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Classiques Garnier

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  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 163 to 204
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0163
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
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Lecture, interaction

Peu détudes en français ont été consacrées à la lecture lyrique, non à la lecture à haute voix en tant que performance ou oralité*, mais à la réception et à linteraction face aux œuvres lyriques. Malgré quelques travaux en phénoménologie ou en pragmatique, elle a cédé la place à dinnombrables recherches sur les auteurs, la création, les contextes, les manuscrits, les publications, les questions de poétique, les études des textes. La réception, linteraction ou la lecture sont restées les grandes oubliées de la critique littéraire en français, comme si elles appartenaient de fait à dautres domaines : principalement, à la psychologie de la lecture, qui peut inclure la didactique, à lusage des œuvres poétiques dans certains contextes ou à la sociologie de la réception. La lecture des grands écrivains a certes été explorée sous langle de lhistoire littéraire (C. Mayaux 2006 ; D. Alexandre 2011), des « styles » ou des « manières » de lire (M. Macé 2011). Il nempêche que peu détudes ont considéré le plaisir de la lecture lyrique en tant que tel, la satisfaction daccomplir un objectif ou le sentiment de réussite face à cette activité, ses motivations diverses, alors que de nombreux lecteurs évoquent dans la presse ou en ligne, face aux autres groupes de passionnés, un effroi de la poésie, la crainte de ne pas la comprendre, voire de sennuyer. Plusieurs éléments de la lecture lyrique peuvent être saisis dun point de vue esthétique, sans forcément la psychologiser ou la sociologiser, quand bien même ces deux orientations fournissent des données importantes pour compléter des réflexions esthétiques.

La lecture lyrique ne devrait jamais être réduite à une « réception » passive, comme à une fusion avec le poète, à une identification totale avec le sujet lyrique, ou encore à la simple ré-énonciation du poème (voir Empathie*). La trop grande attention accordée à la création a fait pencher léchange lyrique dans une maîtrise absolue du poète et une passivité sans limite du lecteur. Or, rappelons-le, lire, cest agir ; littéralement, une action en tant que telle, avec un début et une fin, une orientation, des objectifs, une durée, une dépense dénergie, des adaptations diverses du comportement. Lherméneutique romantique des intentions a pu accroître la perspective de la fusion : les lecteurs, en masse, peuvent sélever jusquau génie dune civilisation, et être éclairés par le lyrisme sublime du poète, sils parviennent à comprendre ses intentions et à « communier » avec lui (Staiger 1991). Le lecteur doit alors refaire le cheminement voulu par lauteur. Dans ce cas, lintention de lauteur ne répond guère à la visée lyrique du texte, mais devient la source dune « illusion affective » (« affective fallacy ») dénoncée par le New Criticism et les approches structuralistes. Dans LeDémon de la théorie, Antoine Compagnon ne comprend dailleurs pas autrement lintention psychologique (et scolastique) de lauteur : « Lintention

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de lauteur est le critère pédagogique ou académique traditionnel du sens littéraire. Sa restitution est, ou a longtemps été, la fin principale, ou même exclusive, de lexplication de texte. Suivant le préjugé ordinaire, le sens dun texte, cest ce que lauteur de ce texte a voulu dire. » (voir A. Compagnon, 2014,p. 54.) Associées à P. Szondi, G. Poulet ou J.-P. Sartre, ces « intentions psychologiques de lauteur » paraissent aujourdhui impraticables dans les études littéraires, contrairement à lintentionnalité* ou à lattention plus subtilement rattachées à linteraction.

Lacte et lactivité de lecture lyrique

Parmi les pistes les plus fréquemment suivies, deux orientations complémentaires apparaissent pour décrire ce que les lecteurs réalisent avec les textes littéraires : dun côté, une « esthétique de la lecture » comprise sous le signe de « lacte », de la « configuration » ou de l« intentionnalité » ; de lautre, des approches marquées par la sémiotique et la psychologie de la lecture, qui traitent de « lactivité », des « comportements », des « progressions » ou de la « tension ». Nous retrouvons ici le croisement de lintentio et de lintensio, qui ont le même étymon, intendere, tendere(J.-L. Solère, « Tension et intention », dans L. Couloubaritsis et Antonino Mazzù (dir.), Questions sur lintentionnalité, Bruxelles, 2007, 59-124). Lune renvoie à la lecture comme acte logique, à linstar dune esthétique de la lecture (Ingarden, Iser, Ricœur), tandis que lautre, valorisée par les sémioticiens (Fontanille, Gervais, Baroni), permet de décrire linvestissement psychologique. La deuxième démarche considère la lecture comme un processus. Comment lit-on concrètement un recueil ? Cette question rompt demblée avec lhomogénéité et lintégralité de la lecture supposées par certains critiques, en linscrivant dans un corps qui mène une action dans lespace et le temps ; donc un corps qui donne de lénergie, se fatigue, se concentre ou se distrait. Les théories de laction lemportent alors sur lacte de lecture. Il devient nécessaire dimaginer la superposition et la déviation dactions menées en parallèle, qui peuvent perturber lattention, centrale par rapport à lintentionnalité. Lessai récent de Lucy Alford (2020) explore une telle potentialité. Au tournant des années 2010, Bertrand Gervais et ses collègues sétaient intéressés à lactivité de lecture dans le récit à partir de grilles psychologiques cognitivistes (« scripts », « plans-actes », « endo-narratif »). Cette approche pensait la progression selon le modèle des attentes, des manques et des buts à atteindre. Une telle approche devrait intégrer une réflexion sur les visées de la lecture, et devenir complémentaire à une esthétique de la lecture. Quaccomplit-on en lisant ? Non des scripts ou des plans-actes ; pour le récit, nous essayons de suivre ou de raconter une histoire (voir Intentionnalité*). De la même manière, pour le lyrique, il pourrait sagir d« éprouver la vie affective » sous différents aspects. La progression et la configuration peuvent être saisies en parallèle, car il ny a pas de progression sans configuration, et aucune configuration sans progression. Plus que léchelle du livre ou des poèmes, celle de la séquence* devient alors la plus opérante, car cette unité conduit à un événement de sens minimal de progression et de configuration.

Face à la configuration dune séquence, dont la tradition remonte à Roman Ingarden (1983), le reproche principal adressé par Bertrand Gervais serait de réaliser un « effet » (Iser) ou un « cheminement » (Ricœur) « préfigurés » par le texte ou le « répertoire » des connaissances. Ces théories, fondées généralement sur la phénoménologie ou la pragmatique, laissent pourtant une 165place importante, depuis Ingarden, aux « lieux dindétermination ». Pour parvenir à un « événement de sens », les lecteurs doivent certes traverser des mots, des phrases, à partir de schèmes (narratifs, argumentatifs ou lyriques), souvent acquis par lexpérience et léducation, mais ceux-ci sont mis à lépreuve par les œuvres littéraires, souvent plus complexes. Bien que la configuration lyrique semble préconstituée, elle nest jamais déterminée à lavance. Elle sallie donc à la progression textuelle, à ce qui peut la stimuler ou la réfréner, voire larrêter.

Pour parvenir à cet événement de sens, des mandats implicites guident notre investissement attentionnel et cognitif. Des directions prédéterminées et des effets globaux permettent de parcourir la situation lyrique et dinvestir le texte à partir de certains signes donnés. Ainsi, plus quune immersion, la lecture lyrique est avant tout une participation à la visée, avec une reconnaissance de certains traits typiques en vue de la compréhension. Il importe surtout de voir comment la lecture se met en place dans le lyrique, à linstar du récit, ce qui incite à sinvestir pour parvenir à une satisfaction ou à un plaisir.

La satisfaction et le plaisir
de la lecture lyrique

La configuration apporte une satisfaction par la compréhension, qui est un des premiers objectifs de lecture, tandis que la progression (par lactivité de lecture) amène le plaisir dans le processus lui-même (Schaeffer 2015). Parvenir au faire-sens dune séquence lyrique napporte pas forcément un plaisir considérable, mais plutôt une satisfaction, celle de réaliser un acte selon des orientations attendues, convoquées. Nous sommes loin dune ré-énonciation ou dune contemplation esthétique désintéressée (critiquée par Schaeffer, 2000). La satisfaction première tient simplement au fait de réaliser un acte correctement, socialement parlant : par exemple, lire des poèmes, une séquence ou un recueil, en participant et en comprenant la démarche. Avant le plaisir, cette satisfaction de réaliser lacte fait partie de lintentionnalité, qui aboutit à la configuration. Comme la lecture est un acte socialement signifiant (même réalisé seul), lexpérience de Stanley Fish sur les « communautés interprétatives » (2007) souligne des compléments nécessaires à la configuration : une classe peut élaborer un poème à partir de quelques mots hasardeux laissés sur un tableau noir parce quelle projette une intentionnalité (erronée, sans le savoir) sur un objet quelle vise et quon lui demande de reconstruire (non sans malignité). En somme, ces interactions sont socialement orientées, médiatisées.

Le processus de configuration peut sachever de plusieurs façons : « jai lu le recueil, et jai participé à cette situation » (réalisation satisfaisante), « jai lu le recueil, et je nai pas participé à cette situation » (réalisation insatisfaisante), « je nai pas lu tout le recueil, mais je suis entré dans certains poèmes » (interruption satisfaisante), « jen ai assez lu, et cela naboutit à rien » (interruption insatisfaisante). Pour la poésie lyrique, « lire le recueil » peut tenir au fait de prendre quelques poèmes aléatoirement, mais avec le sentiment dune certaine complétude. Laction de lecture interrompue ne signifie pas quelle est moins longue, contrairement au roman, mais quelle est incomplète et sachève subitement. Ces éléments restent encore éloignés des jugements de valeur esthétique ou du plaisir psychologique à la lecture. Mais sans cette satisfaction première, même partielle, le plaisir ne peut émerger, et les jugements de valeur ne pourront être positifs. La satisfaction de lacte de lecture a lieu par une telle configuration 166lyrique (sous langle logique qui amène la participation) sous peine den rester à des interruptions insatisfaisantes. Dans ce cas, la compréhension même du texte et la réalisation de lacte de lecture sont déterminées par lempathie* et par la visée d« éprouver la vie affective ». Cette orientation, si elle est accomplie, permet de configurer la séquence selon une logique affective, tant pour la composition textuelle – le comment – que pour ce qui est représenté – le quoi (Rodriguez 2003).

Si cette empathie participe au cheminement logique de la configuration, elle est aussi un facteur majeur pour entrer dans une tension de lecture, cest-à-dire pour progresser et augmenter lintensité de laction. La progression dépend de plusieurs facteurs : la lecture linéaire ou non, intégrale ou non, interrompues ou non de la séquence, mais aussi, plus largement, linvestissement attentionnel. Or, cest grâce à cet investissement que le plaisir esthétique est garanti par-delà la satisfaction davoir réalisé lacte logique requis. En poésie lyrique, limmersion est moins la motivation principale que la participation : en saisissant la situation affective (par un paysage ou létat du sujet lyrique), les lecteurs participent au rythme*, à la manière de ressentir la musicalité de la langue. En somme, la satisfaction et le plaisir touchent aussi bien la représentation que la mise en forme lyrique. Pour les recueils* ou les anthologies, la lecture de quelques poèmes peut ainsi suffire à créer un acte tout à fait satisfaisant, qui se suffit à lui-même et apporte son lot de plaisir.

Bonenfant, J., « Pour une lecture pragmatique de la poésie », Études littéraires, no 25 (1-2), 1992, p. 65–82. DOI : 10.7202/500997ar. Iser W., LActe de lecture : théorie de leffet esthétique, trad. E. Sznycer, Bruxelles, Mardaga, 1985. Rodriguez A., « Lempathie en poésie lyrique : acte, tension et degrés de lecture », dans A. Gefen et B. Vouilloux (dir.), Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013, p. 73-101.

Communauté ; Empathie ; Intentionnalité ; Synesthésie

Antonio Rodriguez

Lírico
(terminologie romane)

Dans les langues romanes hors du français, « lyrique » est principalement utilisé comme adjectif en castillan (lírico, –a), catalan (líric, –a), galicien (lírico, –a), italien (lirico, –a) portugais (lírico, –a) et roumain (liric, –ă) et recouvre dans ces langues romanes les mêmes significations, malgré un historique différent du terme selon les traditions littéraires : il désigne léquivalent de poétique en général, et de la poésie qui exprime une émotion subjective ou un sentiment en particulier. Le terme décrit la musique chantée (aria, opéra, zarzuela, genre ou artiste lyrique) ainsi que lespace qui accueille lopéra (théâtre lyrique) voire, en italien, lorganisation responsable (ente lirico). Ladjectif substantivé au masculin désigne, comme en latin, le poète. Au féminin, il reste utilisé pour désigner la poésie par opposition au théâtre* et à la prose* ; le terme peut, en italien, se référer à des poèmes précis (tre liriche di Montale) ; en portugais et en castillan, il peut évoquer un recueil (Lírica de una Atlántida de Juan Ramón Jiménez).Le néologisme lirismo est présent dans toutes les langues romanes. On trouve des termes dérivés comme le portugais liricar (composer des vers), litalien liricità (ce qui est spécifique au lyrique), litalien, portugais et galicien lirista (joueur de lyre) et le roumain liricesc, synonime de liric. Par ailleurs, en italien, espagnol et portugais, estro lírico renvoie à la piqûre du taon ; animoso estro désigne pour lArioste la fureur de linspiration quand elle éperonne lâme.

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La conception du « lyrique » dans les langues néo-latines sinscrit dans la continuité de la poésie provençale et de la poésie religieuse. Dans le sillage de la poésie consacrée à la Vierge Marie au xiiie siècle, les Cantigas dAlphonse X le Sage se caractérisent par la diversité métrique et la présence du récit. Daprès le Tesoro della lingua Italiana delle Origini, le terme lirico revêt en italien vers 1370 la signification dauteur lyrique et de propre à la poésie lyrique, et qualifie notamment le vers. On trouve le substantif féminin lìrica chez Boccace, dans le sens de poésie récitée ou accompagnée à la lyre*, caractérisée par une diversité métrique et stylistique. Ladjectif revêt à partir de la Renaissance une signification à la fois générale (relative au genre versifié, destiné à être accompagné de musique) et particulière, désignant lexpression du sentiment, telle quelle apparaît dans lœuvre de Pétrarque. Ce canon, joint à la lyrique provençale, permet lavènement dune subjectivité lyrique, par exemple en catalan dans lœuvre dAusias March, où se produit lavènement dun « je métaphorique » à la croisée du chant* et du lyrisme (Zimmermann, 1998). Il faut attendre De poeta (1559) et Arte poetica (1563) de Minturno pour que le genre lyrique soit défini et théorisé à partir de Pétrarque.

En castillan, le dictionnaire étymologique Corominas donne comme premières occurrences de lira les poètes Juan de Mena et Santillana, puis vers 1530, le premier vers de lode « Ad florem Gnido » de Garcilaso de la Vega, qui a donné son nom au quintil dheptasyllabes et dhendécasyllabes. Selon G. Guerrero, cette strophe a permis de donner à lode* une forme stable et aisément reconnaissable en castillan. Le Tesoro de Covarrubias en 1611 donne également lyra, en indiquant que la nature de linstrument joué en Grèce antique est inconnue des modernes. Le terme lira apparaît donc plus tardivement que vihuela et laúd, qui sous la forme alaud ou laud (de larabe oud, désignant le bois), est attesté au xiiie siècle, époque où linstrument est importé en Espagne. Cest dailleurs par lespagnol que le mot « luth » est formé en français.

Des variantes de la lira (sizain et quatrain, dit cuarteto et sextetolira ou alirado) sont couramment utilisées jusquà présent. Daprès le dictionnaire Autoridades (1734), lyrico désigne la poésie lyrique, cest-à-dire accompagnée de la lyre ou dun autre instrument musical, ainsi que toute poésie isolée (comme les poèmes lyriques de Quevedo), qui nest pas inclue dans un poème comique (dramatique) ou bien héroïque. Les traités de poétique et rhétorique permettent une analyse lexicologique plus fine du terme, qui a été menée par la critique (Demetrio Estébanez Calderón, Antonio García Berrio, Gustavo Guerrero, Fernando Lázaro Carreter, Russell Sebold). Lutilisation du mot se développe en Espagne à partir de lœuvre de Garcilaso de la Vega (influencé par lœuvre de jeunesse de Minturno selon Eugenia Rosalba). Le lyrique est souvent associé à dulzura, terme technique qui selon Russell Sebold désigne alors la faculté de la poésie de susciter une émotion chez le lecteur ou lauditeur analogue à celle que les chants de Salicio et Nemoroso suscitent chez Filomena dans les Eglogues de Garcilaso. Le terme « lyrique » prend selon Sebold la signification de ce qui est poétique par antonomase (Instituciones poéticas, Santos Díaz González, 1793), tout en conservant au xixe siècle la signification antérieure qui renvoie aux élans du cœur (Espar, Elementos de poética, 1861). Milá y Fontanals analyse la « poesía lírica o expansiva » dans Estética y teoría literaria, et cette signification du lyrique sétendra même au xxe siècle.

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Le néologisme « lyrisme* » (lirismo) sest imposé dans les langues romanes au cours du xixe siècle, à une époque de construction des États-nations, et a accompagné lappropriation du sentiment national par la poésie romantique (Teofilo Braga défend, dans Parnaso português moderno en 1877, l« unité du lyrisme méridional »), qui a adopté un caractère narratif marqué selon A. Lavagetto. Durant la deuxième moitié du xixe siècle, « lyrisme » désigne surtout la sphère de la subjectivité et des émotions, et le terme peut être employé de manière ironique pour désigner le sentimentalisme. Dans Les épigones, Mihai Eminescu raille « les âmes visionnaires pour qui chantent les flots, létoile légère » ; il rejette le sentimentalisme pour revendiquer le style. Comme cest le cas au xixe siècle pour le français « lyriste », lírico peut désigner en espagnol et en portugais une affectation excessive et une forme de sensiblerie.

Léthos* du lyrique évolue vers une poésie de lintensité à partir des Canti de Leopardi (1820-1837) en italien, et seulement depuis les Rimas de Bécquer (1868) en Espagne. Particulièrement réceptif aux romantiques allemands et anglais – il traduit Byron en ladaptant à la métrique espagnole –, Bécquer entend par « lyrique » une connaissance fondée sur le sentiment : « la poésie est au savoir de lHumanité ce que lamour est aux autres passions ». Il revendique également le « lyrisme » comme une forme ouverte dans la rime 4 du Libro de los gorriones : « Ne dites pas quune fois son trésor épuisé, sans objet, la lyre sest tue. Il pourra ne pas y avoir de poètes, mais il y aura toujours de la poésie ». Machado désigne par « lyrique » à la fois lenvironnement de la création poétique et une forme de création pure. Il proclame « le droit de la lyrique à conter lémotion pure » et sinscrit dans le sillage de la récupération du folklore préconisée par son père Machado y Alvarez (Cantes flamencos).

