l’immédiateté de l’être et du sens » (Defaux). La pratique ne fait pas école, l’usage de la parenthèse disparaît en poésie, et il faut attendre Laforgue pour la réinventer et en faire, entre autres, un instrument de dérision et d’humour dans ses Complaintes.
Les rares autres témoignages anciens qui concernent spécifiquement la poésie tiennent à l’usage des italiques. Leur proximité avec l’écriture cursive et leur origine italienne, qui les lie à la tradition pétrarquiste, a poussé à leur utilisation fréquente dans l’impression de la poésie lyrique à la Renaissance. Par la suite, leur spécialisation comme marqueurs d’étrangeté ou d’intensité a pu conduire à des usages comparables à ceux des majuscules : un moyen facile de rendre « poétiques » ou « essentiels » certains mots à peu de frais, qui se voit contesté dès le xviie siècle par certains critiques et écrivains, notamment Saint-Amant, puis par les typographes les plus en vue du xixe siècle, ce qui n’empêche pas le Nerval des Chimères d’en faire un grand usage, avant que la pratique ne se systématise dans la seconde moitié du siècle.
Baudelaire et Victor Hugo sont les premiers poètes dont il nous reste des témoignages du regard continûment critique qu’ils portent, dans les années 1850, sur les modifications de ponctuation apportées par leurs éditeurs aux manuscrits ou aux épreuves qu’ils leur ont envoyés. Leurs 281remarques portent sur des aspects qu’on retrouvera pour la prose des Misérables mais certaines ont à voir directement avec l’idée que les écrivains se font du mètre et de la page lyriques. Auparavant il est difficile de poser l’existence d’une idée précise de ce que pouvait être une ponctuation lyrique, sinon à travers l’idée d’« effusion » et des signes qui lui sont directement associés par la tradition (points d’exclamation, d’interrogation et de suspension). Les évolutions visibles entre les différentes versions de nombreux poèmes de Nerval donnent, malgré tout, une idée de l’importance que l’écrivain apporte lui aussi au choix des signes. En plus du soulignement via l’italique qui, on l’a vu, déstabilise les processus immédiats de signification, le tiret, arrivé au début du siècle d’Angleterre, dont la malléabilité expressive (entre accentuation, hésitation, suspension et séparation) fait merveille pour exprimer la complexité du sujet lyrique, joue chez lui un rôle capital appelé à être beaucoup imité.
Baudelaire comme Hugo insistent de leur côté sur la nécessité de porter une extrême attention aux blancs mais rejettent aussi violemment l’invasion de virgules qu’on veut leur imposer à partir d’un respect scrupuleux des normes grammaticales que l’école est en train d’imposer et qu’on ne retrouve pas en anglais, langue qui, pour des raisons différentes, joue un rôle important dans l’évolution de leur écriture. Sont en jeu différents facteurs plus ou moins explicités, qui vont de la volonté de donner de l’ampleur au vers au maintien de possibles ambiguïtés, voire au désir de substituer à la norme grammaticale un autre régime d’organisation phrastique et textuelle.
Il reviendra à Mallarmé de pousser à leur terme ces revendications encore relativement timides, et ce particulièrement dans son Coup de dés de 1897. En donnant résolument à la casse et au blanc la fonction ponctuante qu’ils possédaient de façon jusque-là implicite, il ouvre la voie à deux courants différents au sein des avant-gardes du début du xxe siècle. L’un sous la houlette d’Apollinaire, à partir de la publication d’Alcools, promeut la disparition complète des signes de ponctuation traditionnels pour autoriser une plus grande liberté de lecture et s’impose très largement chez certains des immédiats contemporains (Cendrars, Reverdy) puis auprès des surréalistes, dont beaucoup comme Aragon ou Éluard (qui finira malgré tout par utiliser un point unique en fin de poème) lui resteront fidèles. L’autre, via Dada et la revue SIC créée par Albert-Birot en 1916, développe une conception de plus en plus complexe de la vilisibilité, i.e. de la possibilité conjointe des signes de ponctuation et des jeux typographiques de se lire tout en se regardant comme des configurations plastiques.
Dans le même temps, certains poètes importants comme Claudel ou Segalen continuent à user de la ponctuation traditionnelle sans négliger pour autant un travail très élaboré du blanc inspiré de leur connaissance des pratiques orientales dans lesquelles il est un plein et non un manque. D’autres, enfin, d’abord tentés par l’absence de ponctuation traditionnelle y reviennent lorsqu’il s’agit d’obéir aux contraintes particulières du poème en prose (Max Jacob, Reverdy lui-même dans Flaques de verre, Éluard dans Donner à voir, Francis Ponge, etc.) ou avec le sentiment de s’être privés d’un outil d’expression intéressant, quand il ne s’agit pas aussi de rentrer dans le rang (Jean Cocteau). Ce retour à une ponctuation plus explicite, et donc a priori plus rationnelle, se retrouve chez certains poètes dont la conception du lyrisme revêt une ambition ouvertement philosophique (René Char) ou politique (les derniers recueils de Desnos). Henri Michaux occupe, dans cette perspective une position particulière 282puisqu’il entretient un rapport de défiance avec la phrase qui le conduit à conserver la ponctuation traditionnelle mais en lui donnant des fonctions plus rythmiques* que syntaxiques, position qu’on retrouvera souvent par la suite, et notamment dans les années 1990, chez Christophe Tarkos entre autres.
Alors que les différents types de blancs et d’espaces deviennent les instruments privilégiés de l’expression lyrique en vers, on constate, de fait, après la Seconde Guerre mondiale, une diversité toujours plus grande dans les usages de la ponctuation traditionnelle qui s’éloignent de plus en plus résolument de la norme. Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet choisissent d’en faire un usage raisonné, car très économe, alors que la plupart des autres poètes lyriques importants de la même génération comme André du Bouchet, Lionel Ray ou Jacques Roubaud privilégient une pratique mixte selon les besoins engendrés par leurs projets poétiques et inventent aux signes des fonctions nouvelles. Sont particulièrement intéressants les emplois d’espaces à longueur variables entre les mots et de la parenthèse chez Roubaud, le travail d’espacement au moyen de longues espaces derrière le point et avant majuscules, de points de suspension en ouverture ou de lignes de points chez Du Bouchet, ou l’usage très particulier de l’alinéa par Ray ou Bernard Noël, ce dernier privilégiant par ailleurs l’absence de signes traditionnels. Toutes ces pratiques s’inscrivent dans le cadre d’élaborations de régimes nouveaux de continuité, liées à des façons renouvelées de penser la complexité du sujet à travers ses rythmes et ceux des mondes dans lesquels il s’inscrit.
Quant aux usages de la vilisibilité de la ponctuation de phrase et de page, radicalisés par la poésie spatiale de Pierre et Ilse Garnier, ils se sont aussi aujourd’hui installés dans les écritures lyriques, sous l’influence notoire de l’Américain E. E. Cummings, mais de façon moins ostentatoire qu’aux moments de Dada ou Tel Quel. Un recueil comme Lignes de dérivation de Rémi Froger (2009) dit par son titre même la façon dont doivent se lire les omniprésents tirets qui constituent sa seule ponctuation. Isabelle Garron fait usage d’un point qui ne conclut plus mais pointe, comme le fait le punctum selon Barthes, dans Corps fut (2011).
Dans son règlement de compte raisonné avec l’effusion facile associée au romantisme, le lyrisme ironique de la fin du xixe siècle (Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Corbière, Laforgue) a fait un usage intense d’italiques, guillemets, tirets, points d’exclamation et de suspension destinés à mettre à distance une parole autre ridiculisée. Cette volonté de déstabiliser l’autorité factice de l’énonciation lyrique prétendument monocorde en privilégiant un dialogisme continu via un usage particulier, voire extrême, des signes de ponctuation se retrouve souvent aujourd’hui, avec une dimension pas forcément ironique mais nettement bakhtinienne et donc politique (Simplification lyrique de Jean-Marie Gleize, 1987). Elle peut s’appuyer aussi sur un usage particulier du gras, qui démultiplie les niveaux énonciatifs pour approcher la complexité par strates du récit mythique(Icare crie dans un ciel de craie de Martin Rueff, 2007) ou intime (Corps tranquille étendu de Fabienne Courtade, 2017). Les nouveaux usages numériques font surgir enfin aujourd’hui des signes jusque-là peu ou pas exploités dans leurs fonctions plus ou moins violentes de démarcation ou de liens, souvent associées à une pratique familière, notamment le slash et le trait d’union étendu, issus de l’em dash anglais (par exemple dans Littoral 12 d’Anne Calas, 2014).
