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Classiques Garnier

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  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 253 to 270
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0253
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
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Ode (forme)

De lantiquité grecque et latine au xxsiècle de la littérature européenne, lode demeure la forme poétique la plus représentative de ce quil est convenu dappeler le lyrique jusquau xviiisiècle, puis le lyrisme* à partir du romantisme. Cette évolution a pour corollaire au xixsiècle une mutation de lode, formelle, sociologique, éthique et artistique, provoquée par le besoin de renouveler lécriture pour répondre aux circonstances, aux urgences et aux interrogations imposées par lHistoire. Car lode, « le monument plus durable que lairain » quédifie Horace (Odes, III, 30), a pour origine la circonstance, historique, biographique, sentimentale.

On peut définir à grands traits lode, ce que nont pas manqué de faire, par exemple au xviiie siècle, les théoriciens, Houdar de la Motte et Charles Batteux. On lui prête des origines musicales, la lyre*, qui en font une forme chantante, et chorégraphiques (voir Danse*). Étymologiquement, lode signifie « chant », et bon nombre de poètes, à partir du xixsiècle substitueront à la solennité de lode lodelette plus personnelle (Nerval), lodula, plus élégiaque, où le poète quitte la posture du prophète pour être homme du commun (Lamartine), la souplesse du chant qui échappe aux codes (Hugo, Les Chants du crépuscule), voire la légèreté de la chanson a priori plus populaire (Hugo, Chansons des rues et des bois). À la grandeur, la gravité et la solennité de lode succède une mélancolie plus intime et plus humaine. Car la codification de lécriture est à la fois la marque et la faiblesse de lode.

Pour bien en saisir les contradictions, il faut rappeler quelle est indissociable dun éthos* lyrique qui fait de la liberté une nécessité de principe. Les poètes lyriques la revendiquent, dès la Renaissance*, dont lannée 1550, date de publication des Quatre premiers livres des Odesde Pierre de Ronsard vandomois, donne un terminusaquo à lhistoire dune forme qui perdure jusquà lOde pour saluer la venue du printemps où Jean Ristat chante, en 1978, contre la morale dune société bourgeoise et endormie, la transgression, la marge, lintensité de lamour, la libération qui passe aussi par la liberté décriture conquise contre la langue, la prosodie, la lyrique convenue. Cest ainsi que Ronsard qui refuse de suivre les « poëtastres » et les « rimeurs » de lécole marotique, affirme dans son adresse « Au lecteur » vouloir « galoper librement » et « tracer un sentier inconnu pour aller à limmortalité ». Jacques Peletier du Mans écrit dans son Art poétique au xvie siècle : : « Lode est le genre décrire le plus spacieux pour sébattre, qui soit au-dessous de lœuvre héroïque, en cas de toute liberté poétique. » La liberté est donc tributaire, dans une hiérarchie, de valeurs, poéticiennes ici, morales ailleurs, ou encore politiques et idéologiques. Ainsi Victor Hugo, dans sa Préface aux Odes et ballades de 1828 « résume » son idée du

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xix e siècle « politique et littéraire » par cette formule « la liberté dans lordre, la liberté dans lart », conciliant ainsi son romantisme naissant, sa pensée monarchiste et son catholicisme qui tend, il est vrai, au déisme. Il donne à la poésie lyrique quexemplifie lode pour étendard une liberté, toute relative, décriture vis-à-vis des règles et des normes, dans une « guerre » dont les objectifs sont le refus de limitation et le respect de loriginalité. Indissociable dun imaginaire de la révolution, ce lyrisme prend paradoxalement une signification éthique et sociale, puisque le poète « march[e] devant les peuples » afin de les « ramene[r] à tous les grands principes dordre, de morale et dhonneur » (1824). Paul Claudel donnera un dernier exemple de liberté pensée dans un cadre, cette fois sacré, religieux et catholique. Il peut écrire dans la deuxième des Cinq grandes Odes, LEsprit et leau : « Je suis libre, délivrez-moi de la liberté. » Son chant nen est pas moins mis au service dune communauté, lÉglise catholique, dans la cinquième ode, La Maison fermée : « Faites que je sois entre les hommes [] comme un semeur de la mesure de Dieu ».

Ce désir de liberté prend tout son sens sil est mis en rapport avec la tradition qui donne sa grandeur au genre. Dans la critique volontiers mythique qui théorise lode, par exemple chez Hugo, lantiquité grecque, latine ou biblique, est synonyme dorigine, dun chant naïf, authentique et vrai et dune langue naturelle, expressive et transparente à la pensée. Les quatre éthos de lode sont définis à partir dun semblable modèle, le retour à lorigine marquant, généralement, une réaction contre la sclérose de lécriture contemporaine du poète : la légèreté (Anacréon est la référence), la philosophie et la morale (Horace), le sacré (les psaumes et cantiques bibliques), lhéroïsme (Pindare). Lharmonie du vers et de la strophe répond à celle du chant primitif, sans quils soient codifiés : il revient à la première strophe de donner le patron des suivantes. Diverses formes simposent, lalternance de strophes hexasyllabiques et heptasyllabiques avec Ronsard, la triade pindarique chez LeBrun-Pindare, le dizain doctosyllabes à partir de Malherbe, lalternance de trois, voire quatre types de strophes chez Hugo. Ces variations formelles sont le signe dun besoin de renouveler une forme que grèvent léloge, lencomiastique, lépidictique. Car lode, quel que soit le siècle, célèbre et prétend rendre célèbre et immortaliser. Le sublime et le pathétique demeurent son idéal esthétique, et supposent un certain nombre de procédés que lon qualifiera, pour être rapide, de rhétoriques : linspiration cosmique, la comparaison mythologique, les rythmes amples, les allitérations et assonances imitatives, les rimes multiples, les répétitions et gradations, les amplifications, la variation – qui risquent toujours dêtre jugées emphatiques. Cest ainsi que lon considérera les odes horatiennes et anacréontiques de Ronsard, aux accents plus personnels et musicaux, mieux accomplies que les odes pindariques, dun monumentalisme architectural revendiqué, encombrées par léloge. Jean-Baptiste Rousseau, qui puise son inspiration dans les Psaumes de David, avoue ses propres défaillances et une « mauvaise imitation » du De profundis. On connaît le jugement de La Harpe sur Lebrun Pindare, qui condense en lui bien des reproches adressés à lode – et à la lyrique – officielle : « Un poète sans idées, mais non sans quelque verve, très inégal dans son style, souvent dur et presque toujours enflé. »

Aussi est-il une autre manière de définir lode : trois verbes y suffiraient : célébrer, savoir, agir. Lode, contractuelle, puisquelle répond, réellement ou fictivement, à un échange de services entre 255le poète et son/ses mécènes (par exemple chez Ronsard), ou à une mission et donc un devoir du poète (Hugo), remplit une fonction politique, idéologique, civique, patriotique, collective et communautaire. Ainsi chacun des cinq livres dodes de Ronsard souvre par une ode à Henri II : « Henry sera le Dieu / Qui commencera mon mètre, / Et que jay juré de mettre / À la fin et au milieu. » Rappelons quelques titres de ces poèmes qui ne sont pas nécessairement destinés à entrer dans un livre et pour qui le volume dune simple plaquette a longtemps suffi : « Sur les heureux succès de la Régence », « Au Roi », « Ode à la reine mère » (Malherbe), « Ode nationale contre lAngleterre », « Sur la ruine de Lisbonne » (Lebrun-Pindare), « Le jeu de Paume » (André Chénier), « À la Naissance du Duc de Bordeaux », « À la colonne de la place Vendôme » (Hugo), « La bataille de la Marne », « Ode historique » (Charles Maurras), « Paroles au Maréchal », « La croix de Lorraine » (Claudel). Ces poèmes sont écrits pour agir et ont donc une forte fonction performative. Le recours à une pragmatique lyrique inclut le lecteur, voire lidentifie à la personne du poète, et linvite à partager valeurs et sentiments. Le « partage formel », si important chez René Char, prendrait ici sa pleine signification (voir Effet de présence*). Cette référence montre aussi que toute ode de célébration – ou de déploration – nest pas nécessairement réactionnaire, du point de vue de sa forme ou de son message politique, idéologique ou religieux. Ainsi, au xxsiècle, alors quelle semblerait abandonnée des poètes, Apollinaire (« À lItalie », Calligrammes), Philippe Soupault (Odes, 1946), voire Francis Ponge (Ode inachevée à la boue) ou Henri Pichette (Odes à chacun) sacrifient, tous à leur manière, à cette forme et à son efficacité humaine, civique, nationale, patriotique.Ces chants de célébration, qui sont tous des actes dengagement dans lhistoire, et dont chacun dentre eux, en raison même des circonstances qui lentourent, mériterait une lecture toute en nuances, font de lode une forme qui revendique un savoir, une conviction, ou une foi.

