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Classiques Garnier

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  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 119 to 138
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0119
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
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Féminin/masculin

Poésie est en français un substantif de genre féminin, tout comme la lyre doù dérive le nom du lyrisme, ce qui constitue un encouragement linguistique à une féminisation imaginaire de la poésie lyrique. Dans lhypothèse dun genre des genres (posant que la définition des genres littéraires fait appel à des représentations et à un impensé du féminin, du masculin et de leur relation), la poésie apparaît dans une situation contradictoire, et particulièrement la poésie lyrique : une part de féminin semble en effet impérieusement requise pour son existence, mais les femmes ne sont que difficilement admises à son énonciation. Cette tension contradictoire se retrouve à tous les niveaux, quon se penche sur sa place et sa fonction, ses représentations, sa définition, son énonciation ou sa réception.

Dans lensemble de la production littéraire, la poésie est vue comme féminine par rapport à la prose – plus tournée vers laction sur le monde –, la poésie lyrique comme plus féminine que la poésie épique, et le lyrisme personnel et élégiaque comme plus féminin que le haut lyrisme et lode. Les hiérarchies quimplique cette vision font coïncider le pôle féminin et le pôle minoré, ce qui nempêche pas de développer une exaltation du féminin. Lié à la voix et au chant, associé à lorigine, le féminin est posé comme principe dinspiration, altérité nécessaire pour que puisse sétablir le rapport du poète à Dieu ou aux dieux, à la nature ou à soi-même, car « ce nest pas avec encre et la plume que lon fait une parole vivante ! » (Claudel, « La Muse qui est la Grâce », quatrième des Cinq grandes odes). Dans la lyrique amoureuse, les femmes sont à la fois inspiratrices, objets et dédicataires de la parole poétique, mais le développement de cette parole requiert quelles sabsentent – dans la distance ou dans la mort. De la femme aimée et perdue, célébrée dans « Le lac » (1817), Lamartine écrira : « Elle était la poésie sans lyre [] Elle métait le poème vivant de la nature et de moi-même ». « Si javais vécu longtemps auprès delle, je naurais jamais ni lu ni écrit de vers. » (Raphaël, 1849).

On peut voir là une variation romantique sur le mythe dOrphée*, tout en rappelant quOrphée, figure qui représente par excellence la poésie lyrique, ne fut pas dabord celui qui charme par son chant les éléments hostiles de la nature, ni qui pleure son épouse perdue, mais un fondateur de culte, dans une tradition dont on a souligné la constante misogynie (Détienne, 1985). Les versions les plus reprises par lart occidental font intervenir des figures féminines en trois moments décisifs de son histoire. Orphée est fils de Calliope, la muse de la poésie épique. Après avoir perdu son épouse, la nymphe Eurydice, il descend aux enfers afin de len arracher, mais il la perd une seconde fois pour sêtre trop tôt retourné vers elle. Demeuré inconsolable, il meurt mis en pièces par les Bacchantes furieuses

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de son dédain. Les muses recueillent les fragments de son corps, tandis que sa tête jetée au fleuve dérive jusquà lîle de Lesbos.

Indispensables à linspiration poétique, les femmes constituent aussi une menace destructrice, ce pourquoi il faut les tenir en respect. Elles transmettent le souffle mais ne parlent pas de leur parole propre, ni dune parole inspirée – il nexiste pas de pendant masculin aux muses dans un récit qui inverserait la distribution des rôles de genre. Revendiquer Orphée pour modèle fondant leur parole est donc difficile pour les femmes-poètes, car elles semblent alors sarroger des fonctions dévolues aux hommes – même si toutes ne se linterdisent pas (Louise Ackermann, Marie-Jeanne Durry).

Si pour légitimer leur écriture, elles se réfèrent plutôt aux muses, figures féminines, des moralistes, poètes ou critiques ne manquent pas de leur rappeler le sens du mythe, qui devrait pour elles faire loi : « Vous voulez ressembler aux Muses / Inspirez, mais nécrivez pas », écrit Écouchard-Lebrun dans les dernières années du xviiie siècle. Cest les inviter à garder en poésie le rôle quelles tiennent dans les salons, où elles favorisent la conversation et les échanges sans imposer leurs idées. Lappel au discours de la Nature vient alors confirmer linterdit, et le même Lebrun rappelle que Philomèle, figure féminine dans le récit mythique, « ne fut jamais quun Rossignol ». Quant à la muse, qui peu à peu se désacralise, tend à perdre sa majuscule et à sindividualiser, détachée de la cohorte de ses sœurs, elle voit son nomde plus en plus employé pour désigner linspiratrice tout humaine du poète, sa dédicataire ou sa maîtresse, dans un usage souvent teinté dironie. LAlmanach des muses, périodique fondé en 1765, publie des poèmes dhommes (majoritairement) et de femmes, celles-ci encore admises dans lespace commun dune poésie fugitive. Mais après que la réévaluation de la poésie lyrique a eu lieu, les anthologies des Muses françaises (Séché, 1908), puis de la Guirlande des muses françaises (Le Dantec, 1948), rassemblent au xxe siècle les femmes poètes à part, en un lieu où féminité, minoration et désuétude semblent aller de pair, à lécart de la modernité en ses exigences et ses ruptures. « La Muse inspirant le poète » du Douanier Rousseau (1909), représentant Marie Laurencin et Apollinaire, est peu à la gloire de la « grosse muse » nécessaire au « grand poète ». La dimension amoureuse que désormais semble impliquer le plus souvent la relation qui unit le poète à la muse vient encore ajouter à la difficulté pour les poètes femmes de sinscrire dans ce modèle qui, repris par elles, suggère une homosexualité longtemps inavouable. Certaines pourtant en assument le risque, que cela convoque une expérience lesbienne revendiquée (Renée Vivien) ou non (Desbordes-Valmore).

Vivien se situe surtout dans la filiation de Sapho quelle retraduit (1903), et il semble que par sa place à lorigine de la lyrique occidentale, Sapho puisse à elle seule suffire à autoriser la parole poétique des femmes. Mais la figure et lœuvre impliquent une double transgression morale : celle, morale, du saphisme, aux époques où sa reconnaissance est explicitement admise, et celle dune masculinisation, toujours évoquée depuis Platon. Baudelaire chante « la mâle Sapho, lamante et le poète » dans Les Fleurs du mal (1857), où il se donne pour son héritier moderne (« Car Lesbos entre tous ma choisi sur la terre ») – ce qui paraît indiquer qualors nulle femme nest à même dassumer cet héritage. Dautre part lexistence historique de Sapho – dans la connaissance fragmentaire et teintée de légende quon en a –, constitue une force pour les femmes, puisquelle prouve quune femme poète est possible, 121et quelle peut susciter ladmiration à travers les siècles. Mais aussi, du point de vue symbolique, une faiblesse, car ce personnage historique nest pas doté dune dimension divine, ni de la puissance fondatrice attribuée à Orphée.

Si on considère maintenant la définition des formes lyriques, le trait le plus généralement retenu, – lexpression de sentiments et dune subjectivité –, est associé à des attitudes considérées comme féminines dans une tradition dualiste qui oppose à la voix, lémotion et la sensualité féminines lesprit, la maîtrise et la raison masculines. On trouve là un motif de dévalorisation des poètes, et le soupçon deffémination qui pèse sur eux incite certains à mettre dautant plus résolument les femmes à distance. Le futur Saint-John Perse qui « naime pas [] lencre femelle », juge que « celles qui poussent le plus haut le cri de Bacchantes se nourrissent de fleurs de papier » (à Gabriel Frizeau, 19 septembre 1908).

En outre cette expression dune subjectivité passe massivement par lemploi du je qui, en français, impose laccord de genre. Or le féminin grammatical est perçu comme la marque dun écart, faisant obstacle à ce que lexpérience individuelle soit reçue comme universelle, et encourageant une lecture autobiographique. Si le poète est cet homme qui parle à tout homme, à tous les hommes, pendant très longtemps, pour de nombreux lecteurs, une femme ne peut venir occuper pleinement cette position. Elle ne peut sadresser comme à « son semblable son frère » (Baudelaire, 1857), ou à cet « insensé, qui crois que je ne suis pas toi » (Hugo, 1856) en parlant au lecteur, lequel hésitera à faire sien ce je féminin dont lémotion reste à ses yeux une émotion de femme, chaque accord grammatical pouvant réactiver le rejet.

