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Classiques Garnier

I

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 149 to 158
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0149
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
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I

Impersonnel, distanciation

Les formules bien connues sur la « disparition élocutoire du poète » (Mallarmé) ou « limpersonnalisation volontaire de[s] poèmes » (Baudelaire) soulignent combien la distanciation du Moi devient une injonction majeure à partir du milieu du xixe siècle. La volonté dune subjectivité sans implication personnelle, voire dune subjectivité sans sujet, constitue alors le pendant des définitions romantiques du lyrisme*, lorsque, porté par le sublime, le poète risque de confondre sa vie avec le poème. Depuis les années 1850, les attentes sur la « dépersonnalisation » du lyrique sont devenues déterminantes.

Limaginaire dune « modernité lyrique » se confronte sans cesse à un paradoxe : comment être lyrique sans lyrisme, sans un pathos personnel ? (Rodriguez 2006) Car sépancher ou livrer spontanément son ressenti relève des fautes esthétiques et éthiques que les milieux poétiques soupçonnent fortement et sanctionnent constamment. Dans ce cadre, lamateur* peu éclairé peut devenir la figure, fatalement risible, dun être naïvement pris par son élan et exprimant personnellement ses émotions*. Tout, pour lui, est transparence, nécessité de dire, et lart du lyrique en devient presque insignifiant. La distanciation par rapport au vécu, voire limpersonnel, crée une distinction ou une légitimation poétiques, qui délimitent clairement ce qui est du ressort des attentes littéraires et des pratiques ordinaires des écoliers ou des amateurs.

Particulièrement fondé par lantiromantisme (C. Millet 2010, 2012), limpersonnel se mue progressivement en prescription pour sénoncer lyriquement selon les principes dune certaine « modernité ». Pourtant, chez de nombreux romantiques, le poète ne livre guère ses émotions directement. Grâce au génie ou à un certain état dinspiration, il parvient à mettre en forme le ressenti de son « âme » et à la faire « communier » avec celle du lecteur. « Lunité » à laquelle parvient la poésie lyrique rassemble ainsi poème, âme du poète et âme du lecteur. Hegel lindique justement dans son Esthétique : « Cest donc lâme du poète qui doit être considérée comme le véritable principe dunité du poème lyrique. Mais, lâme en soi nest quune unité purement abstraite. » (III, 3, 594) Lâme est une première extériorisation du donné personnel, même si elle reste « la substance simple de la personne », comme un « simple vase » (idem). Pour Hegel, la situation devient donc le centre du poème, et le poète doit sidentifier à cette situation pour nexprimer que « ce qui [en] sort [ou] sy rattache » (idem).

Avec bien des romantiques pourtant, le risque tiendrait davantage à lyriser la vie des poètes, pour que les poèmes reflètent totalement ce qui est ressenti ou que leurs vies correspondent à leurs poèmes. Lamartine et Musset se trouvent en pointe de mire dune telle critique. Le reflet de leur image dans le poème serait une représentation directe de soi, sans mobiliser

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toute la sensibilité de lintériorité. Cest du moins ce que supposerait un horizon « moderne » du lyrique, bien discutable. Car cet horizon se réserve la distanciation ou limpersonnalité à lencontre de lhistoire des formes lyriques précédentes, comme le propose Hugo Friedrich dans Structure de la poésie moderne (1956) : « Avec Baudelaire commence la dépersonnalisation de la poésie moderne, tout au moins en ce sens que la poésie ne jaillit plus de lunité qui linstaure entre la poésie et un homme donné, comme le voulaient les romantiques, et cela à la différence de la poésie des siècles passés » (p. 45). Cest oublier « lâme » des romantiques, qui transforme le Moi en un « singulier universel », qui sappuie sur les divers phénomènes de dépossession de lexpression courante ou du dire quotidien depuis lAntiquité. Placés sous les signes des proférations oraculaires tout comme des visions de linspiration, de la furor ou du délire, de lappel aux muses, aux dieux ou aux pouvoirs magiques* de la parole, les poètes lyriques ne réduisaient guère le poème à lexpression transparente des heurs et des malheurs de leurs vies personnelles.