Qui parle dans lode ?

Lode est adressée, et ainsi fait dialoguer* une première et une seconde personne. Mais qui parle en réalité ? Qui adresse léloge, et dans quel but ? Poser la question, cest nécessairement revenir sur la furor lyrique, constamment interrogée depuis la Renaissance. Un texte fondateur sur les questions lyriques, Ion de Platon, fait explicitement du sujet dénonciation un sujet exclu de lui-même et habité ou possédé par un Dieu. Cette thèse est rarement reprise littéralement : elle suscite un questionnement sur les conditions de lénonciation de lode. Si le « forcènement », la divine fureur élève le poète au-dessus du commun des hommes, elle ne peut suffire, chez Ronsard, à laccomplissement de son art : linnutrition, acquise auprès de Dorat, et le savoir poétique acquis par létude, le studium, sont nécessaires. Bien des auteurs dode reviennent sur ce couple fureur ou enthousiasme* vs savoir (ou art, ou travail), Malherbe (lart, et non linspiration, « fai[t] les couronnes » des « belles feuilles toujours vertes ») ; Lebrun-Pindare qui naturalise la fureur en passions qui vient réguler la raison (« Lenthousiasme ») ; Lamartine pour qui le poète, dépersonnifié, est voix de la vérité, possédé, prophète ou imprécateur (« LEsprit de Dieu », « Lenthousiasme ») ; Hugo, selon qui le poète, truchement de la divinité, a une « mission sacrée » (« À. M. Alphonse de L. ») ; Théodore de Banville, qui définit le lyrisme comme « lexpression de ce quil y a en nous de surnaturel et de ce qui dépasse nos appétits matériels et terrestres », ce surnaturel 256étant les « sentiments » (Petit traité de poésie française) ; Paul Claudel, qui dans une lettre adressée à André Suarès le 30 juin 1907, souscrit à une définition de lode réunissant, à lencontre du « beau désordre » voulu par Boileau dans son Art poétique et aussi de toute codification et rhétorique, linspiration et lordre.

Avec les romantiques, lode a fini par résumer à elle seule la poésie et le lyrisme. Sil faut retenir deux événements et deux noms, ce sont 1550, la publication des Odes de Ronsard, et 1828 [1822-1828], la publication des Odes et ballades de Hugo. Ces deux poètes et Malherbe, qui sera mythifié par Boileau, incarneront trois moments, renaissance, classicisme, romantisme, et personnifieront une certaine idée du lyrique et de la poésie à laquelle feront retour les poètes. Les romantiques, à la suite de Sainte-Beuve et Nerval, se ressourceront à la Renaissance tout en érigeant Hugo en modèle. Larbaud, Valéry et Ponge reviendront à Malherbe, contre les romantiques. Et Pichette, qui milite auprès dAragon et des Lettres françaises pour une « poésie nationale », puise dans le patrimoine de la Renaissance le cadre formel de ses Odes à chacun.

Didier A., Cammagre G., Huet-Brichard M-C. (dir.), LOde, en cas de toute liberté poétique, Bern, Peter Lang, 2007. Soler P., Genres, formes, tons, Paris, PUF, 2001. Rouget F.,LApothéose dOrphée. Lesthétique de lode en France au xvisiècle de Sébillet à Scaliger (1548-1561), Paris, Droz, 1994.

Circonstance ; Élégie ; Enthousiasme ; Ode, odelette (histoire) ; Psaume ; xviiie siècle

Didier Alexandre

Ode, odelette (histoire)

Après la période classique et sa rigueur, le xviiisiècle témoigne dun premier renouvellement de la forme de lode. En effet, quoique partisan dune conciliation de lhéritage antique et de linspiration moderne, comme le montre son admiration pour Louis Racine et Jean-Baptiste Rousseau qui « réunit lharmonie de Malherbe à la sublimité de Pindare », Lebrun-Pindare prend ses distances avec lode sacrée et théologique pour confronter le genre aux sujets contemporains et aux visions nouvelles de la Nature proposées par la science. Lode se confronte ainsi à une nouvelle langue et à une nouvelle forme de rationalité : lOde sur le tremblement de terre arrivé à Lisbonne le 1 er novembre 1755, puis une autre ode qui a pour sujet le raz de marée de Cadix, font dialoguer les codes de lode et les théories géophysiques de Buffon, tandis que dautres poétes propagent les thèses médicales de linoculation en invitant les princes à encourager ces pratiques médicales nouvelles. Le médecin devient le héros de ces odes. Ce lyrisme scientifique perdurera au moins jusquà la fin du xixsiècle, dans les grands poèmes, par exemple, dun Sully Prudhomme, La Justice ou Le Bonheur, sommes encyclopédiques de savoirs où le chant lyrique côtoie le récit épique.

Le romantisme, en particulier après léchec de la Révolution de 1830, voit une forte mutation de lode. Auparavant, Ronsard et Malherbe ont ceci de commun quils assument pleinement, avec orgueil, leur fonction encomiastique et politique à la fois dans la communauté poétique à laquelle ils appartiennent et dans la société. Êtres délection, par leur art immortels – une immortalité dont sest moqué Boileau –, ils donnent aux princes leurs protecteurs limmortalité. Lode lyrique parachève lévénement historique, comme le montre lode que Ronsard consacre à la « Victoire de François de Bourbon ». Quant à Malherbe, il rappelle au roi que son écriture fait la gloire de ceux quil chante : « Les ouvrages 257communs vivent quelques années : / Ce que Malherbe écrit dure éternellement. » Si linspiration anacréontique et mignarde, ou horatienne et de morale personnelle, est présente chez ces poètes, elle est en retrait. Significativement, dans des recueils dont le titre est le premier indice dune mutation, Lamartine et Vigny, puis Hugo, recentrent tout un pan de leur lyrisme autour de lexpression de leur moi énigmatique. Musset fonde son œuvre en prenant très tôt ses distances vis-à-vis de tout cercle, de toute opposition romantisme vs classicisme, de tout marquage politique de sa poésie et de la conception orphique, sacrée du poète-mage. Son scepticisme religieux nourrit aussi son rejet dune forme ainsi définie par Mme de Staël : « amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans lode, cest lapothéose du sentiment. » (De lAllemagne) Aussi lode est-elle traitée sur le mode parodique ou ironique, dès « Les secrètes pensées de Rafaël, gentilhomme français », dandy désabusé, dont les rêves héroïques et patriotiques sont brisés par cette chute brutale : « Hé ! hé ! dit une voix, parbleu ! mais le voilà. / Messieurs, dit Rafaël, entrez, jai fait un somme. » Et lode sacrée subit la même dérision dans « LEspoir en Dieu ». Les Odelettes (1856), recueil dédié à Sainte-Beuve – lauteur du Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français du xvisiècle qui a redécouvert Ronsard et La Pléiade (1828) – puis les Odes funambulesques (1857) de Théodore de Banville, un recueil sans unité formelle qui, par sa « corde bouffonne » se veut un « essai de pamphlet en rythmes », disent la nostalgie dune communauté de poètes réunis autour du lyrisme – par exemple, les Jeunes France – et se jouent brillamment et ironiquement des formes et des poncifs de lode. Banville, conscient de venir trop tard après les deux grands moments de lode sinterroge ainsi sur la place et la fonction du lyrisme au cœur de la société du Second Empire naissant. Sil demeure un rituel unissant une communauté de poètes, à lécart de la foule, il est aussi par sa virtuosité qui célèbre un art idéal une violence faite à cette même foule et lexpression, toute gratuite, dune liberté. Théophile Gautier a aussi pratiqué, occasionnellement, lode et lodelette, avec une semblable inspiration faite de vénération et de méfiance. Sil se détourne de la Renaissance, de Boileau et de Malherbe pour honorer Saint-Amant et son Ode à la solitude, cest bien pour retourner à une solitude orphique sauvage, libre de tout modèle. Aussi lit-il lhistoire du lyrisme dont Hugo demeure la clé de voûte non comme une marche en avant, mais comme une décadence et une perte, encore accentuées par sa rencontre de la modernité. Devenu une sorte de poète officiel du Second Empire, Gautier ne peut que prendre conscience du divorce de lécriture officielle et de la sincérité. Dans son article le Progrès de la poésie française depuis 1830, où il fait léloge des Odes funambulesques de Banville, il fait de la variation grotesque lespace de renouvellement de lode. Face à une société industrielle où prend place le lyrisme officiel, ne subsiste, dans une communauté restreinte, que lécriture miniature dun poète orfèvre créateur de bijoux à la valeur marchande problématique. Aussi est-ce la fonction communautaire, civique, patriotique qui se trouve ébranlée par ce programme lyrique pour le moins ambigu.

