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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 87 à 118
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- EAN : 9782406159759
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0087
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français
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Écho
« C’est toi le chant et moi l’écho » écrivait Anna de Noailles dans son Poème de l’amour (1924) : une tradition critique identifie dans le phénomène de l’écho ou dans l’Écho mythologique une allégorie du sujet lyrique féminin*. De fait, Écho est bien une figure féminine dont les deux fables léguées, l’une par Ovide, l’autre par Longus, font l’inventrice de la parole ou du chant poétique. Mais loin d’avoir été adoptées par les seules poétesses, ces fables, et d’autres que le romantisme leur a ajoutées, ont servi et servent encore à penser et à nommer le rôle des poètes et la fonction de leur poésie : trouver un langage pour dire le désir et faire résonner le chant du monde.
La nymphe Écho a été choisie par plusieurs critiques comme emblème des poétesses pétrarquistes, contraintes à reprendre les mots de Pétrarque, enfermées dans un espace limité par les paroles de l’autre et donc incapables d’exprimer sans cette médiation leurs propres sentiments (Borsetto, 1983). Que les Rymes de Pernette du Guillet répondent à la Délie de Maurice Scève, les Élégies de Louise Labé aux Souspirs amoureux d’Olivier de Magny, montrerait aussi que la parole poétique féminine mime la parole d’Écho, condamnée par les dieux à ne pouvoir dire son désir qu’avec les mots de l’autre. (Mathieu-Castellani, 1998). De fait, dans les Métamorphoses d’Ovide(III, 336-510), Écho est une nymphe dont Jupiter utilise les discours habiles pour distraire Junon pendant ses adultères. La déesse, furieuse d’avoir été ainsi abusée, la punit en la condamnant à ne pouvoir proférer d’autre parole que les derniers mots qu’elle entend : au lieu de longs bavardages, la brièveté ; au lieu d’un usage libre de sa langue, la contrainte. Écho, lorsqu’elle aperçoit Narcisse dont la beauté suscite son désir, doit donc attendre qu’il ait parlé, et choisir celles de ses paroles dont les derniers mots ou les dernières syllabes, coupées de leur contexte énonciatif initial et répétées, lui permettront d’exprimer ce désir. Elle y parvient, mais Narcisse refuse de s’unir à elle et s’enfuit. Méprisée par Narcisse, Écho se cache au fond des bois, dans les antres solitaires ; son désir inassouvi consume son corps qui se dessèche, ses os se changent en rocher, seule sa voix demeure et répond à la voix qui l’appelle. Pendant l’agonie de Narcisse, compatissante, elle répète ses plaintes élégiaques et, après la mort, elle répercute les gémissements de deuil des Naïades et des Dryades. Il y a bien ici, en effet, en première lecture, subordination d’une parole féminine à une parole masculine : Écho répète les mots de Narcisse, puis répète ses plaintes.
Mais dans la dernière partie de la fable, la nymphe n’est plus un corps féminin, sa métamorphose l’a intégrée aux éléments minéraux de la nature sauvage. Sa voix désormais est disponible pour répondre à toutes les sollicitations qu’elle reçoit. Ce n’est plus son propre désir qu’elle dit, mais celui de Narcisse, et ultimement ce
88n’est plus un désir singulier qu’elle répète, mais un deuil collectif qu’elle répercute. Cet éthos* d’Écho contraste avec celui de Narcisse, aveugle et sourd aux désirs qu’il inspire, et qui, avant sa mort et sa métamorphose, découvre pour dire son propre désir l’élégie, le discours réflexif, le monologue. Écho, elle, avait auparavant trouvé le moyen de transformer le monologue en dialogue, proposant de ce fait un modèle de la poésie comme attente et attention à autrui. Sa parole est bien, en effet, parole poétique, parce qu’elle crée du son et du sens à partir d’une contrainte dans laquelle on peut reconnaître celle de la poésie classique, dont le choix des mots est limité par les impératifs du rythme, voire de la rime, au contraire de la prose, soluta sermo, discours libre. C’est pourquoi les poètes lyriques, quel que soit leur genre, ont pu se reconnaître en elle, à l’instar de Pétrarque au cœur de la chanson xxiii dite « des métamorphoses » : la dame change ses nerfs et ses os en pierre, et seule demeure sa voix, qui appelle la mort.
