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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 139 à 142
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- EAN : 9782406159759
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0139
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français
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Genre, mode
Épithète pour diverses formes d’art, l’adjectif « lyrique* » est généralement apposé à la « poésie ». Il recoupe de nombreuses acceptions à diverses époques et pour différents groupes sociaux. Ses oppositions à d’autres termes pourraient permettre, dans un premier temps, de mieux saisir à quoi se réfèrent exactement les poètes et les critiques lorsqu’ils convoquent ce terme. « Lyrique » s’oppose parfois à « épique », à « fiction* », à « rationnel » ou en France, dès les années 1990, à « littéraliste » ? Les critères varient historiquement, culturellement, et le fonctionnement des genres littéraires ou des modes d’énonciation peut éclaircir une logique d’attribution encore trop souvent implicite.
Dans la critique en français, les distinctions entre « mode » et « genre » se retrouvent principalement dans l’Introduction à l’architexte (1979)de Gérard Genette : « La différence de statut entre genres et modes est essentiellement là : les genres sont des catégories proprement littéraires, les modes sont des catégories qui relèvent de la linguistique » (p. 64). Ces deux catégories donnent à comprendre l’impossibilité d’adhérer à une triade des genres littéraires (Gattungen en allemand), notamment à partir de Hegel et de la tradition germanophone (Hölderlin, Staiger). Comment fonctionne un genre littéraire ? En quoi se distingue-t-il d’un mode d’énonciation ?
Alors que le genre varie dans le temps, les cultures et les groupes sociaux, le mode d’énonciation (qui correspondrait selon Genette à la lexis de Platon) se caractérise surtout par les pronoms personnels utilisés : premières ou troisièmes personnes ; et implicitement par les situations d’énonciation. Gérard Genette rejoint en cela Käte Hamburger, et anticipe la distinction entre fiction et diction, qu’il présentera plus tard. Aussi, pour le lyrique, le je parmi les pronoms personnels se lie également à l’adresse, aux vocatifs (ô monde !), à l’effet de présence, qui passe par le temps et par l’espace. Tous ces éléments, traités dans ce dictionnaire, constituent les déterminations du discours lyrique ou de son mode d’énonciation par-delà la catégorie discutable de « je lyrique ». Le mode d’énonciation suffit-il pour autant à saisir l’ensemble des caractéristiques lyriques ?
Le problème du genre littéraire
Comme l’a montré Jean-Marie Schaeffer (1989), les genres littéraires n’obéissent pas à un système d’oppositions. La « nouvelle » se distingue du « roman » avant tout par sa longueur, et relève tout autant du « récit » (au sens du discours narratif plus général). Sa longueur ne s’oppose pas à celle du « conte », mais les différences viennent plutôt des éléments thématiques ou didactiques. La nouvelle ne se construit pas contre la « poésie », dans la mesure où la poésie « épique » peut être tout aussi narrative. Les distinctions des genres littéraires (longueur, thèmes, tons, etc.) restent ainsi soumises à de fortes variations temporelles et historiques (l’attente du
140vers avant le xixe siècle) ; géographiques et culturelles selon les traditions convoquées (les pieds dans les langues à syllabes longues et brèves) ; sociologiques selon les groupes (faut-il ou non utiliser la rime aujourd’hui ?) ; et médiatiques (poésies orales, dansées, imprimées, numériques). En français, jusqu’au xixe siècle, la poésie englobe divers genres bien différents, rassemblés alors par la versification, sa caractéristique principale au sein des belles-lettres.
Dans le contexte formel de la versification, le terme « lyrique » a pu qualifier des types de vers par rapport à des « vers narratifs* » ; plus tard, un type de poésie, qui faisait face à d’autres genres dans le système de la rhétorique classique. Le terme se centre ainsi sur la représentation des sentiments. Charles Batteux n’hésite pas à définir le lyrique par son objet : « Les autres espèces de Poësie ont pour objet principal les Actions : la Poësie lyrique est toute consacrée aux sentimens, c’est sa matière, son objet essentiel » (Les Beaux-Arts…, 1746, 240). Il lui donne de facto une place dans les principes d’imitation aristotéliciens ; et le range face à la tragédie ou à l’épopée. Depuis la Renaissance*, avec Antonio Minturno, le « lyrique » désignait un certain type de poésie, que nous pourrions considérer comme un genre littéraire, la « poésie lyrique ». Mais sur quelle base se définit-il alors ?