Dautant plus que lobligation dalterner rimes masculines et féminines qui a régi en France pendant plus de trois siècles la poésie versifiée confère à lopposition masculin/féminin une particulière visibilité, et une valeur structurante dont la portée idéologique et symbolique est sans ambiguïté. L« e féminin [] mol et flac son » à la fin du vers fait, pour Sébillet, celui-ci plus long « dune syllabe nétant pour rien comptée, non plus que les femmes en guerre et autres importantes affaires » (1548).

Quant à la lyrique amoureuse où lon pourrait sattendre à voir les femmes mieux admises, elle repose sur une répartition des rôles dans laquelle cest lhomme qui désire, aime et chante – Béatrice, Laure ou Cassandre. Quelques contre-exemples célèbres ne suffisent pas pour faire admettre un renversement du schéma et suscitent lembarras des commentateurs. Soit dans une hésitation quant au genre de lobjet aimé (devant Sapho), soit dans une confusion entre féminité génétique et féminité textuelle (devant les trobairitz, Pierre Bec, 1979), soit encore dans la mise en doute dune véritable auctorialité féminine (devant Louise Labé). Et pourtant, dans ces poèmes damour écrits par des femmes, qui ont pu choquer parce quils disaient un désir charnel, mais qui ont touché des lectrices et des lecteurs, des poètes hommes homosexuels ou bisexuels ont puisé des façons de dire (ainsi Verlaine et Aragon réécrivent Desbordes-Valmore). À linverse, Marina Tsvetaeva indique comment son amour pour une femme a changé son rapport à « toute la poésie lyrique masculine », où elle navait pu jusqualors sintroduire – car elle voulait aimer elle-même, et elle était elle-même poète. Mais désormais « tous ces vides du “tu”, du “elle” [] ont soudain pris vie » (Histoire de Sonetchka, 1937).

On sait largement que des femmes ont écrit de la poésie lyrique, et certaines ont été reconnues, voire célèbres de leur 122temps. On assiste au tournant des xixe et xxe siècles en France à une vogue des femmes-poètes, que Maurras baptise le « romantisme féminin » (1903), les plus connues étant Renée Vivien et Anna de Noailles, quont admirée Proust et Rilke. Mais dans le temps long du canon et de la mémoire culturelle, leurs noms – à ceux déjà cités, il faudrait en ajouter bien dautres : Gaspara Stampa, Elisabeth Barrett-Browning, Emily Dickinson, Anna Akhmatova, Ingeborg Bachmann… – ne viennent pas durablement infléchir lidée quon se fait de la poésie. Et moins encore celle quon se fait du Poète. Celui-ci reste, pour le sens commun, un homme (fût-il efféminé). Particulièrement en France où, en 2019, un sujet de baccalauréat qui invitait les candidats à commenter un poème dAndrée Chédid a suscité lémoi. Après lavoir traité comme si lauteure en était un homme, beaucoup se sont indignés quon ait pu proposer à leur attention un poète qui « était une meuf » et quils tenaient pour inconnue.

Une meilleure reconnaissance des poètes-femmes passe par des facteurs sociologiques et institutionnels : leur inscription dans les programmes denseignement et dexamens ou de concours ; leur consécration par des prix littéraires ; une ouverture à leurs écrits des revues, des maisons dédition, de la critique et des médias. Mais elle se heurte au poids de traditions anciennes et à des enjeux symboliques liés aux idéaux de genre, comme à lidée même de poésie. Des poètes-hommes ont pu, à différentes époques, interroger, moquer ou rejeter lassignation à identité virile. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Aragon… selon des modalités différentes. « Nous les poètes, les meilleurs dentre nous du moins, nous sommes des femmes », affirme Fourcade en 1990. Pour Jacques Dupin, « Le poète – il nexiste pas – / est celui qui change / de sexe comme de chemise » (Grésil, 1996). Mais dans une tradition qui célèbre le féminin comme fondamentalement nécessaire pour que la parole lyrique ait lieu, celui-ci apparaît trop précieux pour quon puisse abandonner son énonciation, sa législation – ou sa remise en cause – aux femmes, dont la parole peine encore à sinscrire dans la tradition lyrique, au-delà dexceptions flamboyantes, de modes éphémères ou despaces séparés. Dans le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (Wittig, Zeig, 1976), lentrée « Sapho » reste vide, en réaction peut-être à ces siècles dappropriations masculines.

Cette faible présence peut être saisie comme une question de nombre. « Si nous navons quune Sapho, comptez-vous donc beaucoup dHomères ? », protestait Élisa Mercœur (1843). « Quel compte-donc fais-tu des femmes ? tout serait trop facile sans elles », demande au poète, chez Claudel, « la Muse qui est la Grâce ». Les nouveaux modes de diffusion et les réseaux sociaux, en permettant lapparition et la circulation dun plus grand nombre de femmes-poètes, changent la vision dans une époque qui ne se satisfait plus de linvisibilité des femmes. Mais intervient aussi une question de rôles. À propos de Tsvetaeva, Martine Broda souligne l« impasse tragique, où se noue un impossible qui concerne douloureusement la plupart des lyriques femmes ». Plus drôlement, Liliane Giraudon note qu« on ne peut pas avoir des fiancés qui font Poète et lêtre. » (2009). « Quest-ce quune femme* poète ? » demande en 2021 le collectif qui se propose, contre la « capture de la poésie » tenant à distance les femmes, les personnes queer et racisées, de les faire entendre dans un colloque-festival à la recherche dhéritages et de communautés possibles. Le titre choisi, Poet·e·ss·e·s, indique toute la complexité de lentreprise, et la difficulté de lécrire en français.

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Moulin J. (dir.), Huit siècles de poésie féminine, Paris, Seghers, 1975. Paliyenko A. M., Envie de génie. La contribution des femmes à lhistoire de la poésie française (xixe siècle), Rouen, PURH, 2020 [2016]. Planté Ch. (dir.), Masculin/Féminin dans la poésie et les poétiques du xixe siècle, Lyon, PUL, 2002. Schultz, G., The Gendered Lyric : Subjectivity and Difference in Nineteenth Century French Poetry, West Lafayette, Purdue University Press, 1999. Shapiro N. R., French Women Poets of Nine Centuries : The Distaff and the Pen, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2008.

Écho ; Émotions, sentiments ; Éthos ; Muses

Christine Planté

Fiction, représentation

Penser le rapport entre la fiction et la représentation nécessite de se replacer dans le champ du fonctionnement du langage. Traditionnellement, le langage est pensé comme représentant le monde (cest-à-dire comme fonctionnant sur le modèle de la référence) et les énoncés sont évalués en termes de vérité et de fausseté selon quils correspondent ou non à un état de fait. Mais la fiction pose un problème dans ce cadre, car le statut référentiel de ses énoncés nest pas clair. Suivant ce critère de vérité comme correspondance, la fiction ne peut pas représenter le monde. Pourtant, les énoncés poétiques (et plus largement fictionnels) semblent jouer le jeu de la représentation. Dans quelle mesure peut-on dire dun énoncé poétique quil est fictionnel ou non ? Et sil lest, peut-on dire quil représente le monde ? Penser ensemble la fiction et la représentation pose dès lors le problème qui trouble tant les philosophes du langage : comment déterminer la fictionnalité ou la référentialité dun énoncé ? Cette question se pose de manière dautant plus pressante dans le cadre du lyrique, étant donné la tension qui surgit entre la fictionnalité et la référentialité déléments du poème, notamment le sujet lyrique et ladresse.

Un problème philosophique

Platon fait de la représentation un problème philosophique qui le mène à bannir les poètes de sa cité idéale. En effet, il les critique pour les effets négatifs quil perçoit dans les œuvres poétiques qui viennent corrompre lesprit des citoyens. La raison de cette corruption est à trouver dans le concept dimitation (mimesis) : pour Platon les énoncés poétiques sont doublement éloignés de la vérité, cest-à-dire des Idées, car ils imitent le monde des apparences qui nest déjà lui-même quune imitation imparfaite du « vrai » monde des Idées.

Contre Platon, Aristote entreprend de sauver la poésie de cette critique en posant les bases dune poétique qui traversera les époques. Dans La Poétique, Aristote pense toujours la poésie en termes de mimesis, mais accorde une valeur positive à ses effets. Contre Platon qui considérait limitation comme menant les citoyens en erreur, Aristote lui attribue une valeur cathartique : au contraire dexciter leurs passions néfastes, la mimesis poétique leur permet de réguler lintensité émotionnelle de leurs passions.