Dans son roman Daphnis et Chloé, Longus rapporte une autre fable, dont le décor est l’île de Lesbos, ultime séjour de la lyre d’Orphée* et berceau de la poésie lyrique. Écho était une nymphe musicienne, dont le dieu Pan s’était épris en vain. Pour se venger de ses refus, et jaloux de la beauté de ses chants, il la fit démembrer par des pâtres et bergers. La Terre la prit en pitié, accueillit ses membres, conserva sa musique et son chant et, depuis, conformément à la volonté des muses*, elle imite les voix et les sons. Dans ce récit, Écho n’est pas sujet, mais objet et victime de la violence du désir. Sa mort est identique à celle d’Orphée, avec une inversion des genres : ce sont des hommes, et non des femmes qui la lui infligent. Moins souvent citée que celle d’Ovide, cette fable a toutefois profité de la vogue considérable du roman de Longus à la Renaissance d’abord, dans la littérature néo-classique puis romantique ensuite. Elle vient renforcer l’importance considérable que prend le phénomène de l’écho, voix de Dieu, voix de l’abîme ou du néant que le poète lyrique accueille et recueille comme l’aède épique le faisait de celle de la muse. L’antre poétique envahit la poésie au milieu du xvie siècle (Joukovsky, 1969). La poésie amoureuse baroque édifie la maison de l’absence et la peuple d’échos. C’est plus tard la nature ouverte, montagnes et rivières, que la poésie romantique ouvre aux échos. Brentano dans les Rheinmärchen fait de l’Écho un beau jeune homme assis sur une roche, avec qui s’unit l’Imagination pour enfanter la Loreleï. À l’instar du rocher de Bacharach, retentissent d’échos les rives du lac du Bourget pour Lamartine, la Montagne Écho pour Wordsworth, la vallée de Chamonix pour Shelley, le Simplon pour Marceline Desbordes-Valmore. S’il est poète, dit Victor Hugo dans Feuilles d’automne, c’est parce que tout fait vibrer son « âme aux mille voix, que le Dieu qu[il] adore / Mit au centre de tout comme un écho sonore. » Mais avec Apollinaire, quand « Le ciel se couvre un matin de mai », un « clair écho » fait rimer le nom allemand de la Terre, « Erde », avec « Merde », et cette terre est celle qui renferme « les bons vers immortels qui s’ennuient patiemment ». Au cœur d’une autre guerre, Pierre Reverdy cherche « Le sens du vide » et constate : « Pas plus de terre que de ciel / Pas plus d’écho que de silence ».
En face de la définition hégélienne – narcissique – du lyrisme* comme expression de la subjectivité et du poète comme celui qui n’utiliserait les circonstances extérieures que pour exprimer ses états d’âme, on a pu définir au contraire le poète lyrique comme celui qui est « hors de soi », même après les déroutes et les désillusions (Collot, 1997), et qui 89s’accomplit même dans son assujettissement (Broda, 1997). La figure d’Écho, ou même le seul phénomène de l’écho, peuvent aider à penser la « quatrième personne du singulier » qu’est la voix lyrique (Maulpoix dans Rabaté, 1996), non plus seulement comme alternative à Narcisse, mais aussi à Arachné, à l’araignée qui se dissout dans sa toile. Même dans un univers désenchanté s’ouvre une poétique de l’écho comme écopoésie* : attente et attention non seulement à la voix d’autrui, mais à toutes celles du monde.
► Gély-Ghedira V., La Nostalgie du moi. Écho dans la littérature européenne, Paris, PUF, 2000. Hollander J., The Figure of Echo. A Mode of Allusion in Milton and after, Berkeley, University of California Press, 1981. Mathieu-Castellani G., La Quenouille et la Lyre, Paris, José Corti, 1998.
→ Écopoésie ; Féminin/masculin ; Minéral, pierre ; Mythe
Véronique Gély
Écopoésie
L’« écopoétique » et l’« écocritique » sont des termes connus et des disciplines reconnues, animées de nombreux débats, centrées sur les genres narratifs. Il n’en va pas de même pour l’« écopoésie » : bien établi en anglais, le mot est rare en français. Il est pourtant précieux ; c’est un mot d’aujourd’hui et pour aujourd’hui, capable de nourrir une confiance dans le poème en temps de désastre environnemental et de renouveau d’une conscience (et même d’une réelle anxiété) écologique, mais aussi de ranimer tout un passé lyrique et de le conduire jusqu’à nos circonstances.