► Dürrenmatt J., La Ponctuation en français, Paris, Ophrys, 2015. 283Dürrenmatt J., Stylistique de la poésie, Paris, Belin (« Atouts Lettres »), 2005. « La Ponctuation », La Licorne, no 52, 2000.
→ Livre ; Livre d’artiste ; Mise en page ; Recueil ; Rythme ; Typographie
Jacques Dürrenmatt
Posture
→ Éthos*
Primitivisme
« Aux temps primitifs, quand l’homme s’éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s’éveille avec lui. […] Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. » Dans sa préface à Cromwell (1827), Victor Hugo inscrit la poésie lyrique comme un langage des sources, des origines, selon une vision historique romantique qui la place, parfois (mais non systématiquement), dans les temps premiers de la naïveté. Le lyrique se distingue ainsi des deux autres genres de la triade, comme l’épique, mis par Hugo sous le signe de la simplicité antique, ou le dramatique, qui révèle selon lui la vérité des temps modernes. Si le classement de Hugo diffère de celui de Schiller ou de Hegel, le lyrique est souvent associé à une forme originelle de l’énonciation, à l’enthousiasme*, à l’inspiration, mais aussi aux prophètes (Bénichou 1985), à la magie*, aux rites* ou à la religion*. Dans une même perspective, plus tardive, le lyrique est également rattaché à l’inconscient, comme chez les surréalistes, ou au monde « prélogique » ou « antéprédicatif », comme chez Emil Staiger (1946), à moins que ce ne soit aux savoirs occultes (l’alchimie chez Baudelaire et Rimbaud, l’orphisme chez Apollinaire ou le mysticisme médiéval chez Pierre Jean Jouve). Cet imaginaire primitiviste est une constante dans les avant-gardes* : la poésie la plus élaborée redonne une énergie créatrice à la société occidentale, forcément décadente, qui se révèle en période de colonisation comme étant la plus civilisée certes, mais aussi celle qui absorbe les ressources du monde entier. Ainsi, le corps, la sexualité, les émotions, l’inconscient, la danse, la folie, la puérilité, rejetés par la moralité impériale, innervent les considérations sur le lyrique comme un moyen de surmonter le nihilisme du monde industriel.
De ce point de vue, un des textes lyriques les plus marquants pour les avant-gardes est sans conteste « Mauvais sang » d’Arthur Rimbaud dans Une Saison en enfer. Se comparant d’abord au barbare gaulois, hors de la généalogie chrétienne, il en vient à se déclarer comme le véritable « nègre » face aux « faux nègres » des civilisations impériales. Il dénonce l’hypocrisie d’une société qui croit en la « raison », comme en « la nation et la science », et en oublie sa nature, voire la nature :
Connais-je encore la nature ? me connais-je ? – Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !
La danse* s’allie au cri pour un nouveau rite lyrique associé au ventre. Dans ses études sur le primitivisme, Philippe Dagen insiste sur le pouvoir des chants, des danses et des rites. Il cite par exemple les mots de Jan Arp « quand il dit à Bryen “j’agissais ainsi comme les Océaniens” », et il commente le propos : « le verbe agir place la question où elle doit l’être : une activité, comme chanter ou danser, avec autant d’improvisations et de hasards et aussi peu de souci de commercialisation et de conservation. » (Primitivismes II, p. 237)
Au xxe siècle, la poésie lyrique, fortement valorisée par son pouvoir 284symbolique, mais déjà à l’écart du système industriel du livre ou de la presse, apparaît comme un lieu majeur pour le développement des divers primitivismes littéraires. Si les avant-gardes s’appuient sur des objets, des traditions ou des documents dits « primitifs », leur visée consiste à les transformer et à les façonner en littérature : par une nouvelle composition ; par un acte éditorial (une anthologie par exemple) ; par une exposition ou une manière de les présenter artistiquement. L’idée romantique du progrès persiste malgré tout dans cette esthétique du ressourcement, qui tient à distinguer le « primitif » en tant que tel du « primitivisme » littéraire. En considérant Jean Dubuffet, Baptiste Brun souligne combien cette esthétique peut aussi bien déjouer que rejouer un « darwinisme social » : « Figures héritées du second xixe siècle, les “primitifs” que sont, tour à tour et à des degrés différents, l’enfant, le nègre, l’homme préhistorique, voire l’ouvrier et le paysan marqués du sceau du darwinisme social, sont les dénominateurs communs de ces productions, auxquels s’ajoute la figure du fou, du dégénéré. » (B. Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’art brut, Dijon, Les Presses du Réel, 2019, p. 16). Mais loin d’agir en ethnographes ou en philologues, ces poètes ancrent la démarche dans une esthétique caractéristique (voir Ch. Le Quellec Cottier, A. Rodriguez, 2023).
Au sein du mouvement moderniste parisien, Guillaume Apollinaire part sur un primitivisme aux sources médiévales, fait de légendes et de merveilleux ; Max Jacob considère le folklore breton dès son premier recueil, La Côte, en 1911 ; Jean Cocteau prend le music-hall, tandis que Cendrars ou Tzara optent pour des traditions africaines. Marqué par les peintres, ces auteurs renvoient systématiquement au monde du cirque, aux saltimbanques, comme une source du spectacle. Plusieurs de ces poètes rencontrent également des formes originelles dans les contes, les romances ou les formats populaires comme Fantômas (É. Sermier 2022). Ainsi, Max Jacob pense par exemple que « le lyrisme à l’état pur se trouve dans quelques romances populaires et dans les contes d’enfants » (Œuvres, Gallimard, 2012, p. 1713). Le primitivisme offre par le biais du lyrique un écart face à la « domination » fantasmée d’une « centralité » située dans les capitales impériales, dont le repoussoir serait l’homme mûr, bourgeois, blanc, marié, père de famille, chrétien, hétérosexuel, moralisateur, rationaliste, bien ancré dans son confort matériel, et qui se complaît de narrations ou d’essais faciles. Que ce soit alors le Noir (Césaire), le fou (Artaud), l’enfant (Follain), le Breton (Jacob), que ce soit à l’est (Segalen, Claudel), au sud (Cendrars, Senghor), à l’ouest (Whitman) ou au nord (Miron), le primitivisme se bâtit comme un décentrement radical par rapport aux valeurs des capitales occidentales. L’invention de l’Orient (évoquée par E. Saïd) ou celle de l’Afrique (traitée par V.-Y. Mudimbe) sont des visions occidentales qui produisent une asymétrie et des fantasmes sur lesquels poètes et artistes composent. Par-delà les fonctions sociales de la civilisation, l’énergie lyrique gorgée de primitivisme bouleverse les « codes » de la « vie bourgeoise », destitue le « canon » artistique et littéraire, rompt forcément avec l’héritage linéaire « classique », puis « romantique » ou « naturaliste ».
L’originel perdu est ainsi ravivé par l’effet de présence* lyrique, et ce geste créateur permet de relier les extrêmes, non sans un choc, quasi électrique, pour les sensibilités et les consciences. Les mouvements Dada et surréalistes ont particulièrement valorisé un imaginaire esthétique du choc primitiviste et lyrique, poursuivant ainsi le « dérèglement des 285sens » rimbaldien, pour parvenir à une plus haute connaissance. À travers la technique des cris dans le théâtre de la cruauté (1938) ou par les proférations du corps sans organe (1947), Antonin Artaud a enrichi de telles perspectives. Par-delà les imaginaires textuels, les surréalistes ont également adoubé certains enfants-poètes comme étant des génies, telle la jeune Gisèle Prassinos entre 1934 et 1935. L’enfant-poète, tout comme le poète véritablement lyrique, garantit l’accès à un monde prélogique et préréflexif.