Plus précisément, La Poétique dAristote propose une théorie des genres poétiques en les distinguant selon quils appartiennent au mode dramatique ou épique (narratif) et quils représentent des actions dordre supérieur ou inférieur. La mimesis est ainsi pensée selon deux perspectives : la manière dont laction est représentée et ce que laction représente. On peut déjà voir que le lyrique nentre pas dans cette double bipartition, et lune des tâches des critiques ultérieurs sera en quelque sorte dadapter la théorie aristotélicienne pour y faire entre le lyrique. Mais un point sur lequel Aristote német 124aucun doute, cest que les arts poétiques participent de la mimesis, cest-à-dire quils fonctionnent sur le modèle de la représentation : ils imitent le réel. Cest cette idée qui permet à certains critiques tels que J.-M. Schaeffer de proposer de traduire mimesis par fiction : fiction et représentation sont ainsi liées dans le phénomène poétique (Schaeffer, 1999).

Un poème représente-t-il
quelque chose ?

Le problème avec la théorie aristotélicienne (et les théories suivantes qui sen sont inspirées) est quelle pose demblée lart poétique comme un art dimitation. Le propre dune œuvre poétique serait de représenter une réalité et ce principe de représentation nest pas remis en question. Une des raisons qui explique cette absence de remise en question est à trouver dans le fait que ce principe repose sur une théorie du langage dominante dans laquelle la référence est un terme clé. Il faut que le langage puisse faire référence au réel pour quil puisse effectivement le représenter. Dans Sémiotique de la poésie, M. Riffatterre considère que le langage poétique est distinct du langage ordinaire et échappe ainsi à cette référentialité (Riffaterre, 1983). Selon Riffaterre, les critiques qui lisent un poème sur le mode de la référence tomberaient dans le piège quil nomme lillusion référentielle (referential fallacy).

Les romantiques allemands, dans la continuité de J. G. von Herder et J. G. Hamann, vont sopposer à cette conception du langage comme représentation et considérer quil fonctionne sur le mode de lexpression. Avec ce changement de focalisation, la notion de vérité se trouve déplacée. Alors que dans le mode référentiel un énoncé est vrai sil correspond à un état de fait, dans le mode expressif la vérité dun énoncé est évaluée à laune de ce quil révèle. Comme le montre M. H. Abrams dans The Mirror and the Lamp, le langage expressif ne fonctionne plus comme un miroir du monde mais comme une lampe qui vient éclairer certains aspects qui sont dordinaire cachés (Abrams, 1953). Dans les travaux plus contemporains, on retrouve cette idée du langage comme expression chez Ch. Taylor qui sinspire de la tradition romantique allemande pour développer une théorie du langage qui englobe la notion dexpression (Taylor, 2016).

La théorie romantique déplace ainsi le problème, qui nest plus dans la manière dont le poème représente quelque chose, mais dans la valeur de ce que le poème révèle. Cette valeur nest plus à trouver dans une vérité référentielle des énoncés poétiques, mais dans une révélation dun ordre différent ou, selon M. Heidegger qui achève dune certaine manière la théorie romantique, dune essence cachée des choses. Cette transition opère un passage de la question de la mimesis à celle de la poiesis, un passage de la représentation à la production, étant donné que le poème nest plus pensé comme représentant quelque chose de réel mais comme produisant une certaine valeur.

En suivant la terminologie des actes de langage*, on peut penser que la question de référence laisse place à la question de la performance. On passerait ainsi dune poiesis romantique productrice dune nouvelle valeur à une poiesis performative. Dans la théorie des actes de langage de J. L. Austin et J. Searle notamment, le langage nest pas pensé sur le mode de la référence mais sur celui de la performance : un acte de langage ne décrit pas un état du monde mais fait ce quil dit. Lexemple type proposé par Austin est celui du mariage : dire « je le veux » produit un nouvel état du monde, à savoir rend le mariage effectif (Austin, 1970).

Dans ce basculement de la référence à la performance, la question de la fiction se 125déplace. En effet, sil fait sens de se poser la question la fictionnalité dun énoncé dans un modèle de la représentation, car le langage peut ou non être vrai par rapport à un état de fait, ce nest plus le cas dans le mode de la performance dans lequel, si lon suit la théorie des actes de langage dAustin, on passe dun critère de vérité à un critère de satisfaction. Cette question de satisfaction est dautant plus intéressante vis-à-vis de la poésie qui est souvent pensée comme faisant ce quelle dit. Lacte de langage dun poème a-t-il satisfait les conditions dexécution ou non ? Et quelles sont ces conditions dans le cas du lyrique ?

Une fiction lyrique

Certains énoncés restent néanmoins problématiques, car ils semblent fonctionner sur le mode de la référence. Cest notamment le cas des énoncés lyriques. Lidentification de la mimesis à la fiction (qui nest pas lœuvre dAristote) trouble lanalyse du langage. Lénonciation lyrique semble en effet occuper un statut ambigu par rapport aux notions de représentation et de fiction. Quel est le statut référentiel (ou fictionnel) du sujet lyrique ? Pour K. Hamburger, lénonciation lyrique ne fonctionne pas sur le régime de la mimesis et nentre donc pas dans le champ de la fiction (Hamburger, 1986). Le sujet lyrique ne fonctionne pas sur le modèle du « comme si » de la fiction : il est à la fois distinct du poète, il ne le représente pas, mais lénonciation lyrique participe quand même dune certaine expérience vécue. Cest dans cette tension entre distance et vécu que se pose le problème de la référentialité lyrique.

La critique va semparer de cette réflexion pour poser plus en détails la question du sujet lyrique qui est à la fois rattaché au poète et à la fois généralisable. Même dans un cadre complètement distinct, on retrouve ici quelque chose de lidée hégélienne du lyrique comme subjectivité ouvrant sur lobjectivité. Selon L. Jenny, le sujet lyrique peut se situer entre un je autobiographique et un je impersonnel (Jenny, 1996). La distinction nest plus entre fiction et lyrique mais entre fiction et figuration. Le sujet lyrique nest plus une représentation du poète (modèle de la référence), mais une figuration métaphorique de celui-ci. En sortant du modèle de la référence et de la représentation, la question de la fiction ne se pose plus, ou du moins nest plus centrale. Mais reste à déterminer qui a la charge de la production de lénoncé lyrique si ce nest ni un je autobiographique, ni un je impersonnel.

Pour traiter cette question G. Genette propose une distinction entre fiction et diction. La poésie, dans un sens large de langage poétique, est rattachée à la diction plutôt quà la fiction. Pour lui, la question de la référentialité ne se pose pas, car « lénonciateur putatif dun texte littéraire nest [] jamais une personne réelle, mais ou bien (en fiction) un personnage fictif, ou bien (en poésie lyrique) un je indéterminé. » (Genette, 2004, 101) Ainsi la poésie est pensée comme un langage poétique ayant un fonctionnement propre qui échappe au registre de la fiction. Elle se concentre au contraire sur une certaine autoréférentialité du langage. Mais, par ce mouvement, Genette fait de la distinction entre poésie et prose une question formelle, qui ne ressortit plus de la représentation.

Le lyrique fait ainsi problème face aux catégories de représentation et de fiction. Il semble échapper à la mimesis, cest-à-dire au modèle même qui pense la représentation et la fiction. Penser le lyrique selon ces termes, cest le penser sur un terrain qui nest pas le sien. Au contraire, le penser sur le mode dune performativité du langage, dans laquelle représentation et fiction nont plus prise (ou du moins pas 126comme éléments constitutifs), permet de penser le sujet lyrique comme énonciation, comme figuration ou comme autoréalisation du poète.

Genette G., Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004. Rodriguez A., « Fiction, figuration et diction en poésie lyrique », dans E. Bricco (dir.), Présences du sujet dans la poésie française contemporaine (1980-2008), Saint-Étienne, Publications de lUniversité de Saint-Étienne, 2012, p. 143-158. Schaeffer J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.

Genre, mode ; Métaphore, figuration ; Narration ; Prose

Philip Mills

Figuration

Métaphore*

Film, cinéma

Au premier abord, les formes lyriques pourraient paraître bien éloignées de la naissance du cinéma et de son développement majeur au xxe siècle. Pourtant, le tournant numérique* et multimédia* des années 1990 a amené la production abondante de nouveaux objets lyriques, qui allient limage, le son et le texte : « cinépoèmes » en ligne, performances avec projection ou installations dans les musées, capsules poétiques sur les réseaux sociaux, film danimation expérimentaux. La plupart des recherches internationales sur les formes lyriques doivent désormais considérer la matérialité et le caractère multimodal de ces objets. Laccès de plus en plus aisé aux caméras et aux appareils multimédias a accru les expérimentations, les installations, les projets hors du livre, mais aussi hors des salles de cinéma. Dès lors, des travaux sur la poésie et le cinéma deviennent déterminants pour toute sorte de films (courts-métrages, longs-métrages, animation, clips, capsules…), car ils donnent une profondeur historique, avec des rapprochements et des limites esthétiques, qui ne peuvent se réduire à de simples évidences.