Nous achèverons cette histoire de lode par Rimbaud et Mallarmé et les perspectives quils ouvrent sur le xxsiècle. On sait quel sort Rimbaud réserve à Lamartine, Hugo, Musset, Gautier et Banville dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, à laquelle il joint un « psaume dactualité », le « Chant de guerre parisien ». Cette lettre peut être 258lue comme lappel à refonder le lyrisme. Par sa quête dune « quantité dinconnu séveillant en son temps dans lâme universelle », le sujet lyrique, tourné vers le dehors du monde, remplit, comme dans la poésie « grecque », la fonction dun citoyen. Rimbaud forme le projet dune poésie nouvelle par sa forme (question du vers), son genre de référence (les psaumes), son sujet, l« actuel, sa fonction collective et civique » : il refonde le chant – lOde. Quant à Mallarmé, dans Crayonné au théâtre, il fait de lode le genre suprême, « une ode à plusieurs voix », synthèse de la poésie, du théâtre et de la musique, qui saccomplit en des « scènes héroïques », « en vue de fêtes inscrites au programme humain ». Il rêve dun art performatif, à sa fonction de célébration collective et civique, qui conserve sa vertu héroïque, puisant son modèle dans La Cité antique de Fustel de Coulanges. Dans la lettre à Paul Verlaine de novembre 1885, il confond même Ode et Livre*, quil réunit dans lambition suprême dune « explication orphique de la Terre », faisant du « rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination » le principe même de « lOde ». Bien sûr, au xxsiècle, lode sépuise, malgré quelques recueils, les Cinq Grandes Odes de Paul Claudel, les Odes et prières de Jules Romains ou les Odes à chacun de Pichette. Mais lode persiste aussi, à la faveur de lhistoire, tel un geste de résistance et de renouvellement formel et humain. Les odes de Soupault, de Ponge, voire de Pichette, malgré ou grâce à leur militantisme, sinscrivent dans le droit sillage du projet rimbaldien. Quant à Mallarmé, outre quil montre une pleine conscience de redonner au lyrisme une place dans la création de valeurs au sein de la société industrielle et de la cité dans des offices sacrés, il ouvre une voie esthétique qui se matérialise dans la synthèse de la voix et de lécrit quest le Livre* poétique unique. Apollinaire (Calligrammes),Jean Cocteau (La forêt qui marche. Les Anglais chantent sur la route et Ode à Picasso), Paul Valéry (Odes. Aurore, La Pythie, Palmes, avec figures et ornements dessinés et gravés sur bois de Paul Vera, 1920), Paul Claudel (Cent phrases pour éventails) le suivront sur ce chemin de création où, toujours pensé selon certaines valeurs – lart et sa fonction, la disposition formelle et le vers, lacte de langage*, linterrogation sur le sujet, le sacré –, le chant demeure porté par lambition dunir, dans un même moment unique de partage et démotion, le poète et son lecteur-auditeur.

Didier A., Cammagre G., Huet-Brichard M.-C. (dir.), LOde, en cas de toute liberté poétique, Bern, Peter Lang, 2007. Rouget F.,LApothéose dOrphée. Lesthétique de lode en France au xvisiècle de Sébillet à Scaliger (1548-1561), Paris, Droz, 1994. Soler P., Genres, formes, tons, Paris, PUF, 2001.

Circonstance ; Élégie ; Genre, mode ; Psaume ; Vers lyrique / vers narratif

Didier Alexandre

Opéra

Art lyrique*

Oralité, mise en voix

Comment échapper à la métaphore de la voix, omniprésente dans les discours sur la poésie lyrique, pour parler de la voix telle quen elle-même ? Ce découplage de la « voix* » lyrique et de sa propre métaphoricité est-il même possible, voire souhaitable ? Telles sont les questions majeures que nous a légué le moment romantique, lequel a largement contribué à redéfinir aux xviiie et xixsiècles le rapport entre ces notions dautant moins séparables que lhistoire littéraire européenne moderne a, précisément, tendu à les séparer. Parallèlement au découplage moderne de la voix chantée et du 259poème, qui allaient encore de pair au temps de Ronsard, parallèlement aussi à lestompement progressif de nombreuses pratiques culturelles dEurope relevant dune oralité populaire, se sont développées des démarches de ressaisie intellectuelles de la voix et de sa valeur, quil sagisse de pensée spéculative chez Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Johann Gottfried von Herder (1744-1803) ou dactes de collecte réels ou supposés du « folklore » européen comme ceux que menèrent James Macpherson (1736-1796), faussaire génial qui fit déferler dès 1761 sur tout le vieux continent une vague dengouement pour le barde Ossian, ou encore les frères Jacob (1785-1863) et Wilhelm Grimm (1786-1859). La poésie romantique et postromantique est riche de cette ambiguïté constitutive. Si le poème se pense désormais avant tout sur la page, que sa lecture à voix haute est considérée comme un phénomène secondaire par une majeure partie du monde littéraire (lexpression même de « mise en voix » dit bien cette postériorité), la voix vive y acquiert une place nouvelle comme origine perdue teintée de nostalgie et comme idéal dorganicité inatteignable (voir Primitivisme*). La lyre étymologique de la poésie lyrique ne résonne peut-être plus de façon audible, mais son silence inscrit dans le poème la négativité qui deviendra synonyme de lhistoricité poétique moderne.