L’écopoésie peut désigner à la fois un corpus, un mode de lecture ou d’analyse, et un espoir quant au poème – un espoir à la fois démesuré et très médité, qui mérite d’être pris au sérieux. Elle recouvre d’abord un ensemble de textes, un véritable mouvement poétique développé en plusieurs langues depuis la fin du xxe siècle ; mais aussi (si l’on veut bien lancer ce mot comme un filet sur les siècles passés) une réalité ancienne qui se confond presque avec l’aventure du lyrisme.
C’est en langue anglaise que l’écopoésie apparaît le plus nettement comme un genre, doté d’enjeux et de critères débattus par des critiques de premier plan (comme l’américain Laurence Buell ou le britannique Jonathan Bate), objet d’études, d’anthologies et d’enseignements bien identifiés aux États-Unis, en Inde, en Australie et au Canada, où il lui est reconnu à la fois une généalogie et une actualité. Née en solidarité avec le Nature Writing (donc avec les paysages naturels et humains ainsi qu’avec les valeurs qui lui sont associés : wilderness, spiritualité, pragmatisme), l’ecopoetry s’est épanouie au long de la modernité américaine, de Walt Whitman jusqu’à Gary Snyder en passant par Emily Dickinson, William Carlos Williams, Elizabeth Bishop, Muriel Rukeyser, Kenneth White.
La force de cette tradition conduit parfois à des déclarations sur ce que « doit » être et « doit » faire le poème. Il doit être environnemental, c’est-à-dire parler de la nature et de ses composantes, mais aussi environnementaliste, c’est-à-dire s’écrire dans la conscience de la vulnérabilité de cette nature (une vulnérabilité que relèvent les Extinction studies et les réflexions sur l’anthropocène, le plantacionocène, le capitalocène), et dans le but de la protéger et de la défendre. Il doit être écocentrique (c’est-à-dire adopter, en particulier énonciativement et actantiellement, la perspective du terrestre dans sa totalité, et faire place aux voix multiples des « non-humains » pour resituer l’homme à sa place de vivant parmi d’autres), et repenser sa pertinence dans cet effacement énonciatif d’un nouveau 90type – dans l’espoir de se faire porte-parole, chambre d’écho*, voire magie* ou rituel. Il doit enfin être accessible, généreux, et se nourrir d’une véritable conscience interculturelle. Soumise à ces critères d’engagement, évaluée dans ses solidarités immédiates, l’écopoésie peut apparaître en langue anglaise comme un néo-canon, voire un filon.
Mais, depuis ce balcon théorique, à l’aune d’une pensée qui ne fait plus de la nature un thème ou un décor mais un sujet, un corps vulnérable, une puissance agissante et gémissante (et en cela une authentique source de sens et de parole), il peut se trouver bien des écopoèmes et des écopoètes dans les siècles passés, notamment dans des périodes et des esthétiques capables d’ouvrir une brèche dans l’empire de ce que Philippe Descola a appelé l’ontologie « naturaliste ». C’est aujourd’hui et aujourd’hui seulement par exemple que l’on peut comprendre Ponge comme un écopoète, observant un réel entièrement animé et invitant partout à « sortir de la rainure humaine ». Plusieurs moments forts peuvent s’imposer dans l’histoire longue de la poésie lyrique, chacun doté de sa qualité écopoétique propre : le moment pastoral, arcadien, bucolique de la poésie latine, le moment troubadour (Jacques Roubaud nous a appris que le poème lyrique est précisément né en langue d’oc pour célébrer la vie de la nature et y prendre sa part), le moment romantique (on peut citer ici le travail de Jean-Christophe Bailly et sa réflexion sur l’« élargissement du poème »)…
La possibilité même de l’écopoésie est indissociable d’une écopoétique, qui la fonde et l’accompagne – ici décidément « la poésie n’est pas seule ». Une écopoétique, c’est-à-dire une réflexion sur la « logie » de l’écologie : quelle parole, quelle pensée « en langues » pour cet état du monde ? En France, plusieurs voix se font entendre, à la fois solidaires et divergentes. Le plus constant des écopoètes est sans doute Michel Deguy. Avec ses Écologiques, comme avec La Fin dans le monde, Michel Deguy a jugé au présent, en philosophe et en poète, du « géocide » et du sort fait au vivant, et pris ce sort en responsabilité dans le poème, relançant le mouvement des Géorgiques et des Bucoliques de Virgile, engageant toute sa réflexion sur le langage et la figuralité vers l’exigence d’une « revastation » qui puisse répondre aux puissances de dévastation. Plus récemment, Jean-Claude Pinson et Pierre Vinclair ont entamé un débat qui baliserait presque à lui seul le territoire actuel de l’écopoésie. Le premier pense la poésie comme une « écologie première », c’est-à-dire à la fois comme une entente de la nature par le langage, pris dans sa dimension « musaïque » (plutôt que discursive), et comme le lieu d’un pacte « pastoral » initial et sans cesse reconduit, qui en fait l’espace obstiné d’une inquiétude quant au monde et à son habitation commune. Le second la conçoit en revanche comme une « écologie dernière », un chant de catastrophe qui est encore à venir, et qui devra avant tout rouvrir dans la langue un espace de « sauvagerie », porter et soigner la part sauvage de la nature dans un monde qui cherche à s’en débarrasser.