Toujours dans les années 1930, un poète suisse comme Gustave Roud, qui se tient pourtant à l’écart du surréalisme, construit la figure idéale du paysan en tant qu’« intercesseur » pour accéder à un « paradis humain ». Il devient ainsi le guide vers l’accord au monde alors que le poète doute et se scinde constamment dans sa réflexivité. La poésie lyrique passe alors par un primitivisme du « retour à la terre » assez caractéristique pendant la Grande Dépression. Issue de la pensée de Heidegger, la théorie d’un autre Suisse, Emil Staiger, adopte également une telle direction, en associant la vision des romantiques allemands aux propos primitivistes de son époque : « En d’autres mots, le poète lyrique ne connaît pas de substance mais seulement des accidents ; rien pour lui ne dure, tout est transitoire. […] Un paysage a des couleurs, des lumières, des odeurs mais pas de sol ni de terre pour assurer son assise. Voilà pourquoi nous ne pouvons jamais, lorsque nous parlons d’images dans la poésie lyrique, penser à des tableaux. Tout au plus pouvons-nous songer à des images de rêve qui surgissent et s’effacent aussitôt sans se soucier des connexions de l’espace et du temps. » (Staiger 1946, 37)
Le primitivisme lyrique permet en outre aux poètes d’intéresser les peintres, les éditeurs-galeristes et les collectionneurs proches des avant-gardes. À Paris, au début du xxe siècle, il touche d’abord les auteurs qui participent au marché de l’art. Les valeurs du primitivisme littéraire circulent ainsi dans un réseau moderniste, qui évalue favorablement les composantes de cette esthétique, tandis que le terme « primitif », au premier degré, abonde déjà dans la société. Une telle situation permet de comprendre l’importance des livres d’artiste* dans le parcours des poètes lyriques de cette époque. Le retour des bois gravés chez André Derain ou Raoul Dufy se combine aux primitivismes d’Apollinaire (L’Enchanteur pourrissant, 1909 ; Le Bestiaire ou le cortège d’Orphée, 1911) ou de Max Jacob (Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel, 1912) dans leurs premières publications, notamment chez Kahnweiler.
Il ne faudrait pas réduire l’esthétique primitiviste à une période historique limitée par la Deuxième Guerre mondiale. Serge Linarès (dans Le Quellec Cottier, Rodriguez, 2023) a bien montré toute l’ingéniosité lyrique pour recréer des alphabets et des écritures chez Michaux, Dotremont ou Blaine (voir Typographie*). Par ailleurs, la porosité entre milieux littéraires et monde artistique se trouve accrue par la performance dès les années 1960. La critique espagnole Estela Ocampo (ibidem 2023) a ainsi souligné combien l’art contemporain et la performance amenaient des recompositions d’un primitivisme par le biais du féminisme. Des traces, parfois lyriques, sous-tendent ainsi les œuvres d’Ana Mendieta, Louise Bourgeois ou des Guerrilla Girls.
Fondé sur un imaginaire du ressourcement par la langue, le primitivisme appliqué aux formes lyriques apparaît sous diverses perspectives depuis le romantisme. Il associe autant les poètes qui vantent leur lyrisme que les auteurs d’avant-gardes, autant les poètes sonores que les performeurs postmodernes, souvent bien peu lyriques dans leurs déclarations.
286► Dagen Ph., Primitivismes I et II, Paris, Gallimard, 2019, 2021. Krzywkowski I. Le « Temps et l’Espace sont morts hier ». Les Années 1910-1920. Poésie et poétique de la première avant-garde, Paris, Éditions L’Improviste, 2006. Le Quellec Ch., Rodriguez A. (dir.), Le Primitivisme des avant-gardes littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2023.
→ Avant-gardes ; Émotions, sentiments ; Noir, négritude ; Temps
Antonio Rodriguez
Proche-Orient
Au Caire et à Beyrouth, le lyrisme et les formes lyriques furent d’emblée envisagés par les poètes comme liés aux pratiques poétiques en France, à la prise de conscience d’identités culturelles multiples, à leur place ou non au sein de nations en émergence ainsi que, pour certains, à l’héritage poétique arabe.
Les grandes figures qui apparaissent aujourd’hui au premier plan sont Ahmed Rassim (1895-1958), Georges Henein (1914-1973), Edmond Jabès (1912-1991) et Joyce Mansour (1928-1986) pour l’Égypte ; Georges Schéhadé (1905-1989), Fouad Gabriel Naffah (1925-1983), Nadia Tuéni (1935-1983) et Salah Stétié (1929-2020) pour le Liban, Andrée Chedid (1920-2011) s’étant trouvée en situation de coappartenance. Durant les deux générations les plus créatives, l’Égyptien Rassim est passé au français alors qu’il avait déjà publié en arabe ; Chedid, Henein, Jabès, Mansour sont devenus poètes à partir de la langue française (et aussi anglaise pour le tout premier livre de Chedid). Quant aux Libanais, ils furent de parfaits bilingues.
Dans l’entre-deux-guerres, certains traversèrent une phase mélancolique, nourrie de la lecture des romantiques européens du siècle précédent, Musset et Lamartine en particulier, d’où un lyrisme de la déploration et de la perte, de même que pour les poètes arabophones chez lesquels la possibilité l’expression d’une émotion personnelle fut également à la naissance de la vocation. Au Liban, cette phase d’acculturation européenne conduisit à une poésie nationale francophone au lyrisme marqué par le ton dithyrambique de l’enthousiasme* patriotique, puisant aux sources anciennes chez les pionniers (Chekri Ganem, Hector Klat, Charles Corm).
Les poèmes du jeune Schéhadé eurent ainsi des tonalités élégiaques (« Quand la nuit est brillamment éparpillée / Lorsque la pensée est intouchable / Je dis fleur de montagne pour dire / Solitude », Poésie II, 1948). Au-delà des effets produits par des critères formels de régularité (le vers, le verset*), l’image (voir Métaphore*) dont les surréalistes firent le cœur de leur poétique apparut alors comme un critère décisif auquel se rallièrent également Henein et Naffah.
Chez Joyce Mansour, l’écriture de sensations fortes et d’une sensualité transgressive, traduisit l’inconscient d’une poétesse révoltée disséquant les corps, criant de terreur devant la souffrance et la mort comme dans la jouissance (Cris, 1953 ; Déchirures, 1955 ; « Vous ne connaissez pas mon visage de nuit / Mes yeux tels des chevaux fous d’espace / Ma bouche bariolée de sang inconnu / Ma peau / Mes doigts poteaux indicateurs perlés de plaisir », Rapaces, 1960). Elle pratique un humour noir érotique qui enchanta les derniers surréalistes français, à rebours de toute effusion sentimentale, explorant une identité introuvable (Carré blanc, 1966), brouillant les frontières génériques.
Dans Je bâtis ma demeure (1959), poèmes écrits en Égypte depuis 1943, Jabès fit coexister un lyrisme très imagé à la manière surréaliste (parfois polyphonique) et des formes aphoristiques parfois regroupés en versets comme autant de moments de réflexivité interrogative, 287de poésie « critique »*, y compris sur l’acte lui-même. Il en alla de même chez Henein, Tuéni, Stétié en particulier, inscrivant leurs émotions dans des contextes généraux, les questionnements surgissant des vécus.
Par ailleurs, l’acte lyrique prit souvent des formes génériquement diverses. Chez Henein ou Mansour, le glissement réciproque entre poésie lyrique versifiée et récit* fut constant (personnages, mise en scène dans le poème, vers utilisés comme sources pour de brèves narrations, jeux de sonorités, rythmique de l’ellipse…). Le régime d’images surprenantes, empreintes de fantaisie et de légèreté gracieuse, toujours liées à la monstration d’une fragile présence au monde, se retrouve dans le théâtre poétique de Schéhadé, des plus féériques et humoristiques (Monsieur Bob’le, 1953).