Ce double mouvement de découplage et de réinvestissement symbolique de la voix, survenu en Europe entre la période renaissante et la révolution industrielle, il nous faut lavoir à lesprit pour comprendre les formes de « retour de la voix » apparues au xxe siècle. Que ce soit au sein de discours savants ou dans la pratique poétique elle-même, de nombreux artistes et intellectuels du siècle dernier se sont donné pour mission de rendre à loralité sa juste place dans le domaine poétique, à rebours du supposé « sens de lhistoire » évolutionniste qui avait cru bon de reléguer loral dans le domaine quasi-mythique de la « tradition ». Ce geste intellectuel et artistique, il faut le signaler, a souvent été perçu comme polémique. Le compte rendu que donna Michel Zink de louvrage La Lettre et la voix de Paul Zumthor (Annales 43/4, 1988, 909-912) en est un exemple frappant, tout comme le fut trois ans plus tard la réaction ulcérée de Jeanne Favret-Saada et Alain Finkielkraut au Homère et Dallas de Florence Dupont (« Un clip vaut Shakespeare », Terrain 17, octobre 1991, 71-78). Pour lethnologue et le philosophe, plus virulents que leur prédécesseur médiéviste, la défense et illustration de loralité ne serait ni plus ni moins quune attaque en règle contre « la littérature », et la civilisation de lécrit. Transgresser la frontière entre oralité et écriture est volontiers perçu au sein du champ intellectuel comme une forme de dégradation symbolique, susceptible demporter avec elle tout ce que la littérature porte en elle de noble et dadmirable. Cette bipartition extrême, si elle peut paraître ridicule ainsi résumée sur le papier, nen continue pas moins de se manifester dans le champ contemporain, y compris parmi les poètes eux-mêmes. À la suite de Patrick Beurard-Valdoye qui leur apporta sur le site web Sitaudis des réponses éloquentes, nous rappellerons ici que Jean-Michel Maulpoix, dont le nom est largement associé à la défense du lyrisme poétique, qualifiait en 2006 les créations de la poésie sonore de « tentatives extrêmes ou extrémistes » nayant abouti à la création daucune œuvre digne dintérêt (Histoire de la France littéraire, t. 3, PUF., 2006, 323), quand Michel Deguy qualifiait de « secondaire » la lecture à voix haute de poésie, avant de conclure sur la nécessité de défendre « lacte dattention solitaire à lécriture 260dune page, dun livre, sans lequel aucune séquence de langage, aucune œuvre de la langue, aucune “culture” ne demeure ». Si le propos de Deguy nest pas dénué de nuances sur certains points, on est frappé ici par le saut logique qui nous fait passer, subrepticement, de la valorisation de loralité à une sortie fantasmée de létat de « culture ». Cette dimension extrêmement chargée, riche en enjeux idéologiques sensibles, de la frontière entre oral et écrit, il nous faut lavoir en tête, la comprendre, lanalyser, mais en aucun cas la prendre au sérieux, si lon souhaite avoir la moindre chance de produire sur le rôle de la voix en poésie un discours un tant soit peu raisonnable.

Lapport de la Critique du rythme dHenri Meschonnic est ici inestimable : il nous aide à articuler entre elles une théorie du sujet, essentielle à lidée même du lyrique, et la question de la voix. Sopposant à une poétique dinspiration sémiotique qui fait du poème un « langage sans voix » (275), simple « structure » de signes à laquelle peut, éventuellement, se rajouter une voix dans un second temps, Meschonnic appelle de ses vœux une anthropologie historique de la voix. Cest que cette dernière, souvent considérée comme ce quun individu a de plus unique, nest pas un phénomène purement individuel – elle est la projection dune subjectivité vers dautres, selon des modalités historiquement situées : « la voix, qui semble lélément le plus personnel, le plus intime, est, comme le sujet, immédiatement traversée par tout ce qui fait une époque, un milieu, une manière de placer la littérature, et particulièrement la poésie, autant quune manière de se placer. Ce nest pas seulement sa voix quon place. Cest une pièce du social, quest tout individu. » (284-285). Et sil est vrai que loralité « apparaît le mieux dans ces textes portés dabord par une tradition orale avant dêtre écrits : la Bible en hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature “populaire” » (280), il y a aussi une oralité de Rabelais, de Hugo, de Gogol, de Milton, de Joyce, de Kafka et encore de Beckett ; loralité, conclut Meschonnic en citant lanthropologue Ruth Finnegan, « est une part normale de notre vie moderne autant que celle des peuples plus lointains » (706). Lidée meschonnicienne dune anthropologie historique du rythme et de la voix ouvre des pistes importantes pour aborder loralité, quelle concerne de supposées « traditions » ou des œuvres poétiques contemporaines. Elle ne fait pas mine de libérer lidée de voix poétique de sa métaphoricité, mais pose les bases dune approche intégrée, où linscription dune subjectivité dans la langue, dans des conditions historiquement et culturellement données, non seulement implique toujours loralité et lécriture, mais aussi implique nécessairement des conceptions spécifiques de leurs places et de leurs valeurs respectives.

La façon dont le poète fait résonner sa voix lorsque le poème séchappe du livre doit être appréhendée en dehors de toute métaphysique de lauthenticité, mais aussi dune idéologie de la technicité qui ferait de la voix un phénomène mécaniquement mesurable et reproductible en vertu dun liste deffets ou de « tours » comme ceux que décrivent les manuels de « communication non verbale » peuplant les librairies, contreparties orales des fameuses figures de style dont on pensait jadis quelles permettaient danalyser toute œuvre littéraire. La voix lyrique, sur la page comme parmi les ondes sonores, est toute mêlée de grandes questions collectives dont la relation oral / écrit se fait souvent le catalyseur : cest cette historicité dont Édouard Glissant disait quelle simpose à lhomme moderne « comme un faîtage du je » (LIntention poétique, 59). La création du poème par le poète ne se fait 261pas « avec » des mots, « avec » du langage, comme lenfant dispose des blocs dans un jeu de construction. Elle est aussi et surtout affaire dinvestissement symbolique, au sens que donnait Pierre Lantz à cette notion. Oral et écrit, pour rester dans le champ lexical du ludique, sont en jeu dans le poème ; pour saisir lunicité dune poétique, car une ethnopoétique digne de ce nom se doit dêtre une poétique au sens fort du terme, il est utile dêtre sensible à la valeur culturellement et historiquement située des gestes lyriques oraux et écrits. Cette approche, que nous appelions « intégrée », est plus nécessaire que jamais à lheure où lexclusion des pratiques poétiques de loralité (chanson, rap, slam) des études littéraires fait de moins en moins évidence (Nachtergael 2020), et où beaucoup parmi les poètes de langue française les plus remarquables travaillent à la lisière de lécrit et de loral : on citera entre autres noms possibles Patrick Beurard-Valdoye, Zéno Bianu, Sylvain Courtoux, Frankétienne, Michèle Métail, Charles Pennequin, Serge Pey, Jean-Luc Raharimanana… La réalisation et la publication denregistrements poétiques, comme Sil ne restait quun chien de Joseph Andras et D de Kabal (Actes Sud, 2017) et LEnregistré (P/O/L/, 2014) du regretté Christophe Tarkos, sans parler des nombreux enregistrements de poètes cités ci-dessus (Pennequin, Pey…) nous incitent aussi à prendre au sérieux cette voie pour la recherche en poésie. Le phénomène, du reste, nest pas nouveau, et les enregistrements sonores de poètes déjà classiques (Apollinaire, Claudel, Char…) sont aisément accessibles, notamment grâce à la collection « Voix de poètes » éditée par Olivier Germain-Thomas. Une approche poétique fine dépassant lantinomie entre oral et écrit devra saisir ensemble les aspects sonores de la voix (Finnegan 1992, 104) et la manière dont cette voix poétique spécifique positionne symboliquement le ratio oralité / écriture, lespace sonore intersubjectif et la matérialité de la page en tant quelles ne sont jamais des milieux neutres où sagenceraient des « signes » mais toujours des parties intégrantes de linvention dune subjectivité poétique, toute entière parcourue dhistoricité. Un tel regard peut réaliser les promesses de lethnopoétique dun Jerome Rothenberg tout en corrigeant certains de ses travers par trop essentialistes au regard du champ intellectuel actuel : il fait de la voix un objet de réflexion diffracté, entre matérialité sonore et investissement symbolique, entre pragmatique et poétique, dans la lignée de Claude Calame (2005) autant que de Meschonnic. Cest le prix à payer pour décloisonner létude de la culture poétique moderne « occidentale » de celle de ses « autres », encore trop souvent séparés dans le champ des études sur la poésie en langue française, mais aussi pour défolkloriser loralité et rendre à la voix, au rythme et à la musique la place quils nont, en réalité, jamais cessé doccuper au sein des arts poétiques dici et dailleurs.

Calame C., Masques dautorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris, Les Belles Lettres, 2005. Meschonnic H., Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.Zumthor P., La Lettre et la voix. De la « littérature » médiévale,Paris, Seuil, 1987.

Art lyrique ; Chant, chanson ; Rap ; Slam ; voix, sujet lyrique

Cyril Vettorato

Ordinaire/artistique

Comment penser linteraction entre lartistique et lordinaire ? Cette question repose sur une distinction bien établie dans le champ des arts, à savoir que les pratiques artistiques se distinguent des pratiques ordinaires. Par extension, 262et appliquée plus spécifiquement au domaine de la poésie, cette distinction suggère que les énoncés poétiques sont distincts des énoncés de la vie quotidienne. Néanmoins, depuis lapparition et la multiplication des readymades, que ce soit en arts visuels, en poésie, en littérature ou ailleurs, cette distinction semble être mise à mal. En effet, si un simple urinoir peut, selon M. Duchamp, mériter le statut dœuvre dart, est-ce quune telle distinction fait encore sens ?