On peut suggérer que c’est justement la reformulation de beaucoup de questions écologiques (et politiques, et juridiques) en termes de langues, de parole et de droit à la parole (qui parle ? comment donner voix aux non-humains ?) qui fait de l’écopoème un territoire précieux, où faire vivre cette conviction que la parole humaine n’est pas seule au monde. Les efforts de l’écopoésie rejoignent une anthropologie « au-delà de l’humain », conçue en réponse à la complexité de la perception et de l’habitation d’un monde fait de relations et de mêlements de toutes sortes, où l’homme n’a aucune préséance. 91De là aussi l’importance prise par les poètes femmes (en France par exemple : Fabienne Raphoz, qui situe l’effort du poème actuel « entre louange et élégie », écologisant subitement ces registres anciens ; mais aussi Aurélie Foglia ou Sophie Loizeau), ou par les voix indigènes et les corpus postcoloniaux, qui permettent de penser le partage d’une parole rituelle, réelle, agissante.
À tous ces titres, l’écopoésie est un espoir quant au poème, un retour de force. C’est la promesse de la réinscription du poème au cœur du débat sur ce qu’il en est du monde, et la proclamation d’une confiance en ses moyens pour inventer d’autres façons, justes, belles, rageuses, de « parler nature ».
► Deguy M., La Fin dans le monde, Paris, Hermann, 2009. Deguy M., Écologiques, Paris, Hermann, 2012. Pinson J.-C., Pastoral.De la poésie comme écologie, Seyssel, Champ Vallon, 2020. Fabula-LhT, Écopoétique pour des temps extrêmes, dir. J.-C. Cavallin et A. Romestaing, no 27, novembre 2021.
→ Communauté ; Fleurs ; Minéral, pierre ; Primitivisme ; Rites
Marielle Macé
Effet de présence,
hic et nunc
Face à l’« effet de réel », notion fréquemment utilisée pour le réalisme romanesque, ou à l’« effet de vérité » pour les documents de l’historien, l’effet de présence apparaît comme une des caractéristiques principales des formes lyriques. Différents théoriciens de la poésie y font référence, tels Laurent Jenny, Jean-Marie Schaeffer ou Jonathan Culler, et cette notion rassemble les spécificités énonciatives, temporelles, spatiales, rythmiques du lyrique. Depuis quelques années, le terme revient aussi bien pour qualifier des choix au théâtre, en historiographie ou en réalité virtuelle, mais ils restent alors sans rapport avec le lyrique. Car l’effet de présence permet de comprendre ce qui oppose la présentation à la représentation ; et, de manière plus fine encore, ce qui distingue la présence du présent de l’indicatif.
Attendu pour la description réaliste, comme l’a montré Philippe Hamon (Du descriptif, Paris, Hachette Supérieur, 1991) après Roland Barthes (1968), l’effet de réel légitime le récit dans sa capacité à reproduire le réel. La perte de la dénotation, pour les structuralistes, amène ainsi un espace de connotation, une « illusion référentielle » : « dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel ; c’est la catégorie du “réel” (et non ses contenus contingents) qui est alors signifiée » (R. Barthes, 1968, 88). Une même illusion dans le discours se retrouve dans le récit historique avec la garantie de véridicité du document ou du témoignage : « L’illusion mimétique repose alors sur l’effacement de toute référence à une situation de communication, qui laisse le champ libre au “spectacle” de l’Histoire : les “événements semblent se raconter eux-mêmes” » (B. Boulay, 2010). Loin d’une représentation d’événements passés, détachés du moment de l’énonciation, l’effet de présence signifie le rattachement à l’ici et maintenant, comme si la situation se déroulait sous nos yeux, devant nous, au moment de la réception. Un tel effet rejoint la qualité performative souvent accordée à la poésie lyrique, notamment par des philosophes comme Alain Badiou ou Jacques Rancière, lorsque le texte fait ce qu’il dit. Pourtant, davantage qu’un impact performatif, les formes lyriques s’ancrent dans un effet singulier qui touche à la situation d’énonciation, à sa « scène » 92(pour reprendre la formule de Dominique Maingueneau) et à l’interaction.