La distinction entre « lyrique » et « poétique » sestompe au cours du xxe siècle au profit du terme « poétique », qui revêt un plus haut degré de généralité, au point que Benedetto Croce considère dans son Breviario di estetica les termes « lyrique » et « poésie »comme équivalents. Litalien fait la distinction entre lirismo, qui désigne le caractère subjectif de lexpression poétique, et liricità, utilisé par Benedetto Croce afin de désigner lensemble des qualités de lexpression poétique ainsi que la quintessence de linspiration lyrique.

La période avant-gardiste apporte à la fois un rejet de la codification du langage lyrique et de nouvelles définitions. Alors que les futuristes rejettent la subjectivité lyrique, le Portugal connaît notamment, grâce à Fernando Pessoa et à la revue Orpheu, une période charnière entre lorientation vers lobjet et le lyrisme néo-romantique. Au Brésil, Manuel Bandeira explore les contradictions du terme « lyrique » en rejetant ce qui est convenu (« Je suis vêtu de lyrisme retenu, de lyrisme bien élevé »), pour revendiquer un lyrisme libérateur. Mario de Andrade pose ces équations : « Lyrisme pur + critique = Parole et Chimie lyrique + critique = fait artistique ». En Espagne coexistent lexpérimentation langagière avant-gardiste et les avatars du surréalisme. García Lorca recherche sa conférence « Imagination, inspiration, évasion » lessence du poétique dans le non mimétique, et revendique « la science, bien plus lyrique que mille théogonies ».

Alors que poétique, plus englobant, est privilégié par la critique à partir des années 1950 (Zambrano, Valente), le lyrique reste indissociable dune émotion* subjective, et découlant de la lecture faite par les romantiques espagnols et italiens (particulièrement Leopardi et Bécquer) 169du romantisme allemand. Ainsi, ladjectif substantivé lírica désigne ce que Fernando Cabo appelle un archi-genre, à partir de Gérard Genette. García Berrio fonde en partie sur le lyrique son interprétation de lexpressivité de la littérature. Lhelléniste Rodríguez Adrados propose une réflexion sur les origines du lyrique, constitutives du genre. Selon le poète et helléniste Jaime Siles, de labsence de détermination du contenu du lyrique dans la tradition aristotélicienne découlent de nombreuses ambiguïtés de lactuelle poésie. Siles oppose le savoir tragique, fruit dune interaction sociale, au savoir lyrique, qui ne relève pas de limitation, qui est une forme et non un genre*. Ce qui est essentiel au lyrisme, cest le transfert subjectif qui permet luniversalité de lémotion. Siles définit le lyrique comme lémotion fictive dun sujet* témoin qui se fait porte-parole dun autre et, à la suite de Cioran, conçoit la poésie comme ce quil y a de fatalement unique dans le langage.

À la jonction des approches communicationnelle et épistémologique de la poésie, qui constituent les deux grandes appréhensions de lobjet poétique à partir des années 1950 dans le monde hispanophone, une conception du lyrique comme noyau ou essence du poétique est implicite dans les métalangages poétiques du xxe et singulièrement dans lœuvre des poètes eux-mêmes, parmi lesquels Guillén, Salinas, Cernuda, Paz et Gil de Biedma, qui revendiquent limpersonnel poétique (impersonación). Leur œuvre poétique et critique ainsi que leurs traductions renouvellent la réflexion sur le lyrique.

En définitive, le déclin relatif du terme « lyrique » dans la critique en langue romane relève dune crise dune conception du poétique comme interprétation du monde, sous-tendue dans la métaphore de la lyre, qui fait du poète un interprète, alors que le terme poeta renvoie à la création et par conséquent à lécriture. Le terme « lyrique » garde en revanche toute sa place dans une poétique de la lecture, centrée sur la subjectivité, et reste couramment utilisé pour traduire la notion de sujet lyrique.

Guerrero G., Poétique et poésie lyrique. Essai sur la formation dun genre, Paris, Le Seuil, 2000. Lavagetto A. (dir.), La poesia delletà romantica : lirismo e narratività, Roma, Bulzoni, 2002. Sebold R. P., Lírica y poética en España 1536-1870, Madrid, Cátedra, 2003.

Lyric, lyricism, lyrics (langue anglaise) ; Lyrik, Gedicht (langue allemande) ; Lyrikk (langues scandinaves) ; Lyrique ; Lyrisme 

Zoraida Carandell

Livre

Cest avec le cas Mallarmé, en France, quune certaine doxa critique peut nouer la question du livre/Livre à celle du lyrique. Prenant acte de la « brisure des grands rythmes littéraires », le contemporain du Gesamtkuntswerk wagnérien vise « lart dachever la transposition, au Livre, de la symphonie », ce qui revient à déplacer la définition de la musique, devenant « Musique », à savoir, « ensemble des rapports existants dans tout » (Crise de vers, Divagations, 1897). L« absolu littéraire » mallarméen, non sans affinités avec le rêve encyclopédique dun certain romantisme allemand – Friedrich Schlegel regarde vers un « livre infini, bible, livre pur et simple, livre absolu » –, hanté par la synthèse des genres, englobant, voire niant, les formes lyriques dans une pensée de « la totalité fragmentaire » (Lacoue-Labarthe et Nancy, LAbsolu littéraire, 1978), semble marquer une rupture historique forte : en exigeant du poète quil choisisse entre la Lyre* et le Livre, ou du moins quil transgresse, au sein dune refonte de lespace matériel et idéel du poème, la frontière entre lyrisme* et antilyrisme*. La crise 170de la subjectivité lyrique diagnostiquée par Hugo Friedrich dans sa Structure de la poésie moderne (1956) passerait ainsi – ce nest que lune de ses manifestations possibles – par une grande dichotomie fondatrice, celle opposant le recueil de poèmes au livre de poésie, tendance pouvant culminer, chez lauteur du Coup de dés, tout à la fois livre-poème et poème-livre, dans le rêve du « Grand Œuvre », vu comme « explication orphique de la Terre » (Lettre à Verlaine du 16 novembre 1885). Sans occulter la radicalité originale du projet mallarméen, il conviendrait de rappeler quune exigence macro-structurelle existe bien évidemment au moins depuis le Canzoniere de Pétrarque, construit sur la bipartition « In vita » et « In morte di Madonna Laura », quelle a pu se poursuivre après le moment mallarméen de manière plurielle, et que les modes de composition globaux relèvent de logiques symboliques quil ne faudrait pas couper dune infrastructure socio-économique décisive : la « mentale denrée » côtoie toujours « linstrument spirituel » (Mallarmé, Quant au livre, Divagations, 1897). Cela dit, le problème théorique résiderait sans doute dans la manière de penser ensemble la rime, ou le conflit, entre, dun côté, une certaine centralité de la voix lyrique dans le poème, modulée à travers diverses positions, registres*, ou figurations (Figures du sujet lyrique, dir. D. Rabaté, 1996) selon les textes, et, de lautre, le formalisme plus décentré dune architecture densemble. Mais la « crise du sujet lyrique » passe aussi par lanomie assumée véhiculée par une conception anti-organique de lœuvre, voire saffirme dans le refus ostentatoire de faire « œuvre » écrite : la « haine de la poésie » devient « haine du livre », rejet de « lordre scripturaire » (de Certeau, « Lire, ce braconnage », LInvention du quotidien. I. Arts de faire, 1990), chez certains tenants de la « poésie-action ».

Mallarmé découpe la production poétique en deux pans, en concédant avoir publié uniquement « un album, mais pas un livre », ce qui conduit à opposer un travail « architectural et prémédité » à un « recueil des inspirations de hazard (sic) » (Lettre à Verlaine du 16 novembre 1885), comme si, au plan théorique du moins, le Livre devait sarracher à lindividuation lyrique perçue désormais comme contingente ou inessentielle. Par ailleurs, la préface du Coup de dés (1897), redistribue les genres, les formes, les facultés : le lyrisme, porté par « lantique vers », exprimera « lempire de la passion et des rêveries », quand le livre, anonyme comme un texte sacré, aura pour enjeu « limagination pure et complexe ou intellect » : lalbum dit la circonstance lyrique, la Deixis, le quotidien transitoire (voir Circonstance*) ; le Livre montre ce qui transcende le chant personnel : « le livre sans hasard est un livre sans auteur » (Blanchot, Le Livre à venir, 1959). Si la poésie lyrique avait pu être intensification de « la syllabe » (thèse du Cassirer de La philosophie des formes symboliques citée par Emil Staiger dans ses Concepts fondamentaux de la poétique de 1946), ou « développement dune exclamation » (Valéry, Tel Quel, 1943), le projet structural mallarméen déplace leffort créateur vers « lexpansion totale de la lettre » (« Le Livre, instrument spirituel », Divagations, 1897), pour solliciter, dans un souci constant de « symétrie », toutes les unités, sémantiques, resémantisées, de lalphabet au livre de livres, « bible comme la simulent des nations » (Crise de vers, Divagations, 1897), en passant par la phrase ou le vers, la strophe, le poème sur la Page, et les rimes entre poèmes, comme le souligne le Mallarmé lecteur des Trophées, célébrant le « multiple écho glorieux », qui donne « limpression monumentale du tout » (lettre à Heredia du 23 février 1893). Contre le « hasard », 171une telle convergence des moyens construit une forme-sens, écho du drame humain, miroir de la « Tragédie de la Nature » (Les Dieux antiques, 1880), avatar moderne du « liber naturae », de manière à « instituer un jeu », qui « confirme la fiction » (« Le livre, instrument spirituel »). Les notes révélées par Jacques Schérer en 1957, complétant les vues critiques exposées dans la partie intitulée « Quant au livre » de Divagations (1897), manifestent de manière spectaculaire cette reconfiguration du poétique hors dun ancrage subjectiviste, affectif, pathique : incidences syntaxiques contre accidents biographiques ; parallélismes structuraux plutôt que correspondance romantique entre « âme » et « paysage » ; inscription typographique et surface littéraliste primant sur lexpression émotionnelle et la profondeur psychique ; substitution dune combinatoire de feuillets mobiles mis en scène par un « Opérateur » à une éloquence déclamatoire dAuteur logée dans une linéarité discursive ; élargissement du Moi devenu « Soi » à travers une théâtralité fondamentalement collective, et donc religieuse ; recherche dune « preuve » ontologique affirmant une « Loi » symbolique, loin de laventure intérieure dun Moi psychologique.

Affirmer un tel souci constructiviste, cétait retrouver, et surtout déplacer, du texte isolé à lœuvre entière, la vieille tradition rhétorique de la dispositio, couplant pour longtemps le Poète et lOrateur, quand le livre humaniste ou classique se définit comme « projection de léloquence » (M. Fumaroli, LÉcole du silence. Le sentiment des images au xviie siècle, 1994). Claudel, dans sa « Philosophie du livre » de 1925, situe justement le Coup de dés, « tableau typographique » au sein dune esthétique de la « Page », et non du « Mot », dans la longue histoire des « édifices typographiques », aussi beaux « que les façades de Palladio ou de Borromini ». Ainsi, un Thomas Sébillet, dans son Art poétique français de 1548 rappelle, à propos de ce que le grec nomme « Economie », limportance de « joindre les unes choses aux autres proprement au progrès du poème ». De même, depuis Pindare ou Horace (« Jai édifié un monument plus durable que le bronze », Odes, livre III), jusquau Segalen des Stèles, au Reverdy « cubiste » de Nord-Sud, au Claudel des Cinq Grandes Odes, au Saint-John Perse dAmers, au Valéry dEupalinos, au Jabès de Je bâtis ma demeure, toute une tradition valorise léthos du poète-bâtisseur, envisage le poème, voire « léconomie » du livre poétique, selon un modèle architectural (Crowling, Building the Text. Architecture as Metaphor in Late Medieval and early Modern France, 1988). On sait aussi quavec Saint-Gelais, Jean Molinet, Clément Marot, Ronsard, Du Bellay, « léloquence poétique se transforme en architecture au service de la légitimation de lautorité politique » (Deloignon « Lesthétique du livre renaissant ou comment sest pensée et construite la beauté du livre renaissant », LEsthétique du livre, dir. A. Milon et M. Perelman, 2010). Lesprit créateur de la Renaissance entend appliquer les apports de Vitruve et dAlberti à la composition du livre ; la pratique du sonnet en est lemblème. Du Bellay, dans le poème 157 de ses Regrets chante la muse architecturale, associant traditions culturelles (grecques, romaines, françaises, étrusques), modes delocutio et styles architecturaux (dorique, attique, ionien, corinthien) : « Aux Muses je bâtis, dun nouvel artifice / Un palais magnifique à quatre appartements ». La « modernité » romantique (Aloysius Bertrand, Gaspardde la Nuit, 1842 ; Hugo, Les Contemplations, 1856), puis post-baudelairienne, des Amours jaunes (1873) au Fou dElsa (1963), en passant par Capitale de la Douleur (1926), Du Mouvement et de limmobilité de Douve (1953), Le Roman 172inachevé (1956), continue à sa manière cette tradition de la construction très concertée du livre de poésie, reposant sur une « architecture secrète » (Barbey dAurevilly, 1857), proposant, de « section » en « section », une trajectoire symbolique, un parcours initiatique, une quête existentielle, des « cycles », qui mêlent le récit chronologique et le récitatif musical, le romanesque et la romance. Identité narrative et identité lyrique peuvent alors se compléter au sein dune structuration dynamique, le lyrisme oscillant, selon les auteurs, entre autobiographie et mythographie.

Mais la postérité du Livre mallarméen, comme de son esthétique de la Page, de lusage à la fois sériel et expressif de la typographie (UnCoup de dés), jointe à dautres traditions, littéraires (le « work in progress » joycien ; lobjectivisme américain, etc.), picturales (les séries de Monet ; les collages cubistes puis surréalistes, le cut up, etc.), musicales (art de la fugue, suites, séries, riffs et clusters jazzy, etc.), mathématiques, ludiques (les contraintes formelles de lOuLiPo), a pu conduire la poésie moderne et contemporaine à repenser ses modes de composition du livre, avec ou contre la figuration dun Moi, avec ou contre la modulation dune Voix. Perros ordonne sous forme de séquences chronologiques versifiées la prose tragique dune « vie ordinaire », quand le poème refuse le poétisme, renverse la tradition lyrique de lenthousiasme – « le vers qui prend nimporte quoi / dans sa délirante salive » – quand la poésie est « le chant de notre ignorance » (Papiers collés II, 1989). Le Ponge de la « rage de lexpression », de « labcès poétique » à crever, tourne le dos au lyrisme en déclinant des états du texte et non des états du Moi : le processus prime sur le produit, quand lavant-texte simmisce dans le texte. Mais Nicolas Pesquès, gardant quelque chose de lhéritage phénoménologique de lauteur du Savon, avec le projet sériel et fragmentaire de La face nord de Juliau, amorcée en 1988, ne sépare pas « lexpérience extérieure » (di Manno et Garron, Un Nouveau Monde : poésies en France 1960-2010, 2017) de lintrospection méditative, à travers un « livre qui tourne ». À défaut de chanter, le poète tout à la fois sécrit, se rassemble dans la dispersion (« scription autobiogre » dun je* élidé en « j. », exprimant par syncopes le « jus de soi »), et recueille le voir dans le dire lacunaire, car « la colline ne se donne quen miettes » (La face nord de Juliau. Treize à seize, 2016). Ou bien le livre trouve son unité structurale en se dépliant à partir dun espace symbolique à facettes que lon approche par brèves séquences versifiées : Guillevic, dans Du Domaine (1977), « enquête » sur le « chant » et son « centre » ; ou encore en se déployant à partir dun signe verbal moteur, comme ce fut le cas pour « Laure », « Olive », « Hérodiade », ou « Douve ». Ainsi de « rose », mot riche dune longue tradition, de Ronsard à Stein, chez Dominique Fourcade (Rose-déclic, 1984). Une telle centralité mobile et discontinue – la décharge du « déclic » –, antipsychologique, sans profondeur, se fait moins thématique que musicale et analogique (« Rosities rose it is rosités / Rose de la chosité »). Le « sujet » du livre devient sa forme : « le rapport rythme-mélodie » (Fourcade, Improvisations et arrangements, 2018). Une telle polyphonie du motif, continué, brisé, associée à une esthétique perçue par la critique comme « littéraliste », défait à nouveau le lien entre poésie et chant, entre poésie et métaphore, pour refaire du poétique à partir du nivellement généralisé, dans la mise à plat des différences entre français et anglais, sublime et trivial, articulé et inarticulé. Autre manière dunifier la matière poétique du livre de poésie, élire une mise en page répétée, cadrant un flux verbal varié, ressassant ce qui de 173lexistence ne peut être contenu (Tarkos, Caisses, 1998), ou bien se donner une contrainte décriture spatio-temporelle (Jacques Jouet, Poèmes de métro, 2000), numérique (Jacques Roubaud, Trente et un au cube, 1973). Quant au modèle scénique des « séances » du « Livre », porté par limpersonnalité dun « Opérateur », il se verra renversé, à partir de Dada, par des expérimentations hors du Livre, hystérisant un Moi de performance, sonore, gestuelle, chamanique, criant des rythmes (A. Labelle-Rojoux, LActe pour lart, Al Dante, 2004 ; Poésie & performance, O. Penot-Lacassagne, G. Théval 2018).