Une concentration de la subjectivité à travers une situation donnée dans le poème (paysage*, guerre, fleurs*) nimplique pas forcément la présence « en personne » du poète, mais elle ne signifie pas pour autant quil sen absente. Northrop Frye considérait justement que le poète lyrique est celui qui tourne le dos à lassistance (1957) : il reste présent, se donne autrement au public, sans jamais sabsenter totalement.

La distanciation trouve des éléments de discussion à différentes périodes pour chercher une « justesse » du dire, qui ne soit pas seulement esthétique mais aussi éthique*. Dans son Art poétique (1674), Boileau prend lexemple dun « poëte sans art » qui se laisse « échauffer » par ses passions :

Mais souvent parmi nous un poëte sans art,

Quun beau feu quelquefois échauffa par hasard,

Enflant dun vain orgueil son esprit chimérique,

Fièrement prend en main la trompette héroïque :

Sa muse déréglée, en ses vers vagabonds,

Ne sélève jamais que par sauts et par bonds :

Et son feu, dépourvu de sens et de lecture,

Séteint à chaque pas faute de nourriture.

En tant quobjet « façonné », le poème exige un « art », une« technique », la conscience des moyens, qui sécartent de toute expression directe de soi. Limpersonnel ne se confond pas alors avec ladoption de la voix dun « personnage », pour lui donner la parole lyriquement, à linstar de ce que les anglophones nomment le « dramatic monologue », et qui demande une claire distinction du lyrique selon Jonathan Culler (2015).

Je est un autre

Parmi les types de distanciation, une diversité reste possible, allant dun éloignement de soi dans le poème à des dispositifs lyriques impersonnels. Il faudrait se garder de considérer limpersonnel comme un ensemble homogène, car il comporte autant de nuances quil y a dauteurs. Malgré tout, de nombreux poètes font référence aux principes dun écart entre le Moi et le Soi, pour reprendre la distinction de Ricœur (1990). Dans la critique, les horizons dun « lyrisme critique* » (J.-M. Maulpoix), dun « lyrisme de laltérité » (M. Collot) ou encore dun « lyrisme de la réalité » (P. Chappuis) sappuient sur une altération commune du Moi. Lors du colloque sur le sujet lyrique de Bordeaux (Rabaté 1996), de nombreuses contributions ont justement considéré la distanciation entre lécrivain et la figure du sujet lyrique, entre le sujet écrivant et le sujet de lénonciation ou 151le sujet lénoncé. Cette altération se fondait sur des éléments biographiques, factuels, historiques de lauteur, pour voir comment lénonciation lyrique impliquait un « autre », qui serait le sujet lyrique. Rarement pourtant, des poètes ont préconisé une expression directe de soi, sans ajouter aussitôt de la densité, de lexpérience, de la recherche et du sublime, cest-à-dire la vérité dune vie qui se révélerait dans une situation, sans simplement donner à lire quelques anecdotes rassemblées.

Faut-il alors considérer le poème lyrique comme étant « dépersonnalisé » ? Ny a-t-il pas une identification partielle, par degrés ? Les désirs dimpersonnalité sont-ils vraiment si structurants pour la poésie moderne ? Plusieurs stratégies apparaissent depuis le xixe siècle, comme la quintessence dune expérience déréglée (Rimbaud, Artaud), mais aussi le dédoublement (Pessoa, Max Jacob), les masques de la foule (Baudelaire, Jouve) ou lattitude du monstre (Lautréamont, Michaux), sans forcément en venir à leffacement, voire au naufrage, du sujet personnel (comme dans Un Coup de dés de Mallarmé). Les nombreux appels à ces altérations lyriques pourraient tenir en quatre orientations principales : léloignement de soi, certes ; mais aussi laccent sur la matérialité du corps ; celle du monde, avec lopacité entre le mot et la chose ; ainsi que sur laltérité de la communauté à atteindre. La formule dAndré du Bouchet « Jécris aussi loin que possible de moi » (Dans la chaleur vacante, 1961) résonne avec les désirs dune « poésie objective » (Rimbaud, Ponge), avec la volonté mallarméenne de « penser de tout son corps » ou encore avec le constat de Lautréamont : « La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. » (Poésies, 1870.) Parallèlement, lécart entre la dynamique des mots et lexpérience ne cesse dêtre thématisé, notamment par Francis Ponge, lorsque le « parti pris des choses » se distingue du « compte tenu des mots », non sans un « drame de lexpression ». Tous ces éléments ont été abondamment soulignés par la critique.