Certaines études invitent ouvertement à penser une poésie transmédiale qui associerait littérature et cinéma par le biais de lattention ou de lintentionnalité. Mais de quoi parle-t-on exactement ? De poésie ou de poèmes au cinéma ? De métaphores et de rythmes ? De séquences particulières qui auraient un montage lyrique ? Nadja Cohen (2021) a justement montré combien lusage des mots « lyrique » ou « poétique » au cinéma demeurait aussi constant que flottant, périlleux pour la critique.

Une fascination historique

Depuis la naissance du cinéma en 1895, qui est un spectacle populaire se muant en art et en industrie pendant la Grande Guerre, la fascination réciproque des poètes et des cinéastes se maintient : de nombreux poètes rêvent de cinéma, alors que les cinéastes, pris par lessor narratif des productions, rêvent de poésie. Le terme « ciné-poétique » existe depuis 1908 selon Christophe Wall-Romana (Cinepoetry : Imaginary Cinemas in French Poetry, 2012), et les propos sur Charlot abondent dans les milieux littéraires francophones dans les années 1920 (voir la revue en ligne Loxias, no 49, « Charlot, ce poète ? », 2015). Les débats se retrouvent en outre chez les formalistes russes, comme chez Chklovski avec son « cinéma de poésie » ou chez Adrian Piotrovski et ses « ciné-genres » (voir François Albéra (dir.), Poétique du film, Textes des formalistes russes sur le cinéma, Lausanne, LÂge dhomme, 2008).

Chez les modernistes, Blaise Cendrars voulait rejoindre le monde du cinéma, tout comme Apollinaire a écrit un scénario avec André Billy. Parmi les poètes davant-garde fréquentant les peintres, Jean Cocteau a réussi à devenir poète-réalisateur ; puis, plus tardivement, dans les années 1930, Jacques Prévert sest 127démarqué également, au moment où le cinéma devenait parlant et exigeait un art du dialogue. Prévert travaille non pour un cinéma poétique ou surréaliste, mais pour des œuvres proches du théâtre de boulevard, aux dialogues enlevés. Les malentendus peuvent donc être nombreux : faut-il considérer lAntonin Artaud qui apparaît rapidement dans des films en tant que comédien, ou celui qui tente une collaboration difficile avec la réalisatrice Germaine Dulac (1928) ?

En 1917, Guillaume Apollinaire invite les poètes au développement de leur art par le cinéma et le phonographe (limage et le son nétant pas encore directement associés à ce moment-là) :

Il eût été étrange quà une époque où lart populaire par excellence, le cinéma, est un livre dimages, les poètes neussent pas essayé de composer des images pour les esprits méditatifs et plus raffinés qui ne se contentent point des imaginations grossières des fabricants de films. Ceux-ci se raffineront, et lon peut prévoir le jour où le phonographe et le cinéma étant devenus les seules formes dimpression en usage, les poètes auront une liberté inconnue jusquà présent. (« Lesprit nouveau et les poètes », O.C. II, op. cit., 944.)

Il énonce alors ce qui est dans lair du temps pour les avant-gardes, et qui se trouve déjà en partie dans le Manifeste de la cinématographie futuriste (1916). Les visions multimodales dApollinaire se lient à notre actualité numérique, mais aussi aux pratiques poétiques avant lessor du livre en Occident ; ou simplement aux poésies non occidentales, réalisées hors du livre, avec danse et musique. Car le cinéma offrira la vertu de rappeler que la poésie peut joindre la voix (du poète ou celle du poème) à la musique et aux bruitages (la bande-son) ainsi quaux divers tableaux (comme les danses jadis).

Avant 1917, la volonté dune relation ou dune appropriation par les poètes davant-garde* apparaît dans leurs recueils, non sans un certain primitivisme* sexerçant sur une asymétrie intermédiale (comme la montré Nadejda Magnenat 2023). La poésie, art littéraire réputé, cherche à se régénérer à partir de nouveaux moyens dexpression associés aux émerveillements populaires ou aux sources lyriques. Le cinématographe en fait partie, et permet de questionner les racines de la poéticité par rapport à la narration.

La réciprocité est de mise, notamment pendant le surréalisme, lorsque les visions sur une poésie du cinéma relèvent également de réalisateurs, tels René Clair ou Germaine Dulac. Dès lapparition du cinéma parlant, Jean Epstein réalise par exemple une illustration métaphorique du poème « Les Berceaux » (1932) de Sully Prudhomme, mis en musique par Fauré, qui annonce les futurs clips musicaux, tout comme certaines séquences lyriques au cinéma. Il serait en outre possible de tracer les liens entre poésie et cinéma par les films consacrés à la vie des poètes (de If I were a King de J. Gordon Edwards à Bright Star de Jane Campion), par des adaptations dœuvres lyriques (Linvitation au voyage de Germaine Dulac, LÉtoile de Mer de Man Ray), mais aussi par les poètes qui évoquent le cinéma (de Philippe Soupault à Ariane Dreyfus), par les réalisateurs qui sont eux-mêmes des poètes (de Cocteau à Pasolini) ou par ceux qui manifestent ouvertement une volonté poétique de leur cinéma (de Tarkovski à Malick). Toutes ces perspectives développées dans les travaux sur la poésie et le cinéma apportent une compréhension plus fine des formes lyriques dans leur intermédialité. Mais il ne faudrait pas restreindre les considérations esthétiques à ces seuls faits historiques ou sociologiques, car des relations complémentaires, parfois plus proches dune transmédialité, peuvent lier poésie et cinéma ; et se retrouvent fortement engagées face aux objets multimédias contemporains.

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Les poèmes au cinéma,
le cinéma dans les poèmes

Aujourdhui, les réflexions sur le cinéma en littérature concernent des propos sur une poésie lyrique « délivrée », pour reprendre la formule de Stéphane Hirschi et al. (2017). Linvitation à comprendre la poésie à partir de formes intermédiales ou multimodales autres que limprimé amène de nouveaux corpus dans les études littéraires. Pourtant, le « je-ne-sais-quoi » de poétique ou de lyrique au cinéma peut impliquer un risque majeur pour la critique (Cohen, Reverseau 2017). Beaucoup de traits pourraient être qualifiés de « lyriques » : une couleur saturée ; des effets émouvants ; le jeu dun acteur ; une voix off prise dans un récitatif ; un montage expérimental ; un personnage de poète ou de barde. Les usages du mot « lyrique » lors de la réception des œuvres cinématographiques par la presse en démontrent le flottement. Le simple dépouillement des journaux rappelle tous les clichés associés à ce terme. Cest pourquoi il importe de considérer dans un premier temps lunité du « poème » dans les films, plutôt que la teneur « poétique » générale du cinéma.

Nous trouvons en effet différents poèmes lyriques, qui sont dits ou montrés, dans des films largement diffusés. Tel est le cas du poème de lanneau (« One Ring to rule them all, One Ring to find them ») dans les diverses adaptations de la saga de Tolkien, ou du poème qui conclut An Angel at my table de Jane Campion (1990), sans parler de la place de la poésie dans Dead Poets Society (1989) ou les créations du chauffeur de bus dans Paterson de Jim Jarmush (2016), à partir des poèmes de Ron Padgett. Le texte lyrique peut être dit en voix off, over, par des personnages dans le champ, pris ou non dans lintrigue. Outre des poèmes publiés, lus à haute voix, nous trouvons également des textes créés pour la circonstance, comme la prière à la Terre Mère par Pocahontas dans The New World (2005) de Terrence Malick. Enfin, parmi les principaux cas, il existe aussi des séquences avec des dialogues proches du poème, à linstar de la scène du sac qui vole dans American Beauty (1999) de Sam Mendes (voir Rodriguez 2022).

La présence de poèmes dans les films naccompagne pas toujours la représentation de poètes ou de récits sur la vie des poètes, assez courants dans les productions contemporaines, comme dans Rimbaud Verlaine (1995), Sylvia (2003) ou A Quiet Passion (2016). Ces derniers films nont pas forcément des montages plus singuliers que ceux provenant de la science-fiction*, tels Solaris ou Le Miroir de Tarkovski. Le critère du poème, sil est incontestable, ninstaure pas pour autant une forme lyrique transmédiale, dans la mesure où le texte peut être inséré dans une séquence narrative, sans montage spécifique. Tout nest donc pas poétique ou lyrique à la fois ; il faut clarifier.