Avec la Monarchie de Juillet la littérature bascule dans lère du capitalisme industriel et culturel, mutation qui oppose le Paria lyrique à la Foule chez Vigny, réaffirmant que le poète ne peut être quun « ouvrier du livre », alors quil se voit condamné à « cesser de chanter pour écrire »(Chatterton, 1835), ou la Bohème lyrique à la bourgeoisie matérialiste chez Corbière, choisissant une édition de luxe pour sesdissonantes Amours jaunes (1873). Dès lors, sur fond de « perte dauréole » (Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869), de « déclin de laura » (Benjamin, Baudelaire, 2013), il sagira daffronter les « contradictions difficilement solubles dun poète dans une société dominée par largent » (J.-Y. Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de lédition moderne 1836-1891, 1984). La sélection, la fabrication et la diffusion du recueil lyrique quittent lâge du mécénat princier (D. Poirion, Le Poète et le Prince : lévolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles dOrléans, 1965), ou encore celui, restreint, des cercles mondains ou savants (Génetiot, Les Genres lyriques mondains (1630-1660), 1990). Le champ de la poésie, massivement identifiée avec le lyrisme, peut alors élargir son lectorat (Lamartine, Hugo, Musset, Béranger) ou se replier sur une attitude plus aristocratique (Vigny, Mallarmé). Sous le Second Empire, Théodore de Banville, « lun des premiers à avoir compris limportance dune collection bon marché », pour la seconde édition de ses Odes funambulesques, aspire à entrer dans la « petite bibliothèque à 1 franc », caressant « le merle blanc des poètes, la Popularité » (lettre à Michel Lévy, citée par Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de lédition moderne 1836-1891, 1984). Cest aussi lépoque où le livre de poésie, le journal et lart de laffiche entretiennent des rapports dialectiques dopposition et dincorporation (Presses et plumes. Journalisme et littérature au xixe siècle, dir. M.-E. Thérenty et A. Vaillant, 2004 ; Livres de poésie. Jeux despaces, dir. I. Chol, B. Mathios, S. Linarès, 2016). Répondant à « lhétéronomie du chaos économique » qui re-verticalise lécrit (Benjamin, Sens unique, 1928), lexpérimentation avant-gardiste, avec les planches futuristes, les « idéogrammes lyriques » dApollinaire, entend « machiner la poésie comme on a machiné le monde » (« LEsprit nouveau et les poètes », 1917). La matérialité du médium saffirme pleinement, à travers une poésie soucieuse denrichir lexpressivité verbale dune autre forme dexpressivité, imprimée, manuscrite, plastique, spatiale, visuelle, tabulaire, idéogrammatique, calligraphique, gestuelle, à linstar de ce qui a lieu de manière inaugurale avec lédition Vollard-Didot du Coup de dés (avortée en 1898), ou la « simultanéiste » Prose du Transsibérien (1913) associant les époux Delaunay à Cendrars. Lœuvre côtoie aussi la bibliophilie, avec ses grands papiers, ces faibles tirages, sa typographie ancienne, pour se loger dans des « livres luxueux et rares » (Mallarmé, La Dernière mode, 28 décembre 1874), et sincarner dans des livres-objets échappant partiellement à la loi de « la reproductibilité technique » (Chapon, Le Peintre et le livre. Lâge dor du livre illustré 174en France. 1870-1970, 1987 ; Poésure & peintrie, 1993 ; Y. Peyré, Peinture et poésie, le dialogue par le livre (1874-2000), 2001). Dans le même geste, à travers cette « utopie du livre », contemporaine du rayonnement international de la « poésie concrète », sestompe la frontière entre lartiste et le poète (Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre dartiste, 1997).

Alors que le « désenchantement du monde » conduit à une crise de « lart monumental » (Weber, Le Savant et le Politique, 1919), les poètes qui restent attachés au modèle du Livre se heurtent à la question de la question, à lexil, à la marge, à linnommable, à limprononçable (Jabès, Le Livre des questions, 1963-1973). Fondamentalement « ouvert », mobile, fragmentaire, voire, de manière blanchotienne, soumis au « neutre », au « désastre » ou au « ressassement », lopus plus ou moins « désœuvré » de la modernité négative et réflexive qui interroge la possibilité du chant est celui-là même qui expérimente les limites du Livre. La poésie qui ne chante plus quitte, ou brise, le « chansonnier » lyrique, juxtapose des suites élégiaques hors de toute unité originaire, énumère des parties sans tout, inscrit sur la page autonomisée des énoncés grammaticaux silencieux, donne de la voix, mais sur une scène, ou encore rejette un graphocentrisme perçu comme trop daté, trop mallarméen, trop idéaliste (« tout, au monde, existe, pour aboutir à un livre », Divagations, 1897), à moins que lon fasse sien cet autre énoncé de lauteur du Tombeau dAnatole : « un livre ne commence ni ne finit, tout au plus fait-il semblant ». Avec et contre Mallarmé, le livre poétique, papier, chair, comme chez Julien Blaine, ne cesse de se déchirer, et de se réincarner (Quant au livre de léchec / Quant à léchec du livre, 1972).

Chol I., Mathios B., Linarès S. (dir.), Livres de poésie. Jeux despaces, Paris, Champion, 2016. Milon A., Perelman M. (dir.), LEsthétique du livre, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010. Schérer J., Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1957/1977.

Livre dartiste ; Lyrisme de masse ; Matérialisme ; Numérique, internet ; Recueil

Thierry Roger

Livre dartiste

Émergeant dans les années 1870 à partir des collaborations de Manet avec Charles Cros (Le Fleuve, 1874), puis avec Mallarmé (Le Corbeau dEdgar Allan Poe en 1875, LAprès-midi dun Faune en 1876), le livre dartiste allie des auteurs, en particulier des poètes, et des peintres dans des créations concertées qui valorisent linnovation esthétique et les techniques artisanales, dans des éditions à tirage limité illustrées de gravures originales. Ce nouveau genre, qui prend le relais de la vignette romantique et de ses graveurs professionnels en permettant lintervention directe du peintre, associe linvention formelle à la préservation du livre datelier à lère de lexplosion de limprimé industriel. Il se développe en réaction aux nouveaux procédés photomécaniques qui condamnent la gravure de reproduction.

Dans ce contexte de concurrence qui conduit les arts graphiques à se réorienter vers lestampe originale, poètes et peintres adoptent une démarche conjointe pour concevoir un « livre de dialogue » (Yves Peyré), espace de liberté où leurs rôles se partagent à parts égales et peuvent aussi séchanger. Sur la couverture des deux œuvres inaugurales, Le Fleuve et Le Corbeau, les noms de lauteur et de lartiste sont imprimés symétriquement, dans le même corps de caractère. Lun et lautre signent leur livre à la main. La gravure nest plus inféodée au texte. Elle séloigne dune fonction illustrative et mimétique pour interpréter le poème, 175non plus au sens qui lui était longtemps assigné dune transposition dun original allographe, mais dans une exploration tangentielle où suggestion graphique et suggestion métaphorique se répondent. Limage et le texte déploient leurs moyens spécifiques sur un support commun dont le dispositif dempagement se modifie. Lancienne hiérarchie est contestée jusquau renversement du rapport de précédence et daccompagnement, quand le poète commente ou « illustre » à son tour le travail de lartiste (Paul Éluard et Man Ray, Les Mains libres, 1937). Les deux arts poursuivent leur autonomie en miroir lun de lautre, dans des processus de complicité et de dissension, de différenciation et délargissement conjoints du lisible et du visible.

Le livre dartiste prend son essor dans le contexte dun mouvement de défense et dillustration des arts gravés, marqué par la multiplication de sociétés dartistes, la floraison de revues estampées (Le Livre moderne, LEstampe originale, LYmagier) et les éditions de luxe destinées à un nouveau marché damateurs. Les peintres et poètes prennent néanmoins la liberté de se soustraire aux chapelles de la bibliophilie, attachées à la gravure sur bois (Le Livre dÉdouard Pelletan, 1896) ou à leau-forte. Ils sapproprient des techniques modernes qui séloignent des conventions puristes. Pour Le Corbeau, Manet se sert du papier report lithographique : son dessin brut dramatise avec une violente intensité les noirs que Mallarmé apprécie tant, faisant naître des hachures informes limage fantastique et japonisante du corbeau.

Critiqués par les bibliophiles, les premiers « livres de dialogue » subissent des échecs commerciaux. Ils ne deviennent pas moins des objets fétiches pour des esthètes sensibles à leurs audaces expérimentales et à leur matérialité tactile. Le plus célèbre dentre eux, des Esseintes, héros du roman À Rebours (1884) de Huysmans, voue un culte à LAprès-midi dun faune, « sublimé dart » dont la couverture en feutre du Japon et les deux tresses de soie noire et rose de Chine donnent lieu à la rêverie dune chair du livre (Évanghélia Stead), féminine et sensuelle. Les bois de Manet, rehaussés de lavis couleur chair, exercent leur liberté graphique aux emplacements classiques du frontispice, du bandeau, du fleuron et du cul-de-lampe. Tous les exemplaires de cette plaquette, tirée sur grands papiers, forment un objet éminemment précieux dont lintention esthétique vient accomplir une poétique du livre.

Le genre soriente ainsi vers le luxe et la qualité de lexécution : la typographie* est composée à la main. À lâge dor de son expansion, dans les premières décennies du xxe siècle, puis entre les années 1940-1960, le livre dartiste autorise tous les jeux de rôles. Le poète peut faire image à lui seul, déployer le texte dans lespace, larracher à la linéarité et dessiner des objets, ou plutôt suggérer leur contour, en contrariant les habitudes de lecture unidirectionnelle (Les Calligrammes dApollinaire, 1918). À linverse, le peintre André Masson sempare du Coup de dés de Mallarmé (1961) pour lautographier dun geste de la main. Dautres poètes cumulent les pratiques du typographe en composant eux-mêmes leurs livres : Pierre André Benoit réalise ainsi sa collection de minuscules.

Le livre dartiste implique encore dautres partenaires. Sa profusion se nourrit de remarquables revues (Cahiers dart de Christian Zervos, Minotaure dAlbert Skira, Verve de Tériade, LÉphémère dAimé Maeght, Argile, Clivages, Commune mesure, Conférence…). Le dialogue créatif sélargit à léditeur qui joue volontiers le rôle dinitiateur et dintermédiaire entre le peintre et le poète. Ambroise Vollard avait désiré « la plus belle édition du monde », commandant à Odilon Redon 176quatre lithographies pour Un Coup de dés de Mallarmé (1998). Le livre fantôme ne sera jamais publié. Le texte posthume (1914) de Mallarmé, poème des blancs, occupe à lui seul, sans ponctuation, tout lespace dun mouvement étale.

Au début du xxe siècle, le marchand de tableaux Daniel-Henry Kahnweiler reprend le rôle de Vollard. Il représente la figure davant-garde de léditeur qui prend le risque de mettre en relation des auteurs et artistes encore inédits : il publie le premier livre dApollinaire et Derain (LEnchanteur pourrissant, 1909). De nombreuses maisons déditions, de Skira à Iliazd et à Guy Lévis Mano, lui succèdent. Aujourdhui, Fata Morgana, fondée en 1966, et La Dogana, née en 1981, dépassent en longévité de remarquables petits éditeurs (Françoise Simecek, Jacques Quentin…). Les peintres et poètes savent néanmoins faire léconomie de léditeur-passeur pour procéder à lautoédition, en conjuguant le bricolage et lingéniosité, quitte à fabriquer un exemplaire unique. Michel Butor calligraphie Une dentelle sabolit (2012) en une boucle florale, sur les plats intérieurs dune couverture vide. Sa réécriture ne conserve du célèbre sonnet de Mallarmé que son vers initial, et le flanque dun seul alexandrin sur un seul exemplaire, spécimen du livre manquant.

Autres « alliés substantiels » (René Char), les ateliers dimprimerie restaurent la tradition des presses à bras. Edwin Engelberts édite la splendide Lettera amorosa (1963) de René Char et Georges Braque, « lOuvrage de tous les temps admiré » (Dédicace) dont les vingt-sept lithographies en couleur sont tirées à Paris sur les presses de Fernand Mourlot, autour duquel gravite une constellation dartistes et de poètes. Le taille-doucier peut aussi prendre linitiative de la technique. Le graveur suisse Pietro Sarto réunit dans son atelier de Saint-Prex un groupe dartistes, parmi lesquels Pierre Tal Coat (Laisses dAndré du Bouchet, 1975) et Albert-Edgar Yersin. Il suggère au peintre vaudois Jean Lecoultre le vernis mou pour rendre sensibles les « accidents de surface » de ses trompe-lœil face au Coup de dés (1975) de Mallarmé.

Le livre dartiste se déploie encore sur une infinie variété de supports, qui privilégient parallèlement, ou en réaction au luxe bibliophilique, des matériaux pauvres, voire élémentaires. À partir de laprès-guerre, la poésie fait le vœu de revenir au plus simple, de sécrire à même la pierre, le sable ou la neige, sur les traces des Ardoises du toit de Reverdy et Braque (1918). Elle trouve dans le livre dartiste une recherche des choses primordiales qui saccorde à la rêverie dune écriture « sans image » (Philippe Jaccottet), situant le paysage plutôt que dy surimprimer des figures. Les poètes de la revue LÉphémère sunissent aux ardoises gravées dUbac (Pierre écrite dYves Bonnefoy, 1958 ; Proximité du murmure de Jacques Dupin, 1971), quand le poème ne sinscrit pas lui-même sur une stèle dardoise (Antoine Emaz et Anik Vinay, La Nuit posée là, 1992). Chez lartiste José Maria Sicilia, lencre typographique se dépose sur fond de cire dabeille (Impromptu de Jacques Dupin, 1995) : la page devient la membrane translucide dune vie animale foisonnante, avers poétique communiquant avec lenvers du monde.

Au cours de ses innombrables collaborations avec des artistes, Michel Butor est certainement lauteur le plus ouvert au contact des matériaux modestes – les cartes dactylographiées de Pierre Alechinsky (Matériel pour un Don Juan, 1977), les lamelles de cartons de Bertrand Dorny (Supermarché, 1992) – ou somptueux, à linstar des livres de verre de Lô (alias Laurence Bourgeois) qui permettent au poète de concrétiser le fantasme dune écriture rémanente, 177dans la neige (Enneigement, 2011) ou « sous la glace » (Trésor sous la glace, 2011). Il reprend sur le mode ludique les grands livres dAndré du Bouchet et Giacometti où le blanc de la page prend la consistance et lévanescence du glacier (Le Moteur blanc, 1956 ; Dans la chaleur vacante, 1961). Butor nhésite pas à imprimer le livre, littéralement, de son propre corps, dans lempreinte découpée de son pas, signant la trace de sa présence et de son retrait, à limage de lestampe sur la presse (Des pas sur la neige, 2009).

La quête du tactile attire ainsi les poètes vers la concrétude du support qui libère le texte de son abstraction et de sa fixité pour lenraciner dans le matériau, qui révèle les blancs de « linterlettre » (André du Bouchet) pour les donner à voir au creux du poème. Le livre est investi dun imaginaire de la page-peau, à travers laquelle la parole lyrique respirerait le souffle du vivant, éprouverait sa propension à se virtualiser en une signifiance métaphorique et à se séparer du corps pour sobjectiver.

De nouveaux formats réinventent le concept du livre en jouant de ses composantes fondamentales telles que le pli et la superposition des feuillets. Après le livre-éventail de la fin-de-siècle, le long leporello de la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay (1913) sinspire du modèle du prospectus. Le poème, imprimé sur les plages de couleurs simultanées, oscille entre lhorizontalité de la page et la verticalité de laffiche. Quelques années plus tard, Cendrars retour du front, amputé, ramène le livre Jai tué (1918) à un in-octavo de moins de 20 cm. Le pavé typographique sétend sur le format carré de la page, sans alinéa, dans de gros caractères Baskerville largement espacés et rubriqués couleur sang. Cest limage dune parole éclatée et massifiée par la guerre, tandis que les dessins cubistes de Fernand Léger imbriquent des cylindres et des visages, mais aussi des mots mutilés, dans une dynamique explosive et centrifuge. À lissue de la Seconde guerre mondiale, Pierre Reverdy et Pablo Picasso se souviennent de ce livre moderniste dans Le Chant des morts (1948)calligraphié par lauteur et strié de balafres rougeoyantes par le peintre.

Dans laprès-guerre, le livre dartiste se développe en relief dans les sculptures de papier dÉtienne Hajdu, « estampilles » qui gaufrent la page et simpriment blanc sur blanc (Pierre Lecuire, Règnes, 1961). La créativité formelle se dégage de la forme du codex dans des livres-objets qui reviennent au rouleau ou à une surface tendue sur des arêtes de bois. Le livre se chosifie en artefacts dérisoires, comme cette mappemonde de Bertrand Dorny (Butor, Feuilletant le globe avec Dorny, 1991), donnant la terre à lire dans une ambition totalisante où le livre na plus ni début, ni fin.

Les procédés de fabrication empruntent certaines techniques à limprimé de masse : la chromolithographie (Parallèlement de Verlaine par Pierre Bonnard, 1900), le cliché-trait (La Guitare endormie de Pierre Reverdy et Juan Gris, 1919), la photographie (Facile, de Paul Éluard et Man Ray, 1935) et autres moyens de reproduction de plus en plus diversifiés, qui viennent transgresser la frontière entre lesthétique du livre et la reproduction industrielle. À partir des années 1960, dans le sillage du mouvement Fluxus, le livre dartiste entendu au sens restreint de lexpression, conceptuel et minimaliste, amène les plasticiens à évincer le poète et à assumer la totalité de la création. Simposent alors des techniques pauvres, comme le stencil chez John M Armleder. En 1969, Marcel Broodthaers sattaque au grand tabou de lillustration, Un Coup de dés de Mallarmé, réduisant le texte à une « Image » tirée 178sur des plaques daluminium anodisé. Dautres procédés entrent encore dans le champ du livre dartiste : la sérigraphie, répandue par le pop art et les affiches de Mai 68 (Butor et Monory, USA 76, 1976) et loffset, qui contribuent à démocratiser le genre.

La poésie joue un rôle éminent dans lavènement du livre dartiste, même par la négative. À mesure que la peinture saffranchit du sujet, donc de la mimésis, elle a besoin du discours des poètes qui verbalisent le geste esthétique, autant quils élaborent leurs propres capacités à créer des poèmes à voir. Le « livre de dialogue » évolue en déclinant son intermédialité dans de nouveaux sous-genres. La critique dart sexerce sous forme de prose poétique à propos des gravures, tandis que le poème dart se délivre du livre, en particulier dans le format du « placard » où lécriture innervée de gravures sexpose comme un tableau.

La résistance lyrique moderne à la narration et à la description réaliste participe également de cette convergence : le discours métaphorique ouvre le filage des analogies à des motifs concrets, quand le commentaire gravé ne renvoie pas la parole au fond informe sur lequel elle simprime, taches dencres ou texture dune estampe abstraite. Le sujet lyrique séloigne lui-même dune instance expressive pour devenir lopérateur dun montage des aspects hétérogènes du réel : ces éclats de conscience se juxtaposent sur lespace de la page qui les fait tenir en une représentation. Mode lui-même marginalisé, le lyrique se redéfinit ainsi dans le livre dartiste en une poétique du rythme dans lespace et du contact avec le support.

Chapon F., Le Peintre et le Livre. Lâge dor du livre illustré en France. 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987. Peyré Y., Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001. Stead É., La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, Presses de lUniversité Paris-Sorbonne, 2012.

Document ; Livre ; Mise en page ; Peinture (modernité) ; Recueil ; Typographie

Dominique Kunz Westerhoff

Lurikos

Issu des classifications du corpus poétique antique effectuées par les philologues alexandrins, lurikos est considéré comme le premier qualificatif générique utilisé pour caractériser les œuvres dun petit groupe de poètes grecs connus comme les « neuf lyriques », à savoir : Sappho, Alcée, Anacréon, Simonide, Pindare, Stésichore, Bacchylide, Ibycos et Alcman. Une épigramme de lAnthologie palatine (IX, 184) est à la fois le principal témoignage de lexistence de cette prestigieuse liste et lune des premières apparitions répertoriées du qualificatif. Les documents antérieurs faisaient référence aux poèmes et aux poètes avec les termes melos* et melopoios, ou bien ils les regroupaient dans une classe baptisée melike poesis, par allusion à la musique, au chant et à la manière originale dinterpréter ladite poésie. Ce nest quà partir des iie et iiie siècles av. notre ère avec la diffusion des éditions et des canons alexandrins, que le qualificatif lurikos commence à être fréquemment rattaché à la figure des neuf poètes (ennea lurikoi) et que lon assiste à une institutionnalisation de leur présence dans les discours sur les genres littéraires antiques. La liste des poètes lyriques rejoint alors celle des autres auteurs canoniques dans des formes aussi diverses que lépopée, la tragédie, la comédie, lhistoire et lart oratoire. Et tout comme eux, les neuf poètes sont entourés dune nouvelle valeur symbolique qui en fait un objet dadmiration et démulation, ouvrant la porte à une réécriture et à une 179recontextualisation de leurs vers qui ne peut que laisser présupposer lexistence dun modèle générique commun.