Ces poètes se sont sentis multiples, parfois étrangers à eux-mêmes comme au monde. Ainsi Chedid, avertie des voix qui l’habitaient : « Qui me happe me traverse / Me résiste me défie ? » (Double-pays, 1965). D’une manière générale, la multiplication des voix dans leurs poèmes et donc des réseaux de sens et d’émotions communiqués aux lecteurs (voir les mises en scène de « voix » diverses chez Jabès, La Clé de voûte, 1949 ; L’Écorce du monde, 1953), permit d’associer, en une tension souvent délicate, le singulier de leur parcours à l’universel d’une condition humaine. La poésie se fit ainsi mouvement de résilience afin d’aller vers tous les hommes et toutes les femmes, ainsi avec Chedid ou Tuéni. Voir Les Textes blonds (1963) et L’âge d’écume (1965) de cette dernière, poétesse par ailleurs meurtrie par des deuils personnels et les traumatismes des pays proche-orientaux en guerre.
Ce fut une façon d’être au monde et d’habiter le langage (avec l’émergence féministe, explicite ou non, chez Mansour et Tuéni), privilégiant l’amour (souvent malheureux), la fuite du temps, la nostalgie, la perte, la nature en accord ou non avec les sentiments*. Dans la poésie libanaise, l’histoire tourmentée fut également liée à l’expression poétique (Juin et les mécréantes de Tuéni en 1968 ; Cérémonial de la violence de Chedid en 1976).
L’héritage arabe est investi par certains auteurs. Le Jardin abandonné (1922), premier recueil d’Ahmed Rassim, fut écrit en arabe et en prose. Cette élégie de l’amant blessé, écrit à la manière des auteurs de mawwâls, chants populaires anonymes, suscita étonnement et rejet de la part du grand poète néo-classique Ahmad Sawqî. Le Livre de Nysane (1927), son premier livre en français, dont les poèmes adoptent la forme ample du verset étonna de même (« Ô puissé-je revoir ses yeux meurtris, une autre fois ! / Lorsque je connaîtrai le nom de celle qui ressemble à Nysane, / je poserai à sa porte une petite bouteille bleue pleine de sable et quelques feuilles tombées d’un arbre vermoulu »). Associant lyrisme et humour, parodiant la lyrique arabe traditionnelle (« Veux-tu que, pour toi, je chasse à la pointe / des cyprès royaux, le rossignol Bulbul qui chante aux jardins de Chiraz et dont le gosier plein / de perles roule son tumulte sous les nuits / étoilées ? », Mélek, 1951), tout en se tenant à bonne distance des tendances imitatives des poésies européennes, il apparut jusque dans ses derniers recueils des années 1950 comme un poète lyrique arabe dont la parole était une « cantate à deux voix », ayant fondu « dans un seul moule le parler populaire arabe direct et le lyrisme subjectif avec ses volutes et ses subtilités » (Georges Henein, Œuvres, 2006 [1959], 628).
Chez Salah Stétié, la solennité d’un dire litanique ne fut pas sans lien avec la poésie arabe par sa subversion d’images et une dynamique d’arabesque qui fut le mouvement complexe d’un lyrisme souvent non personnel à tonalité mythique 288et quasi prophétique. Le poète visait par là-même une ontologie par-delà l’absence et les ruptures. « Mais toi va ton chemin douceur sous le ciel fort / Épuise nos secrets bleu vide et puis / Unis, amour, l’image avec le corps / Donne une fête à toute feuille ici qui tremble » (L’Eau froide gardée, 1973). La relation à la métaphysique comme lien transcendantal entre les hommes est également prégnante chez Naffah, Stétié et Chedid sur d’autres modes, ce qui les conduit à des formes de lyrisme intégrant les mythes. L’ample souffle lyrique de Naffah – il avait adopté le poème de dix-sept vers, généralement en alexandrins, sorte de sonnet outrepassé d’un tercet mais sans strophes, ni ponctuation, ni rime prévisible – était souvent comme suspendu en final, acte d’une solennité souvent tragique, nourri d’interrogations métaphysiques (« Il renonce au néant mais si près de l’atteindre / Qu’il reviendra souvent le pleurer sur la plage »), (La Description de l’homme, du cadre et de la lyre, 1963 [1957]).
La thématisation du pays prit des formes diverses. Chez Schéhadé, ce fut sur le mode d’une jonglerie ludique sur les lieux perdus du pays quitté, le sujet lyrique cherchant à conjurer l’exil (« Alors dans un pays si proche par le chagrin de l’âme / Pour rejoindre le pavot des paupières innocentes / Les corps de la nuit deviennent de la mer », Si tu rencontres un ramier, 1951) ; chez Tuéni, ce fut un chant de réminiscences des profondeurs de l’âme accordé à la nature d’un pays dont la guerre avait brisé les liens : « Je baisse la voix pour mieux entendre / les multiples de mon appartenance, / et savoir, que multiple veut dire, Pays » (Archives sentimentales d’une guerre au Liban, 1982).
Pour les poètes d’Égypte, le désancrage fut un destin. Chez Henein, qui a toujours soutenu qu’une fraternité de l’esprit ouvrait à une universalité révolutionnaire internationaliste, la présence d’un ailleurs insituable géographiquement se fit insistante, en d’improbables îles d’un surréel archaïque où vagabondaient des êtres solitaires (« Les routes ne pardonnent plus aux voyageurs / comme tout est proche et perdu ce soir », 1950). Les figures de l’exil intérieur furent également nombreuses chez Jabès : « Mon amour un pays une ville une chambre un lit un mort […] Mon amour notre amour / sans pays » (« Soleilland », 1949, Je bâtis ma demeure, 1959) ou encore : « Constamment en pays étranger, le poète se sert de la poésie comme interprète » (Les Mots tracent, 1943-1951). « Au pays sans fanions, sans amarre […] où se tenir » écrit Chedid (Double-pays, 1965), qui chercha, quant à elle, à créer des solidarités autres que celles de racines, vers une utopique Cité-monde.
Donnant différents cadres stylistiques à leur lyre* (comme aurait dit Naffah), ces auteurs illustrèrent le mouvement d’ouverture lyrique en français à partir des années 1950 : non plus seulement relais des émotions personnelles mais appel de l’Autre, déplacement vers le « tu » et le « nous » (voir Pronoms*) pour un dialogue fondateur, soit pour se faire porte-parole d’autrui ou même se voir en autre. Si la mélancolie du sujet élégiaque arabe se reconfigura selon le rythme de l’histoire contemporaine des pays respectifs, celle des francophones d’Égypte ne trouva pas d’expérience référentielle fondatrice ce qui emmena ces derniers poètes vers des Ailleurs improbables (Henein, Jabès, Mansour). Tandis que le Liban parlait aussi bien en français qu’en arabe, ce qui légitima les francophones par-delà toutes les guerres, – il y a une évidente solidarité historique des poètes du Liban (y compris A. Chedid) ayant été amenés à créer dans une époque troublée –, l’Histoire a en effet accéléré la marginalisation des poètes francophones d’Égypte dont la destinée d’exil européen 289a marqué un sujet lyrique déjà fragmenté, voire réorienté l’œuvre, ainsi chez Jabès, le faisant passer de ses Poèmes à ses Livres.
► Lançon D., L’Égypte littéraire de 1776 à 1882. Destin des antiquités et aménité des rencontres, préface d’Yves Bonnefoy, Paris, Geuthner, 2007. Lançon D. (dir.), L’Orient des revues, xixe-xxe siècles, Grenoble, ELLUG, 2017.
→ Afrique subsaharienne (francophone) ; Francophonie ; Maghreb
Daniel Lançon
Prose
La locution proselyrique ne correspond pas à une catégorie pleinement constituée du vocabulaire critique de langue française, et ses équivalents dans les autres langues européennes restent rares. Si, comme l’attestent les corpus électroniques, elle a connu un certain succès entre 1840 et 1900, son emploi est toujours demeuré bien moindre que celui de prose poétique, lexie avec laquelle elle entre dans une concurrence complexe, qui tient parfois de la pure synonymie (les deux pouvant s’appliquer aux mêmes objets), parfois de la restriction (la prose lyrique apparaissant alors comme un type de prose poétique).