La poésie ne se trouve pas uniquement au cinéma, il y a également des films en poésie. Plusieurs recueils traitent de films ou de séquences de cinéma, comme la montré par exemple Catherine Soulier (2014), en considérant ces éléments chez Ariane Dreyfus (Une histoire passera ici, 1999). Un tel traitement du cinéma en poésie contemporaine devient fréquent, notamment chez Christophe Fiat (king kong est à new york, 2001) ou chez Sandra Moussempès (Sunny Girls, 2015 ; Cinéma de laffect, 2020).

Vers des formes lyriques filmiques
et transmédiales

Pourtant, la présence de poèmes dans les films ou de films dans les poèmes nest quun des domaines dune exploration critique, et lhorizon dune forme lyrique transmédiale nourrit déjà plusieurs travaux. Un essai récent de Lucy Alford 129(2020) considère par exemple, à partir de lattention, la possibilité de relations transmédiales sur différents objets poétiques, qui pourraient inclure les films. Mais de quelle poésie parle-t-on exactement ? Car le genre* « poésie » nest pas toujours lyrique ; il peut être didactique, narratif, épique, satirique. Une phénoménologie de lattention ou des approches cognitives (comme celle dEva Zettelmann à Vienne) peuvent rejoindre la question de lintentionnalité*, et donner des pistes pour des expériences lyriques comparables dans les films. De tels travaux sappuient généralement sur les comportements, les conduites, les relations et les expériences face aux œuvres, à linstar de lesthétique de Jean-Marie Schaeffer (2015). Plus que lidentité entre des objets aux langages différents (le poème lyrique imprimé et le poème multimédia), nous pouvons détailler des interactions* similaires, selon des relations sensibles et cognitives, qui engageraient une teneur lyrique. Ces objets nont plus besoin dêtre nommément « lyriques » dans leur contexte dorigine pour amener des comportements et des actes esthétiques proches de ceux accomplis à partir des formes imprimées.

Dans ce cas, les films, tout comme les poèmes, gagnent à être considérés par séquences* davantage que par ensembles. Y a-t-il des séquences lyriques au cinéma, même lorsque les films sont principalement narratifs ou documentaires ? Avons-nous des formes proches de lopéra filmé, de lart lyrique* ? Est-ce une composition logique que nous retrouvons dans les livres et qui induit des interactions similaires ? Dans ce cas, certains traits caractéristiques apparaissent comme lévocation* par des métaphores, les changements de rythme (ralenti, accéléré), les traitements de limage (le passage au négatif), les séquences délimitées par la musique. Les exemples foisonnent dans Morte a Venezia de Luchino Visconti (1971). Ce genre de considérations est déterminant pour traiter également de remédiatisations et dadaptations au cinéma. La collection « Close Poetry » sur la plateforme Ptyxel.net, menée en Suisse, invite par exemple les cinéastes à réaliser un court-métrage lyrique à partir de deux poèmes décrivains romands. Nul besoin de longues explications : les résultats montrent un langage cinématographique qui se marie parfaitement aux effets lyriques. Une proximité se manifeste avec les génériques dans les films ou les séries, les moments de souvenirs ou de rêves, les séquences évocatoires qui sortent de la narration ou de largumentation. Ces séquences peuvent se prolonger en long-métrage, comme pour la trilogie des Qatsi de Godfrey Reggio ou les films de Ron Fricke.

Lagencement de plans dans le montage devient alors proche des arrangements transphrastiques dans les textes, du moins dune manière de les rassembler et dinteragir. Un tel montage lyrique est réalisé par exemple par Jim Jarmusch dans Paterson. Le cinéaste laisse son protagoniste lire directement ses tentatives poétiques dans une narration minimale ; mais, parfois, il insère une séquence avec des superpositions, de la musique et le poème qui apparaît sous forme manuscrite, comme sil était en train dêtre écrit sous nos yeux. Nous avons deux statuts différents : un poème au sein de séquences narratives ; et un autre pris dans des séquences lyriques, plus courtes. De tels montages se retrouvent dans des films particulièrement connus : par exemple, dans louverture dApocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, lorsque les superpositions métaphoriques des plans accompagnent le morceau The End des Doors. Tout lesprit des ouvertures dopéra se déploie avant lintrigue, avant que le protagoniste se réveille au Vietnam et sexclame : « Saigon. Shit. »

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Les formes lyriques ne convoquent pas uniquement un cinéma expérimental par des compositions non narratives, non conventionnelles, à la limite du compréhensible (voir Agnès Perrais, Lyrisme et politique en cinéma : Duras, Garrel, Godard, années 1970-1980, thèse soutenue à lUniversité de Lorraine, 2017). Le cinéma industriel adopte également ces procédés. Plusieurs films dauteur primés par la Palme dor au festival de Cannes regorgent de séquences avec des poèmes ou des caractéristiques proches du lyrique (Jane Campion, Mikael Moore, Terrence Malick…). Une telle conception signifie quil peut y avoir une « esthétique de lordinaire » pour la poésie, dans la lignée de Stanley Cavell ou de Sandra Laugier. Notre éducation à la poésie et aux formes lyriques ne serait pas uniquement livresque, dépendante du système scolaire, ou dune initiation à la littérature assez élitiste (Depeursinge, 2019), mais sous-jacente à nos consommations courantes dobjets culturels. Ainsi, le cinéma nous amènerait à mieux comprendre la circulation des formes lyriques à lère multimédia, cest-à-dire à des agencements et à des relations caractéristiques face à des objets faits de sons, dimages et de textes.

Cohen N., Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Paris, Classiques Garnier, 2013. Cohen N. (dir.), Un Cinéma en quête de poésie, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2021. Hirschi S. et al. (dir.), La Poésie délivrée, nouvelle édition [en ligne], Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017, DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupo.10113. Rodriguez A., « Linteraction lyrique dans les films », Études de Lettres, « Lyre multimédia », no 319, 2022, p. 169-191, DOI : https://doi.org/10.4000/edl.4044

Art lyrique ; Intentionnalité ; Multimédia, transmédialité ; Peinture (modernité) ; Science-fiction

Antonio Rodriguez

Fleurs

Depuis Homère, comme la montré P. Galand-Hallyn dans Le Reflet des fleurs, depuis Cicéron, qui compare aux fleurs les parures et ornements du style – flos eloquentiae –, lhomologie entre fleurs et poésie sest inscrite dans lhistoire lexicale avec les mots fleuron, style fleuri, florilège et fleur de rhétorique. Les métaphores de la création poétique issues du monde floral sont innombrables, au point que le poème qui parle de fleurs, de lAntiquité à la Renaissance, ne parle souvent que de lui-même. Cette circulation aisée entre le floral et le poétique, ce maniérisme, selon Galand-Hallyn, sillustrent dans une tradition rhétorique où les vers et les fleurs sont le miroir lun de lautre, générant par ailleurs – chez Ronsard par exemple – de multiples associations symboliques entre grâce florale, féminité, innocence, amour et plaisir éphémère, sous forme dimages, de fables, dallégories ou de blasons.

Un sérieux coup de griffe est donné, au xviiie siècle, dans cet héritage rhétorique : il y a trop de fleurs dans la poésie classique. Depuis Fontenelle jusquà Senancour et Chateaubriand, la poésie bucolique, pastorale et descriptive est en butte à la critique. Ses épithètes paraissent éculées, ses métaphores florales usées, comme le dit Delille dans LHomme des champs (1800) : « Insipides rimeurs, navez-vous pas encore / Épuisé, dites-moi, tous les parfums de Flore ? [] / Peut-on être si pauvre en chantant la nature ? » Suivi par dautres poètes – dits scientifiques –, Delille entend résister au désenchantement de la nature induit par lhistoire naturelle. Dès la fin du xviie siècle, la sexualité des plantes est démontrée : réduite au rang dorgane sexuel, la fleur – ce symbole de grâce et de virginité – trouve cependant à sillustrer en poésie dans ses fonctions reproductrices.