La présence par-delà le présent
La situation d’énonciation lyrique a ceci de particulier qu’elle s’inscrit fondamentalement dans un « ici et maintenant », comme si le dire avait lieu simultanément lors de sa réception. Plusieurs critiques, dont Michel Collot (1989), ont souligné l’importance des déterminants démonstratifs et des déictiques en poésie moderne. Dans Illuminations, Arthur Rimbaud ouvre un poème d’une telle manière : « Cette idole, yeux noirs et crin jaune… » (« Enfance I »). Le monde est présenté au moment de son énonciation, et non par la représentation détachée d’un énonciateur-narrateur. Ce hic et nunc, décrit par la critique, associe la voix à une présence par les déictiques (« ici », « là », « là-bas ») ou par l’adresse* à des entités, même éloignées ou absentes de la situation (les dieux, les morts). L’évocation d’un état perdu dans l’élégie ancre la voix dans le maintenant de la déploration, malgré la remémoration des instants heureux.
La mise en place des « présentatifs » participe à un tel effet. Dans Calligrammes, Apollinaire commence le poème « La jolie rousse » ainsi : « Me voici devant tous un homme plein de sens / Connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître ». Dans « Ombre », au sein du même recueil, il s’adresse aux souvenirs des amis décédés pendant la bataille : « Vous voilà de nouveau près de moi / Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre ». De tels présentatifs soulignent la concordance entre le moment de l’énonciation et l’instant de la lecture ; « comme-si » cela se déroulait devant nos yeux. Les états du texte, la datation du poème, la génétique éditoriale pourraient contrecarrer les illusions de cette présence. Car il s’agit bien d’un effet du texte lors de sa réception, qui invite à l’empathie*, à la participation.
Plus complexe est l’utilisation du présent de l’indicatif en poésie lyrique. Comme plusieurs critiques, Jonathan Culler opte pour ce temps verbal en tant qu’élément central de la temporalité lyrique : « Le temps présent est important pour le lyrique dans toutes les langues de la tradition occidentale, mais en anglais il y a un usage lyrique spécifiquement distinct du simple present : les formes lyriques convoquent un présent non progressif avec les verbes d’action pour intégrer les événements en réduisant leur caractéristique fictionnelle, narrative et pour accroître leur sens rituel. » (2015 ; je traduis) Pourtant, nous trouvons différents temps verbaux dans les formes lyriques : futur, imparfait, conditionnel, subjonctif. Aucun temps ne semble exclu. Même le passé simple peut se retrouver dans un poème lyrique, ou dans un titre comme « Qui je fus » d’Henri Michaux. Le principe de l’énonciation lyrique crée une tension constante à partir de l’ici et maintenant, ce qui n’écarte pas les temps du passé ou ceux du futur. Dans Introduction à l’Architexte, Gérard Genette avait montré combien les critiques pouvaient parfois situer le lyrique dans le passé, le présent ou le futur (2004, 50). L’observation des textes amène des nuances, car ce qui relève de la temporalité tient surtout à une présence dans la durée, donc à un aspect*, bien plus qu’à l’utilisation du présent de l’indicatif. En somme, il faudrait davantage considérer l’aspect sémantique des verbes et comprendre l’ici et maintenant du lyrique comme un aspect « imperfectif » (Saussure, G. Guillaume), « sécant » (dira-t-on aujourd’hui), face à l’aspect « perfectif » (Saussure, G. Guillaume), « global », « non sécant » du passé simple. L’effet de présence se caractérise ainsi par son aspect duratif, non borné, et s’inscrit dans le déroulement : l’action ou le sentiment 93sont en résonance (pour le passé) ou pressentis (pour le futur) à partir de l’ici et maintenant de l’énonciation. Le temps verbal par excellence du lyrique n’est donc pas un temps, ni un mode, mais plutôt un aspect : l’aspect « imperfectif » de la persistance et, en aucun cas, le présent de l’indicatif en tant que tel, qui peut être « perfectif » (« le présent historique »).