Les deux occurrences les mieux connues ne nous aident guère à stabiliser la portée de l’expression. Il s’agit d’abord d’un vers de Toute la lyre de Victor Hugo, où l’adjectif lyrique vaut pour épidictique :
Lorsque j’étais enfant, sortant de rhétorique,
J’envoyais aux journaux de la prose lyrique
En l’honneur des géants du sombre esprit humain.
Il s’agit surtout de la lettre à Arsène Houssaye placée à l’ouverture du Spleen de Paris de Charles Baudelaire, mais l’expression y semble valoir comme un simple équivalent de prose poétique, qui apparaît plus haut dans le texte à l’occasion d’une définition qui est devenue célèbre (« prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme »).
Ces quelques données suffisent cependant à faire apparaître que l’idée de prose lyrique (réalisée ou non par l’emploi de l’expression ou la stabilisation de la notion) est née dans le grand mouvement de renégociation des domaines respectifs de la prose et de la poésie qui a marqué la seconde moitié du xixe siècle. La généalogie qui s’esquisse de quelques occurrences critiques de cette époque lui assure néanmoins une assiette de pertinence temporelle plus large, puisqu’elle fut convoquée pour caractériser divers textes qui vont du Télémaque de Fénelon à telle ou telle œuvre de Chateaubriand, avec une insistance plus régulière sur LesRêveries du promeneursolitaire de Jean-Jacques Rousseau.
Une mention plus récente de la lexie, dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage d’Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov (1972, s.v. « Versification »), offre une base possible de discrimination entre prose lyrique et prose poétique : considérer que dans la « prose lyrique[…] l’impression de “poésie” est produite par des éléments sémantiques ou grammaticaux », c’est laisser entendre que la prose poétique serait surtout caractérisée par un travail d’ordre rythmique ou plus largement sonore, critère qui est souvent prioritairement retenu pour définir cette notion, notamment depuis le grand livre d’André Chérel : La Prose poétique française (1940). Malgré l’étymologie qui unit le lyrisme et le chant*, une telle distinction aurait rendu bien des services au discours critique ; elle ne s’est pourtant pas imposée, et l’on verra plus bas qu’elle troublerait en fait les choses.
Parmi les raisons de l’insuccès de la catégorie de prose lyrique, on comptera 290naturellement la désaffection pour ce que le terme même de lyrisme* a pu représenter à la sortie du Romantisme : un sentimentalisme mêlé de grandiloquence contre lequel la poésie a voulu se réinventer. Étrangement pourtant, dans les citations que nous rappelions plus haut, l’expression prose lyrique était employée par dérision chez Hugo, tandis qu’elle recevait une valeur positive chez Baudelaire. Il y a aussi le fait que la classification des genres a dû être redéfinie au même moment pour prendre acte de la brusque accession du roman au titre de genre littéraire dominant. Bientôt tout acquis au précepte d’impersonnalité, le roman devait participer à l’avènement d’une sensibilité esthétique nouvelle récusant, selon le mot apocryphe de Flaubert, le « cancer du lyrisme ». De fait, les passages « lyriques » de Madame Bovary sont toujours teintés d’ironie.
Si le substantif et l’adjectif furent souvent pris en mauvaise part, c’est paradoxalement un emploi dévalorisant de la notion de lyrisme qui va attirer l’attention critique vers une extension de la prose lyrique dans le champ littéraire. Nous sommes cette fois au cœur du xxe siècle, et un nouveau genre tente de s’imposer auprès de la triade désormais bien établie de la poésie, du théâtre et du roman ; c’est l’essai, dont Julien Benda put regretter qu’il ait réduit l’expression de la pensée à un simple « lyrisme idéologique » (Du style d’idées, 1948). Prendraient rang parmi les représentants de ce que l’on pourrait nommer, de façon moins polémique, un « lyrisme d’idées » des écrivains comme Alain, Barrès, Gide ou Valéry. Leur prose ne présenterait plus les contenus spéculatifs sous la forme d’un tissu argumentatif soumis à l’évaluation du lecteur, mais comme des assertions qui tirent leur puissance de conviction de leur forme même, en tant qu’elle témoigne de l’investissement personnel et affectif de l’auteur.
On doit à Michel Murat (2009) d’avoir pris la pleine mesure de cette proposition et fait valoir son rendement descriptif, notamment pour ce qu’il nomme le « moment lyrique » qui, entre 1880 à 1940, aurait coïncidé avec l’apparition de l’essai moderne. La prose d’idées aurait alors rompu avec l’appareil formel de l’argumentation au profit de celui de la véhémence, c’est-à-dire des marqueurs d’intensification. On retrouve ici un acquis de ce que l’on appelle les « nouvelles rhétoriques » : en mettant en avant la vigueur de son adhésion personnelle à ce qu’il asserte, l’écrivain obtient que, par une sorte de désir mimétique, son lecteur se range à ses côtés ; il ne s’agit plus de faire en sorte que, par la vertu des enchaînements logiques, l’autre adhère à mes idées mais qu’il soit d’accord avec moi, qu’il en vienne à partager mes émotions et ma vision.
On est donc bien ici face à une prose proprement lyrique, au sens d’une prose qui affiche et dramatise les affects du sujet, en recourant à l’amplification (au sens étymologique et actuel du terme : une même information fait l’objet de reformulations avec de légères variations ; que l’on songe à la pratique de Charles Péguy), à l’emphase (syntaxique par exemple, avec le recours aux formes du détachement, comme les tours disloqués ou clivés, mais aussi prosodique, avec le recours fréquent à l’exclamation ou à l’interrogation expressive), à l’hyperbole (lexicale ou figurale, avec notamment le travail sur l’image). Selon l’opposition classique, tandis que la prose d’idées argumentative vise à convaincre, en s’adressant à la raison, la prose d’idées lyrique vise à persuader, en s’adressant à l’affectivité et à l’imagination.
Il n’a d’ailleurs point été besoin d’attendre l’avènement du genre de l’essai pour que cette combinaison de l’amplification, de l’emphase et de 291l’hyperbole se conjoignent en une sorte de patron stylistique de la prose lyrique susceptible d’être mis au service des idées : bien des pages de Rousseau, de Voltaire, de Diderot y recouraient déjà à leur façon. Mais la prose lyrique moderne aura ceci de différent qu’elle vise à créer un ton, c’est-à-dire à faire entendre une voix dans sa singularité, en jouant avec des effets d’oralité, sans céder aux conventions de l’éloquence, mais en créant une illusion de spontanéité garantissant la sincérité des émotions dont elle accompagne la présentation des idées ou du monde, d’où son abandon de tout idéal de phrase périodique au profit d’un style coupé ou accumulatif.
Nulle part ce devenir lyrique de la prose d’idées n’est-il sans doute aussi bien illustré que dans les Noces d’Albert Camus (1938) : « Oui, je suis présent. Et ce qui me frappe à ce moment, c’est que je ne puis aller plus loin. Comme un homme emprisonné à perpétuité – et tout lui est présent. Mais aussi comme un homme qui sait que demain sera semblable et tous les autres jours. Car pour un homme, prendre conscience de son présent, c’est ne plus rien attendre. » Mais la prose lyrique d’idées n’est qu’un prototype, susceptible de multiples variations, notamment polémiques (car il y a un lyrisme de combat chez bien des écrivains comme Georges Bernanos). On ne saurait d’autre part ramener toute la prose que nous percevons comme lyrique dans le seul giron du genre essayistique, même en élargissant généreusement les bornes de ce dernier. Si l’on peut considérer qu’il y a bien une volonté assertive derrière l’exaltation des Nourritures terrestres d’André Gide (lesquelles, en 1897, illustraient une forme de nietzschéisme fin-de-siècle), on serait plus en peine d’en faire de même avec les pages de Colette, par exemple, où est le plus nettement mis en œuvre ce « patron » de la prose lyrique que nous avons esquissé plus haut.