Une distinction ontologique
pour une distinction axiologique

Au cœur de la distinction entre artistique et ordinaire réside lidée dune justification de lart. En effet, postuler que lartistique est distinct de lordinaire, cest surtout postuler quil lui est supérieur. Ainsi, la différence ontologique vient soutenir une distinction axiologique. Cest de la valeur de lart dont il est question. De même pour la poésie. Il sagit de montrer que certaines caractéristiques formelles, qui seraient essentielles à la poésie, permettent de la distinguer du vulgaire langage ordinaire ou, en dautres termes, de la prose. La distinction prose/poésie repose sur cette même idée initiale que lartistique est distinct de lordinaire, que la poésie est séparée de « luniversel reportage » et des « mots de la tribu » (Mallarmé).

Cest sur cette distinction que repose un certain cliché formaliste de la poésie, qui permettrait de la distinguer demblée de la prose, notamment par sa dimension versifiée. La catégorie de « poème en prose » est à cet égard problématique, puisquelle suggère que la distinction entre poésie et prose se situe à un niveau différent dun niveau formel et de nombreuses pratiques contemporaines sémancipent du vers (dans sa forme traditionnelle). Dans le cadre de pensée qui distingue fortement la poésie de la prose, même si la catégorie de « poéticité » est difficile à localiser, il faut toutefois présumer que le poème se distingue de lordinaire par certaines caractéristiques que lon nommera « poétiques ». Ces caractéristiques peuvent porter tant sur des aspects formels que des aspects thématiques et, en leur absence, un texte ne pourra pas être considéré comme un poème.

Mais simplement suivre ces caractéristiques ne sera pas nécessairement suffisant pour transformer un texte en poème ou, du moins, en poème avec valeur de poème, puisque certaines pratiques courantes emploient ces catégories pour justement jouer à la poésie. On peut penser ici à la rédaction ordinaire de poèmes, qui ne vise pas à en faire des œuvres dart, par exemple une carte de Noël faite par un enfant à lécole pour ses parents ou un poème de Saint-Valentin rédigé pour la personne aimée. Dans ces cas, le poème produit ne vise pas à devenir œuvre dart, et son écriture reste une pratique ordinaire. Ici, les catégories de poéticité, de littérarité ou dartisticité ne sont pas remises en question, mais seulement suivies de manière non critique. Dans le cas de la poésie, on retrouvera par exemple des caractéristiques formelles (vers, rimes, figures de style) et des caractéristiques thématiques (amour, mort, nature, etc.). Ce genre de pratiques se rapproche dun kitsch non critique qui emploie les clichés et les lieux communs sans les questionner.

Une question dintentionnalité ?

Pour G. Théval, on retrouve certains aspects des readymades dans les pratiques poétiques contemporaines (Théval, 2015). Ces readymades et « poèmes trouvés » (found poems) posent un problème à la définition essentialiste de la poésie. Aucune caractéristique formelle ou thématique nest en effet suffisante pour distinguer un poème trouvé du texte ordinaire dont 263il est issu. Sil est impossible de relever des caractéristiques essentielles à la définition dun poème ou dune œuvre dart, faut-il dire que la distinction entre ordinaire et poétique est à trouver dans une certaine intentionnalité ? Le fait que certains objets ordinaires puissent devenir des œuvres dart sans transformation, ce quA. Danto nomme « transfiguration du banal », montre que les caractéristiques de poéticité, de littérarité ou dartisticité ressortissent moins déléments formels que déléments intentionnels (Danto, 1989). Cest alors une certaine intentionnalité de lauteur qui place un objet dans le monde de lart. Ce qui fait dun readymade une œuvre dart, ou ce qui fait dun texte trouvé un poème, ce ne sont plus des caractéristiques formelles, mais lintention de lauteur ou de lautrice de placer tel ou tel objet dans tel ou tel contexte. En faisant entrer un objet dans le monde de lart, un artiste le transforme en œuvre dart. Lacte de transformation nest plus à trouver dans une transformation du matériau (passage dun bloc de marbre à une statue par exemple), mais dans la transformation dune intentionnalité (visée utilitaire contre visée artistique). En plaçant un urinoir dans un musée, Duchamp fait quelque chose, il propose que, par son intentionnalité, lurinoir devienne une œuvre dart.

Dès lors, tout objet peut devenir œuvre dart, et tout texte peut devenir poème. Il y a différents niveaux dintégration de lordinaire dans lartistique, la simple copie étant le niveau maximal. Dans le champ poétique, les objectivistes américains tels que Ch. Reznikoff proposent de prendre des textes ordinaires et den faire des poèmes. Dans des développements contemporains, F. Leibovici a nommé ce genre dœuvres « documents poétiques » qui reprennent, réagencent ou même copient simplement des textes préexistants (Leibovici, 2007).

Mais lintentionnalité nest pas uniquement à localiser dans lacte artistique ou poétique. Lauteur va placer une certaine intentionnalité vis-à-vis de la réception de son texte en le présentant comme un poème. En effet, lecteurs et lectrices vont se confronter à lobjet en ayant en tête certaines idées préconçues sur la poésie et sur ce que la poésie doit faire. Cest une certaine intentionnalité dans la perception qui fait de lobjet une œuvre dart ou non. Lecteurs et lectrices peuvent-ils lire le texte comme un poème ? On peut penser ici à lidée de S. Fish qui considère que ce sont les lecteurs qui font le poème ; ils ne le décodent pas (Fish, 2007). Pour lui, en effet, il ny a aucun critère linguistique qui permette de distinguer un poème dun texte ordinaire, et il faut alors chercher la poéticité dans la manière daborder le texte, dans notre pratique de lecture.

Une esthétique de lordinaire

Si certains objets ordinaires deviennent des œuvres dart, il y a également un mouvement qui vise à percevoir le monde ordinaire comme ressortissant dune expérience esthétique. En effet, depuis quelques décennies et à la suite de la théorie pragmatiste de J. Dewey, le champ de lesthétique de lordinaire se consacre à étudier les caractéristiques esthétiques de la vie quotidienne (Shusterman, 1991 ; Saito, 2010 ; Formis, 2010). Il ne sagit pas de transformer des objets du quotidien en œuvres dart, mais de considérer que le quotidien dans sa quotidienneté peut être le sujet dune expérience esthétique. Ainsi, lordinaire devient un objet dappréciation esthétique, au même titre quune œuvre dart. Dans ce registre, lexpérience esthétique est généralisée et nest plus liée à certains objets spécifiques. Au contraire, tout objet peut devenir digne dune attention esthétique, ce qui mène à une forme de démocratisation de lattention esthétique.

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De manière similaire, si lordinaire peut être perçu esthétiquement, lart peut également être perçu de manière ordinaire. Dans ce cas, les œuvres dart agissent dans le quotidien au même titre que des objets ordinaires. Il sagit dune vision pragmatiste de lart : lart vient agir dans lordinaire plutôt que den être séparé. Une des conséquences possibles de cette descente de lartistique dans lordinaire est que lœuvre dart nest plus perçue comme telle, on peut penser au fameux cas dun agent de nettoyage qui débarrasse une œuvre dart en pensant quil sagit de simples déchets. Dans une vision plus positive, cette descente dans lordinaire permet de reconnecter lart à lordinaire, connexion qui nest pas toujours évidente. Dans Poésie action directe, Ch. Hanna considère que la poésie doit agir directement sur le monde et ne pas se retirer dans une tour divoire (Hanna, 2003). Cette poétique de lordinaire, où la poésie descend dans le quotidien, permet à la poésie davoir un impact plus grand, mais ce au détriment de certaines caractéristiques de poéticité qui deviennent alors caduques.