Loin de dépoétiser le monde végétal, la mise au jour des mécanismes de 131la fécondation sintègre au discours des merveilles de la nature. Le spectacle floral nous est-il vraiment destiné, se demandent les penseurs et poètes des Lumières ? Cest pour attirer les insectes que la fleur exhibe ses formes, son parfum et ses couleurs, et non pour flatter les sens de lhomme, comme laffirme la théologie naturelle. Si la beauté des fleurs – ce don de Dieu – na plus pour fonction de prédisposer le cœur humain à ladoration, quelle raison lui donner ? Cest en témoignant du pouvoir des fleurs comme expérience subjective que le romantisme renouvelle les genres lyriques et lui donne une orientation métaphysique : les fleurs font entendre une voix que la raison ne peut traduire, une insistante et mystérieuse sollicitation. Les poètes interrogent lénigme insondable de la fleur : « Éloignement infini du monde des fleurs », écrit Novalis en 1800, dans ses Fragments. Baudelaire, qui a lambition de comprendre « Le langage des fleurs et des choses muettes », Hugo ou Vigny tentent dentrer en communion avec les êtres naturels, de saisir leurs correspondances, de faire entendre les harmonies reliant la terre à lillimité, à linfini céleste. La pervenche de Rousseau, la fleur bleue de Novalis, la jonquille de Senancour, le myosotis de Nerval et leurs innombrables avatars poétiques vont devenir des lieux communs et tomber dès la seconde moitié du xixe sous les coups du persiflage et de lironie. Après le poème « Citronia », violente charge satirique de Heinrich Heine contre la mièvrerie des fleurs, cest au tour de Rimbaud de sacharner, dans « Ce quon dit au poète à propos de fleurs », sur les « myosotis immondes » et les « lys, ces clystères dextases ».

Linvasion des fleurs dans la poésie romantique et parnassienne na pas épuisé leur pouvoir. Se défiant des mots et des images qui troublent laccès au réel, nombre de poètes du xxe siècle – Rilke, Gustave Roud, Philippe Jaccottet en particulier – ne renient pas lhéritage romantique, conservant à titre dhypothèse lidée dun ailleurs inaccessible auquel notre monde serait relié. Muettes, les fleurs sont énigmatiques, malgré lintensité de leurs formes sensibles. Cette ambivalence de lextrême présence et du retrait dans lintériorité, Jaccottet lexprime dans un poème dAirs : « Toute fleur nest que de la nuit / qui feint de sêtre rapprochée » (Jaccottet, 425). Arrêté à maintes reprises par le mystère des fleurs, tentant de cerner les questions que lui adresse la « brève rumeur » printanière dun verger damandiers, il sinterroge : « et nous, pourquoi respirons-nous ces choses de tous nos yeux ? »(Jaccottet, 554-555). Le verger fleuri lui offre, fugitivement, la vision dun autre espace. Recours contre langoisse de la finitude, cet imaginaire dun ailleurs renvoie, sans lassurance dont le nourrissait le romantisme, à un au-delà de lexpérience humaine.

Matérielle, la nature ne renvoie en revanche, chez Francis Ponge, à aucune réalité transcendante. Lexpérience du plaisir éprouvé devant les fleurs – mimosa, œillet, lilas, rose, magnolia, etc. – contribue à forger une conviction : face à la richesse inexplicable du « monde muet », le rôle de la poésie consiste à « nourrir lesprit de lhomme en labouchant au cosmos. Il suffit dabaisser notre prétention à dominer la nature et délever notre prétention à en faire physiquement partie » (Ponge, 1999, 630). La patrie du poète étant le cosmos, compris dans un sens intégralement matérialiste, Ponge combat lidéalisme chrétien et son finalisme anthropocentrique, ainsi que toute forme de romantisme et de croyance dans lunité secrète du monde. Le monde naturel nest pour les yeux humains quun spectacle auquel la poésie répond par son enthousiasme propre, son potentiel dexaltation pour dire « ce que 132nous aimons surtout dans les fleurs »(Ponge, 2002, 325). Cest à une ontologie du réel singulier que se voue la poésie pongienne. Doué dune épaisseur signifiante qui lui est propre, le verbe humain offre aux fleurs, comme à tous les objets du monde, un espace dexpression, sans prétendre révéler quelque sens ultime.

On retrouve cette ambition ontologique, assortie dune inquiétude nouvelle, dans la poésie contemporaine. Lemprise anthropique sur les écosystèmes menaçant concrètement la biodiversité végétale, en particulier celle des angiospermes – ces plantes dépendantes des insectes qui les pollinisent – les fleurs font lobjet dune attention intense de la part des poètes : attention au « détail du monde » (R. Bertrand), à la qualité différentielle de chaque être, de chaque espèce menacée. François Cheng, Pierre Vinclair, Fabienne Raphoz, parmi dautres, décrivent, nomment, recensent fleurs et bêtes, dans des poèmes conçus comme des refuges pour espèces en voie dextinction.

Tradition rhétorique, questionnement métaphysique et visée ontologique, ces trois orientations de la poésie des fleurs ont marqué des âges particuliers de la poésie lyrique : la Renaissance, le romantisme, la seconde moitié du xxe siècle. Il leur arrive cependant de trouver un réemploi hors de leur moment historique : alors que lintérêt ontologique pour les fleurs répond à lémoi contemporain quéveille leur disparition, la question métaphysique fait retour au xxie siècle, par exemple chez Albert Albarracin, dont le recueil Pourquoi ? suivi de Natation (2020) fait écho au fameux distique du mystique rhénan Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce quelle fleurit ; / Elle na souci delle-même, ne demande pas si on la voit. »

Galand-Hallyn P., Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique dHomère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994. Jaccottet Ph., Œuvres, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2014. Ponge F., Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2 vol., 1999, 2002.

Féminin/masculin ; Minéral, pierre ; Paysage

Claire Jaquier

Formes brèves

Lécriture lapidaire fut une nécessité matérielle avec des matériaux dont la dureté rendait le travail difficile (voir Inscriptions lapidaires*). Yves Bonnefoy sen souvient dans ses épigrammes poétiques intitulé Pierre écrite (1965). La brièveté le fut également pour favoriser la mémorisation, comme en témoigne les maximes dHippocrate. La poésie cultive des formes poétiques « brèves », puisquon distingue traditionnellement grands poèmes, petits poèmes et formes fugitives. Reste à définir le bref qui consisterait à dire beaucoup de choses en peu de mots, en cela différent du court, car la brièveté nest pas uniquement dans lordre du quantitatif, mais aussi de leffet produit. La contrainte métrique en poésie nest pas sans imposer une obligation de brièveté, daller à lessentiel et de nexprimer que « lâme des choses » (Joubert). Ainsi lépigramme qui peut faire porter son jeu sur les mots ou les pensées est-il défini comme « Le plus court et le plus aisé des ouvrages de poésie » dans le Traité de poésie française (1685) du Père Michel Mourgues.

Si la poésie lyrique exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et dimages propres à communiquer au lecteur lémotion* du poète, la recherche de leffet peut se porter aussi bien sur de longs développements comme sur une concision soigneusement travaillée pour laquelle un certain nombre de genres poétiques ont pu éclore au cours de lhistoire. Au principe économique de la concision, Edgar Allan Poe a ajouté dans Le principe 133poétique celui de lattention du lecteur, condamnant les poèmes longs à moins de ne retenir en eux quune suite de pièces lyriques. Il en résulte le rejet de la poésie épique qui ne semble plus dactualité.

Sans doute les poèmes les plus courts (2, 3, 4 vers) ont inévitablement des effets de brièveté, comme on le voit avec les monostiques, poèmes dun vers, dont le poète grec Ménandre (ive siècle avant notre ère) en rédigea 850, tradition que la poésie moderne retrouvera, tel Apollinaire et son célèbre vers : « Et lunique cordeau des trompettes marines ». Le distique, composé dun hexamètre et dun pentamètre (Schiller en compose un qui précise son mouvement général : « Dans lhexamètre sélèvent les colonnes liquides de la source / dans le pentamètre, celles-ci retombent mélodieusement ») très courant dans la poésie latine et grecque, est beaucoup utilisé dans les épitaphes poétiques. Lépode, couplet lyrique composé de deux vers iambiques de longueur inégale, a été inventée par Archiloque et imitée par Horace inspiré par la veine satirique de cette forme pleine de vivacité.

Le distique a, dans la littérature française, été surtout employé dans lépitaphe, lénigme, lépigramme.