Lun des effets les plus évidents du travail des philologues dAlexandrie a été, en ce sens, la « remédiation » (au sens de Bolter, Grusin) au niveau textuel dune poésie essentiellement orale, musicale et performative, liée aux cérémonies, rites et fêtes de la culture grecque archaïque et classique. Cette transposition dans le domaine de lécriture, qui sopère avec la publication des œuvres des neuf poètes, noublie évidemment pas les origines musicales de ce type de poème, comme lindique symboliquement la présence de la lyre. Mais il sagit effectivement dun symbole qui renvoie plus à une généalogie quau mode dexistence des œuvres, puisque lon sait que la notation de la musique ou de la danse qui accompagnait à lorigine ces vers na été ni récupérée ni éditée. En ce qui concerne lhistoire du genre, ce qui est important, cependant, cest que linstitutionnalisation du groupe de poètes à cette époque entraîna une institutionnalisation parallèle de la classe textuelle attribuée à leurs œuvres. Elle conduisit progressivement à lapparition, vers les iie et ier siècles avant notre ère, de la catégorie lurike poesis : poésie lyrique.

Le peu que lon sait des éditions alexandrines ne permet malheureusement pas de tracer avec précision le profil de cette catégorie créée daprès le canon des neuf poètes. Apparemment, des critères très différents ont été utilisés pour organiser le corpus des différents auteurs et il ny a jamais eu de système général pour guider un programme éditorial qui aurait pu servir de modèle pour décrire les caractéristiques du genre. En réalité, la notion de lurike poesis semble bien imprécise dans les quelques énumérations génériques anciennes où elle figure, comme celle du scholiaste Denys le Thrace. Il faut attendre la réécriture horatienne du corpus grec et, dune façon plus générale, le recyclage latin de la tradition littéraire grecque, pour que la catégorie acquière un profil plus cohérent. Sil est vrai quHorace na pas été le premier à transposer en latin les vers des poètes grecs, il nen est pas moins vrai que cest lui qui a noué un lien hypertextuel explicite avec leurs poèmes et a voulu se situer avec son travail dans la lignée généalogique et générique institutionnalisée par le canon alexandrin. Rappelons que, dans ses quatre livres dodes, il utilise les différentes formes lyriques et les associe aux thèmes traditionnels grecs archaïques, comme les hymnes aux dieux, les louanges aux hommes, les fêtes bachiques, les chants érotiques et les chants civiques, entre autres. De plus, suivant les anciennes conventions, le poète se dit possédé par les muses (Odes I, 17 et 36 ; II 1 et 12 ; III, 1, 3, 4 et 9 ; IV, 3) et adopte la posture dun barde mû par linspiration divine (Odes II, 16) et même par linfluence des poètes canoniques (Odes IV, 9). Pour compléter ce tableau de son inscription dans le genre, un discours métatextuel et métacritique sur la poésie lyrique et son importance parcourt non seulement les odes mais aussi dautres textes du poète, comme son célèbre Ars ou Épître aux Pisons (v. 73-92 et v. 340-407). Son apport est fondamental dans le processus de consolidation et de transmission de la catégorie. Quintilien ne se trompe pas lorsquil considère Horace, un siècle plus tard, comme le plus grand poète lyrique de Rome et même comme le seul poète lyrique dont la lecture vaut vraiment la peine (X, 1, 96). Il associe dès lors naturellement le poète et la classe générique, comme le fera aussi Tacite dans son Dialogue des orateurs (X-XVI ; XX) et comme le feront à la Renaissance* de nombreux humanistes pour qui Horace et la poésie lyrique deviennent des termes solidaires, ainsi que des références incontournables. En ce 180sens, ce nest pas un hasard si lapparition de ladjectif « lyrique » et de la notion de « poésie lyrique » se produit dans les principales langues européennes aux alentours du xve et du xvie siècle.

Lintérêt étymologique pour le mot et pour son inscription dans le champ littéraire moderne fait aujourdhui partie du débat théorique sur lhistoire des genres et, en particulier, sur la définition et sur la place du poétique dans le monde contemporain. Entre ceux qui appellent à labandon de toute qualification de la poésie en tant que « lyrique », comme René Wellek, ou ceux qui, au contraire, revendiquent plus récemment lusage de « lyrique » et de « lyrisme », comme Antonio Rodriguez et Jean-Michel Maulpoix, on voit se déployer le champ dune discussion riche et variée à laquelle ont participé des personnalités telles que Claudio Guillén, Gérard Genette et Claude Calame. Tous ont donné une actualité inattendue à cette vieille notion mise en circulation il y a plus de vingt siècles par une poignée de philologues et de bibliothécaires dAlexandrie.

Calame C., « La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? », Littérature, n111, 1998, p. 87-110. Genette G., Introduction à larchitexte, Paris, Le Seuil (« Poétique »), 1979. Guerrero G., Poétique et poésie lyrique, Paris, Le Seuil (« Poétique »), 2000.

Lyra ; Mélos, mélique ; Muses ; Orphée ; Rites

Gustavo Guerrero

Lyra (terminologie latine)

Le « sonneur de la lyre romaine » : voilà comment Horace, dix ans après son premier recueil dOdes (livres I-III) achevé en 23 avant notre ère, se désigne au début de son quatrième et dernier livre (4.3.23 : Romanae fidicen lyrae). Quest-ce que cette lyra romaine ?

Commençons par répondre sans nuance : la lyre romaine nest rien. Cest un paradoxe, et un paradoxe très concret. En faisant de ce syntagme le complément du nom fidicen, traduit ici faute de mieux par « sonneur » (voir infra), Horace renvoie dabord à linstrument de musique. Or, la lyre* est un instrument grec et non romain : le mot est un emprunt, comme son y grec lindique, et nest guère attesté avant Horace, où il devient courant. Plus tôt, le substantif latin essentiellement pluriel fides, « les cordes », désigne par métonymie linstrument. Sil latinise lyra, Horace garde aussi fides, quil associe volontiers à des références grecques (Anacréon en 1.17.17 ; Sappho en 2.13.24-25 et 4.9.12, Orphée en 1.12.11 et 1.24.13-14 ; Apollon en 3.4.4 et 4.6.25), soulignant ainsi lhybridité de sa poésie. Dans la formule citée plus haut, le composé totalement latin fidicen dérive de ce nom et du verbe canere, « chanter, jouer dun instrument » : Horace est le « joueur-chanteur » latin « de la lyre » grecque, paradoxalement qualifiée de « romaine ».

La tradition « lyrique » est donc hors sol dans le monde latin. Il existait assurément une tradition de poésie populaire pré-/non littéraire, mais elle na laissé que peu de traces, et les carmina convivalia (chants de banquets) semblent plutôt avoir été associés à la flûte : pas de poésie « fidique », donc. En contact avec la culture grecque depuis le début de la période littéraire, les Latins connaissaient certes – sans doute de nom plus que dans le texte – les poètes du canon alexandrin, mais ladjectif « lyrique » est encore grec quand Cicéron lemploie pour les désigner (Orateur 184 : poetarum quiλυρικοίa Graecis nominantur). Le même Cicéron, à en croire le témoignage postérieur de Sénèque, « dit que même si on lui doublait sa durée de vie, il naurait pas le temps de lire les lyriques » (Lettres 49.5 : negat Cicero, si duplicetur sibi aetas, habiturum se tempus, quo legat lyricos). Si Rome 181adopte et adapte en latin lessentiel de la poésie grecque, épique et dramatique en tête, elle naccorde dans un premier temps guère de place à la lyrique, considérée comme une perte de temps.

Une génération après Cicéron, Horace est le premier à utiliser ladjectif « lyrique » sous sa forme latine, et ce dès le poème douverture du livre I des Odes, quil dédie à Mécène, son protecteur proche dAuguste, avec lespoir quil lui donne une place parmi les « chantres lyriques » (1.1.35 : quod si me lyricis vatibus inseres) ; déjà là, il associe un mot latin pour le poète-devin (vates) à une référence au canon lyrique grec. Dix ans après, cest fait : « le peuple de Rome daigne [le] placer parmi les aimables chœurs [grecs] des chantres [latins] » (4.3.13-15 : Romae… / dignatur subolesinter amabilis / vatum ponere me choros). Horace, dans ce poème déjà cité, consacre sa reconnaissance officielle comme poète lyrique romain à la muse* Melpomène, en linvoquant en ces termes pour souligner le paradoxe : « ô toi qui donnerais même aux poissons muets, si le cœur ten disait, la voix du cygne » (4.3.19-20 : o mutis quoque piscibus / donatura cycni, si libeat, sonum). Le tournant, dans lintervalle, est le choix dHorace par Auguste pour composer lhymne officiel des Jeux séculaires de 17 avant notre ère, le Carmen saeculare, qui nous est parvenu comme le seul poème lyrique latin non chrétien à avoir fait lobjet dune exécution rituelle : une inscription monumentale en atteste en détail (CIL VI 32323, fr. d-m, l. 15-23, 131, 139-141), et le poète rappelle son rôle de chef du chœur de jeunes gens au dernier livre des Odes (4.6.29-44). Le tour de force dHorace est davoir (re)donné une valeur civique à un type de poésie jusque-là déconsidéré à Rome.

Nuançons maintenant laffirmation initiale. On aura compris quau-delà de linstrument, la lyre désigne aussi par métonymie la poésie qui lui est associée, et que si cette poésie a peu dexistence à Rome, elle en a une forte et durablement influente chez Horace. Par ailleurs, ce dernier passe quelques antécédents sous silence pour affirmer sa nouveauté. Ainsi, quand il clôt son premier recueil dOdes en affirmant « avoir le premier ramené le chant dÉolie aux mesures dItalie » (3.30.13-14 : princeps Aeolium carmen ad Italos / deduxisse modos), cest-à-dire introduit à Rome la poésie de Sappho et dAlcée (de Lesbos, île dÉolie), Horace ignore ostensiblement au moins un prédécesseur inévitable, contemporain de Cicéron : Catulle, qui utilise avant lui la strophe sapphique dans deux poèmes fameux (11 et 51), lasclépiade majeur dans un autre (30), ainsi que deux autres formes éoliennes non reprises ensuite par Horace (poèmes 34 et 61, en strophes glyconiques de respectivement 4 et 5 vers ; Catulle recourt encore à deux mètres dorigine éolienne, mais devenus épigrammatiques, lhendécasyllabe phalécien, très récurrent parmi les poèmes 1-60, et le vers priapéen du poème 17 et du fr. 1). En outre, Catulle prend pour modèle Sappho, et Horace fait de même en lui associant Alcée (Ode 2.13, entre autres). À côté de Catulle, au moins deux autres poètes dits « néotériques » – poètes « nouveaux » à la mode alexandrine – emploient des mètres éoliens, Calvus (fr. 4) et Ticidas (fr. 1), le premier, voire les deux, dans le genre spécifique de lépithalame (chant de mariage), particulièrement associé à Sappho et aussi mis à lhonneur par Catulle (poèmes 61-62, avec des échos dans dautres). Avant eux, pour laisser de côté les vers lyriques présents dans dautres genres (en particulier les parties chantées du théâtre dès le début du iie siècle avant notre ère), il y avait aussi eu quelques expérimentations dans des formes lyriques, dont il ne nous reste presque rien (on peut mentionner Laevius au début du ier siècle avant notre ère).

182

Malgré ce quil prétend, Horace nest donc pas le premier à avoir utilisé en latin des mètres lyriques, ni éoliens en particulier, ni à sêtre inspiré de cette poésie. Il en est dailleurs bien conscient, vu quil fait notamment des allusions très claires au poème 51 de Catulle imité de Sappho (Odes 1.13 et 1.22, fin en particulier) et à lhymne à Diane du poème 34 (Ode 1.21). Cest un héritage dont il rejette une partie (lépithalame et certaines formes métriques) et récrit une autre. Mais laffirmation dHorace nest pas pour autant un pur mensonge : sa nouveauté, essentielle à une époque où Rome se dote de bibliothèques publiques bilingues et cherche des pendants latins aux auteurs grecs, cest quil ne se contente pas de reprendre des formes lyriques ou une voix éolienne de façon ponctuelle ou dans un recueil hybride (celui de Catulle, globalement, tient de lépigramme et de liambe plus que de la lyrique, et aussi de lépopée et de lélégie), mais quil constitue un recueil complet et unitaire, et quen cela il (re)crée à Rome la lyrique en tant que (ou comme si cétait un) genre – quil faut tenter de définir.

Cette poésie « lyrique » est-elle donc un genre antique aux contours nets ? La réponse est ici aussi dabord négative, même si létiquette « lyrique », on la vu ci-dessus, existe à lépoque romaine, à la différence de la Grèce archaïque (dans ce volume, on comparera les notices « Lurikos* » de Gustavo Guerrero et « Mélos, mélique* » de Claude Calame). Liée au canon alexandrin, la catégorie est non seulement problématique à définir, mais aussi différente de la catégorie moderne. Ainsi, il est plus facile de dire ce que la lyrique antique nest pas que ce quelle est. Par exemple, elle ne présente pas dunité de forme, de thème ni de ton, et nest donc pas vraiment un genre : plutôt un regroupement de divers genres (car il y en a autant que doccasions de performances poétiques dans les sociétés orales de Grèce archaïque). Elle nest pas seulement ce qui nest ni épique ni dramatique : elle nest pas non plus liambe ni lélégie (ni lépigramme, postérieure et dérivée de la seconde), que nous classerions sous la même étiquette, alors que les Anciens les distinguent nettement comme des genres à part entière. Quant au terme « lyrique », sans même parler des connotations modernes dont il sest chargé (expression des sentiments en particulier), il nest quà moitié pertinent : les divers types de poésie auxquels il renvoie ne sont pas tous accompagnés par la lyre, mais certains par la flûte. Le seul point commun à lensemble de la catégorie est quil sagit de poésie chantée – ce qui nest que marginalement le cas de la lyrique postérieure.

Lintérêt de la position dHorace par rapport à cette question est quil reçoit la catégorie alexandrine comme telle, avec son caractère hétérogène et artificiel, et constitue son recueil en conséquence. Il est conscient non seulement des problèmes listés ci-dessus, mais aussi de la centralité du chant. Quand bien même le médium poétique avec lequel il travaille nest plus la performance orale, mais lécrit et le recueil diffusé en volumes (cest-à-dire en rouleaux de papyrus, évoqués deux fois seulement au dernier livre, et justement pour dire quils ne font pas silence : 4.8.21 et 4.9.30-31), Horace en maintient constamment la fiction. Ses odes impliquent un contexte dexécution fictionnel, soit recréé de façon mimétique dans le poème lui-même, soit implicite (souvent un banquet). Il évoque volontiers la flûte à côté de la lyre, et même les flûtes seules à lextrême fin du livre IV, en imaginant la perpétuation des carmina convivalia traditionnels. Il appelle dailleurs ses poèmes carmina, « chants » (le titre hellénisant Odes est postérieur). Cela évoque le melos grec (Horace utilise 183ce terme en 3.4.2), mais carmen est aussi une notion latine ancienne, avec des connotations religieuses* (« incantation », « formule »), désignant toutes sortes de poèmes (aussi non chantés) : la question du genre reste ouverte.

Sil se réclame plus spécifiquement des poètes éoliens Sappho et Alcée, Horace a en vue tout le canon, comme le montre sa prétention initiale à y entrer, ou lévocation de sept des neuf poètes au début de la neuvième ode du livre IV. Ce qui était hétérogénéité dans la catégorie alexandrine devient variété dans le recueil* horatien, tant dans les mètres que dans les sujets et les registres, comme lillustrent les deux « parades » du début du livre I : la série des neuf premières odes toutes dans un mètre différent (et un autre encore en 1.11), puis celle des prédécesseurs entre 1.12 et 1.18, qui évoquent des modèles différents (Pindare, Sappho, Alcée, Bacchylide, Stésichore [et Archiloque], Anacréon [et Homère], et Alcée en clôture). Dans le recueil, très construit, cela crée de fréquents contrastes dun poème à lautre, ou aussi entre la forme métrique et le thème ou le ton dun seul poème (par exemple, 1.12 traite un thème pindarique dans un mètre sapphique). Une exception confirme la règle : le cycle des six « odes romaines » au début du livre III, toutes en strophes alcaïques, à sujets civiques ou moraux et de registre élevé. Horace questionne aussi le genre en testant ses limites, avec des genres non seulement bien distincts comme lépopée ou la tragédie, mais aussi voisins comme lélégie et lépigramme, ainsi que liambe (quil a pratiqué lui-même dans les Épodes, bouclées juste à la fin des guerres civiles, où il se focalise sur le lyrique).

En composant ainsi son recueil, Horace, plus quil ne recrée en latin un genre grec sans réelle existence (sinon comme une catégorie critique problématique), constitue lui-même dans une certaine mesure le lyrique comme un genre, pour faire face au canon alexandrin. Dans son Épître aux Pisons, ou Art poétique, il en liste les sujets très divers : « La Muse a donné à la lyre (fidibus) de représenter les dieux et les enfants des dieux, le pugiliste vainqueur, le premier à la course de chevaux, les soucis des jeunes gens, la liberté du vin » (v. 83-85 : Musa dedit fidibus divos puerosque deorum / et pugilem victorem et equom certamine primum / et iuvenum curas et libera vina referre). Les Odes présentent ainsi des hymnes, des chants rituels ou mythologiques, des éloges (non athlétiques à Rome, mais civiques), des poèmes damour et de banquet, mais aussi des réflexions morales ou pièces de circonstance. Cette variété et versatilité devient typique du genre : au début du iie siècle de notre ère, Pline le Jeune attribue ces qualités à un émule lyrique dHorace qui « aime… souffre… loue… joue… » à la perfection (Lettres 9.22.2) et souligne chez un autre lérudition (3.1.7 : lyrica doctissima), la douceur (dulcedo, suavitas) et lélégance (hilaritas, gratia). Ces idées resteront récurrentes dans la réception tardo-antique, médiévale et moderne de lHorace lyrique (voir Renaissance*).