Remonter à l’émergence de la catégorie dans le canon alexandrin, pendant l’Antiquité, ne résout aucun problème. En effet, le terme « lurikos* » apparaît comme le rassemblement de neuf poètes « méliques » selon un acte éditorial spécifique – celui de l’anthologie alexandrine – qui transforme la teneur chantée et rituelle en une « remédiation » textuelle (au sens de Bolter, Grusin, 1999) ; donc en une catégorie potentiellement littéraire. Les neuf auteurs originellement « méliques », d’Alcman à Simonide de Céos, se muent tardivement en « poètes lyriques ». Horace semble un des premiers à se définir consciemment en tant que « poète lyrique », mais plutôt pour marquer son héritage avec les poètes grecs (voir Lyra*). Ce critère du regroupement, né dans un contexte historique précis et au sein d’institutions d’édition particulières, n’engage pas une « essence » anhistorique du lyrique, à la manière d’Emil Staiger. Trop de modifications ont lieu d’une culture à l’autre, d’une période à l’autre pour placer ce terme occidental au rang des « universaux », avec des caractéristiques homogènes. Faut-il pour autant relativiser la catégorie en l’inscrivant uniquement dans la logique des « genres littéraires », c’est-à-dire des genres historiquement et sociologiquement mouvants ?
La formule « poésie lyrique » appose l’adjectif en épithète. D’une langue à l’autre, « lyrique » peut englober des traits définitoires différents selon le genre : par exemple, en anglais, la plupart des définitions posent le poème lyrique comme étant fondamentalement « court » (short), alors que ce critère n’apparaît absolument pas en français. Ce trait relève typiquement d’une question de « genre littéraire » et non de « mode ». Tout au long du xixe siècle, la fusion progressive de la poésie et du « lyrique » rend les deux termes presque équivalents, comme c’est le cas d’ailleurs actuellement dans d’autres langues (voir Lyrik*, Lyrikk*). En allemand, nous trouvons alors des « Lyrische Narrationen » (H. Bleumer, C. Emmelius 2011), ce qui reste peu concevable dans les langues romanes.
En français, tous les genres littéraires peuvent potentiellement accueillir des séquences lyriques, par-delà les dominantes de la narration ou de l’argumentation, voire de la description. Une tirade de théâtre peut être lyrique, tout comme le passage d’un roman. Si les mouvements de « l’art pour l’art » tendent l’esthétique vers l’idéal d’une « poésie 141pure », celle-ci s’inscrirait encore bien souvent dans des orientations lyriques, sans chercher à narrer ou à expliquer (pour reprendre les formules de Mallarmé). Dans Poésie et récit (1989), Dominique Combe a souligné combien certains « actes de langage* » étaient alors écartés de la poésie, qui devient implicitement lyrique.
C’est pourquoi la signification de l’adjectif « lyrique » est déterminante pour savoir si la « poésie lyrique » se distingue d’autres genres au sein de la « poésie ». Il existait des « poésies didactiques », « scientifiques », « satiriques », « épiques » ? La « poésie lyrique » se situe-t-elle uniquement à ce niveau de classement ? Est-ce parce que son mode d’énonciation est différent d’autres genres ? Que faire lorsque cet adjectif se retrouve dans d’autres expressions avec les mêmes caractéristiques (transmédiales ou non) comme pour « l’art lyrique* » ? Depuis Käte Hamburger et les réflexions énonciatives sur le sujet lyrique, le « je » semble le centre de cette transformation, au point de parler un peu rapidement d’un « je lyrique ». L’emploi de la première personne, même sous un régime particulier, ne suffit pourtant pas à créer une séquence lyrique, ce qui serait une illusion théorique par rapport à la réalité des textes, qui passent par plusieurs pronoms* – voire par une absence de pronoms –, mais aussi par les caractéristiques linguistiques du mode. Nous le voyons, le sens même de ce qui est entendu par « lyrique » change si nous nous plaçons dans une démarche historique, dans une observation énonciative ou dans une compréhension pragmatique (dans la transmédialité ou l’interaction).
La catégorie littéraire peut ainsi entrer en conjonction ou en confrontation avec des usages terminologiques dans la langue courante, voire des « genres du discours », tels que les a traités Mikhail Bakhtine. Le collectif consacré à un « je-ne-sais-quoi » de poétique, dirigé par Nadja Cohen et Anne Reverseau (2017), pourrait s’appliquer au « je-ne-sais-quoi » de lyrique, touchant alors à divers domaines artistiques. Certaines extensions abusives dans le langage ordinaire rencontrent des acceptions dans les dictionnaires de langue : « qui est plein d’un enthousiasme, d’une exaltation qui peuvent être excessifs » (Larousse). Plus largement, des textes sont incorporés ou écartés de la littérature occidentale, en ayant eu des fonctions tout à fait différentes dans leur contexte d’origine. Certains parlent de poésie lyrique sous la dynastie Tang en Chine, même si le terme en tant que tel n’existait pas, bien évidemment. Les classifications occidentales sont traduites et peuvent répondre à des catégories issues d’autres cultures. Certains textes liturgiques ou mystiques qui avaient une fonction religieuse, rituelle à leur origine, sont désormais lus esthétiquement en Occident. L’interaction se modifie alors que le texte ne change pas, ou peu.