Le rondeau est un genre dont le rondel (fin xiiie siècle) est lorigine, comportant huit vers dont le premier, le quatrième et le septième sont identiques et qui sera aussi celui du triolet en 1488. Le poème de Ranchin, que Ménage appelait le « Roi des triolets », en est un exemple paradigmatique : « Le premier jour du mois de mai / Fut le plus heureux de ma vie. / Le beau dessein que je formai, / Le premier jour du mois de mai ! / Je vous vis, et je vous aimai. / Si ce dessein vous plut, Sylvie, / Le premier jour du mois de mai / Fut le plus heureux de ma vie ». La forme véritable du rondeau est établie par Clément Marot. Il peut comporter 10 ou 13 vers avec des répétitions au milieu et à la fin qui « touche loreille de sa douceur et grâce » (Sébillet). Lintéressant ici est que la répétition peut induire un effet de brièveté (comme elle peut le faire dailleurs dans dautres formes poétiques) dans la mesure où elle crée une figure de tautologie, de martèlement rythmé de lidentité qui est négatrice de toute amplification. Nombreux sont les poètes qui ont sacrifié à ces formes depuis Saint-Gelais, Charles dOrléans, Benserade à Musset, Banville ou Mallarmé (Lart ose / La rose / Larrose). Non seulement, le triolet est loccasion de développer limage dun trio de flèches dirigé vers le même but, qui « viennent frapper à la même place et senfoncer dans la même blessure », mais Banville insiste dans son Petit traité de poésie française (1872) qu« on a le droit de se permettre même… le calembour ».

Lépigramme, « capable tant de facéties que de choses sérieuses » (Jacques Peletier, Art poétique, 1555) porte sur un seul objet : « Lépigramme plus libre, en son tour plus borné, / Nest souvent quun bon mot de deux rimes orné » (Nicolas Boileau-Despreaux). Sa concision peut la rapprocher de laphorisme et sa forme le plus souvent versifiée de la poésie brève.

De manière générale, la forme binaire de lépigramme, sa concision et sa pointe finale, dépasse le cadre même du genre pour désigner une forme épigrammatique propre à de nombreuses poésies brèves, quatrains, etc. On a pu ainsi dire que le madrigal est une épigramme amoureuse, mais alors que lépigramme a le trait mordant, le madrigal, modèle de poésie amoureuse a pour fonction de séduire par sa douceur, sa simplicité et sa grâce. En vogue du xvie au xviiie siècle, souvent mis en musique (Monteverdi), il fait partie de ces poésies de circonstances dont la brièveté tient à loccasion unique de leur énonciation, tout comme lépithalame, rédigé à loccasion dun mariage et particulièrement à lhonneur dans lAntiquité 134grecque et romaine, avec ses deux parties consacrées aux louanges des époux et aux vœux de bonheur. La villanelle, dorigine italienne, de forme libre, puis codifiée au xvie, chante les beautés champêtres.

Il peut sembler étonnant quautrefois le sonnet soit défini comme une espèce dépigramme par Colletet et avant lui Th. Sébillet dans son Art poétique français (1548). La forme close et limitée du sonnet est une forme contrainte qui engage sans nul doute à la brièveté.

Certaines formes poétiques brèves ont été importées de létranger avec plus ou moins de succès. Ainsi le limerick, sorte dépigrammes en cinq vers, issu des traditions orales des comptines et des « nursery rhymes » dAngleterre jouant avec humour de labsurde, a pu tenter Arthur Adamov, Claude Roy ou Jean-Claude Carrière. Les Rubaiyat (Quatrains) dOmar Khayyam (xie siècle) et ceux de Rumi (xxi-xiiisiècle) ont pu inspirer Fernando Pessoa, T.S. Eliot et Oscar Wilde. Le pantoum, poème à forme fixe et à rimes croisées et enlaçant deux thèmes, dérivé du pantun, un quatrain malais, a été mis à la mode par Victor Hugo en 1828 dans une note des Orientales. Il trouve dans cette forme « une séduction singulière, due non seulement à la répétition des vers selon un certain ordre, mais au parallélisme de deux idées se poursuivant de strophe en strophe, sans jamais se confondre, ni pourtant se séparer non plus, en vertu daffinités mystérieuses ». La forme sera reprise avec certaines libertés par Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire, Verlaine, René Ghil et Francis Lalanne.

Lune des formes poétiques brèves importées et des plus connues de nos jours est sans conteste le haïku qui fait de la brièveté le principe même de son écriture. Poétique de la suggestion par lart du retrait, ce poème en trois vers (respectivement de 5, 7 et 5 syllabes) est un genre particulièrement privilégié de la littérature classique japonaise célébrant linstant, léphémère et lévanescence des choses du monde. Le « dire bref », celui du sentiment intime des choses que lattention perçoit, est celui dune image évoquant son indicible. Le haïku, dit Roland Barthes, « senroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, sefface : rien na été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée de sens. » Philippe Jaccottet le définit comme une forme qui « réussit à illuminer dinfini des moments quelconques dexistences quelconques » (Œuvres, Gallimard, 2014, 1341). Lémotion suscitée par le frémissement du temps et la fragilité des choses, la légèreté du ton et le cocasse qui naît dassociations inopinées constituent les fondements. En associant linstant et léternité, la brièveté du poème et la fulgurance de léclair et le vague flottement hors du temps, lun des impératifs majeurs est que chaque haïku doit inscrire la marque de la saison. « Un haïkaï est une sensation nue » et Bashô de dire : « Que vos haïkaï ressemblent à une branche de saule mouillée par une pluie légère agitée par la brise ».

La pratique de cette forme, comme exercice spirituel, fait partie dune culture, dune sensibilité et dune manière dappréhender le monde propre au Japon, mais que lOccident sest également appropriée à partir de la fin du xixe siècle, non sans malentendus, mais avec un enthousiasme fécond, car le haïku a profondément inscrit son empreinte dans la poésie contemporaine. Le recueil dÉluard Pour vivre ici a pour sous-titre : « onze haï-kaï ». Le raccourci formel de ces micro-poèmes à lironie dadaïste est le but recherché : « Le vent / Hésitant / Roule une cigarette dair ». Paul Claudel, avec Cent phrases pour un éventail (1942) et combien dautres ont souscrit à cette 135« vitesse » télégraphique si parente de la sensibilité moderne, issue la crise de la poésie ouverte par Mallarmé et dautres. Jean-Marie Gleize remarque que la brièveté dans la condensation du sens ou son retrait est devenue « une marque formelle de poéticité ». Lidéal dune parole simple, neutre, qui ne fait que dire linstant du monde, dans son énonciation minimale, bouscule la poésie contemporaine et agit chez les poètes occidentaux comme une radicale remise en question de la parole poétique, cest-à-dire du langage.

Enfin laphorisme poétique, quil sagisse des « petits tableaux, de tout petit tableaux » dun Jules Renard, des Greguerias (dun Ramon Gómez de la Serna) qui condensent la pensée poétique en de courtes notations, les Poteaux dangles dun Henri Michaux, les Feuillets dHypnos, La parole en archipel dun René Char et tant dautres témoignent de ce que la brièveté est un appel, un signe, une piste, un choc qui donne à penser, par un mouvement de concentration usant de la litote, de lellipse, du retrait, des images, des émotions dans des formes diverses et pour certaines mouvantes visant avant tout à contraindre, resserrer, réduire et contracter pour intensifier la parole poétique, ce que Baudelaire vantant les mérites du sonnet pressentait : « Parce que la forme est contraignante, lidée jaillit plus intense. » (Lettre à Armand Fraisse datant du 18-19 février 1860).

Delteil A. (dir.), Le haïku et la forme brève en poésie française, Aix-en-Provence, Publications de lUniversité de Provence, 2001. Montandon A., Formes brèves. Paris, Classiques Garnier, 2018. Neiva S., Montandon A. (dir.), Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires, Genève, Droz, 2014.

Genre, mode ; Inscriptions (lapidaires) ; Minéral, pierre ; Verset ; Vers libre

Alain Montandon

Francophonie

Dans un projet de préface aux Fleurs du mal, Baudelaire souligne la « prosodie mystérieuse et méconnue » de la poésie lyrique française : « Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans lâme humaine que ne lindique aucune théorie classique ; que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue comme les langues latine et anglaise [] » (Baudelaire, O. C., t. I, 1975, 183). Il sappuie sur la distinction entre le décompte syllabique du vers français et la scansion métrique de langlais ou du latin. Au-delà du vers, il sagit de la phonétique et du rythme propres à la langue française elle-même (le « e » muet, laccentuation, la mélodie et le rythme de la phrase française), en vers comme en prose.

La « prosodie » singulière de la poésie française pourrait permettre de dégager une communauté des genres lyriques au cours de lhistoire, et à travers le monde – de Suisse et de Belgique jusquaux Amériques, du Maghreb à lAfrique subsaharienne et à lOcéanie. Existe-t-il des universaux, ou du moins des traits stylistiques généraux et communs en langue française à Césaire, Senghor, Miron, Jaccottet ou Bonnefoy ? Et, pour sen tenir au seul domaine anglophone, quest-ce qui distingue ces poètes de Yeats, Eliot, Auden, Stevens, Walcott ? Selon la métaphysique élaborée au début du xixe siècle par Humboldt, chaque langue construit une « vision du monde ». Dans la lignée dun imaginaire des langues hérité du romantisme, Bonnefoy oppose la vision concrète du monde sensible dans la poésie de Donne, Keats et Yeats, à lessentialisme de la poésie française, nativement « platonicienne », et illustré par la « pauvreté » du vocabulaire racinien. Selon Bonnefoy, pour tenter de dire la mort et la « présence », Baudelaire 136a dû saffronter avec le « concept », inhérent à la logique de la langue française.