Quelle est finalement la portée de lexpression « lyre romaine » ? En un sens, par son aspect idiosyncratique, elle se limite à Horace lui-même – ce qui nest pas peu : on a vu quil est le premier à composer un recueil spécifiquement lyrique, mais son recueil est aussi le seul du genre à avoir été transmis avant lépoque chrétienne. De fait, Horace est la seule référence lyrique latine. À lépoque de Néron, outre Sénèque qui en fait son modèle principal pour les chœurs de ses tragédies, Caesius Bassus (ami et éditeur du satiriste Perse), auteur dun traité sur les mètres dHorace, applique sa théorie dans un recueil lyrique (perdu). Quintilien, une génération plus tard, le nomme à côté dHorace, quil estime « à peu près 184seul digne dêtre lu parmi les lyriques » (10.1.96 : lyricorum… Horatius fere solus legi dignus) ; les contemporains talentueux quil évoque sans les nommer nont pas laissé de trace, sauf Stace, auteur de deux odes tout à fait horatiennes incluses dans ses Silves (4.5 et 4.7). Horace reste le modèle des expérimentations lyriques du iiie siècle (perdues, mais reflétées dans le traité métrique en vers de Terentianus Maurus), puis au ive dans les deux recueils hymniques de Prudence et dans des pièces isolées dautres auteurs (Claudien, Ausone), et au-delà. Mais à cette période naît une nouvelle tradition, celle de lhymnodie chrétienne, dans une forme plus simple et directe, originellement non lyrique : le dimètre iambique popularisé par Ambroise.

Ainsi, lidiosyncrasie horatienne devient norme. Comme il lanticipe lui-même consciemment à la fin de son premier recueil, Horace a « achevé un monument plus durable que le bronze » (3.30.1 : exegi monumentum aere perennius) : il a sans nul doute joué un rôle central dans la perpétuation de la « lyrique » grecque et – avec dautres intermédiaires latins, élégiaques et épigrammatiques notamment, mais aussi chrétiens – dans la définition ultérieure du genre.

Barchiesi A., « Lyric in Rome », dans Budelmann Felix (éd.), The Cambridge Companion to Greek Lyric, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 319-335. Citroni M., « Cicéron, Horace et la légitimation de la lyrique comme poésie civique », dans Delignon Bénédicte, Le Meur Nadine et Thévenaz Olivier (éd.), La poésie lyrique dans la cité antique : les Odes dHorace au miroir de la lyrique grecque archaïque, Lyon, CEROR, 2016, p. 225-242. Harrison St., Generic Enrichment in Vergil and Horace, Oxford, Oxford University Press, 2007. Lowrie M., Horace : Odes and Epodes (Oxford Readings in Classical Studies), Oxford, Oxford University Press, 2009.

Lyre, luth, harpe ; Lurikos ; Mélos, mélique ; Recueil ; Renaissance ; Vers lyriques / vers narratifs

Olivier Thévenaz

Lyre, luth, harpe

Notion notoirement problématique et instable, le lyrique, dans le passé et singulièrement au xixe siècle, a tenté de se représenter dans ces « corrélats objectifs » (T. S. Eliot) que sont la lyre, le luth ou la harpe. Ces trois instruments, traités comme objets matériels, symboliques ou métaphoriques, marquent linscription du musical dans le texte lyrique où ils figurent linspiration et la création poétiques, voire limage que le poète cherche à projeter de lui-même : ainsi, par hypallage, la « lyre pensive » de Th. Gautier (« Le poète et la foule », España, 1845). Souvent simples accessoires dun lyrisme de convention, ces instruments deviennent facilement interchangeables. Leurs emplois marqués nen deviennent que plus notables : la lyre peut être apollinienne et se donner comme principe dordre et déquilibre, ou dionysiaque et renvoyer à ce que Baudelaire appelle « un état exagéré de la vitalité » (« Théodore de Banville », Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, 1861) synonyme denthousiasme et demportement ; à chacune de ses cordes, dont le nombre varie au cours du temps, peuvent correspondre des fonctions et des valeurs distinctes, comme dans Les Sept Cordes de la lyre de G. Sand (1839) : si les cordes dor et les cordes dargent sont toutes deux consacrées à la louange divine, les premières font vibrer les harmonies célestes, tandis que les secondes célèbrent la nature et la création terrestre. Entre instruments différents, certaines oppositions peuvent être signifiantes : Hugo, avant 1830, confronte la lyre païenne à la harpe chrétienne (« La Lyre et la Harpe », Odes et Ballades, 1826) ; le luth « bien accordé 185au son de la lyre grecque et romaine » (Défense et Illustration de la langue française, 1549) permet à Du Bellay de revendiquer à la fois une filiation et une originalité ; au luth de la mélancolie Nerval substitue in fine la lyre rédemptrice dOrphée (« El Desdichado », Les Chimères, 1854).

Dans leur essence, ces instruments désignent la musique comme le modèle toujours fuyant que le lyrique aspire à étreindre en sabandonnant à la magie* du verbe. Léthos* lyrique manifeste un état du langage dynamisé et comme métamorphosé par un furor poeticus que le musical soutient et amplifie (doù la rime récurrente lyre/délire). Linstrument solennise une rupture selon diverses modalités : le geste physique de le saisir – le « Poète, prends ton luth » de Musset ou linjonction de Hugo exhortant Lamartine à le rejoindre dans le combat politique : « prends ton luth immortel » (« À M. Alphonse de Lamartine », Odes et Ballades, 1826) – signale que lon quitte le plan de la communication ordinaire pour accéder à un niveau supérieur délocution, celui même qui rend le satyre de Hugo « démesuré » lorsquil sempare de la « grande lyre » pour délivrer devant les dieux de lOlympe un discours inspiré par lequel le faune « apothéosé » est transmué en dieu Pan ; le geste inverse de la déposer marque chez Henrich von Kleist le renoncement définitif à tout lyrisme dinspiration patriotique et même à toute poésie : « Il achève son chant, désireux den finir avec lui, Et, pleurant, il abandonne sa lyre » (« Le dernier chant », Œuvres complètes 1999) ; geste verbal, lapostrophe – « ô luth » chez les poètes de la Renaissance – détache son objet pour donner une impulsion à lélan lyrique ; de même, la soudaine mise en vibration dune harpe ou dune lyre jusquici muette (dans lOssian de Macpherson, 1760, par exemple) consacre ce passage dune absence à la quête dune plénitude énonciative.

Lyre, luth et harpe soutiennent maint excursus lyrique dont la cible est extérieure à lénonciateur : la gloire de Dieu dans les Psaumes de David ; les exploits guerriers dans lOssian de Macpherson ; les injustices que fustige Hugo en ajoutant une « corde dairain » à sa lyre ; la culture italienne célébrée par Corinne dans son ardente improvisation du Capitole (Mme de Staël, Corinne, 1807) ; la vertu civilisatrice de la lyre dOrphée chantée par Ballanche (Orphée, 1827) qui en emprunte lidée à Vico (La Scienza Nova, 1725). Mais, en général, le romantisme tend à intérioriser cet objet. Ainsi Lamartine, qui se vante dêtre le premier à avoir remplacé les cordes de la lyre traditionnelle par « les fibres mêmes du cœur de lhomme » (Préface aux Méditations poétiques, 1849), fait-il de la harpe de Morven lun des emblèmes de son moi. Doù ces flots dharmonie qui, chez lui, accompagnent leffusion lyrique. Les cordophones, en effet, sont par excellence les instruments de lintériorité : lassimilation des cordes à des nerfs, liée au double sens du latin « nervus », et donc à une sensibilité vibrante, se soutient de la paronomase cœur/corde et de lassonance harpe/âme ; aux variations dans le degré de tension des cordes correspondent les fluctuations de lélan lyrique. Le paradoxe est quen creusant lintériorité, le sujet se découvre solidaire dun non-moi – Dieu, la nature – et fait lexpérience de son altérité, perçue comme une imposition (le « subject lute » auquel lénonciateur de Coleridge se compare dans The Eolian harp, 1796, dit une sujétion et non la souveraineté dun « sujet » lyrique). Dans ladresse lyrique, « la lyre ou le luth [] sont ces instruments par quoi le “je” de lauteur devient le Poète, cest-à-dire un autre » (Vadé, 1996). Mais, récepteur passif, le sujet est en même temps décodeur et transmetteur des impressions reçues. Soumise à laction du vent et productrice dharmonies, la 186harpe éolienne, très en vogue de 1800 à 1830 en Angleterre, en France et en Allemagne, emblématise à la perfection cette double polarité, comme le montre An eine Äolsharfe dEduard Mörike (1837).

La transgression des codes du romantisme va de pair avec le traitement iconoclaste de ses emblèmes instrumentaux. Point nest besoin de les bannir pour innover : provocateur, Lautréamont jouit de faire rendre à la lyre traditionnelle « un son si étrange » (Les Chants de Maldoror, 1869) ; Aloysius Bertrand conserve le luth, mais lui fait subir divers accidents – rupture de la chanterelle (« La Viole de gamba », Gaspard de la nuit, 1842), sonorités grinçantes – qui, loin des suavités lamartiniennes, démarquent son lyrisme de celui des années 1820-1830. Plus radical est le geste qui consiste à rejeter à travers eux le bric-à-brac du lyrisme romantique (inspiration comme don divin, muse, poète inspiré…). Dans Un cœur sous une soutane (1870), Rimbaud fustige allégrement les « harpes séraphiques » dune poésie désincarnée. Corbière, par dérision, qualifie d« éolienne » la porte de sa bicoque ouverte aux quatre vents (« Le Poète contumace », Les Amours jaunes, 1873) ; il signifie labandon de la lyre, traitée d« outil ridicule » (« Pierrot pendu », posth. 1953), en laissant entendre « dé-lyre » sous sa rime traditionnelle et souligne le substrat corporel de la création poétique en faisant des « cordes du cœur » de simples boyaux. Lyre, luth et harpe sont disqualifiés pour figurer une sensibilité décorché vif chez les écrivains « décadents ». Pour Laforgue et Corbière, des instruments discordants ou horripilants – vielle, orgue de Barbarie – paraissent plus consonants avec lexpression dun moi qui se veut désaccordé. Accusés de déposséder le sujet lyrique de la maîtrise de son dire, lyre, luth et harpe sont mis aux oubliettes, dévalorisés ou détournés par de nouvelles esthétiques qui privilégient le travail sur le langage : lirrévérencieux cercle zutiste fait rimer « luth » avec « zut » ; dans sa période parnassienne, Verlaine se méfie de linspiration, représentée par « Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre » (Épilogue des Poèmes saturniens, 1866), et prône « létude sans trêve », la poursuite obstinée du Beau cher à Baudelaire. Avec le symbolisme, les trois instruments font résurgence, mais pour de nouveaux usages. Débarrassé de ses attaches subjectives par « la disparition élocutoire du poète » qui « cède linitiative aux mots » (Vers et prose, 1893), un instrument comme la harpe est traité par Mallarmé comme pur objet verbal pris dans un réseau dinterconnexions dans le champ clos du poème : Sainte (1883) consacre le statut métapoétique dun instrument dont la silencieuse musique figure l« intellectuelle parole » (Divagations, 1897) quest le dire poétique dans lesthétique mallarméenne.

Au xxe siècle, une fois retombées les véhémences contestataires de la deuxième moitié du xixsiècle, lemblème principal du lyrique, la lyre, retrouve occasionnellement une nouvelle vie, sans que son lourd passé lui soit à charge. « Lyre, trop vieille image », sexclame Apollinaire, qui sempresse dajouter : « mot délicieux » (« Le départ », 1909, sous le pseudonyme de Louise Lalanne) ; peut-être faut-il en voir un avatar inattendu dans ces instruments à corde unique que sont les « trompettes marines » dAlcools (1913). Pierre Reverdy peut, en toute sérénité, sans la gravité dun Lamartine ni les sarcasmes dun Corbière, faire rimer « lyre » avec « délire » (« Le cœur tournant », Ferraille, 1937). Opérant, en ladaptant, un retour aux sources, Paul Valéry la met en scène dans son mélodrame de 1931, Amphion, pour célébrer les pouvoirs orphiques du chant, prélude à son abandon au néant. Par un mouvement ascensionnel caractéristique dune forme de lyrisme, une voix de contre-ténor permet à la musique 187de Purcell, telle que lentend Philippe Jaccottet, datteindre à des espaces célestes dune pureté cristalline où la lyre-constellation et la lyre-instrument se confondent (« À Henry Purcell », Pensées sous les nuages, 1983). Autant de signes dune relation apaisée avec un passé riche en controverses. Désuets par certains côtés, lyre, luth et harpe nen appartiennent pas moins à la riche tradition du lyrique.

Loiseleur A., LHarmonie selon Lamartine : utopie dun lieu commun, Paris, Honoré Champion (« Romantisme et modernités »), 2005. Tibi L., La Lyre désenchantée. LInstrument de musique et la voix humaine dans la littérature française du xixe siècle, Paris, Honoré Champion (« Romantisme et modernités »), 2003. Tomiche A., Métamorphoses du lyrisme. Philomèle, le rossignol et la modernité occidentale, Paris, Garnier (« Perspectives comparatistes »), 2010.

Art lyrique ; Harmonie ; Mélos, mélique ; Orphée ; Rites 

Laurence Tibi

Lyric, lyricism, lyrics
(terminologie anglaise)

Dans la critique littéraire anglo-américaine, comme dans dautres traditions philologiques, on considère généralement que la poésie « lyrique » (« lyric ») constitue, avec la poésie « épique » (« epic ») et la poésie « dramatique » (« dramatic »), lune des trois catégories principales de la littérature poétique, alors même quen anglais, « lyric » est aujourdhui devenu pratiquement léquivalent de « poésie ». Il sagit toutefois dune distinction générique qui trouve son origine à la fin du xviiie siècle, et de ce fait dune conception relativement moderne du « lyric », terme qui a fait lobjet de nombreux débats théoriques et esthétiques à différentes époques dans la tradition critique anglophone. Virginia Jackson a retracé lévolution du terme dans la poétique de langue anglaise, soulevant quil est passé dun mode de discours à un genre littéraire avant de devenir un idéal esthétique pour lensemble de la poésie, ainsi quun modèle de la critique poétique moderne ; elle constate « quau cours des trois derniers siècles, le terme “lyric” est passé de ladjectif au substantif, dune qualité de la poésie à une catégorie qui semble inclure quasiment tous les vers » (Jackson, 2012, 826 ; traduction de lauteur), afin de conclure que « lhistoire du “lyric” est lhistoire de la manière dont une idée est devenue un genre et dont ce genre a été manipulé à la fois par les poètes et les critiques » (ibidem., 833). Nombreux sont en effet les auteurs et théoriciens qui ont contribué à définir lusage du terme au fil du temps et sa définition continue de susciter le débat dans le contexte dune théorie contemporaine du lyrique (« theory of the lyric »).

Comme pour les termes apparentés dans dautres langues européennes, tels que « lyrique » en français ou « Lyrik » en allemand (voir *Lyrik), létymologie du terme est dérivée de la lyre (« lyra »), linstrument de musique employé pour accompagner les chants des poètes, et ceci malgré le fait que la plupart des poètes lyriques de la Grèce antique aient probablement associé leurs poèmes aux termes « mele » (« mélodie »), « melos » (« chant ») et « melikos » (« évoquant le chant » ; voir *Melos, mélique), plutôt quau terme « lyrikos » (ou « lyrikoi » ; voir *Lurikos), ce dernier étant principalement attribué aux poèmes, initialement destinés au chant, recueillis à lépoque alexandrine (à partir du début du iiie siècle av. notre ère) dans la bibliothèque dAlexandrie.

De la même manière, le terme anglais« lyric » est lui-même rétrospectif, et a pris des significations distinctes à différentes époques, ce qui a entraîné une expansion progressive du terme au cours 188des siècles afin de créer une catégorie générique unissant une grande diversité de poèmes. Si, aujourdhui, la plupart des poèmes lyriques ne sont plus écrits pour être chantés, la place centrale quoccupe toujours lélément musical dans toute conception du « lyrique » se reflète dans le fait que, dans le contexte de la musique contemporaine, les paroles de chanson sont couramment appelées « lyrics » (bien que ce terme puisse aussi désigner des poèmes lyriques au pluriel). On parle alors dun parolier comme dun « lyric-writer » ou « lyricist », termes qui ne sappliquent plus au « lyric poet » (le poète au sens strict du terme). Dune certaine manière, la poésie lyrique reste indissociable de la musique, tant dans la pratique (p. ex. sous forme de performances poétiques incorporant le chant et la danse) que dans la théorie, comme en témoignent les discussions résurgentes sur les frontières de la littérature. On citera par exemple les débats médiatisés portant sur les éléments poétiques de la musique rap (voir *Rap) aux États-Unis, ou, après lattribution du prix Nobel de littérature 2016 à Bob Dylan, sur la question de savoir si les « lyrics » de chansons populaires méritent le statut du « lyric » poétique.

Les différences par rapport au terme français « lyrique » sont subtiles. Au singulier, le substantif « lyric » désigne principalement un poème lyrique (généralement caractérisé par sa brièveté, ce qui est une spécificité, et son point de vue à la première personne), mais aussi le registre lyrique ou la poésie lyrique dans son ensemble, tandis que ladjectif désigne tout ce qui se rapporte à la poésie (p. ex. « lyric composition ») ou qui, de manière générale, se caractérise par, ou exprime, un sentiment spontané et direct. À linstar de ladjectif « poétique » français, ladjectif « lyric » (souvent utilisé de manière interchangeable avec « lyrical ») est employé pour décrire tout ce qui possède la forme ou les qualités musicales dune chanson dune part, ou tout ce qui est caractérisé par un épanchement de pensées et de sentiments personnels dune manière poétique, de lautre ; par conséquent, le terme peut sappliquer à presque tout, dun costume à une danse en passant par un film. Lexpression familière « to wax lyrical » (aussi, « to wax poetical »), ce qui signifie à peu près « sextasier lyriquement » ou « sexprimer avec enthousiasme et exubérance », révèle que dans lusage moderne les termes « lyric » et « lyrical » sont principalement associés à lexpression vive du sentiment personnel. Le substantif « lyricism », dont le sens est très similaire, décrit un caractère, une tonalité ou un style lyrique évoquant la poésie, à la manière du « lyrisme » français.