Notre insistance sur le lyrisme d’idées a cependant le mérite de faire apparaître l’autre face de la renégociation du lien prose/poésie qui nous a servi de point de départ. Ce lien ne saurait en effet être pensé, du point de vue historique, sur le seul mode de l’avènement d’une « prose d’art », dont les caractéristiques ont été dégagées dès L’Art de la prose de Gustave Lanson en 1908. Cette « prose artistique », alyrique voire antilyrique, dont le projet est déjà sensible chez Flaubert et qui aboutit à l’impressionnisme des écritures artistes, a voulu rivaliser avec les arts visuels ou musicaux sans importer de la poésie romantique l’appareil formel d’expression de l’émotion, mais en travaillant la langue elle-même, son lexique, sa grammaire. Elle a voulu évoquer* et non plus convoquer, comme la prose ordinaire ; mais, en mettant le sujet au second plan, ses stratégies d’évocation se sont aussi construites contre les stratégies d’invocation qui avaient été au fondement de toute prose à caractère lyrique. L’atteste le vieillissement progressif de ce qui fut un véritable préfixe lyrique, le mot ô, qui à la fois interpelle et fait surgir à la mémoire ou à l’imagination la plus personnelle : « Ô noblesse ! ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse » (Renan, « Prière sur l’Acropole », 1865).
► Murat M., « Phrase lyrique, prose d’idées », dans G. Philippe et J. Piat (dir.), La Langue littéraire : une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 235-279. Pickering R., Paul Valéry, poète en prose : la prose lyrique abstraite des « Cahiers », Paris, Lettres modernes, 1983. Sandras M., Idées de la poésie, idées de la prose, Paris, Classiques Garnier, 2016.
→ Narration ; Poème en prose ; Pureté, impureté ; Séquence, configuration ; Verset
Gilles Philippe
292Psaume
La nature poétique et musicale du psaume ne fait aucun doute. L’étymologie (du grec psalmos) fait référence à un geste : psallein signifie « pincer les cordes d’un instrument », faire vibrer, et le psalmos renvoie ainsi à la fois à l’action de faire vibrer les cordes d’un instrument, puis, par extension, à un air joué sur la lyre*, avec ou sans accompagnement de chant*. Par définition, le psaume est donc lyrique. Étroitement associé à un geste – l’action de jouer de la lyre – il est consubstantiel au lyrique dont il apparaît inséparable. Mais si le psaume peut être compris comme une forme ou un genre lyrique qu’il convient de caractériser, il doit surtout sa singularité à son cadre expressif : chant religieux selon la tradition biblique, attesté également dans la sphère égyptienne et mésopotamienne, il est lié au culte et prend place dans la liturgie. Dès lors, « psaume » est souvent à entendre au pluriel : les psaumes, arrangés et liés dans un psautier, constituent un ensemble, un recueil, un livre dont l’unité repose sur un style poétique et un projet spirituel. C’est dans cette double perspective que les poètes l’utilisent : de Marot à Meschonnic, le psaume dit le pouvoir qu’a la poésie lyrique de relier l’homme au divin.
Genre et formes
La classification biblique traditionnelle tend à faire du psaume un genre littéraire à part entière, dans lequel on a l’habitude de repérer trois grandes formes distinctes. Les hymnes, tout d’abord, exaltent la grandeur de Dieu, en accumulant les motifs de louange, dans une adresse aux hommes : caractère mystérieux de la Création, prodiges, salut accordé au peuple des croyants. Les supplications ou lamentations, à l’inverse, s’adressent directement à Dieu, et visent à l’émouvoir en l’appelant à l’aide, rappelant notamment la situation du peuple juif en captivité à Babylone. Les actions de grâces, enfin, apparaissent comme des remerciements adressés au Créateur, se rapprochant alors de la tonalité des hymnes. Mais cette tripartition est plus théorique que réelle, et le psaume sait finalement jouer de cette variété de tons en faisant se succéder en son sein hymne et lamentation, ou en incorporant des éléments formels et génériques étrangers à la lyrique, comme des énoncés sapientiaux, des éléments de récit… La mode des traductions versifiées des psaumes au xvie siècle, chez les poètes proches de la Réforme, voit ainsi dans le psaume un genre fécond, capable de résonner encore dans le contexte troublé des guerres de religion : oscillant entre confiance en Dieu et plainte douloureuse, le psaume est, par sa variété même, un chant polymorphe, susceptible d’être adapté aux circonstances.
Psaume et culte
Genre total, finalement, acceptant une grande diversité de tons et de formes, le psaume trouve à l’origine sa place dans des fêtes religieuses, introduit dans une liturgie. La tradition vétéro-testamentaire lie ainsi étroitement le psaume à la figure centrale du chantre du Temple, qui aide à la conduite de la liturgie, même si on ne sait pas très bien encore à quels moments du culte les psaumes étaient chantés. La liturgie chrétienne réserve quant à elle une place essentielle au psaume, tant dans le cadre de l’organisation du temps liturgique, en fonction des fêtes religieuses ou du temps ordinaire, que dans le cadre de la succession des moments de la journée (psaumes des complies, des matines, des laudes, des vêpres). Le psaume est ainsi ce qui donne au temps sa dynamique propre, avec ses élans heureux et ses moments plus sombres ou plus réflexifs. Là encore, le psaume devient 293chant total, embrassant les différentes réalités du temps humain. Entendu, lu ou chanté tous les jours, il apparaît dès lors comme le terreau commun de tous les fidèles et la source de tous les poètes : « J’avais peu lu la Bible. J’avais parcouru seulement, comme tout le monde, les strophes des psaumes de David ou des Prophètes, dans les livres d’heures de ma mère. Ces langues de feu m’avaient ébloui », note ainsi Lamartine en 1860 dans le commentaire de sa trente-septième méditation.
Psaumes et livre
Prières de l’Ancien Testament, les psaumes ont été pour certains attribués à tort au roi David. Ils se rattachent néanmoins explicitement à lui et plus largement à la figure royale, qui est, dans l’ensemble des psaumes, soit celui qui chante soit celui à qui l’on s’adresse par le chant. Ils forment ainsi un ensemble énonciatif cohérent, qui a pris très tôt la forme d’un livre*, d’un « psautier ». Le psalmiste y fait preuve de son savoir-faire : il s’y fait porte-parole du peuple par une voix qui porte, une voix légitime de roi élu, et il exprime par son chant l’union à venir entre la communauté* des hommes et un Roi, un Messie, un Dieu auquel il s’adresse, jusqu’à ce qu’il réponde au dernier jour… Dès lors les psaumes sont à entendre au pluriel : entre eux se jouent des jeux d’échos, de réponses, de citations. Ils appellent d’eux-mêmes un jeu intertextuel, qui prend forme dans des paraphrases, des traductions versifiées ou en prose : le psaume appelle le psaume, par un travail de réécriture constant qui se doit d’être maintenu jusqu’à la fin des temps. C’est bien ainsi que les considère Clément Marot dans sa traduction des Psaumes de David entamée dans les années 1530. En attente d’une réponse de Dieu, le poète se doit de maintenir la lyrique des psaumes. Sans quoi Dieu ne répondra jamais…
Valeur spirituelle et poétique
Dans le Psaume 45 des Psaumes de tous mes temps (1974), Patrice de La Tour du Pin résume ainsi la situation du genre psalmique : « Pas seulement mes mots, c’est moi que tu attends, / c’est moi, ton mot, que je te rends : / avant de parler, j’étais dit ». Quête de Dieu, adresse à Dieu, le psaume est un chant qui unit profondément les « mots » et le « moi », se faisant chemin vers un au-delà porté par les harmonies des sons et le rythme des vers. Mot de Dieu rendu à Dieu, le psaume ne dit donc rien, il est le lieu d’un aller-retour, d’un va-et-vient, entre Dieu et l’homme, entre l’homme et Dieu. Dans le psaume, c’est moins le sens des mots qu’il convient de repérer que le ton employé, la musique qui le porte, et l’espérance qui le sous-tend, d’où le nom de « gloires » que Meschonnic dit préférer à « psaumes » pour caractériser ces textes lyriques. Mais plus généralement, les poètes voient dans les psaumes une sorte d’état idéal de la langue poétique dont il s’agit alors de s’approcher par sa propre écriture : paraphraser ou traduire les psaumes, chercher à en écrire soi-même, c’est quitter la langue des hommes, pour rejoindre le lyrique pur*, à la frontière de l’humain et du sacré, du réel et de l’idéal. Face aux psaumes qui lui sont proposés à la traduction lors du chantier de la Bible publiée chez Bayard (2001), Olivier Cadiot voit le psaume comme une révélation dans laquelle « un écrivain peut reconnaître à un moment donné que le matériau littéral qu’on lui fournit correspond à l’état rêvé de sa langue ». Avec Claudel, finalement, devant les psaumes, « il ne s’agit pas de littérature ! » C’est autre chose : une voix originelle vers laquelle le poète tend, à laquelle le lecteur et l’auditeur peuvent avoir accès, mais aussi un cri commun à tous les hommes, une caisse de résonnance des voix humaines entrant ainsi en 294contact avec la voix de Dieu : « Ma parole, entends-la », chante le psalmiste (Ps 5).