Je nest personne

Plus que lâme ou la situation chez Hegel, Mallarmé donne une teneur lyrique suffisamment formalisée à la poésie pour se passer de lexpression de soi et remplacer « la respiration perceptible en lancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase » (Crise de vers, Divagations, 1897). Par les pouvoirs de lévocation et de lallégorie, limage sassocie intimement à un rythme magnifié par la syntaxe. Mallarmé séloigne alors des « soubresauts de la conscience » ou de « londulation de lâme » recherchés par Baudelaire, qui restent trop rattachés à la figure humaine, pour amener le poème à exister en tant que « fragment dexécuté » du Livre, entrevu par tous comme linstrument spirituel dune époque. Dans Un Coup de dés ou dans le « Sonnet en -yx », Mallarmé évoque le Maître, tel Orphée, qui sabsente de la situation, du « décor », subit un naufrage ou meurt, pour laisser place aux constellations nouvelles dans le minuit profond. Nous retrouvons les principes du sacrifice nécessaire du poète, du soi peut-être, pour que le dit soit le véritable porteur du dire. Même lorsque le Maître perd la parole, son instrument continue à jouer, et lon entend encore la poésie lyrique « comme un son sans rien qui vibre à loreille » (Hegel). Cet instrument spirituel, poème ou livre, devient ainsi lartefact qui objective le dire. Le monde déployé ne dépend plus de la personne, de lauteur, mais il représente la création de lart.

Un tel imaginaire ouvre la voie à lidée contemporaine du « dispositif » poétique (voir Document*) qui, chez Mallarmé, est 152encore arrimé au texte et à limprimerie, mais qui prendra aussi diverses formes aux xxe et xxie siècles, en lien avec la performance, lart contemporain, les interventions urbaines, les expositions ou encore les événements publics. « Limpersonnel » est alors convoqué pour valoriser ces projets poétiques, quils soient lyriques ou critiques, montrant combien ce qui a lieu se déroule sans la personne du poète.

Il reste à mentionner les recherches plus contemporaines sur « lindéfini » par-delà limpersonnel. Au lieu de tout renoncement à lexpression de soi, à « défigurer » (B. Johnson 1979), à « dévisagéifier » (G. Deleuze, F. Guattari 1980), lévocation du vécu peut se donner par une épreuve élémentaire, qui maintient les principes dune mise en forme, tout en figurant le quotidien ou la vie ordinaire. Lomniprésence du pronom indéfini « on » chez Antoine Emaz participe à une telle esthétique, marquée par la démarche dAndré du Bouchet certes, mais qui sen détache également, dans une deuxième phase décriture (après Boue en 1997). Lénonciation impersonnelle du recueil Cest (1991) laisse la place à lénonciation indéfinie du « jeuh » ou du « je ne » au tournant du siècle. Lhésitation et loscillation rappellent alors combien « je nest personne », cest-à-dire que tout est suffisamment indéfini, entre le fini de soi et linfini du dire, pour ne plus représenter directement le personnel, qui resterait une tentation lyrique.

Lhistoire moderne du lyrique ne se détache ainsi jamais de la distanciation et de la volonté daller vers lindéfini ou limpersonnel ; souvent en opposition au romantisme, à un romantisme fantasmé, toujours en cherchant une issue au paradoxe dune écriture lyrique qui ne soit plus personnelle.