Ces emplois nuancés des termes lyric, lyrical et lyricism révèlent que, dans la tradition anglophone, comme dans dautres approches linguistiques, les tentatives critiques de définir le concept du lyrique et du lyrisme se sont concentrées sur un certain nombre de caractéristiques interdépendantes, qui ont été traitées de différentes manières par les écrivains et les théoriciens au fil du temps. En général, ces éléments se concentrent, dune part, sur une préoccupation pour les empreintes formelles des origines mélodiques de la poésie lyrique et ses divers liens avec les formes et traditions musicales, et, dautre part, sur lexpression subjective du monde intérieur, surtout quand cette dernière prend une forme non narrative et non dramatique. Il nest pas possible de fournir ici un aperçu historique complet de lévolution du terme dans la langue anglaise, ni de se pencher sur des textes ou auteurs en particulier, mais il convient toutefois de souligner que le terme lyric na pas toujours été associé à un excès chez le poète ou à une poésie dexpression 189personnelle dédiée à lépanchement de la sensibilité subjective ; il sagit dune théorie de la poésie qui remonte au début du romantisme de la fin du xviiie siècle. Cest dans le courant du xixe siècle quun terme qui décrivait à lorigine un type de discours poétique en rapport avec la musique sest retrouvé élevé à un genre littéraire distinct (opposé à lépique et au dramatique) avant de sidentifier à la poésie tout entière. Pourtant, comme le suggère le titre quelque peu paradoxal des Lyrical Ballads de W. Wordsworth et S. T. Coleridge (recueil de poèmes lyriques romantiques à forme fixe, paru en 1798, contenant également des poèmes en blank verse ou vers blanc, le pentamètre ïambique non rimé), les termes lyric et lyrical, qui ne sappliquent pas de manière entièrement satisfaisante aux multiples formes de poésie, continuent à faire lobjet dune certaine confusion à cette époque (Jackson, 2012).

En mettant laccent sur lexpression subjective et lesprit créatif individuel à travers un art poétique qui se voulait spontané, musical et sincère, la conception romantique de la poésie a eu un impact durable sur les perceptions populaires de la poésie qui se font encore sentir aujourdhui. Dans son essai de 1833 intitulé « What is Poetry ? », John Stuart Mill affirme que, contrairement à l« éloquence », qui est entendue (« heard »), la poésie (par laquelle il entendait notamment la poésie lyrique) est un discours qui est « entendu par hasard » (« overheard ») par le lecteur-auditeur (« listener »), dont le poète ignore la présence (Tucker, 1985). Cest en partie en réaction à laccent mis sur lexpression de la sensibilité du poète et le supposé caractère intime de la poésie lyrique au début du xixe siècle quune résurgence du « dramatic monologue », poème mettant en scène des personnages poétiques fictifs qui se distinguent clairement de lauteur et qui sadressent dans un monologue à un auditoire silencieux, voit le jour à lépoque victorienne, notamment grâce aux poèmes dAlfred Tennyson et surtout de Robert Browning (sans doute pour la première fois depuis lutilisation de cette forme dans la poésie en vieil anglais).

Au xxe siècle, le terme « lyric » est de plus en plus revendiqué par la critique littéraire, au point où V. Jackson évoque « lélévation du lyric comme mode de lecture professionnelle » (Jackson, 2012, 833, traduction de lauteur). En outre, les critiques du « New Criticism » (« Nouvelle critique ») tels que I.A. Richards, Cleanth Brooks, W.K. Wimsatt, Monroe Beardsley et T.S. Eliot prônaient au début du xxe siècle une méthode critique décontextualisée, liée à la lecture autonome du texte et à la pratique du « close reading » (la « lecture rapprochée » ou « attentive », un mode dexplication de texte défendue de nos jours par des spécialistes influents tels que Helen Vendler ; Vendler, 2005). Ce mode de lecture a largement contribué au modèle théorique aujourdhui dominant du « “je” lyrique » en tant que locuteur fictif (qui nest pas sans rappeler le « sujet lyrique » du dramatic monologue), malgré la critique de lidentification du lyrique à un modèle dinterprétation par la pensée post-structuraliste de la deuxième moitié du xxe siècle.

En conséquence, il est aujourdhui courant, dans les discussions critiques et dans une grande partie de lenseignement de la poésie dans le monde anglophone, de désigner le sujet lyrique comme « speaker » (« interlocuteur » ; parfois « I-speaker ») ou encore « (poetic) persona » (« personnage poétique »), plutôt que comme « poet ». Les discussions théoriques contemporaines sur la poésie lyrique ont récemment remis en question le concept du « lyric » en tant que genre poétique en soi, mais elles continuent à se concentrer sur la question des modes 190dadresse* lyrique, et en particulier sur lénonciation lyrique et la question du « destinataire » (« addresse ») du poème lyrique. Dans une étude récente de grande envergure, Jonathan Culler a soutenu quune « théorie du lyrique » devrait se concentrer non pas sur lexpression des sentiments personnels dun personnage de fiction dans un style subjectif ainsi que dans une situation spécifiable, à la manière du « dramatic monologue » (et donc sur les éléments narratifs que présuppose un modèle de poésie considéré comme « imitation de discours »), mais plutôt sur les diverses ressources linguistiques de la poésie lyrique, éléments à travers lesquels un poème peut être lu et vécu comme un « événement » énonciatif occupant un « pur présent », au lieu dun récit à paraphraser (Culler, 2020). Charles Altieri a récemment proposé de passer de la théorie du « lyric » en tant que genre ou catégorie au « lyricism », quil conçoit comme une pratique ou une « impulsion » poétique axée sur les aspects affectifs et musicaux dun poème lyrique, tout en tenant compte des intentions des différents auteurs et de leurs expériences individuelles avec les genres littéraires traditionnels ; ainsi, Altieri propose de se pencher moins sur la question de savoir ce qu« est » le lyrique, et plus sur ce que « font » les poètes lyriques (Altieri, 2017). Dautres, comme Jahan Ramazani, ont fait valoir quune approche « inter-générique », « transnationale » et « translinguistique » envers la poésie et son caractère « hybride » peut offrir un aperçu précieux des dimensions internationales de la poésie et de ses préoccupations mondiales, ainsi que de sa place dans les études culturelles transnationales (Ramazani, 2020).

De toute évidence, le terme « lyric » continue de susciter la réflexion et la théorie du lyrique reste une discipline florissante dans le monde anglophone.

Culler J. D., « LAdresse Lyrique », trad. Ph. Lindholm, dans Antonio Rodriguez (dir.), Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, Université de Lausanne, 2020, https://lyricalvalley.org/blog/2020/02/15/ladresse-lyrique/. Jackson V., « Lyric », dans R. Greene & S. Cushman (dir.), The Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, 4e éd., New Jersey, Princeton University Press, 2012, p. 826-834. Ramazani J., « La poésie lyrique : inter-générique, transnationale, translinguistique ? », trad. Ph. Lindholm, dans A. Rodriguez (dir.), Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, Université de Lausanne, 2020, URL : http://lyricalvalley.org/blog/2020/02/15/la-poesie-lyrique-inter-generique-transnationale-translinguistique/

Lírico ; Lurikos ; Lyrikk ; Lyrique ; Lyrisme ; Mélos, mélique 

Philip Lindholm

Lyrik, Gedicht
(langue allemande)

« Gedicht » et « Lyrik » sont en allemand des termes quasi-synonymes, qui, selon un consensus minimal, désignent des textes en vers, qui ne sont ni narratifs ni dramatiques. Ils se distinguent de leurs expressions complémentaires françaises « poème » et « lyrique/lyrisme » par leur propre histoire conceptuelle.

Le lexème « Gedicht » (poème) peut sembler à première vue tout à fait germanique. Cependant, le substantif est dérivé du participe passé du verbe « dichten », lui-même étymologiquement apparenté au latin « dictare ». « Dichten » signifie « composer une œuvre dart écrite » ou « imaginer quelque chose ». Jusquau xviiie siècle, tous les textes en vers (épiques, dramatiques ou lyriques) pouvaient être désignés comme « Gedichte », et ce nest quavec la disparition du vers dune grande partie de la littérature que 191la notion sest restreinte au poème lyrique. Les dictionnaires du xviiie siècle mentionnent que le mot « Dichter » a remplacé le terme « Poet », devenu péjoratif. Toutefois, la première expression, notamment la formule notoire du « Dichter und Denker » (poète et penseur), a elle-même été discréditée après la Seconde Guerre mondiale. Les poètes se nomment aujourdhui plutôt « Lyriker » (m.), et respectivement « Lyrikerin » (f.), même sils écrivent des « Gedichte ».

« Lyrik » (« le lyrique »), un substantif singulier collectif, est majoritairement traité comme un genre (« Gattung »), et couvre léventail des formes littéraires en triade avec lépopée et le drame. Lutilisation de ladjectif « lyrisch » (« lyrique ») indépendamment du genre, dans le sens dune qualité qui peut être attribuée à dautres textes ou autres phénomènes, est contestée, mais répandue. Le genre poétique des « Lyrica » (pl.) est déjà mentionné dans le Livre de la poésie allemande (1624, Chap. v.) de Martin Opitz, cependant il ny parle que des poèmes qui se prêtent particulièrement à la musique et ne sont pas nettement distingués de lode. La notion de « Lyrik » en tant que partie de la triade des genres ne sest établie quau cours du xixe siècle. La référence à la musicalité ou la chantabilité que nous trouvons chez Opitz reste toutefois partie de lidée quon se fait de la poésie lyrique, même au-delà du xixe siècle. Par exemple, dabord lode et ensuite le « Lied » (chanson) ont longtemps été considérés comme les manifestations les plus pures du lyrique. Le lieu classique de la conception triadique des genres sont les Notes et dissertations de Johann Wolfgang Goethe (1819), un essai quil avait écrit pour assurer une meilleure compréhension de son recueil de poèmes Divan dOrient et dOccident, inspiré du poète persan Hafez (xive siècle). Les Notes et dissertations commentent donc un effort de transfert interculturel et ne se réfèrent pas exclusivement à la littérature allemande. Par conséquent, la distinction goethéenne des trois formes naturelles de la poésie (« Naturformen der Poesie ») « Epos », « Lyrik » et « Drama » pourrait être pensée comme une catégorisation transtemporelle et transculturelle. Goethe traite les trois formes comme des modes poétiques (« Dichtungsweisen ») qui peuvent se mélanger. En français, nous observons une tendance de traduire cette notion de « Lyrik » par « lyrisme », un mot qui est pourtant absent dans le vocabulaire allemand.

Certaines particularités de la notion complexe « Lyrik/Gedicht » laissent présager quaucun accord sur la définition ne sera possible dans lavenir. Tout dabord, les avant-gardes défient les catégories en publiant des textes très différents en tant que « Gedichte ». Par exemple, ceci est le cas pour « Fisches Nachtgesang » de Christian Morgenstern, qui ne contient aucun mot, hormis son titre, ou « Aufstellung des 1. FC Nürnberg » de Peter Handke, un ready-made dune formation de football pris dun journal. Ensuite, lidée de la triade pousse le « Lyrik » dans la position dune catégorie résiduelle de textes qui ne sont définitivement ni dramatiques ni narratifs, mais pour lesquels il est difficile de trouver un point commun de définition. Nous pouvons toutefois identifier un certain nombre de caractéristiques qui sont centrales et qui pourraient servir à éclaircir la catégorie « Lyrik », dont nous évoquerons (1) la théorie de la subjectivité, (2) la forme.

(1) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, dans son Cours desthétique (1835–1838), oppose la poésie lyrique en raison de sa subjectivité à lépopée objective. Hegel estime que la poésie lyrique a pour contenu le monde intérieur subjectif. La production lyrique est donc considérée 192comme lexpression du soi du sujet, visant une valeur générale, afin de ne pas se borner à une forme accidentelle. Évidemment, même à lépoque du romantisme, cette idée ne convient quà une petite partie des poèmes que lon appelle souvent en allemand « Erlebnislyrik », forme poétique qui traite de ce qui est supposé avoir été vécu. Si, pour cette raison, Hegel nest plus un point de référence pour la Lyriktheorie allemande, ses propos continuent à hanter la discussion, par exemple en ce qui concerne les structures énonciatives. La première formulation théorique du « Lyrisches Ich » dans Wesen der modernen deutschen Lyrik (1910) de Margarete Susman part de la critique de la confusion entre le Moi unique de lindividu et le sujet lyrique, ce dernier étant considéré comme fictionnel. Käte Hamburger soppose explicitement à Hegel dans la Logique des genres littéraires (1957). Hamburger souligne que le « Lyrik » ne se définit pas par un contenu subjectif, mais par un principe structurel. Par conséquent, le poème lyrique est une énonciation dun sujet lyrique (« lyrisches Ich »), quelle considère (contrairement à Susman) comme non fictionnel. La controverse perdure sur les rapports possibles entre lauteur, le sujet lyrique et leur éventuel statut fictionnel. Dieter Lamping, dans Das lyrische Gedicht (1989), fait un pas de plus vers la généralisation et définit les poèmes lyriques comme des discours monologiques et absolus (sans médiation) en vers, alors que Klaus W. Hempfer dans Lyrik (2014), au contraire, limite le genre aux fictions performatives.

(2) Hegel a eu moins dinfluence sur les théories de la forme de la poésie lyrique, qui associent des phénomènes de forme spécifiques au genre, à commencer par le critère du vers, souvent tenu pour la seule caractéristique fiable du lyrique. Toutefois, compte tenu de ce qui est publié en tant que « Lyrik », le critère du vers peut au mieux être une condition suffisante, mais sans le critère du vers, il est difficile de saisir une forme spécifique du lyrique. Rüdiger Zymner a proposé de définir le lyrique comme un display générique de la fonction médiatrice du langage, catalyseur de lévidence esthétique. Toutefois, dans cette définition, le lyrique et le discours poétique sont difficiles à discerner.

Face aux problèmes de définition, les approches les plus récentes proposent plutôt denvisager les pratiques sociales par lesquels des textes sont désignés comme « lyriques ». Un aspect qui ressort est que le lyrique pourrait être comprise comme la différence radicale par rapport aux récits fictionnels, aux intrigues dramatiques ou à la prose argumentative. En plus, comme lavait remarqué Käte Hamburger avant de se pencher sur la structure dexpression, le lyrique serait le genre littéraire qui est identique à sa forme, et qui ne se prête pas, par conséquent, à un résumé ou une paraphrase.

Lamping D., Das lyrische Gedicht : Definitionen zu Theorie und Geschichte der Gattung, Göttingen : Vandenhoeck und Ruprecht, 1989. Hempfer K. W., Lyrik : Skizze einer systematischen Theorie, Stuttgart, Steiner, 2014. Zymner R., Lyrik : Umriss und Begriff, Paderborn, Mentis, 2009.

Lírico ; Lyric, lyricism, lyrics ; Lyrique ; Lyrisme ; Lyrikk ; Lurikos

Ralph Müller

Lyrikk, poesi
(terminologie scandinave)

En norvégien : « lyrikk », « poesi » et « dikt ». En suédois : « lyrik », « poesi » et « dikt ». En danois : « lyric », « poesi » et « digt ». « Dikt », ou « digt », équivaut à « poème », « poème », « Gedicht* », tandis que « lyrikk » et « poesi » sont historiquement, et évidemment étymologiquement, 193dun héritage différent, et, pour cette raison, portent des significations distinctes et se réfèrent à des traditions différentes.

« Lyrikk » est un terme qui se réfère exclusivement à la forme dart quest la poésie et à ses nombreux sous-genres*. Il comprend les poèmes en vers, les poèmes en prose, les poèmes courts, les poèmes longs, les monologues dramatiques, la poésie didactique, les sonnets, les élégies, les hymnes, les chansons pop, le rap, les épigrammes, les hymnes, les épîtres, les odes, les épitaphes, les ballades, etc. Au contraire, « poesi » a souvent été utilisé pour désigner une qualité particulièrement poétique, que ce soit dans un texte verbal, comme un roman ou un poème, ou dans dautres formes dart, comme la photographie ou le cinéma. Cependant, le terme « poesi » nest pas univoque. Dans le lexique littéraire (Litterære leksikon) dAsbjørn Aarnes, on peut lire que « poesi » renvoie soit à une catégorie pour tous les textes liés métriquement, soit à un terme de qualité, comme « une caractéristique, une qualité qui est censée être présente dans les textes non liés comme dans les textes liés métriquement, ainsi que dans dautres formes dart ». (Aarnes, 1977, 187) Ainsi, « poesi » est une qualité (linguistique) que nous pouvons reconnaître dans tous les genres, y compris les textes non littéraires.

Dans le langage courant, dans de nombreuses recherches sur la poésie et chez de nombreux poètes, « lyrikk » et « poesi » sont souvent utilisés comme synonymes. En effet, « poesi » semble avoir remplacé « lyrikk » en tant que terme. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce mélange et ce remplacement. Lune delles est que lon peut considérer « lyrikk » comme un concept archaïque ; une autre pourrait être que le langage académique et la théorie de la poésie en Scandinavie sont influencés par la théorie et le langage anglo-américains ; et une troisième raison se trouve dans la poésie elle-même. On pourrait affirmer quune partie de la poésie contemporaine scandinave sest éloignée de lorigine de la poésie, de la poésie en tant que melos*, melopoeia, « arts du vers et de la musique », comme la écrit un jour Ezra Pound (Pound, 1960, 91), et de la matérialité du langage : son, silence, rythme, séquences syntaxiques et langage se déplaçant dans le temps (Attridge, 2019, 2). Même sil ny a rien de gênant à ce que les deux termes se chevauchent, les deux concepts, « lyrikk » et « poesi » sont précieux et doivent être clairement définis. Sinon, létymologie commune de « poesi » et du terme anglo-américain « poetry », qui dérivent tous deux du grec poiein, risque de créer une certaine confusion.

Le chercheur danois Stefan Kjerkegaard fait partie de ceux qui plaident en faveur de lutilisation de « poesi » en remplacement de « lyrikk ». Selon Kjerkegaard, « lyrikk » est devenu un terme trompeur, qui nest plus pertinent pour la poésie contemporaine. Le terme « lyrikk », écrit Kjerkegaard, nest pas représentatif car une grande partie de la poésie contemporaine au Danemark na aucun rapport avec linstrument à cordes grec quest la lyre et la musicalité dans les vers. Il écrit combien le terme « lyrikk » reste finalement « simpliste et limitatif, le sens de “lyrikk” aujourdhui est souvent perçu par beaucoup comme quelque chose qui na lieu que lorsquon est assis tranquillement, lu par cœur, par écrit et le plus souvent sur une page, de préférence avec ce quon a appelé un discours lyrique central, souvent difficile daccès. » (Kjerkegaard, 2010, 109) Kjerkegaard a raison de dire quune grande partie de la poésie scandinave après le millénaire est diversifiée, quelle voyage à travers de nombreux médias et quelle ne se repose jamais « seulement comme des poèmes sur papier » (ibid.). En effet, en Scandinavie 194comme ailleurs, lintérêt pour les lectures de poésie est croissant (Mønster, Rustad et Schmidt, 2022). Néanmoins, sa description du « lyrikk » est caricaturale et ne saccompagne daucune preuve de ce que « beaucoup » perçoivent le plus souvent comme du « lyrikk ». Plus important encore, il confond le terme « lyrikk » avec le terme anglo-américain « lyric » ou « lyric poem » : dans sa description de la poésie danoise contemporaine comme de poèmes qui « rompent avec lidée du poème lyrique, cest-à-dire en incluant des composantes narratives qui impliquent lutilisation de genres qui ne relèvent pas nécessairement du terme “poème”, du moins pas dans le sens (“poème lyrique”) que nous donnons habituellement à ce terme » (Kjerkegaard, 2010, 113), il ne vise pas le « lyrikk » mais le poème lyrique (« det lyriske dikt »). Même si une grande partie de la poésie scandinave nest pas constituée de poèmes lyriques, cela ne signifie pas quelle nest pas « lyrikk ». Elle est « lyrikk » et non « lyric », et les poèmes portent toujours la musicalité de la langue, même si elle nest pas aussi évidente que dans les poèmes lyriques. Le concept scandinave de « lyrikk » nest pas synonyme de « poème lyrique », mais de « poésie ».