► Coulot Cl., Heyer R., Joubert J.,Les Psaumes. De la liturgie à la littérature, Paris, Travaux du Centre d’études et de recherches interdisciplinaiures en théologie, no 7, 2006. Wenin A., Le Livre des Louanges : entrer dans les Psaumes, Paris, Lumen Vitae (« Écritures »), 1995.
→ Adresse ; Chant ; Magie ; Recueil ; Religion ; Rites
Guilhem Labouret
Pureté, impureté
Appliquées à la poésie, voire à d’autres genres (« théâtre pur », « roman pur »), ou à d’autres arts (« peinture pure », « cinéma pur »), les notions éminemment relatives, voire fantasmées, métaphysiques ou mythifiées, de « pureté » et d’« impureté » sont devenues dans un certain « récit orthodoxe » de la modernité (A. Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Seuil, 1990), la signature d’une certaine idée du poétique, qui oscillerait entre « autonomie », « formalisme », « réflexivité », « abstraction », « irrationalisme » et « idéalisme ». Cette nébuleuse conceptuelle émergerait historiquement avec un certain romantisme, hanté par le rêve d’une littérature pure, quand le classicisme visait peut-être davantage une langue pure, tout en bannissant mélange des genres, discordances entre mètre et syntaxe. Un tournant « puriste », héritier de l’esthétique kantienne, refusant la circonstance historique, émergerait avec Baudelaire d’un côté, Bremond, Claudel et Valéry de l’autre, cette ligne passant de manière emblématique par Mallarmé, dont une certaine lecture pourra alimenter, de manière indirecte, par l’entremise surtout du travail critique d’Albert Thibaudet, le contenu de la « querelle de la poésie pure » des années 1920-1930. Mais que seraient un « lyrisme pur » ? Rattachée plus précisément à la question lyrique, l’idée de pureté ne ferait rien d’autre qu’accréditer la thèse d’une improbable essence, démentie par les approches historiques. En outre, la recherche d’une « poésie pure », comme le signala Albert Thibaudet dans son article « Poésie » de la NRF du 1er janvier 1926, oriente au moins dans deux directions antagonistes, en écho à la vieille tradition grecque opposant l’artisan (Pindare) au voyant (Homère), idée que l’on retrouvera sous la plume de Marcel Raymond (De Baudelaire au surréalisme, 1933) : la voie de Lamartine, fondée sur l’inspiration intuitive, qui serait pur lyrisme*, « intensité d’émotion poétique pure » ou « génie qui souffle » ; la voie de Mallarmé, fondée sur le travail, la « fabrication », qui serait pure forme, produite par « le génie qui s’attache à une matière pure », et qui donc tournerait le dos au lyrisme. Les échos et les débats de la conférence puis des livres de l’abbé Bremond constituent alors a posteriori l’une des grandes matrices théoriques de la grande dichotomie, pourtant très contestable dans son binarisme simplificateur, qui travaille un certain discours sur la poésie contemporaine, entre tenants du « formalisme » et tenants du « néo-lyrisme ».
Tenter de définir « le lyrisme » ou « le lyrique », par cet effort-même d’abstraction, à savoir de réduction de la multiplicité des textes singuliers à un concept englobant, risque de basculer dans un purisme méthodologique, qui ne serait rien d’autre qu’une forme d’essentialisation, plus ou moins consciente. Les grandes définitions analytiques, tributaires d’une rhétorique des genres, hypostasient l’étymologie (« poésie chantée », accompagnée à la « lyre ») ; le niveau de « la syllabe » et de l’anté-prédicatif, distingué du « mot », épique, de la « phrase », dramatique (thèse du Cassirer de La philosophie des formes symboliques citée par Emil Staiger) ; le 295primitif*, au sein d’une mythologie des âges de l’humanité (« Voilà le premier homme, voilà le premier poète. Il est jeune, il est lyrique » proclame la préface de Cromwell). Ou encore : l’une des trois grandes « attitudes fondamentales de mise en forme », selon « l’histoire des genres littéraires » de Karl Vietör ; la parole non-mimétique et non-fictionnelle (de la Poétique d’Aristote excluant le poète lyrique – « lorsque le poète parle en son nom propre il n’imite pas » – jusqu’à la linguistique des genres de Käte Hamburger faisant du sujet lyrique un « Je-Origine » produisant des « énoncés de réalité », définis comme actes énonciatifs purs, « artistiques », et non « pragmatiques ») ; l’ancrage subjectif et affectif, intérieur et personnel, par distinction purificatrice avec l’épique et le dramatique (de L’Entretien sur la poésie de Friedrich Schlegel – « la forme lyrique est seulement subjective » – à la caractérisation du genre lyrique par la « première personne » et la « fonction émotive » du langage chez Roman Jakobson, dans son article « Linguistique et poétique » de 1960, en passant par l’Esthétique de Hegel, qui écrivait : « la poésie lyrique est à l’opposé de l’épique. Elle a pour contenu le subjectif, le monde intérieur, l’âme agitée par des sentiments »). À l’inverse, la voie de la philosophie des genres, reconsidérant l’esthétique romantique, réhabilitant l’idéologie du mélange, déplace l’accent du « genre* », unitaire, « pur », vers celui de la « catégorie générique », transversale, plus « impure ». Le meilleur exemple d’une théorisation moins essentialiste, transgressant les limites conceptuelles de la triade théorisées par le romantisme d’Iéna, se trouverait chez Emil Staiger qui, dans les Concepts fondamentaux de la poétique (1946), non seulement tire « le lyrique », (in)défini phénoménologiquement comme « Stimmung », vers l’indistinction entre sujet et objet, mais estime que les tonalités lyrique, dramatique et épique traversent les textes, dans l’impureté des genres : « toute véritable poésie participe, selon des degrés et des modes divers, de toutes les idées génériques ». Dans cette perspective, la réduction romantique du poétique au lyrique, la crise d’identité de la poésie liée à l’invention du « poème en prose* », jointe à la définition symboliste de la « littérarité » par la « poéticité », débouchent, à partir de la fin du xixe siècle, sur un processus impur d’hybridation des genres : « lyrisation » du conte (Jean Lorrain, Marcel Schwob), « lyrisation » du roman conduisant au « récit poétique » (d’Alain-Fournier à Le Clézio), « lyrisation » du théâtre* (Maurice Maeterlinck).
Cette critique de l’identification romantique entre lyrisme personnel et subjectivité substantielle serait à rapprocher de la thèse nietzschéenne énoncée dans La Naissance de la tragédie, qui fait du « lyrique », incarné par la figure d’Archiloque, le lieu du « combat » entre le « dionysiaque » et « l’apollinien », ou d’un primat du « dionysiaque » sur l’« apollinien », ce qui conduit à envisager le sujet, fondamentalement « impur », mêlé, altéré, comme arraché à la logique de l’individuation, sous l’angle de la « destitution » soumise à l’empire du « désir pur », pour reprendre les mots de Martine Broda. Dès lors, ce lyrisme de la « dépossession », pur dans sa destination (« la Chose », le « Sublime », « l’Irreprésentable »), se fait impur dans son origine (le « Moi » pluralisé, et non le « Sujet » unitaire), pour devenir « le chant qui advient au sujet avec sa propre dépossession, quand il s’expose à la rencontre d’une altérité transcendante et radicale » (Martine Broda, « Lyrisme et célébration : l’épiphanie de la Chose », Littérature, no 104, 1996, 92).