Friedrich H., Structure de la poésie moderne, Paris, Le Livre de Poche, 2004 [1956]. Larson A. et al. (dir.), Limpersonnel en littérature : Explorations critiques et théoriques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. Millet Cl. (dir.), Politiques antiromantiques, Paris, Classiques Garnier, 2012.

Acte de langage ; Je, pronoms personnels ; Livre ; Voix, sujet lyrique.

Antonio Rodriguez

Inscriptions lapidaires

Linscription de la poésie remonte aux débuts de la littérature. Si les surfaces sont multiples – bronze, mur, écorce darbre, objets du quotidien –, la pierre est le matériau par excellence de cette écriture paroxysmique. Au-delà dun support particulier, cest surtout le livre quelle exclut, exposant le texte dans un espace public. À ce titre, linscription intéresse lépigraphie, avant même la littérature. Resté toujours marginal face à linscription en prose, le geste dinscrire la poésie a été surtout lié au funéraire ; linscription défie le temps, éternise la parole solennelle à travers la durabilité de la pierre. Ce support entraîne à la fois la fixité de linscription dans lespace – les livres circulent de mains en mains ; les lecteurs se déplacent entre les inscriptions – et la relative brièveté de lexpression. Lire une inscription est par conséquent une expérience littéraire, mais bien plus un événement performatif, rituel, multisensoriel dont laspect visuel du texte inscrit nest que la porte dentrée. Informées par leur contexte tout autant quelles le marquent de leur signification, les inscriptions tissent un maillage de textes dans une aire linguistique et cultu(r)elle. En Occident, linscription lapidaire est abondamment présente dans les mondes grec et latin ainsi que dans les périodes qui ont fait revivre cette Antiquité : Renaissance humaniste, classicisme, romantisme. Pratique scripturaire poétique avant dêtre un genre littéraire (Sanders, 1991, 219), linscription est, dès 153son origine, en dialogue constant avec la littérature et influence les formes lyriques.

Les premières inscriptions lapidaires grecques, datées du viiie siècle avant notre ère, reçoivent le nom depigrammata,simple constat de leur statut inscrit (-grammaécrit ; epi-sur). Brèves en raison de leur support, elles adoptent dans le courant des vie-ve siècles le distique élégiaque. Ce critère métrique formel les distingue des inscriptions en prose et leur vaut aussi le nom delegeion. Progressivement détachée de son support, lépigramme devient au ive siècle un genre littéraire livresque retenant de son origine inscrite la concision de lexpression et le mètre. Quant au thème, il est parénétique, érotique, symposiaque ou funéraire. Rétrospectivement, on attribue linvention de cette forme aux poètes Simonide de Céos, Anacréon ou Archiloque : ce sont aussi les premiers noms dauteurs attachés à des poèmes inscrits, qui dordinaire nen portent pas. Les allers et retours entre épigraphie et littérature ne cesseront plus : pseudo-inscriptions ou reprises dans les œuvres littéraires ; citations ou compositions dauteurs inscrites dans la pierre. Tout comme lépigramme, lélégie, généralement plus longue mais usant du même mètre et des mêmes thèmes, dialogue également avec linscription. Quil sagisse de dédicaces ou dépitaphes, une fiction doralité donne souvent voix au support inscrit qui sexprime alors en « je », tandis que les déictiques soulignent la co-présence du texte, du support et du lecteur ; telles sont les caractéristiques lyriques de linscription dès son origine. Dans la commémoration funéraire, alors que le nom du défunt tient le rôle central, la poésie a une fonction mémorielle, faisant de lépitaphe « une machine à kléos » (Svenbro, 1988, 62), à même de défier loubli et donc la mort totale.