Pour faire face à la diversité de la poésie scandinave contemporaine et pour maintenir le concept de « lyrikk » distinct du « lyriske dikt », le chercheur danois en poésie Peter Stein Larsen (Drømme og dialoger. To poetiske traditioner omkring2000, 2009) développe les deux concepts de « centrallyrik » (« poésie centrale ») et « interaktionslyrik » (« poésie interactionnelle »). Selon Larsen, la « centrallyrik » désigne les poèmes « avec un mode dénonciation monologique et une homogénéité stylistique [] qui possèdent une qualité autonome distincte » (Larsen, 2009). « Interaktionslyrik » désigne les poèmes « dans lesquels le locuteur lyrique interagit avec un certain nombre de contextes sociaux » (ibid.). Ces poèmes nont pas le même niveau dautonomie, selon Larsen. Il est juste de dire que le « centrallyrik », tel quil est défini par Larsen, est dans une large mesure en corrélation avec les poèmes lyriques. Cependant, il est essentiel de ne pas considérer les deux concepts de Larsen comme des catégories statiques, mais plutôt comme des pôles dans un continuum, où les différences se fondent lune dans lautre plutôt que de sopposer radicalement. À cet égard, Larsen considère lui aussi le « lyrikk » comme un concept assez large.

Néanmoins, dans la recherche contemporaine sur la poésie en Scandinavie, « lyrikk » et « poesi » sont souvent traités comme des synonymes. La revue Nordisk poesi. Tidsskrift for lyrikkforskning inclut dans son titre norvégien à la fois « poésie » et « lyrique », sans autre raison que déviter la répétition des mots.

Aarnes A., Litterære leksikon. Tanum, Oslo, 1977. Kjerkegaard S., “Lyrik, medialisering, poesi”, dans Kjerkegaard, Stefan and Unni Langås (dir.), Diktet utenfor diktsamlingen. Modernisme i nordisk lyrikk, Bergen, Alvheim og Eide forlag, 2013.

Lírico ; Lurikos ; Lyric, Lyricism, Lyrics ; Lyrik ; Lyrique ; Lyrisme ;

Hans Kristian S. Rustad

Lyrique
(terminologie française)

Provenant des termes grecs lura, lurikos*,puis du latin lyra*, le mot « lyrique » se retrouve dans plusieurs langues européennes. À la fois adjectif et substantif, il implique des spécificités en français, notamment par rapport aux autres langues romanes*. Parmi ses principaux traits, il désigne progressivement, depuis la Renaissance*, un type de poésie, dit « lyrique », alors que les poésies 195effectivement accompagnées à la lyre* ou par dautres instruments laissaient progressivement la place à des lectures non musicales, voire silencieuses. Par-delà la poésie, qui englobe un ensemble versifié des belles-lettres, le terme sétend dès le xviiisiècle à dautres arts pour englober l« art lyrique* » des théâtres ou des opéras, puis devient, au milieu du xixsiècle, un adjectif pour des locutions courantes, souvent péjoratives, telle quune « envolée lyrique ». Vers 1830, en effet, le substantif « lyrisme* » apparaît et engage un éthos du sublime*, non sans une image démesurée du poète. Ce terme romantique supplante le substantif masculin « le lyrique » auparavant en usage. Ainsi, dès le milieu du xixe siècle, « lyrique » convoque une série de considérations négatives, souvent antiromantiques. Dans Madame Bovary par exemple, Flaubert ironise sur son personnage principal : « Elle déclarait adorer les enfants ; cétait sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses dexpansions lyriques ». Par extension, le terme qualifie certains traits psychologiques rattachés à lexaltation ou à lenthousiasme*.

« Lyrique » concerne à la fois lart littéraire et lart oratoire, notamment les excès ou les débordements de certains orateurs (politiciens, avocats) dont on attend pourtant une tenue dans la dignité publique ou au tribunal. Une large frange des acceptions et des usages du mot pose ainsi des problèmes dont plusieurs notices rendent compte : genre, mode ; lyrisme (terminologie) ; séquence, configuration ; registre ; mais aussi en comparaison avec les autres langues romanes ou occidentales. « Lyrique » est à la fois un adjectif et un substantif ; masculin généralement, féminin parfois. Le masculin désigne soit un type de poètes (comme dans le canon alexandrin et le regroupement des neufs lyriques grecs), soit un type de discours, de poésie, qui est associé à ce mode. Le féminin « la lyrique » sutilise davantage en didactique pour renvoyer à un corpus ou à un ensemble défini de poésies lyriques : « la lyrique médiévale » ; « la lyrique belge ». Ladjectif recouvre ainsi plusieurs substantifs distincts, dont un, « lyrisme », avec un suffixe et des connotations particulières.

Une étymologie illusoire ?

Lacception première dans les dictionnaires contemporains en français tient à « ce qui est relatif à la lyre » (TLF, Le Robert, Larousse, Littré), en renvoyant systématiquement à létymologie grecque et à linstrument de musique accompagnant certains rituels de poésie. Cette acception, pour commune quelle soit, suscite des réserves importantes, comme la montré Claude Calame, car les Grecs anciens utilisaient le terme « mélos », associé au « chant », et qui regroupe alors des genres et des vers hétérogènes. Lurikos, terme dont les premières traces remontent seulement au iie siècle avant notre ère, apparaît dans la philologie alexandrine (et ce qui a été appelé le « canon alexandrin »). Il renvoie aux « poètes lyriques » avant de sétendre à leurs textes. Ainsi, la volonté dasseoir la notion de « lyrique » sur des bases étymologiques, en supposant quelles correspondraient forcément à des pratiques de lAntiquité grecque, échoue. Ce problème ne concerne pas uniquement la Grèce. Dans la Bible également, deux instruments sont donnés en hébreu pour désigner laccompagnement musical des chants poétiques, notamment dans les psaumes : le kinnour, instrument favori du roi David, et le nebel. Le nom de ces deux instruments a été traduit en français indifféremment par « harpe », « lyre » ou « luth » (dont le mot lui-même provient à la Renaissance du laud espagnol, issu de loud arabe). Les poèmes chantés étaient une pratique commune à plusieurs 196cultures des bassins méditerranéens et du croissant fertile. Cest dire quil existe des pratiques de poésie, que nous pourrions qualifier de « lyriques », qui sont associées à des instruments semblables à la « lura » grecque, sans être jouées par celle-ci. Nous pourrions considérer des traditions égyptiennes et mésopotamiennes, qui liaient poésie et chant, tout comme nous trouvons des poésies non lyriques qui étaient accompagnées par de tels instruments. La première acception de « lyrique », celle qui semble la plus précise historiquement, souligne combien ce terme est une notion avant tout construite à la Renaissance dans un sens qui correspond davantage au nôtre, notamment en se référant à Horace (voir Lyra*) et à Pétrarque.

Cest pourquoi « lyrique » renvoie non seulement au « poète lyrique » mais aussi à un « genre », « le lyrique », dont la substantivation vise à linclure dans la poétique aristotélicienne. Les théories dAntonio Minturno et de Charles Batteux encadrent le passage vers une compréhension classique du terme, qui en fait un élément fondamental et complémentaire de la Poétique dAristote, pour parvenir dès la fin du xviiisiècle à la triade Épique – Lyrique – Dramatique (voir Gustavo Guerrero 2000). Sa substantivation masculine en français est alors attestée, tout comme en allemand, mais au féminin (Die Epik, die Lyrik, die Dramatik).

Ensuite seulement vient la méfiance envers ce terme, lorsque le substantif « lyrisme » supplante lautre substantif français, et provoque une série de paradoxes : le désir dune poésie lyrique sans lyrisme, sans cet éthos du sublime et sans le registre qui le caricature. La terminologie anglaise* garde lavantage davoir conservé les deux substantifs « the lyric » et « the lyricism ». Si, pour certains critiques (Charles Altieri 2017), le « lyricism » renvoie aux mêmes problèmes de léthos que pour le français, « the lyric » est souvent, voire trop souvent, le synonyme de la poésie pour les anglophones, ce qui provoque dautres problèmes, parfois bien plus complexes. La plus grande rigueur consisterait donc en français, et peut-être dans dautres langues, à un usage critique où « le lyrique » désigne les composantes du genre, du mode, du discours ; et dun autre côté, « le lyrisme » un éthos sublime visant la plus haute intensité de la parole, et sujet au soupçon, voire à lironie ; puis « la lyrique » pour considérer un corpus singulier.

Extensions du terme

« Lyrique » se retrouve également en tant que verbe rare dans « lyrifier » ou « lyriser », qui permettent déviter langlicisme « lyriciser », apparu dans les travaux de Virginia Jackson aux États-Unis. Car il est possible de lyriser son écriture ou de lyrifier sa lecture. Les verbes sonnent encore étrangement en français, mais ils possèdent une utilité pour qualifier certains phénomènes : par exemple, le fait de forcer certaines séquences dun poème à devenir lyriques ; ou encore, le fait davoir travaillé un manuscrit pour lui donner une plus grande intensité lyrique. Dans ces cas, nul doute que les individus lyrisent leur écriture ou leur lecture.

Le problème principal touche plutôt aux usages peu ou non critiques du terme, qui renvoient à un foisonnement de phénomènes : par-delà le ton, un paysage ou une mimique peuvent devenir lyriques. Fort heureusement, la circulation du terme entre les arts ne relève pas toujours de tels usages non critiques : il y a bien un « art lyrique* » rattaché à lopéra, un mouvement d« abstraction lyrique* » en peinture ; comme cela pourrait être le cas dans dautres arts : un mouvement cinématographique ou théâtral, qui pourrait être qualifié de « lyrique ». Ces usages ne sont pas forcément des abus de langage, 197mais ressortissent à la grande porosité du terme et au fait quil peut sadapter à plusieurs situations, dautant plus à lère multimédia.

De « lanti-lyrisme »
au « non-lyrique »

Depuis les années 1990, la principale opposition aux formes lyriques passe en français par le terme « anti-lyrisme » ou ladjectif « anti-lyrique » (voir Degré zéro, antilyrique*). Souvent associé au matérialisme ou à lobjectivisme (Ch. Prigent, E. Hocquard, J.-M. Gleize), cette orientation voudrait délaisser en poésie le recours à la première personne, à la métaphore, aux rythmes signifiants ou encore à lévocation des affects. Il nest jamais simple de déterminer à quoi soppose précisément le préfixe « anti- », si ce nest à une stratification du lyrique qui peut relever du registre*, de léthos*, mais aussi du mode dénonciation. Une poésie sans lyrisme peut encore être lyrique dans un autre sens, comme chez Francis Ponge ou Dominique Fourcade, mais une poésie antilyrique se veut davantage quune distanciation critique. Elle sappuie généralement sur des poésies expérimentales ou davant-gardes* qui ont voulu se défaire de la primauté du lyrique en poésie, comme du canon institutionnel et scolaire. Aussi le terme « antilyrique » participe-t-il directement à la rhétorique des avant-gardes et aux poésies critiques.

Dans dautres langues, comme en anglais, allemand ou espagnol, lopposition « lyrique » et « non-lyrique » a appuyé la distinction entre certaines poésies de la performance et des traditions du poème imprimé. En cela, « non-lyric » a pu répondre à la catégorie de « non-fiction » dans le domaine du récit. Sont devenues des formes non lyriques certaines poésies centrées sur la scène publique, lintermédialité ou lhybridation (B. Baltrusch, I. Lourido 2012). Dans son approche particulièrement approfondie du non-lyrique, le critique espagnol Arturo Casas a inclus par exemple le « post-lyrique » ou le « post-poétique », et il détaille combien le « non-lyrique » est un mode dénonciation ou une pragmatique « qui se passe de la centralité dun sujet énonciateur déterminé par les caractéristiques que lon a lhabitude dassocier au discours lyrique depuis la révision hégélienne du système de genres ». À chaque contexte non lyrique, nous trouvons donc des caractéristiques de ce que peut aussi être un imaginaire de la poésie lyrique. Dans ce cas, la notion de « non-lyrique » engage bien en miroir le substantif « le lyrique », plus utile pour la critique que le « lyrisme » abondamment décrié.

Casas A., « La poésie non lyrique : énonciation et discursivité poétiques dans le nouvel espace public », dans Théories du lyrique no 2, A. Rodriguez (dir.), Université de Lausanne, octobre 2020. DOI :https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.997. Maulpoix J.-M., La Voix dOrphée, essai sur le lyrisme, Paris, Corti, 1989. Maulpoix J.-M., Du lyrisme, Paris, José Corti, 2000. Rodriguez A., Modernité et paradoxe lyrique : Max Jacob, Francis Ponge, Paris, Jean-Michel Place, 2006.

Lírico (terminologie romane) ; Lyra (terminologie latine) ; Lyric, lyricism, lyrics (terminologie anglaise) ; Lurikos

Antonio Rodriguez

Lyrisme (terminologie
française, éthos)

Ladjectif « lyrique » relève de deux substantifs distincts : « le lyrique », fréquent jusquau xixe siècle, désormais peu usité (mais bien utile), et « le lyrisme », terme créé vers 1830 (J.-M. Maulpoix 2000), qui renvoie à un éthos* visant le sublime dans lesthétique comme dans lexistence. Ladjectif « lyrique » 198correspond à un autre terme à lusage ambivalent : le « romanesque », qui peut aussi bien être rattaché au genre littéraire du roman quà un éthos* (G. Declercq, M. Murat 2005). Au xixe siècle, ces deux adjectifs, « lyrique » et « romanesque », désignent un mode dénonciation (ladjectif « lyrique » dans lexpression « poésie lyrique ») ou un genre littéraire (ladjectif de « roman »), mais aussi un éthos décrié. Dans le langage courant, ils sutilisent en outre pour qualifier des attitudes excessives : le lyrisme peut se retrouver dans le discours emphatique dun politicien, tout comme un individu peut simaginer vivre une existence « romanesque ».

Il est alors nécessaire de distinguer ce qui reste confus dans le même adjectif, car le terme « lyrisme », apparu dans un contexte romantique précis, prend dès le milieu du xixe siècle des connotations négatives, comme lemphase, lexagération et légocentrisme, se rapprochant alors du registre*. Dès les années 1840, en effet, cet éthos est dabord critiqué dans le domaine politique (D. Dupart, 2007), puis dans lesthétique, lorsque la visée du sublime, chez Lamartine notamment, et les excès des poètes-politiciens sont sujets à ironie, surtout pendant le règne de Napoléon III.

Pour les romantiques, le « lyrisme » se caractérise principalement par une visée du sublime*, dans la vie comme dans lœuvre. Indispensable pour quiconque veut surmonter son état commun et parvenir à des visions universelles, nul génie ou grand poète ne peut sen passer, en se contentant du beau ou du parler commun. Composer une œuvre sublime permet de surmonter le silence des expériences indicibles ou douloureuses, pour atteindre le plus haut degré de lécriture. Singulier et universel, le poète puise au lyrisme, par-delà les techniques ou les habitudes poétiques. Il ne se représente plus dans le poème, mais devient lui-même poétique, comme si sa poésie indiquait lunion, voire la fusion, de lécriture et dune attitude spécifique ; un éthos de vérité, qui rayonne dans lesthétique comme dans lexistence.

Néanmoins, cette vision romantique du lyrisme aboutit, pour ses adversaires, à une grandiloquence souvent risible et désastreuse dun point de vue esthétique, voire existentiel. Car le lyrisme est une démesure vers luniversel, une mauvaise passion de lécriture, telle une hubris, qui renverrait à une expression spontanée de sentiments trop personnels, trop mélancoliques ou trop naïvement euphoriques. Cet éthos nentretient que des rapports lointains, parfois caricaturaux, avec le lyrique en tant que mode ou discours, même sil en accroît certains traits. Car, dans le « lyrisme », la distanciation de soi, le décentrement par la matérialité du langage ou le sens donné à laltérité seffondrent pour se concentrer sur soi, de manière aussi ingénue que peu ingénieuse.

Jean-Marie Schaeffer avait détaillé pour léthos du « romanesque » quatre débordements principaux face au récit : lexcès, jusquà la saturation, des événements et des rebondissements ; la caricature duale des personnages à valeurs positives et ceux à valeurs négatives ; une surcharge pathétique accordée à la trame ; une héroïsation peu probable vécue dans un quotidien identifiable (J.-M. Schaeffer, dans Declerq, Murat 2004). Dans le « lyrisme », nous retrouvons certains de ces traits qui deviennent des travers condamnables : lexpression du cœur se fait immédiate, transparente, avec la recherche excessive deffets, de procédés caricaturaux (métaphores, sonorités, thèmes) et une univocité centrée sur un ton pathétique. Dun point de vue terminologique, en français, le problème tient au fait quà partir du milieu du 199xixe siècle, le substantif « lyrisme » supplante celui de « lyrique », ce qui accroît les ambivalences de ladjectif qui lui est associé : la poésie « lyrique » ninclut pas forcément de « lyrisme ». Un paradoxe constant surgit : la volonté daller vers des formes lyriques sans ce lyrisme-là, sans cet éthos.

Le lyrisme engage en parallèle plusieurs fautes éthiques, qui vont à lencontre de la tenue supposée dun style moderne, qui tiendrait dans un acte de volonté et de contrôle de soi, notamment depuis Flaubert (Rodriguez 2006). Il se rapporte à une attitude « naturelle », peu retenue, à distance de lécrivain qui refroidit ses passions et séloigne de son dire spontané, souvent trop pathétique. Au nom dune hauteur de vue inspirée, le manque de contrôle de soi, « lincontinence » ou « lépanchement » du lyrisme amènent les poètes ou les orateurs à exprimer leurs émotions en pensant quelles touchent forcément tous les lecteurs sensibles. De telles orientations ne soulignent ensuite pour dautres que les travers dune méconnaissance de lart, du milieu littéraire, derrière lillusion de sélever naïvement au-dessus de la mêlée littéraire.

Maulpoix J.-M., Du Lyrisme, Paris, J. Corti, 2000. Rodriguez A., « Le style et sa valeur éthique dans la modernité », dans F. Quinche, A. Rodriguez (dir.) Quelle éthique pour la littérature ?, Genève, Labor et Fides, 2006, p. 25-38. Declerq G., Murat M. (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2004.