Il y a dans ce cas-là une démocratisation de lart, dans le sens que lart vient à la rencontre de lordinaire, mais il devient alors difficile de distinguer lartistique de lordinaire. Dans le champ poétique, on peut imaginer cette démocratisation par un changement de support. En sortant du livre, la poésie vient toucher un public différent (affiches, graffiti, réseaux sociaux, etc.). Mais ce changement de support pourra entraîner, par la suite, un changement de format : la poésie sadaptant par exemple aux nouveaux supports pour être plus facilement distribuée.

Les pratiques poétiques contemporaines mettent ainsi à mal la distinction traditionnelle entre pratiques artistiques et pratiques ordinaires. Dès lors que lordinaire peut devenir objet dattention esthétique ou œuvre dart, une distinction ontologique forte ne fait plus sens. Repenser le rapport entre lartistique et lordinaire déplace lattention dune poétique essentialiste vers une poétique pragmatiste qui sintéresse aux effets de lart et de la poésie plus quaux critères dartisticité et de poéticité.

Formis B., Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2010. Leibovici F., des documents poétiques, Marseille, Al Dante, 2007. Theval G., Poésies ready-made. xxe-xxie siècles, Paris, LHarmattan, 2015.

Actes de langage ; Communauté ; Document ; Enseignement ; Lyrisme de masse 

Philip Mills

Orientalisme

« Le commerce avec les muses orientales aura de quoi varier et rajeunir ce fonds dimages et de combinaisons classiques que nous ont légué les Grecs et les Romains », lit-on dans le manifeste du Journal Asiatique, inséré dans le premier numéro en 1822. Or lorientaliste Garcin de Tassy savait que les images des poètes arabes antéislamiques et celles de la période classique tout autant seraient jugées dune « hardiesse étonnante » pour le goût poétique français parce que les poètes arabes sont « habiles à saisir les points danalogie entre les objets les plus éloignés » (Coup-dœil sur la littérature orientale, 1822). Il estimait que pour « juger sainement des tropes de ces peuples », il ne convenait pas de se « régler sur nos idées particulières. » Le jeune Égyptien Joseph Agoub déclarait, à propos de lAnthologie arabe (1819) de Jean Humbert, que « revêtir de formes françaises ce luxe dimages, et cette magnificence dexpressions, qui sont si conformes au génie exalté des Arabes » était une opération improbable (Mélanges de littérature orientale et française, 1835).

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Or, « la poésie en est réduite à sa forme naturelle et primitive, la poésie lyrique » pouvait-on lire en janvier 1828 (Revue Française, IX). Le jeune Victor Hugo sy illustra avec Les Orientales (1829), intériorisant un Orient aux multiples références (de lEspagne maure à la Perse en passant par lÉgypte), composant des poèmes mélancoliques, gracieux, érotiques (lOrient des voluptés, des harems) ou violents (pro-hellènes) non sans ouvrir sur la scène des Mille et Une Nuits ; doù la menace non toujours déjouée du pittoresque qui réifie ce quil touche. Pour autant, il cite en annexe un long extrait anthologique de la Moallakat du poète antéislamique Tarafa dans la version française du poète et arabisant Ernest Fouinet. Et le créateur crée des personnages orientaux parlant en leur nom, ainsi le derviche contre le tyran, le poète contre le calife, se rapprochant même de ces personnages en possibles alter ego, ce qui lui fut beaucoup reproché par les conservateurs : « Voici venir de lOrient, cest-à-dire de la Barbarie, des inspirations nouvelles faites pour altérer la pureté de notre belle littérature » écrit M. E. V. Chételat commentant le livre de Hugo (Les Occidentales, 1829). Des poètes ironisèrent même, ainsi Alfred de Musset : « Il est vrai que, pour moi, je ny suis point allé. / Mais cest si grand, si loin ! – Avec de la mémoire / On se tire de tout : – allez voir pour y croire » (Namouna, « conte oriental » en vers, 1er chant). Cela nempêcha pas Hugo de thématiser des Orients plus anciens comme celui de lIsis de lÉgypte pharaonique mais dans lesquels le sujet lyrique ne put guère simpliquer.

Avec le Voyage en Orient (1835), Alphonse de Lamartine, poète lyrique reconnu, mit à lépreuve, quant à lui in situ, sa subjectivité au contact de nouveaux savoirs. Il inséra de longs passages du Poème dAntar, des « Fragments de poésie arabe » et des « maouals ou romances vulgaires des arabes modernes » (poèmes populaires chantés mono strophiques et mono rimes, en prose rythmée en arabe dialectal, élégiaques ou érotiques), donnant ainsi la parole à une altérité poétique arabe, acte important de décentrement. Son lyrisme* devint parfois celui dun utopique sujet collectif, comme dans « Le Désert ou limmatérialité de Dieu » publié en 1856 mais bien écrit au cours du voyage en 1832.

Quant à lorientalisme des dramaturges français écrivant en vers, il sest essentiellement construit sur des thématiques patrimoniales comme celle des Hébreux en Égypte (ainsi lode « Moïse sur le Nil » du jeune Hugo), nourries de sources classiques européennes, de même pour les thématiques purement hébraïques, lessentiel de lOrient dAlfred de Vigny par exemple. Parmi les créations de premier plan, lAhasvérus (1833) dEdgar Quinet, vaste poème épique, en prose mais avec des chœurs, une « Harmonie des archanges », poème cosmique et palingénésique dans lequel le sujet lyrique est le Juif errant, sauvé après de multiples péripéties. Lœuvre fut incomprise à son époque quoiquillustrant bien linspiration dun Orient hébraïque merveilleux, le héros réinventé représentant également lhomme moderne en quête de bonheur.

Lépoque fut également aux mises en scène lyrico-épiques de personnages orientaux dans les poèmes en vers, de figures du merveilleux arabo-persan comme les fées (péris) et au passage du lyrisme vers dautres genres comme le ballet-pantomime ; ainsi avec Léïla ou La Péri (1843) de Théophile Gautier. Le choix du ballet (voir Danse*) au lieu du poème semble ici avoir été lié à la croyance chez Gautier dun accès par la musique à un au-delà du sensible, Nerval conseillant même une mise en scène. Parallèlement, Le Désert266(1844), intrigue amoureuse dun héros arabe avec un génie féminin, « ode-symphonie, avec strophes déclamées, airs orientaux, chants, chœurs et grand orchestre » du saint-simonien Félicien David sur livret en vers dAuguste Colin, enthousiasma Gautier. La thématique était présente dans « La Fée et la Péri » (Ballades, 1824) même si, dans ses Orientales, Hugo finit par donner congé à ces « Péris » qui « auraient froid » en Europe.

Ce merveilleux continua à fasciner les poètes, à preuve Stéphane Mallarmé qui présenta Vathek (1815) de Beckford comme un « songe serein » : « or le rythme le transporte au-delà des jardins, des royaumes, des salles : là où laile de péris et de djinns fondue en un climat ne laisse de tout évanouissement voir que pureté éparse et diamant, comme les étoiles à midi » (« Préface », éd. 1876).

Dautres Orients plus lointains enthousiasmèrent certains poètes comme Leconte de Lisle. Son très long poème « Bhagavat » (Poëmes antiques, 1852) se voulait, selon son auteur, lexpression du « caractère métaphysique et mystique des Ascètes viçnuïtes » indiens (« Préface ») en une sorte de cantate du poète-ascète exclu, sujet lyrique qui ne se sentait plus inséré dans sa société. Michelet apparut certes encore en prophète romantique : « Laissez-moi un peu regarder du côté de la haute Asie, vers le profond Orient. Jai là mon immense poème » (Bible de lhumanité, 1864). Mais, deux générations plus tard, lÉgyptien Hafez Ibrahim déclara, quant à lui, dans un manifeste poétique : « Laissez-nous respirer les vents du Nord » (1902) tandis que son compatriote Khalil Mûtran dédiait des poèmes à Alfred de Musset et à Alphonse de Lamartine lus sans traduction. Les formes lyriques modernes en langue arabe puisaient en retour en Europe, avec un lyrisme entendu comme ambition élevée, célébration parfois au service de grandes causes patriotiques (lode, genre solennel très pratiqué encore dans la poésie de Cour). Il fut emphatique, incantatoire et hyperbolique, lié à lenthousiasme* vocal toujours apprécié dans les récitals, parfois teinté de mélancolie, expression des sentiments et de la pensée dorientaux à la recherche de leur personnalité individuelle autant que collective. Renaissance dun Orient qui parlait vraiment en son nom.