En deçà dune métaphysique des langues, le rapport concret avec la langue française nest pas le même pour un poète « francophone » hors de France, dans un contexte plurilingue qui détermine une « surconscience linguistique », selon les termes de Lise Gauvin, que pour un poète français en métropole, aujourdhui largement voué au « monolinguisme », tout au moins pour lécrit. Pour Hugo, Baudelaire ou Valéry, la langue française reste certes un enjeu central, surtout pour les poètes traducteurs comme Mallarmé ou Bonnefoy. Mais la situation est plus tendue et complexe pour un poète lyrique « francophone », en présence dautres langues – régionales, dialectales, nationales ou vernaculaires, qui lui donnent une « surconscience linguistique ». Ainsi de Miron, confronté avec langlais aussi bien quavec le français de France et le « québécois », Césaire et Glissant avec le créole antillais, Dib avec larabe littéral et le dialectal algérien. Certains poètes bilingues, comme Rabearivelo, qui écrit en malgache et en français, sont déchirés entre deux cultures que la colonisation rend incompatibles. La diversité de ces situations marquées par des rivalités ou, au contraire, des affinités entre les langues exerce une influence déterminante sur la pratique des genres lyriques. Cest ainsi que « sous » le lyrisme élégiaque de Jean Amrouche, se font entendre les voix de la Kabylie, ou les chansons flamandes sous les poèmes de Verhaeren. Et le lyrisme de Miron, parfois proche de celui dÉluard, est constamment brisé par « laliénation délirante » dans le « traduidu » de langlais. Le « complexe linguistique » du colonisé, en Afrique ou au Maghreb, quand le français est la langue de lAutre imposée par la violence, se traduit par une tension accrue à légard des formes lyriques, souvent déconstruites ou subverties de lintérieur. Et lorsque le français et larabe entretiennent au contraire une « complicité de tendresse », comme dans la poésie de Salah Stétié, lécriture lyrique senrichit de cette complémentarité du bilinguisme libanais. La poésie lyrique est plus largement conditionnée par le rapport que le français, langue écrite et normée, entretient avec loralité. Du fait de lécart entre lécrit et loral, sans doute plus grand en français quen anglais, linscription de la voix et des traits de loralité exige de défaire les conventions. Ainsi du lyrisme senghorien qui accueille les voix de ses origines sérères, par la référence au chant et à laccompagnement de la kora et du balafon. Ou encore du français québécois, mâtiné de joual, dans la poésie de Miron. Cest par une très forte tension avec lécriture métropolitaine que la poésie lyrique francophone souvre sur loralité africaine ou québécoise.

La question dune spécificité, et plus encore dune éventuelle autonomie de la poésie lyrique « francophone » hors de France, distincte de la poésie française de la métropole aussi bien que de la poésie lyrique en dautres langues, ne va nullement de soi. Du fait même de lHistoire, il convient de distinguer la poésie lyrique de langue française en Europe (Suisse, Belgique, Luxembourg), étroitement liée à lhistoire de la poésie française, mais distincte et indépendante de celle-ci, de la poésie des aires de diffusion (Amériques, Afrique, Moyen-Orient, Océan indien, Pacifique), qui suit lexpansion impériale ou coloniale à partir du « centre » de lIle-de-France. Mais toutes ces formes de la poésie lyrique en français ont en commun dêtre toujours liées peu ou prou à lhistoire de la poésie française en métropole, en raison du rayonnement de la littérature française à travers le monde depuis le xviiie siècle. Pas plus que de lire Yeats ou Whitman sans Shakespeare, 137Milton ou Wordsworth, il nest possible de lire Kateb Yacine sans Rimbaud, ou Senghor sans Baudelaire et Claudel. Tous appartiennent à la « poésie mondiale ».

Lorsque, au xixsiècle, paraissent les premiers recueils de poésie lyrique en français à létranger, un moment où émergent les littératures « nationales », le modèle reste celui de la poésie « française de France ». Dans les pays francophones, la fortune de Lamartine, Hugo, Leconte de Lisle, Baudelaire et Valéry est considérable. Les poésies nationales en français se construisent souvent à partir de ces figures de référence, mais avec un certain décalage par rapport à lhistoire littéraire européenne. Les recueils dOswald Durand en Haïti, dOctave Crémazie ou de Louis Fréchette au Canada, de Charles Corm au Liban sinspirent clairement des poètes français, dont la poétique est transposée dans lunivers des Amériques ou du Moyen-Orient, un demi-siècle après la fin du romantisme européen. La poésie lyrique francophone dans son ensemble, surtout dans les aires dexpansion de la langue française, coloniale ou non, est marquée par « lanxiété de linfluence » (H. Bloom). Paris est alors la capitale de la poésie mondiale, où séjournent les poètes de langue française fondateurs des traditions nationales, comme Émile Nelligan ou Chekri Ganem. Il en est dailleurs de même pour la poésie aux États-Unis, qui continue à se référer aux modèles britanniques, à Milton en particulier. La publication de Leaves of Grass (1855) par Walt Whitman marque la naissance dun lyrisme « démocratique » proprement « américain ». Même la poésie de langue française de la Jeune Belgique, qui naît en Wallonie et en Flandres après 1830, demeure dans lorbite du romantisme et surtout du symbolisme français, qui revêt ainsi une dimension européenne, voire « mondiale ». En Suisse romande, la vocation patriotique ou morale de lhelvétisme du Doyen Bridel et de ses héritiers ne brille pas par ses qualités lyriques. Il faut attendre, au début du xxe siècle, La Voile latine et surtout les Cahiers vaudois, autour de Ramuz, pour que se développe une poésie lyrique proprement romande, dont héritent Gustave Roud, Maurice Chappaz et Philippe Jaccottet après-guerre. Cest surtout par le choix des sujets et des paysages que cette poésie lyrique en français tend à saffirmer à chaque fois comme « nationale » : forêt canadienne le long des rives du Saint-Laurent, peuplées des « Anciens Canadiens » ; « plantations » où les « Jacobins noirs » conduisent la révolution haïtienne ; plaine des Flandres, sommets des Alpes, où vivent les montagnards valaisans. À distance de la poésie française, chaque poésie proclame son identité propre, tout en sinspirant des modèles français. L« autonomie », au demeurant toute relative puisque les recueils sont souvent publiés et lus à Paris, est dabord thématique. Ce nest que dans la première moitié du xxe siècle que sinvente une poésie lyrique nouvelle, certes toujours nourrie de la poésie française, mais qui affirme son identité par le traitement original de sujets qui lui sont propres. Ainsi du lyrisme de la Négritude qui, avec Césaire, Senghor et Damas, mais aussi Roumain, Rabemananjara et dautres poètes originaires dAfrique subsaharienne ou de la Caraïbe, apportent une poétique ancrée dans lhistoire tragique de lesclavage et de la colonisation. La Négritude se place sous le signe d« Orphée noir », titre de la préface fameuse de Sartre à lAnthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948) de Senghor, qui fait la part belle au lyrisme. La plongée du sujet lyrique au plus profond de lui-même, dans la mémoire de la Traite, appelle linvention de genres et de formes lyriques nouveaux, comme le « tam-tam » qui, selon Sartre, « tend à devenir un genre de 138la poésie noire, comme le sonnet ou lode le furent de la nôtre ». La poésie lyrique a ainsi pour vocation de faire retentir le « grand cri nègre » qui fait éclater les formes mesurées de la tradition lyrique occidentale.

Combe D., Littératures francophones : questions, débats et polémiques, Paris, PUF (« Quadrige »), 2019. Gauvin L., La Fabrique de la langue, de François Rabelais à Réjena Ducharme, Paris, Seuil (« Points »), 2004. Miron G., « Recours didactique », LHomme rapaillé, Paris, Gallimard (« Poésie »), 1999 [1970].

Afrique subsaharienne (francophone) ; Amérique du Nord (francophone) ; Amérique latine (francophone) ; Belgique (francophone) ; Maghreb (francophone) ; Proche-Orient (francophone) ; Suisse romande (francophone)

Dominique Combe