Linscription funéraire en distiques est adoptée de façon marginale par la noblesse romaine hellénisée du iie siècle, après avoir été adaptée en latin par Ennius. Cest pourtant dans le courant du ier siècle de notre ère que se développe véritablement lépigraphie poétique latine. Dans lespace romain saturé décriture, les poèmes inscrits se rencontrent en contexte urbain (graffiti), dans des dédicaces ou dans les épitaphes, souvent le long des routes. Elles ne sont alors plus lapanage de la noblesse mais celui des masses populaires qui se distinguent par la poésie. Elle restera pourtant exceptionnelle vis-à-vis de la prose et toujours subordonnée aux formules onomastiques, garantes de la (re)connaissance du défunt. Si lhexamètre épique dispute la place au distique élégiaque, lutilisation de ce dernier contribue, à la suite du développement érotique de lélégie latine augustéenne (Quint. Inst. 10. 1. 93), à repositionner le genre comme chant de deuil et, plus largement, comme un dialogue avec la mort – ce quil restera. Au niveau formel, un appel au passant et un envoi encadrent lépitaphe. Entre deux, la commémoration est conçue comme un événement de communication personnelle entre lecteur et défunt, inséparable dune performance de lecture à haute voix accompagnée de formules et de gestes rituels qui rendent le mort présent. Souvenir tout autant que memento mori (Varr. Ling. 6. 49), lépitaphe perpétue les valeurs de la communauté avant dexprimer lindividualité. Les vertus, maintes fois réitérées, appliquées de façon hyperbolique, se vident de leur sens et linscription se fait éloge, manipulant le souvenir (Liv. 8. 40. 4-5). Quoi quil en soit, par la fonction didactique de la poésie, le lecteur apprend à vivre et à mourir, cest-à-dire à devenir à son tour auteur de sa propre inscription.

Ces modalités culturelles changent avec la diffusion du christianisme. En déclin à la fin du iiie siècle, lépigraphie païenne renaît sous une forme chrétienne, 154sous limpulsion littéraire de Damase et de Grégoire de Nazianze dont certains textes sont gravés dans la pierre. Lâge dor de cette nouvelle poésie épigraphique dédicatoire et funéraire se situe en Occident entre les ve et viie siècles ; elle célèbre les églises ainsi que les membres éminents du pouvoir, le plus souvent dans des formules hexamétriques fleuries. Le délitement de lempire romain et la destruction de ses monuments conduit pourtant à un mouvement de sauvetage livresque des inscriptions ; elles constitueront le cœur des Anthologies Grecque, Palatine et Latine. Les livres semblent alors seuls à même de conserver le patrimoine poétique à travers un Moyen Âge* qui délaissera linscription. Exception notoire, la renouatio imperii carolingienne fait revivre, pour un temps restreint et pour des motifs politiques, lépigraphie latine.

Les humanistes italiens du xve sont des lecteurs des anthologies mais aussi des découvreurs de vestiges. Ils consignent les inscriptions dans des manuscrits et, par émulation, accroissent les collections dinscriptions de leurs propres créations. La production dépitaphes funéraires latines connaît un nouvel essor dans toute lEurope érudite. Lusage du latin garantit à lui seul la mémorialisation des défunts ; à linverse, la composition dinscriptions dans les langues vernaculaires dès le xvie siècle est critiquée comme une entreprise inutile. La littérature se nourrit de ce retour de linscription : le genre de lélégie se déploie à nouveau tandis que voit le jour lelogium, éloge funèbre sous forme dinscription pour le livre, dont le succès est prodigieux au xviie siècle. En France, la création de lAcadémie des Inscriptions et Belles Lettres(1663) illustre la volonté du Grand Siècle de voir se développer létude de lAntiquité tout autant quun grand style épigraphique national. Le vif débat quil anime sur la langue – latin ou français ? – se prolongera au siècle suivant.