Éthique ; Éthos, posture ; Héros lyrique ; Lyrique (terminologie) ; Registre

Antonio Rodriguez

Lyrisme critique

Les poètes français nés dans les années cinquante vivent leur adolescence au moment où rayonne le structuralisme, mais ne se reconnaissent pas dans la conception dun poème clos qui naurait pour objet que le langage et qui, concernant la poésie, présente son illustration la plus célèbre dans lanalyse structurelle des « Chats » de Baudelaire par Roman Jakobson publiée en 1962 dans la revue danthropologie, LHomme. Ils trouvent chez leurs aînés, Reverdy, Jaccottet, Bonnefoy, Char ou Du Bouchet une invitation à un nouveau lyrisme qui leur permettrait de sortir de la clôture du texte prônée par Saussure, Genette, lOulipo ou la revue Tel Quel.

Ces poètes et théoriciens commencent à publier dans les années 1980 et lon parle à leur sujet dun « nouveau lyrisme » ou dun « lyrisme critique ». Cette expression placera son auteur Jean-Michel Maulpoix, qui publie en 1989 La Voix dOrphée aux éditions Corti, à la tête dun mouvement sopposant dans les années 1990 à la « littéralité » défendue par Jean-Marie Gleize dans A noir. Poésie et littéralité (1992). Paris devient le centre dun affrontement entre deux conceptions opposées de la poésie. Jean-Claude Pinson approuve ce néo-lyrisme et, dans Habiter en poète, affirme en 1995 que « la question du lyrisme, en même temps quelle est celle de la voix et du rythme, nest autre que la question dun certain séjour, dune certaine façon d“habiter” le monde » (p. 59). Sappuyant sur la phénoménologie, notamment celle de Merleau-Ponty, Michel Collot soppose à lidée structuraliste de la clôture du texte en mettant laccent sur lhorizon du poème dans LHorizon fabuleux (1988) et La Poésie moderne et la structure dhorizon (1989). Les questions de lhabiter et du paysage* accompagnent la réflexion sur la défense du chant* poétique, essentiel au lyrisme.

De nombreux poètes se rallient à lidée dun lyrisme critique, que Jean-Michel Maulpoix redéfinira dans son essai paru en 2009 chez Corti : Pour un lyrisme critique. Parmi eux, Benoît Conort qui, après quatre recueils de poèmes, 200dont deux parus chez Gallimard, choisit lessai poétique, Écrire dans le noir (2006) pour énoncer sa conception dun lyrisme en crise. Loriginalité de son lyrisme est daccorder une place majeure au signifiant dans une poésie qui préfère le verset au vers. Il dénonce la notion de poème en vers par une provocation qui nest pas quune boutade : « Je moublie dans les mots. Le lyrisme est dans le silence dEurydice. Qui est-elle ? » Et il signe « Le romancier » (p. 97). Le nouveau lyrisme est un chant qui aime autant la prose que le vers, la longueur de lélégie que la concision de laphorisme.

Mais quest-ce que le lyrisme critique ? En 2009, Jean-Michel Maulpoix en parle en ces termes dans Pour un lyrisme critique : « Lexpression “lyrisme critique” peut ainsi être entendue soit de manière intensive, comme caractéristique dune situation moderne de la poésie qui se retourne avec anxiété sur elle-même pour accuser ses leurres et ses limites, soit de manière extensive, valant pour le lyrisme en général, perçu comme un état critique du sujet et de la langue » (24). Comme les analyses poétiques de Jean-Michel Maulpoix remontent jusquà Baudelaire, il devient impossible disoler dans le temps un ensemble cohérent de poètes se reconnaissant de ce nouveau lyrisme. Quelques poètes de laprès-guerre comme Antoine Émaz (1955-2019) et Christian Hubin (1944) vont jusquà la limite du lyrisme, cherchant à découvrir les objets dans leur nudité ou lêtre aux frontières du vide. James Sacré (1939), quant à lui, publie Cœur élégie rouge en plein littéralisme, en 1972, et se rapproche de Jean-Michel Maulpoix qui consacre un séminaire à lélégie. Martine Broda (1947-2009), traductrice de Celan, publie en 1997, LAmour du nom, essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, et impose lidée selon laquelle « ce nest pas la question du moi que pose le lyrisme, mais celle du désir » (9). « Loué sois-tu personne », écrit Celan (Choix de poèmes, 243). Faute de pouvoir louer un dieu, il loue le néant. Martine Broda établit un lien entre lyrisme et mysticisme : « Le lyrisme, soit le chant qui advient au sujet avec sa propre dépossession, quand il sexpose à la rencontre dune altérité transcendante et radicale » (253). Cest leffacement du sujet qui la rapproche du lyrisme critique. Il en va de même dans lœuvre de Roger Munier qui, proche de Maître Eckhart, célèbre le rien et ne chante que sa joie de labolition du sujet. Jérôme Thélot, dans La Poésie précaire insiste sur ce lien ténu entre la poésie et la prière à lheure des dieux enfuis, et sintéresse à la transcendance exprimée à travers la voix des poètes de Vigny à Jaccottet, qui lui inspire le titre de son ouvrage.

Il serait donc vain de dresser une liste de poètes appartenant au « lyrisme critique ». Celui-ci défend lunion du chant et de la pensée, cette dernière devant sassurer que celui-ci ne ségare pas dans les effusions du moi. La redéfinition du lyrisme à la fin du xxe siècle a permis à la poésie de sortir du textualisme pour faire entendre une voix qui peut être polyphonique mais ne saurait être absente du poème. Dans « Je Tu Il », paru dans Le Lyrisme en question, Michel Deguy parle « dun lyrisme contemporain qui ne se refuse rien, ni lhéritage citationnel voire ironisé de la lyrique classique et romantique, ni linquiétude réflexive de la poétique dans le poème, ni le journal profond de notre temps (Rilke) avec des circonstances réputées extérieures, ni la prose du monde, ni les altercations ou complicités avec des “disciplines” qui “objectivent” la poésie, ni lhumour, bien entendu, ni par conséquent la protéiforme versatilité de lhésitation entre poème en prose et prose en poème » (287-297). Aujourdhui, le lyrisme est critique ou nest pas. Il ny a pas de place pour un lyrisme de pure 201effusion du moi, le littéralisme na donc plus dennemi à désigner et la querelle de la fin du xxe siècle a disparu au profit dun temps plus serein ou la poésie lyrique sécrit « malgré tout ».

Conort B., Écrire dans le noir, Seyssel, Champ Vallon, 2006. Maulpoix J.-M., Pour un lyrisme critique, Paris, José Corti, 2009. Rabaté D., Sermet J., Vadé Y. (dir.), Le Lyrisme en question, Modernité, no 8, 1996.

Éthos, posture ; Je, pronoms personnels ; Lyrisme ; Recueil ; Voix, sujet lyrique ;

Chantal Colomb

Lyrisme de masse,
démocratie

Avant de renaître sous la forme de pratique collective, sociale, démocratique, qui intéresse, donc, la multitude, la poésie sétait retrouvée déjà totalement transformée par la Révolution de 1789. Excepté le surgissement du genre de lidylle dans les années 1790, la poésie sétait presque entièrement politisée sur le modèle de lensemble de la production des Belles-Lettres. Thématiquement, il ny avait donc, de lisible dans les revues littéraires, presque plus de poésie que de politique, métamorphose qui faisait, dores et déjà, au nom dune défense de limagination et de la rêverie, lobjet dune déploration(Proud, « La fiction devant la Révolution : le témoignage de lEsprit des journaux », 1999, 47). Plus grande nouveauté encore, une fois le double épisode Bonaparte et Restauration refermé, fut la révélation de la scalabilité médiatique de la forme « poème », désormais devenue forme migrante des revues littéraires dans lensemble de la presse tandis que, parallèlement, simprovisait poète pour un poème ou deux qui le voulait. Cette autre nouveauté fit événement dans le milieu lettré : rien néchapperait donc désormais au lectorat de masse indissociable de la société médiatique naissante au tournant des années 1830, pas même la poésie ?

Cest quentre-temps, la « poésie » sétait révolutionnée en « lyrisme* romantique », selon un double effet doptique en mesure de préparer cette massification culturelle de la pratique lyrique. Tout dabord, les nouvelles perspectives ouvertes par le sujet lyrique* qui, à limage du sujet rousseauiste, pouvait désormais être nimporte qui – ce qui transformait considérablement la qualité lyrique de la première personne du singulier utilisée par le poète –, signe désormais dune instance de parole nourrie dégalité et de liberté. Ensuite, le point de vue du lectorat, désormais composé de citoyens et citoyennes, qui sont lecteurs et lectrices, dont le vivier débordait largement celui de ceux quon appelait les « érudits », ce qui conduisait presque naturellement à penser la chose lyrique hors des codes aristocratiques formels de la poésie(Loiseleur, 2005).

Un nouveau lyrisme, lyrisme de masse ou lyrisme démocratique, se conjugue ainsi désormais – en accord avec la révolution romantique – coup denvoi : Les Méditations, Lamartine, 1820 – en accord surtout avec la Révolution de 1830, elle-même vécue comme une réplique démocratique de la Grande Révolution de 1789. Une liberté de la presse et de réunion (brièvement) retrouvée autorise la naissance dune « petite presse » qui manifeste une diversification et une banalisation sans précédent de linspiration lyrique, qui se colore désormais des veines en vogue, veines populaires, partisanes, républicaines, ouvriéristes, utopistes, socialistes, utilitaristes… La petite presse adapte spécifiquement le lyrisme en accord ce quelle imagine être le plus grand nombre, cest-à-dire avec un lectorat qui est « authentique », qui ne connaîtrait donc pas « lartifice », senchanterait de la poésie des simples en laquelle, surtout, 202la sensibilité du « peuple » prévaut sur loriginalité de la versification et des jeux symboliques de limage, qui étaient les deux propriétés les plus apparentes du lyrisme romantique. Ce nouveau lectorat, à limage du personnel journalistique, se conçoit comme minoritaire et dissident, en rébellion contre un régime faussement démocratique, et critique les normes de la critique littéraire et sociale officielles, qui façonne déjà un star-system littéraire contesté autour de quelques noms. Et pourtant, les désirs démancipation et les ambitions propagandistes, inversement proportionnels à ce statut de poésie minoritaire, sont immenses ; aussi la lyrique modeste qui se publie dans cette petite presse a-t-elle pour vocation, non pas de faire « slogan » (le mot nexiste pas encore) mais de tourner en vers de mirliton les aspirations démocratiques de la multitude (voir Amateur*), à savoir une certaine mystique de la liberté et de légalité, que la visée lyrique soit insurrectionnelle, documentaire ou consolatrice. Les poètes Louis Berthaud [1810-1843], Claude Genoux [1811-1874], mais aussi Charles Poncy [1821-1891], Eugène Pottier [1816-1887], ainsi que Marceline Desbordes-Valmore [1786-1859] sont les poètes qui recueillent les suffrages plus notables dans ce milieu littéraire démocratique alternatif. Désormais, grâce à leur production poétique, sur le lointain modèle de la presse révolutionnaire de 1789, la lyre participe donc pleinement à la propagande culturelle de projets de société révolutionnaires ou républicains militants à visée démocratique ou utopiste.

Les poèmes qui relèvent de ce lyrisme (enrôlé sous les drapeaux) sont pensés comme des forces daccompagnement ou encore des vecteurs dassociation qui permettent dassocier en frères la multitude des partisans que sont les lecteurs des journaux. « Toasts » ou « Chansons », ces poèmes sont principalement des pièces de poésie collective nées avec la guerre dindépendance en Amérique avant dêtre importées à la faveur de 1789 en France et qui sont fondées sur lenvoi de strophes à un chœur immatériel de lecteurs et lectrices auquel revient la mission de réciter et de chanter les vers publiés dans les banquets, les cafés et les cabinets de lecture, les ateliers, les fabriques, sur les barricades, etc.(Voir Dupart, 2019). Toute cette production poétique populaire relève dune littérature baptisée « utilitariste » par Théophile Gautier [1811-1872] qui, en 1834, écrit son manifeste de lArt pour lArt contre toute utilisation critique partisane possible des œuvres, ce qui inclut de facto ce lyrisme de la multitude, et sous drapeau, dans la petite presse en tant que lyrisme partisan (« Préface », Mademoiselle de Maupin, 1834). Cependant, les formes « Chanson* » et « Toast », formes proches, familières, démocratiques relèvent aussi bien du folklore romantique mimétique des « simples » (la « Chanson ») quelles sont vouées à une postérité lyrique noble sous linspiration des Mallarmé [1842-1898], et Verlaine [1844-1896], Germain Nouveau [1851-1920] (le toast), dans le dernier tiers du siècle. Ces formes visent à cet effet alors à la construction dune communauté* lyrique qui refonde ce lyrisme populaire de masse, né en 1830, selon une optique resserrée, non marchande, non partisane, dissidente de la sphère publique officielle littéraire : le toast lyrique « Salut » de Mallarmé [1887] en décrit les coordonnées idéales.

La presse opère aussi la circulation dautres productions poétiques à distance (toute relative) de la presse démocratique militante, les pièces lyriques de Baudelaire [1821-1867], Nerval [1808-1855], Banville [1823-1891] et même de Gautier. Mais aussi Lamartine, leur aîné – ses poèmes À Némésis [1831] et Utopie [1837] –, qui nest jamais en reste quand il est 203question de modernité littéraire à vocation démocratique ou marchande. En 1839, Sainte-Beuve [1804-1869] accuse écrivains et poètes de faire de la littérature « industrielle » pour les masses afin de faire profit : ici, cest Lamartine qui est visé avec son Jocelyn [1836] quil a conçu comme « une épopée démocratique » et qui est aussi un immense succès de librairie, après les Méditations. « Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur », vitupère Sainte-Beuve (« De la littérature industrielle », 1839, 681). Sainte-Beuve ne prend pas en compte – à dessein – les Iambes et poèmes dAuguste Barbier [1805-1882] ni la « satire hebdomadaire » Némésis dAuguste Barthélémy [1796-1867], deux productions épiques et contestataires durant lannée 1831 qui ne doivent pas beaucoup à la marchandisation industrielle de linspiration. Oubliant quil existe dautres enjeux que le profit et le renom, Sainte-Beuve restreint aussi fortement le spectre de linterprétation du chansonnier-poète des barricades Pierre Dupont [1821-1870] dont le Chant des ouvriers [1846] fut lhymne de la révolution de 1848. En réponse, Baudelaire décrit surtout un hymne émancipateur, transhistorique, poésie de tous et toutes qui apprécient lart et le font vivre en eux, biais interprétatif moderniste qui critique la cécité de Sainte-Beuve en sublimant le lyrisme de masse en performance lyrique.

Le lyrisme de masse en tant que lyrisme démocratique et émancipateur, cest donc celui de tous comme celui de chacun, celui qui ne reconnaît pas le génie des poètes, ni le magistère de la critique littéraire, et pour cause, les princes de la lyre même nécrivent plus en princes mais en tant que membres à parts égales de la communauté humaine – un père qui perd son enfant, entre autres : il revient ainsi à Victor Hugo [1802-1885], avec Les Châtiments[1853], puis avec Les Contemplations[1856], de convertir la double aspiration lyrique, démocratique et populaire en poésie prosée ou chantée pour toutes et tous, susceptible néanmoins de se hisser au rang de « chef dœuvre » ou de « gloire de la Nation », une fois la IIIe République advenue : la dimension de patrimoine lyrique national défendu par la critique objective de Ferdinand Brunetière [1849-1906] et de Gustave Lanson [1857-1934] prend alors la relève de la critique sociale du lyrisme démocratique et populaire qui était défendue par Sainte-Beuve.

Dans les années 1840, Flaubert vilipendait aussi tous ceux qui voulaient transformer lOlympe « en champs de pommes de terre », ce qui signifiait pour lui déplorer labandon du vers pour léloquence démocratique vulgaire à destination du public des banquets démocratiques. Le refus mallarméen de « luniversel reportage » est un écho indirect en fin de siècle de ce qui sappelait alors « la prosification » en cours de la littérature, une autre des directions majeures prises par le lyrisme de masse. Faut-il juger pour autant, comme Flaubert et Mallarmé, cette prosification médiatique qui engendre cette poésie-journal de la modernité dont le parangon fut Baudelaire avec ses Petits poèmes en prose ? Cette poésie, décrite avec précision par Fanny Bérat et Alain Vaillant, doit à linvention médiatique de 1830 non seulement de nouveaux modes de diffusion, lintériorisation lyrique didéaux démocratiques démancipation, mais aussi linvention dune poétique propre fondée sur lironie, la chose vue, le reportage qui conduisent progressivement à choisir comme médium une certaine langue communicationnelle qui accomplit bel et bien une sortie manifeste de la versification(Vaillant, « Baudelaire, artiste 204moderne de la “poésie-journal” », 2009). Cette sortie du vers saccomplit aussi au sein du roman qui, au cours de la seconde moitié du siècle, se substitue à la forme « recueil poétique » en tant que forme-phare. Désormais, les romans accueillent un art de lenchantement poétique dans la prose qui contribue à ladjectivation en « écriture lyrique » du « lyrisme », adjectivation qui autorise la poésie à infuser dans lensemble des formes de la production littéraire.

Les narrations utopiques de Charles Fourier [1772-1837] racontent un monde où tous les poètes pourraient vivre de leur poésie, où lécriture ne peut se concevoir sans révolution sociale totale, un commandement dont se souviennent par la suite les Surréalistes, qui reprennent le flambeau de la démocratisation lyrique au moyen dune pensée poétique de limage qui se revendique sans filiation et sans généalogie, à disposition de toutes et tous. Parallèlement, les plumitifs et les poètes – Robert Desnos [1900-1945], entre autres – pour des raisons, entre autres, mercantiles, seront à lorigine dune poésie radiophonique publicitaire, poésie pauvre, quotidienne, familière, dont laudience est forcément considérable comme, par exemple, ce refrain concernant les fameuses pilules Carter pour le foie [1934]. Forme lyrique et forme médiatique ne seront donc en effet à lavenir plus jamais désunies, que ce soit dans la revendication démocratique de cette union ou dans sa contestation vibrionnante, entre autres, au cours de la décennie contestataire 1960-1970. Le vrai poème est-il le poème qui se partage le plus aisément avec toutes et tous (la poésie marchande de masse héritière de la poésie démocratique) ou le poème qui se partage le moins, réservé à une élite de lectrices et lecteurs (la contre-culture, subversive et aristocratique, sous toutes ses formes) ? Telle est la mise en crise du lyrisme quont instituée au tournant des Lumières, puis des années 1830, la grande révolution de 1789 et linvention de la presse qui laccompagna.

Dupart D., « Le Toast lyrique. Fraternités du toast à la fin du xixe siècle », Romantisme, vol. 186, no 4, 2019, p. 99-109. Loiseleur FogliaA., LHarmonie selon Lamartine : Utopie dun lieu commun, Paris, Honoré Champion (« Romantisme et modernités »), 2005. Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 19, 1839, p. 675-691.

Amateur ; Avant-gardes ; Chant, chanson ; Communauté ; Harmonie ; Ordinaire/artistique ; Résistance ; xixe siècle 

Dominique Dupart