De lOrient extrême, naquit encore Connaissance de lEst (1900), œuvre dans laquelle Paul Claudel multiplia lexpression détats affectifs (enthousiasme, déploration…) mais dun sujet comme décentré vers le dit dun savoir généralisant, souvent théologique même si les expériences japonaises et chinoises y étaient thématisées. Victor Segalen avec Stèles (1912-1914), Odes (1914) et Thibet (1918), puisa certes, quant à lui, chez les orientalistes sinisants et tibétologues, à la façon du siècle précédent. Sentiments et sensations, bien présents, étaient fortement métaphorisés dans cette expérience concrète de lOrient chinois, allégorisés à la manière symboliste, les contraintes formelles à la chinoise créant un lieu poétique en ailleurs absolu (« un jour de connaissance au fond de soi », comme il est dit dans la préface de Stèles).

Si Edward Saïd eut raison de déclarer que les poètes avaient « restructuré lOrient par leur art et fait voir ses couleurs, ses lumières, ses peuples grâce à leurs images, leurs rythmes et leurs motifs » (LOrientalisme, 1980, 36), la poésie orientalisante ayant reflété bien des désirs dOrient imaginaires déclarés originaires, dont sinspirèrent quelques poètes reconnus et de nombreux minores, il nen est pas moins vrai que les Orients traditionnels, arabes, persans, indiens, chinois, de 1820 à lentre-deux-guerres, eurent un rôle et une place, certes limités, en une sorte de dialogue inter-poétique 267dans les marges, en appui sur la révélation érudite de poésies orientales à partir du météore des Orientales.

Alexandre D., « Le scientifique et le lyrique dans Connaissance de lEst de Paul Claudel », Littérature, no 109, 1998, p. 74-97. Charles-Wurtz L., Poétique du sujet lyrique dans lœuvre de Victor Hugo, Paris, Honoré Champion, (« Romantisme et Modernités »), 1998. Murat M., Moussa S. (dir.), « Introduction », dans Poésie et orientalisme, Paris, Classiques Garnier, 2015. – voir aussi Loiseleur A., « La Poésie hors delle. Lamartine, un poète en Orient », p. 121-137.

Maghreb ; Noir, négritude ; Primitivisme ; Proche-Orient

Daniel Lançon

Orphée

« DApollon vint le joueur de lyre, le père des chants, Orphée à la belle renommée ». Cest ainsi que, dans le long récit quil déroule dans la quatrième Pythique (vers 176-177) le poète Pindare insère Orphée le chanteur dans le catalogue des héros participant à lexpédition des Argonautes. Suivant la lecture que lon fait de ces vers appartenant au grand genre du mélos (cf. « mélos »*), le dieu citharède et chorège des muses* est présenté soit comme le père dOrphée, soit plus simplement comme linspirateur du héros musicien. À vrai dire toute la tradition mythographique attribue à Orphée une double paternité. Comme Héraclès ou Thésée, Orphée est à la fois fils dun dieu et fils dun mortel : Apollon le musicien dune part, et dautre part Oiagros, le roi légendaire de la macédonienne Piérie, résidence des muses dès lIliade (cf. « muses »*). Quelle soit divine ou mortelle, lascendance dOrphée nous reconduit à des héros fondateurs et à un paysage évoquant les arts des muses. Sa mère est Calliope, la muse à la belle voix, et différents témoignages poétiques associent Orphée aux autres figures de jeunes poètes légendaires que sont Linos, Hyménaios et Ialémos, fondateurs de formes poétiques en général funéraires, sinon matrimoniales.

Compagnon dHéraclès, des Dioscures et de Jason, Orphée est donné comme le père et par conséquent comme linitiateur des chants (aoidaí), ce terme désignant dès les poèmes homériques le chant en diction épique. En tant que tel, Orphée assume le rôle du joueur de phorminx quendosse souvent le dieu Apollon. Les arts plastiques confirment pleinement la longue tradition poétique dun Orphée chanteur saccompagnant sur la phorminx, puis sur la lyre*.

Pour introduire le long poème épique narrant lexpédition des Argonautes, le poète de lépoque hellénistique Apollonius de Rhodes ne manque pas dévoquer Orphée qui « dans les montagnes avait charmé les âpres rochers et le cours des rivières par la mélodie de ses chants » (Argonautiques I, 23-34) avant denchanter des chênes pour les ramener de Piérie. Cette évocation dun passé divin et dune figure musicale tutélaire nest pas un hasard au moment où le poète, en guise de prélude, vient de placer son propre poème sous lautorité dApollon avant dappeler sur son récit chanté linspiration des muses. Mis en scène par Eschyle dans lAgamemnon (1628-1632), Égisthe évoquait déjà la voix dOrphée « qui mettait toutes choses sous le charme de sa voix sonore ».

Mais lOrphée de lépoque classique nest pas uniquement un chanteur à la voix particulièrement mélodieuse, qui serait doublé dun habile instrumentiste.

Dans un passage célèbre des Grenouilles (vers 1030-1036), lEschyle mis en scène par Aristophane allègue les quatre poètes au noble esprit qui, dès lorigine, se sont révélés utiles à la cité : Musée pour la guérison des maladies et les oracles, Hésiode pour les travaux de la 268terre, le divin Homère pour les valeurs du guerrier, mais tout dabord Orphée « qui nous a enseigné les rites initiatiques (teletaí) ainsi que labstention des meurtres ». Orphée donc comme poète fondateur dans le domaine des rites dinitiation et des cultes à mystère, prône les valeurs de lascèse végétarienne ; car « sabstenir des meurtres », cest rester à lécart du sacrifice sanglant et de la commensalité carnée qui en est la conséquence rituelle pour les mortels. Allusion au bíos orphikós.

De plus, selon le poète Timothée de Milet (fr. 791, 221-240 Page), ce fils de Calliope, la muse à la belle voix, aurait créé la première lyre, sur la base dune carapace de tortue. Orphée est donc érigé à la fois en héros fondateur et en inventeur, qui met lart de la musique au bénéfice dune expertise technique portant essentiellement sur la mélodie.

Dans la biographie légendaire dOrphée la tradition a privilégié, en ce qui concerne les qualités vocales envoûtantes du héros, lépisode de la descente aux Enfers pour en ramener son épouse, la dryade Eurydice. Ce sont les poètes latins qui ont développé lépisode (voir par exemple Ovide, Métamorphoses, 10*), avec la fortune dramatique, musicale et iconographique que lon sait. Or, dans le résumé mythographique que nous donne Ératosthène (Catastérismes 24) des Bassarides dEschyle, la catabase et son issue malheureuse ont un simple rôle explicatif : lépisode est à lorigine des honneurs quOrphée réserve au dieu Hélios, avatar dApollon, au détriment de Dionysos. Cette vénération exclusive provoque la haine du dieu de la possession qui envoie contre le jeune héros des bacchantes déchaînées. Les ménades déchirent le corps dOrphée dont les muses recueillent les membres (mél!) pour les enterrer à Léibéthra, dans leur Piérie dorigine. La légende ajoute dans une version divergente que, créée par Hermès et héritée dApollon, la lyre dOrphée, à neuf cordes en écho aux neuf muses, fut transformée en une constellation. Et une célèbre hydrie à figures rouges (Antikenmuseum Basel B 481) représente Apollon lui-même qui, tenant à la main lyre et rameaux de laurier et entouré de deux muses, échange un regard avec la tête du jeune Orphée, posée sur le sol. Dès Aristophane, puis Euripide (Rhésus 943), le pouvoir envoûtant et incantatoire conféré à la voix dOrphée fait du héros lintroducteur auprès des Grecs des rites initiatiques et des cultes à mystère (teletaì kaì mustéria). Rappelons à ce propos que déjà au ve siècle, Hérodote, dans une formulation dailleurs controversée (2, 81), mentionne des interdits funéraires propres aux adeptes des rites à mystère orphiques (órgia/orphiká).