Lomniprésence de linscription au Siècle des Lumières, dont le goût est à la célébration des ruines et des fragments, entre aussi en résonnance avec lidée de nature comme livre ouvert : témoignage matériel exposé à la vue de tous, linscription est réputée supérieure au livre et plus vraie (Lefay, 2015, 156-160). Loin de la flatterie courtisane du siècle précédent, lépigraphie se démocratise et se privatise. Clarté, lisibilité, langue française triomphent dans une forme non métrique, mais équilibrée entre vers et prose, attentive à une disposition pour lœil. Dès le xviiie siècle, la redécouverte de Pompéi, avec ses graffiti et sa voie des tombeaux, ravive lintérêt pour les inscriptions antiques. Une inspiration épitaphique est revendiquée par Chateaubriand, Goethe et Wordsworth. Ladoption des langues modernes et lattrait romantique ne sauraient pourtant faire revivre la tradition antique de lépitaphe dans un monde où les morts sont désormais relégués dans les cimetières pour cause de salubrité et lus par une élite intellectuelle en quête de méditation. Lémergence de linstitution de la littérature et de la figure de lauteur-créateur concourent finalement au déclin des inscriptions lapidaires, anonymes. Face à la pierre, le livre simpose comme lieu de lœuvre littéraire et de la mémoire : à travers les titres-frontispices et les épigraphes, héritiers de lécriture lapidaire, il avait commencé, depuis longtemps déjà, à se faire monument.

Loin de la pierre, lorganisation visuelle consacre, avec la typographie, la matérialité du texte sur la page blanche et influence tantôt les vers libres, tantôt la poésie concrète des années 1960. Dépendant des pratiques de sociétés qui entretenaient avec la dédicace, la mort, la mémoire des relations autrement rituelles, linscription lapidaire 155est devenue anecdotique dans le paysage contemporain où laffiche et les écrans exposent désormais lécriture publique. Pourtant, le dialogue des supports, des contextes et des langues aura durablement imprimé aux genres lyriques sa trace.

Lefay S., LÉloquence des pierres : usages littéraires de linscription au xviiie siècle, Paris, Garnier, 2015. Sanders G., Lapides memores : païens et chrétiens face à la mort. Le témoignage de lépigraphie funéraire latine, Faenza, Fratelli Lega, 1991. Svenbro J., Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988.

Deuil ; Effet de présence ; Élégie ; Mise en page 

Dylan Bovet

Intentionnalité

Quelquun tend sont pouce vers le haut au bord de la route, et nous comprenons aussitôt lintentionnalité de son geste. De manière similaire, un texte invite à être compris selon un faire-sens au sein dune série dinteractions sociales, qui le transforme parfois en « geste lyrique » identifiable (Rabaté, 2013). Au xxe siècle, les approches phénoménologiques, cognitives, analytiques et pragmatiques ont permis de comprendre certains fonctionnements de la conscience par le biais de cette notion, qui ont été appliqués à la littérature (Ingarden, Merleau-Ponty, Iser, Genette ou encore Schaeffer).

Dans le domaine littéraire, la lecture nest pas la simple reprise des pensées ou des émotions dautrui, de lauteur, mais une manière de parcourir une situation, un environnement textuel complexe, qui nest pas forcément familier. Lintentionnalité tient justement en cet « acte du signifier » (Husserl) qui constitue notre relation à cet objet. Traverser un recueil de poèmes lyriques, le lire avec plaisir, se délecter des subtilités de lécriture, se laisser prendre par latmosphère générale, être touché par certaines émotions évoquées, tout cela est le fruit dune interaction, composée dactes, dactivités, dactions et de comportements divers, qui est guidée par une intentionnalité. Cette dernière se construit aussi face à un texte, qui peut être un fragment (de Sappho par exemple), ou simplement une séquence*, quelques phrases, voire de quelques mots, comme dans lexpérience de Stanley Fish (2007). Elle nest jamais détachée de nos habitudes, de nos connaissances, ni non plus des « communautés » dans lesquels elle sexerce. Car un texte lyrique est souvent accompagné de médiations sociales : parfois, il sagit des enseignants qui le commentent et qui veulent en faire quelque chose en classe, ou des écrivains qui lintroduisent dans une revue ou, parfois encore, des éditeurs qui le placent dans une anthologie particulière, sur le féminisme par exemple. Les orientations de sens se modifient en raison du contexte, de ce que nous voulons faire avec un texte personnellement et collectivement. Lintentionnalité relève aussi bien de ce qui fait sens par-delà la succession des phrases, sur une échelle transphrastique du texte, que des processus pour parvenir à des interactions collectives incarnées (« énactives » selon F. Varela), amener du faire-sens ou de lattention sociale (Jaegher), notamment à partir du paratexte. Cest pourquoi lintentionnalité est déterminante pour saisir la lecture, linteraction, la compréhension ou la participation à partir des formes lyriques.