Si la « poésie » est considérée comme un genre littéraire et le « lyrique » comme un mode d’énonciation (ou un discours), nous saisissons pourquoi des poésies sont également narratives ou didactiques, hier comme aujourd’hui. Car il est possible d’écrire de la poésie narrative de nos jours. Le genre se modifie ; le mode nettement moins. Cette évidence permet d’éviter deux problèmes : d’une part, que la « poésie lyrique » soit un genre totalement distinct de la « poésie » lorsqu’elle est sans qualificatif ; d’autre part, que la « poésie » soit systématiquement « lyrique », comme si les deux termes étaient équivalents. Ce dernier point est un des écueils majeurs dans certaines langues, comme l’anglais ou l’allemand. Le « lyrique » peut parfaitement organiser une séquence discursive sans être en poésie, tout comme un poème peut être réalisé sans agencement lyrique. Le poème peut ainsi être saisi comme étant hétérogène 142dans ses séquences, et non selon un mode d’énonciation intégralement homogène. Il pourra être constitué d’une partie narrative, d’une autre lyrique, sans que l’unité de la compréhension soit remise en question. Ces points amènent la nécessité de considérer le terme « lyrique » sur plusieurs échelles : le genre historique de la « poésie lyrique », son mode d’énonciation ou son organisation discursive plus transhistorique. Qualifier une séquence de lyrique se place sur un autre niveau d’observation que le « poème », souvent bien hétérogène, ou que « la poésie », encore plus difficile à saisir face à la diversité des modes et des discours.
Que faire lorsque la lyre devient multimédia ?
Le genre littéraire ou le mode d’énonciation posent un problème majeur dans le passage aux objets transmédiaux ; dans une adaptation ou une œuvre multimédia par exemple. Les critères de la poésie lyrique conviennent mal à un cinépoème et ceux du mode sont insuffisants pour décrire les effets de l’évocation ou du rythme par un montage (voir Film*). Déjà dans la poésie imprimée, le mode d’énonciation, au sens élargi, peut participer à la configuration d’ensemble, mais il n’influe que rarement la mise en page* (p. ex. la spatialisation des vers libres, une disposition graphique aérée, la typographie*). Le sujet lyrique n’a souvent pas conscience d’être dans un sonnet ou dans un effet provoqué par la mise en page. Dès lors, cette énonciation peut passer indifféremment d’un support à l’autre, sans aucune conscience de cette différence. Dans un film, une interaction lyrique peut avoir lieu sans que le mode d’énonciation soit mobilisé. C’est pourquoi la structuration d’une séquence doit toujours être associée à un type d’interaction : la séquence lyrique convoquant une interaction lyrique, alors que certains traits énonciatifs ne peuvent le faire à eux seuls. La nécessité d’une pragmatique (intentionnalité, attention, interaction, visée, voire motivation) se manifeste ainsi face à ces objets. Elle devient indispensable pour penser les remédiations ou les mises en relation transmédiales.
La collection « Close Poetry » en Suisse (sur Ptyxel.net) a montré qu’il était possible de réaliser des courts-métrages à partir de poèmes déjà existants. Mais le mode d’énonciation ne soutient plus toute la dimension lyrique lors de la lecture des comédiens. L’ensemble du montage convoque des métaphores et un rythme à travers des moyens cinématographiques. La lyricité dépasse le mode par une séquence filmique, et c’est le film lui-même qui devient lyrique. Dans les courts-métrages, les poèmes dits à haute voix sont un élément parmi d’autres de l’objet lyrique visé. En somme, nous sortons du genre littéraire – cela va de soi –, mais nous sommes aussi face aux limites d’une théorie qui circonscrirait le lyrique à un mode d’énonciation (textuel ou oral). La catégorie de « séquence » permet alors de considérer le « discours » dans un sens large ; une manière d’agencer, de configurer, bien plus qu’un simple ensemble de traits énonciatifs. Nous éviterons par conséquent de considérer le lyrique en tant que tel comme un « genre », alors qu’il se rattache davantage à un mode d’énonciation, à une séquence ou à un registre selon les cas et selon les arts.
► Culler J., Theory of the Lyric, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2015. Genette G., Introduction à l’architexte, Paris, Le Seuil (« Poétique »), 1979. Rodriguez A., « Critiques des poétiques du xxe siècle », Le Pacte lyrique : structuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga, 2003, p. 31-60.
→ Lyrique (terminologie) ; Lyrisme ; Registre ; Séquence, configuration
Antonio Rodriguez