Or la figure dOrphée héroïsé ne renvoie pas uniquement à des pratiques poétiques de tradition musicale et orale. La frise dune coupe à figures rouges de Cambridge (ARV2 1401, 1) offre la confrontation entre une jeune homme assis et un homme debout quil convient didentifier avec le dieu Apollon ou avec son prêtre. Au centre de la scène, posée sur le sol, la tête dOrphée chantant alors que léphèbe assis semble inscrire sur une double tablette enduite de cire les paroles émanant de la bouche du poète héroïsé. Dans un passage largement glosé de la République (364b-365a), Platon, par la bouche de Glaucon, dénonce les charlatans et les devins (agúrtai kaì mánteis) itinérants qui, pour de largent, promettent pratiques sacrificielles et formules incantatoires. Ce faisant, ces charlatans nhésitent pas à alléguer un amas de rouleaux de papyrus dont ils attribuent lautorité à Musée et à Orphée, « les descendants de la Lune et des Muses ». En bons praticiens de rites initiatiques, les prêtres itinérants se réclamant de lautorité 269dOrphée nhésiteraient donc pas à confier à lécriture et à consigner dans des livres la mémoire de lefficacité vocale et rituelle des formules incantatoires.

De ces mises par écrit des discours attribués aux adeptes dOrphée au ive siècle, jusquà récemment rien ne nous avait été transmis. Ce que nous appréhendons par quelques citations en général tardives, cest la « théologie orphique » mentionnée par Damascius, le commentateur de Platon, au visiècle après notre ère (De principiis 123-124). Elle se décline en trois versions différentes : la version décrite par le philosophe péripatéticien Eudème, la version correspondant aux « discours sacrés » (hieroì lógoi) en 24 rhapsodies et la version dite de Hiéronymos et de Hellanicos. Si la première remonte peut-être à une théogonie de lépoque classique, les deux autres sont tardives. Leur développement narratif suit le processus généalogique de la création du cosmos, des dieux, puis des hommes qui structure le récit de la Théogonie dHésiode. La version la plus ancienne, attribuée à lélève dAristote, fait de Nuit le commencement de toutes choses en lieu et place du Chaos hésiodique. Cette indication a conduit les interprètes modernes à voir dans la célèbre théogonie ornithologique déroulée dans Les Oiseaux dAristophane (676-702) la parodie dune cosmo-théogonie orphique : au début Chaos et Nuit, accompagnés dErèbe et de Tartare ; puis Nuit enfante un œuf dont surgit un Éros ailé destiné à animer les unions de ces éléments primordiaux ; en naissent Ciel, Océan, Terre, puis la race des dieux bienheureux, enfin la gent ailée des oiseaux, dédiés à léros !

La deuxième version dite « courante » par Damascius est celle des Discours sacrés en 24 Rhapsodies, largement utilisés par les philosophes néo-platoniciens. Les premières entités, Éther et Chasma, naissent de Chronos (Temps), qui dans Éther crée un œuf argenté. En naît lêtre orphique par excellence : Phanès le lumineux, le premier né (Prôtogonos) assimilé avec ses ailes et ses deux sexes à Éros, mais aussi à Métis. Pour consacrer ce deuxième règne, Phanès transmet le sceptre à Nuit, à la fois sa mère, son épouse et sa fille, qui engendre Ouranos (troisième règne). Comme dans la Théogonie dHésiode, celui-ci est châtré par son fils Cronos, qui fixe le quatrième règne. Mais en avalant Phanès, Zeus établit le cinquième règne qui se développe en une nouvelle cosmo-théogonie. Avec ce nouvel ordonnateur intelligent de lunivers, Déméter, à la fois la mère et lépouse de Zeus, conçoit Perséphone qui, de son union avec son père, engendre à son tour Dionysos. Ayant hérité du pouvoir royal (sixième règne), celui-ci est tué et découpé par les Titans qui inversent les pratiques du sacrifice classique en mangeant les morceaux du jeune dieu ; par la foudre vengeresse de Zeus, les meurtriers sont réduits en des cendres dont naissent les hommes (avec leur double nature, à la fois titanesque et dionysiaque), tandis quApollon recueille les membres de Dionysos que Zeus ressuscite avec laide dAthéna. Dans son commentaire au Timée de Platon (29ab), Proclus montre que finalement, par assimilations successives, Dionysos formait avec Mètis, Éros, Phanès et Zeus un seul être divin ; cela dans la logique assimilationniste de réduction à lunité qui caractérisent les processus théogoniques orphiques et les appels aux divinités dans les Hymnes orphiques.

Quant à la troisième version, le résumé quen donne Damascius est marqué par la volonté néo-platonicienne dorganiser le processus théogonique en triades composées dun principe paternel, dune potentialité et dun principe spirituel. Le récit place au centre de la création un serpent ailé à tête de taureau et de lion qui a pour nom Chronos « qui 270ne vieillit pas » ; puis assimilé à Héraclès, Temps sunit à Nécessité pour embrasser à partir dun conglomérat premier de terre et deau lensemble du cosmos.

Cela jusquà la publication récente du Papyrus de Derveni qui, datant de la fin du ive siècle avant notre ère, offre le commentaire en termes matérialistes dune version de la cosmo-théogonie qui en partie correspond avec la version rhapsodique mentionnée. Le poème en diction épique racontait les différentes phases de la création du cosmos et de sa recréation par Zeus dans un ordre qui ne suivait pas la ligne du temps raconté. En dépit des mutilations du papyrus à moitié consumé, les moments cosmo-théogoniques que nous pouvons saisir dans lordre temporel de la narration sont les suivants : Zeus succède à Cronos ; Zeus reçoit de Nuit et de son père Cronos des oracles quant à son futur règne sur lOlympe ; Zeus absorbe le « vénéré » (aidoîon), probablement le membre viril dOuranos métamorphosé en Soleil qui jaillit dans dÉther ; de ce souverain « premier-né » avalé par Zeus (re)naissent alors les dieux et les déesses, les fleuves et les sources, mais aussi la terre, le ciel, le fleuve Océan et la lune, cest-à-dire tout ce qui advient. Réitérant lacte de création cosmogonique dorigine en sens apparemment inverse, ce second acte démiurgique suscite léloge de Zeus présenté, en souverain de toutes choses, comme le premier et le dernier. Cest alors que le maître de la création, lui-même assimilé à Moira, sinon à Aphrodite la céleste, peut sunir à sa propre mère Rhéa, probablement assimilée par le poème lui-même aussi bien à Terre quà Méter et à Héra ! La combustion du papyrus nous a malheureusement privés des dernières étapes – sil y en avait – de la création du monde par lintermédiaire de la généalogie des dieux. Donc pas de mention des Titans, ni dallusion à Dionysos dans létat actuel du texte.

Notons enfin que la notice que le dictionnaire byzantin de la Souda place sous le nom dOrphée ne mentionne pas moins de 22 (ou 23) titres. Parmi les écrits attribués à Orphée il y a naturellement les Discours sacrés en 24 Rhapsodies, le remarquable recueil des Hymne orphiques, des poèmes comme Les Cratères ou le Filet, des Physica et des Astrologica dont quelques fragments nous sont parvenus. Et parmi les poèmes qui ne sont pas mentionnés par le Souda, il faut ajouter les Argonautiques orphiques ou le Testament dOrphée dinspiration chrétienne !

Borgeaud Ph. (dir.), Orphisme et Orphée. En lhonneur de Jean Rudhardt, Genève, Droz (« Recherches et rencontre », 3), 1991. Brisson L., Orphée et lOrphisme dans lAntiquité gréco-romaine, Aldershot, Variorum, 1995. Morand A.-F., Études sur les Hymnes orphiques, Leiden/Boston/Köln, Brill, 2001.

Animal ; Écho ; Lyre ; Magie ; Mélos, mélique ; Muses ; Mythe ; Religion ; Rites

Claude Calame