Lintentionnalité lyrique
en littérature

Les lecteurs agissent avec leurs habitudes, leurs capacités, leurs motivations, pour dépasser la succession des phrases et des séquences. Sans sen rendre compte, ils entrent dans une intentionnalité, 156qui sélectionne et écarte des informations par pertinence, pour laisser place à un événement de sens (Ricœur, 1983). Husserl donne un exemple emblématique de lintentionnalité : « Je nentends pas des sensations auditives, mais jécoute la chanson dune cantatrice. » (Husserl, Recherches logiques, Recherche V, § 11). Tout lacte de lecture lyrique est là, analogiquement. Je ne lis pas des sensations ou des sens de mots, des ondulations du rythme, des compréhensions de lexèmes ou de syntagmes ; je lis quelque chose en le parcourant, un poème par exemple. Je ne ressens pas mes sensations du texte, je ne comprends pas ma compréhension. Nous pourrions même aller plus loin : en écoutant la chanson, je nentends pas des notes, des cordes vocales et des lèvres qui bougent séparément, et je nentends pas non plus mes tympans ou mon activité cérébrale, mais un ensemble qui relève de lintentionnalité, celui d« écouter une chanson ». Jadopte une visée qui oriente ma perception, mon imagination et ma cognition, et me donne conscience de quelque chose qui a lieu, une chanson que jécoute.

Dans le domaine lyrique, lintentionnalité engage nos orientations dans les enchaînements possibles de mots ou les connexions valides pour former des unités de sens. Or, ces éléments sont souvent négligés pour décrire de manière immanente lobjet (par une analyse de texte) ou psychologiquement le « sujet » (lisant ou écrivant), ce qui est ressenti, ou comme un élément exemplaire du contexte (histoire ou sociologie littéraires). Pourtant, ce nest pas lobjet seul ou le sujet seul qui font linteraction. Décrire dans le détail un poème ne dit pas comment le lire. Combler du vide par des représentations ou par des schématisations ne permet pas encore de parvenir à un événement de sens, qui nous ferait éprouver et ressentir quelque chose.

En somme, lintentionnalité guide linteraction pour mener à bien un acte, en réalisant son orientation, celui de parcourir un texte. Le discours lyrique, tout comme le récit, a besoin de cette intentionnalité pour aller vers la compréhension, la synthétiser dans un « acte du signifier ». Les lecteurs ne prennent pas un roman pour savoir comment fonctionne un genre, une intrigue ou pour simplement comprendre des actions. En somme, ils ne sont pas mobilisés pour faire fonctionner la narratologie. Ils supposent davantage que le texte veut leur « faire suivre une histoire » ou quon veut leur « raconter une histoire ». Cette supposition ne vient pas de la connaissance de lauteur ou dune déclaration dintention : elle simpose à eux comme un pacte implicite, des conventions, que ce soit par des termes génériques (« nouvelles », « roman » en couverture), par une formule « il était une fois », par des séries de verbes au passé simple et à limparfait, typiques du récit, par de nombreux signaux du texte et du paratexte. Aussitôt se met en place en eux lintentionnalité du récit. Pour le lyrique, il en va de même, mais cette intentionnalité consiste alors à « éprouver la vie affective », à la sentir et à la ressentir à partir du discours, en supposant que lauteur voulait justement la leur « faire éprouver ».

Quel « objet »
pour la transmédialité lyrique ?

Lintentionnalité donne les moyens de bien comprendre les principes dune transmédialité, pour passer dun « objet » visé qui est textuel à un autre qui est multimédia. Il ne sagit pas forcément dune extension ou dune adaptation de la notion de « lyrique », dun médium à lautre, ou dun art à lautre, mais plutôt dune manière de lancrer dans une esthétique relationnelle. Lobjet, textuel ou multimédia, nest jamais directement 157et en soi lyrique, mais il comporte des éléments particuliers qui amènent une interaction lyrique. Il devient ainsi possible de comprendre pourquoi nous menons des intentionnalités semblables (lyriques, narratives, critiques) sur des objets très dissemblables en raison de leurs supports ou des médias mobilisés.