C’est avec la définition de la modernité poétique, baudelairienne et 296post-baudelairienne, donnée par Hugo Friedrich, que la pureté moderne coïnciderait avec une crise radicale du lyrisme personnel, comme de la référentialité de la parole poétique, le poète, confronté à la « transcendance vide », se retrouvant « seul avec la langue ». La poésie moderne, anti-lyrique*, illustrant un « romantisme déromantisé », placée sous le signe de la « déshumanisation » chère à José Ortega y Gasset, ne serait plus « langue de l’âme » : « c’est précisément cette communication affective, cette ‘demeure de l’âme’ que rejette la poésie moderne » (Structure de la poésie moderne, 1956). On connait l’énoncé de Crise de vers, devenu symptôme et symbole, au sein de cette doxa de la « modernité négative » : « l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots ». Un programme théorique, en réalité démenti par la pratique de l’auteur de « Prose pour Des Esseintes » lui-même, appelé à traverser la modernité, en sortirait, excluant du poétique les formes discursives de « l’universel reportage » que sont « narrer, enseigner, décrire », comme les survivances des théories renaissantes de « l’inspiration », que Mallarmé nomme « ancien souffle lyrique » ou « direction personnelle enthousiaste de la phrase ». Sujet lyrique et objet lyrique basculeraient dans la contingence, ce « hazard » mallarméen destiné à être « vaincu mot par mot ». La préface du Coup de dés de 1897 proposait alors un nouveau partage des genres : d’un côté « l’empire de la passion et des rêveries », porté par « l’antique vers », faisant perdurer une certaine tradition lyrique ; de l’autre, « les sujets d’imagination pure et complexe ou intellect », nécessitant l’invention d’un nouveau dispositif poétique, spatialisé, discontinu, typographique*, tout à la fois « estampe » et « partition », monstration de « la Loi » cosmique, et non plus impression ou expression d’un Moi psychologique. À travers une certaine réception de Mallarmé, de Valéry, se met en place l’idée d’un anti-lyrisme structural de la pure forme, faisant du poème un monde verbal clos, « parlant sans voix d’auteur » (Mallarmé, lettre à Verlaine du 16 novembre, 1885). Purgé d’un (faux) lyrisme perçu comme « ronron poétique » (Ponge, La Rage de l’expression, 1952), tout un pan de la création poétique classée comme « post-mallarméenne », entre Pierre Reverdy et Jean-Marie Gleize, non sans grand malentendu depuis la thèse transitive de la « religion de Mallarmé » (Bertrand Marchal, 1988), vise, à travers une impression typographique prenant le dessus sur une expression lyrique, une impersonnalité sèche, essoufflé, ascétique et minimaliste, grammaticale et littéraliste, souvent proche d’une théologie négative, puisque la « poésie est ce rien – mais un rien qui annule le reste » (André du Bouchet, Carnet, 1994), puisque « quelques mots suffisent au commerce » (Claude Royet-Journoud, Les Objets contiennent l’infini, 1984), ou que la poésie cherche désormais « une abstraction du dire, une surface » (Anne-Marie Albiach, État, 1971). On assista, comme chez Ponge, figure cardinale de cette dissociation du dire poétique et du chant lyrique, admirateur de Lucrèce et de Malherbe, à une requalification de la poéticité par la pureté d’un langage net et précis, encyclopédique, quasi scientifique, adéquat aux choses : on remplace « toute poésie lyrique à partir de la Nature, des objets, etc. », de manière à « aboutir à des formules claires et impersonnelles » (« My creative method », Méthodes, 1961).
Mais cette doxa moderne conceptualisée par Friedrich repose aussi sur l’envers de la pureté mallarméenne, à savoir la « dissonance », cet autre versant, impur cette fois, de la dépersonnalisation du lyrisme, illustré par le dialogisme* lyrique, l’ironie lyrique, l’autodérision, la secondarité réflexive, qui incarne en France la « poésie sentimentale » de Schiller, mais aussi 297par la dégradation burlesque ou cynique du chant* en « déchant », le « haut langage » de l’ode ou de l’élégie se laissant « contaminer » par la prose, la cacophonie, l’inarticulé, le vers faux, l’argot, le calembour, la chanson populaire, le comique ou « le bas corporel » : où l’on rencontre la « complainte » clownesque de Laforgue, « le mélange adultère de tout » de Corbière, le vitalisme obscène et blasphématoire de la tradition issue de Dada, ou d’Artaud, conduisant à Tarkos, à Pennequin, en passant par Prigent. Cette poésie se fait moins lyrique qu’« agressivement dramatique » (Hugo Friedrich). En outre, comme l’a montré Peter Bürger, l’attaque des avant-gardes contre un « art pur » et « autonome » va de pair avec une (anti)– esthétique du montage et du collage, héritier du fragment rimbaldien des Illuminations, qui caractérise aussi bien le simultanéisme « moderniste » d’un Apollinaire, d’un Cendrars, que la « spontanéité » dadaïste, ou « l’automatisme » surréaliste, destinés à produire un « reclassement général des valeurs lyriques » (Second Manifeste du surréalisme, 1930) : « Je me sauvais la mise comme je pouvais, bravant le lyrisme à coup de définitions et de recettes » écrit Breton dans le Manifeste du surréalisme de 1924 ; quant à Éluard, il célèbre avec Novalis dans Donner à voir la beauté des « mélanges hétérogènes ».
Mais la dynamique de la pureté peut s’inverser, et trouver dans le « Moi pur » valéryen (« Je est l’être défini par la voix », Cahiers, 1925), pure voix, Voix du texte, une manière de lyrisme du chant intérieur, tendu entre musique, architecture et algèbre (l’autre Valéry) d’une part, prière, jubilation intérieure, et silence mystique d’autre part (Bremond). La purification musicale du Moi ouvre à son « effacement », au sein d’un lyrisme dépouillé, cette « décantation du chant » analysée par Jean-Michel Maulpoix, résumée sous l’appellation large de « lyrisme critique » : Guillevic « chantonne contre la peur », quand Philippe Jaccottet valorise la « voix chantonnante » d’un « temps de détresse », contre la « voix tonnante » du temps des prophètes (Observations et notes anciennes, 1998). Cette poésie de style humble, « chant d’en bas », serait à situer dans cette tradition d’un lyrisme de la pureté, fasciné par l’angélisme de Rilke, et la transparence cristalline de « l’air ».
En matière de poésie et de lyrisme, les notions de « pur » et d’« impur », majoritairement présentes dans la rhétorique métadiscursive, valent donc surtout à la fois comme marqueurs temporels d’un grand moment réflexif lié à la réception de la poétique mallarméenne de la « notion pure », et plus largement comme lexique d’une double histoire, celle des rapports entre lyrisme et référence (la poésie pure, coupée de l’ordre du discours), celle des rapports entre lyrisme et société (le poète pur, « dépolitiqué » à la Baudelaire, coupé du versant économique et politique du monde). Et contre les tentations de « la critique pure », portant sur des « essences » (Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, 1930), l’histoire de l’histoire littéraire actuelle, généalogique ou archéologique, s’attache à rabattre la « pureté » sur son historicité fondamentale, en dévoilant la « dynamique entre modèles de lecture et d’écriture », dès lors que l’on sait que « la classe lyrique traverse des horizons différents » (Gustavo Guerrero, Poétique et poésie lyrique, 1988).
► Alexandre D., Roger T. (dir.), Puretés et impuretés de la littérature (1860-1940), Paris, Classiques Garnier, 2015. Combe D., Poésie et récit, une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989. Moisan C., Henri Bremond et la poésie pure, Paris, Bibliothèque des Lettres Modernes, 11, Minard, 1967.
→ Livre ; Matérialisme ; Narration ; Poème en prose ; Prose ; Voix, sujet lyrique
Thierry Roger