« Lobjet » de la lecture ou de linteraction lyriques nest pas un autre sujet, avec des émotions, qui ferait face directement. Nous ne sommes pas dans une conversation ou une interprétation de gestes corporels. Lobjet ne se réduit pas non plus à un pur artefact, car il comporte souvent un texte, ou un montage dans les films, qui constituent dans ce cas un « objet intentionnel » (Schaeffer, 2015) associé à un artefact. Le livre, ses pages, ses lignes, ses caractères sont empiriquement là ; mais le texte est un acte de la conscience. Dans LŒuvre de lart, Gérard Genette considère des éléments décisifs sur ces questions : lobjet intentionnel est inclus dans un artefact qui a des fonctions et des effets potentiels. Cela rejoint une des grandes approches de lintentionnalité en littérature, celle de Wolfgang Iser (1997), qui hérite des propositions de Roman Ingarden (1983). La relation esthétique, ici lyrique, est fondée sur un acte dintellection et de participation, qui vise à reconstruire une situation cohérente, souvent passionnante par lempathie*, à partir dun texte, qui porte une telle orientation potentiellement. Cette lecture lyrique est-elle en lien avec des qualités objectives du texte ? Un texte est-il fondamentalement lyrique ou sera-t-il plutôt lu lyriquement ?

Un « objet » lyriquement visé nest pas lyrique intrinsèquement. « Lyrique » ne se réduit pas à une propriété objective, mais il est un ensemble de propriétés qui convoquent une interaction spécifique. Cette caractéristique signifie également que la projection lyrique sur un objet force dune certaine manière ses propriétés inhérentes, car il est possible de lire narrativement un poème avant tout élaboré pour une interaction lyrique, et den être déçu. Le poème lyrique en tant quobjet intentionnel renvoie à une forme relationnelle. Des relations proches peuvent ainsi être menées face à un livre, à un ballet, à un film ou à un enregistrement, sans réserver la notion de « lyrique » à la seule poésie imprimée. Lintentionnalité permet également de résoudre dautres problèmes : les remédiations (Bolter, Grusin 2000) qui adaptent un poème en cinépoème par exemple ; ou encore la possibilité de lire une traduction* poétique en gardant lobjet intentionnel dans une autre langue. Plus que des détails intrinsèques, la manière dinteragir, daccorder de lattention, dinvestir son empathie se fait déterminante (L. Alford). Il devient ainsi plus aisé de décrire les éléments esthétiques dans les « objets » divers (peints, affichés, postés en ligne) qui stimulent une telle intentionnalité et amènent des interactions assez proches.

Cette intentionnalité lyrique ne concerne pas uniquement la lecture ou lécriture, mais peut impliquer linterprétation vocale dun poème : car il est possible de dire lyriquement un poème à haute voix ou de le chanter avec un ton particulier (voir Chant, chanson*), comme Brel le réalise sur certaines de ses chansons. Son interprétation portera alors les signes qui permettront de mobiliser cette nouvelle intentionnalité sur un texte qui ne limpliquait pas forcément. De la même manière, une exposition, des interventions, des dispositifs ou un événement* public pourront être agencés de manière à susciter une interaction lyrique, et donc être considérés comme des « objets » lyriques. Lintentionnalité lyrique devient ainsi une notion centrale pour saisir les phénomènes de transmédialité.

Genette G., Mimologiques, Voyage en Cratylie, Paris, Seuil (« Poétique »), 1976. 158Rodriguez, Antonio, Le Pacte lyrique : structuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga, 2003. Zettelmann E., « Discordia Concors. Immersion and Artifice in the Lyric », Journal of Literary Theory, 11/1, 2017, p. 136–148.

Lecture ; Lyrique (terminologie) ; Séquence, configuration

Antonio Rodriguez

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