L’effet de présence
lors de l’interaction
Ces caractéristiques énonciatives et sémantiques de l’effet de présence sont dédoublées par la teneur performative des formes lyriques (voir Actes de langage*). Ainsi, lorsqu’André du Bouchet écrit
Cela est… respirer
(Poussière sculptée, dans L’Ajour, Gallimard, 1998, 60)
le blanc ajouté après les points de suspension incite à respirer au moment de la lecture ; tout du moins, à faire « comme-si » nous respirions. La mise en page*, ainsi que les formes fixes, les jeux euphoniques peuvent participer à l’effet de présence : dans le calligramme d’Apollinaire sur Lou avec un chapeau, tiré d’une photographie de Louise de Coligny, l’ensemble du poème, dans son énonciation comme dans sa mise en page, montre l’impact de cet effet de présence : « Voici l’ovale de ta figure » donne le contour du visage aimé, tandis que « nez », « œil » ou « ta bouche » viennent se placer précisément sur les traits désignés. La nomination prend alors une nouvelle puissance : celle de nous présenter sous les yeux le portrait de Lou, lyriquement invoquée et évoquée, à la place du portrait photographique de Louise de Coligny. L’effet de présence démontre alors toute sa pertinence pour caractériser les formes lyriques par rapport à la représentation du réel.
► Barthes R., « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968, p. 84-89. Culler J., « The Lyric Present », Theory of the Lyric, Cambridge (Ma), Harvard University Press, 2015. Rodriguez A., Le Pacte lyrique : configuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga (« Philosophie et langage »), 2003, p. 168-184.
→ Aspect (temporel) ; Circonstance ; Intentionnalité ; Temps
Antonio Rodriguez
Élégie
Au cours de sa très longue histoire, l’élégie a constamment été associée au lyrique et au lyrisme, quelles que soient, diachroniquement comme synchroniquement, les nombreuses variations définitionnelles de ces trois termes. De Sappho à Valérie Rouzeau (Pas revoir, 1999), de Tibulle à Jean-Michel Maulpoix (Rue des fleurs, 2022), une lyre* – y compris quand en sont déniés, inversés ou moqués les attributs (Emmanuel Hocquard, Les Élégies, Paris, POL, 1987) – préside à la diction de la plainte : une voix chante. L’élégie est le genre de la voix plaintive à propos d’un objet perdu. Déplorer une perte, moduler un deuil intime ou collectif, exprimer la plainte, envisager la finitude et la mort, méditer sur le temps : autant d’activités qui relèvent d’une posture énonciative et d’une attitude existentielle marquées par l’affect négatif quasi exclusivement singulier : ma voix se plaint. Toute poésie serait-elle donc triste ? Les plus désespérés seraient-ils les chants les plus beaux ? L’élégie serait-elle la forme idéal-typique de l’affect négatif ? L’essentialisation de la plainte sous l’espèce de la voix (plaintive) et du chant (de deuil) doit être interrogée dans sa relation à l’essentialisation de la poésie sous l’espèce du lyrique et du lyrisme désormais confondus. Le lyrique est-il encore possible sans lyrisme et hors la plainte ?
Le moment romantique est capital dans ce grand récit parce qu’il a installé 94durablement une série de déplacements, qui ont progressivement substitué la tonalité élégiaque à l’élégie et le lyrisme au lyrique. La sensibilité et la sincérité dites « pré-romantiques » (Rousseau), puis l’Histoire, ses traumatismes et la conscience mélancolique qu’ils engendrent, ont joué un rôle déterminant dans cette vaste mutation de l’élégie et du discours lyrique, en Europe et plus particulièrement en France au tournant des Lumières (voir Henri Potez, Pierre Loubier). Plus globalement, l’homme romantique construit sa subjectivité et son rapport à l’absolu selon des modes qui installent le sentimental, la centralisation et la vaporisation du Moi au cœur – c’est le cas de le dire – du travail esthétique en général, et poétique en particulier. Jusqu’alors, en effet, l’élégie est un genre très largement redevable à l’élégie romaine dite « érotique », sa persona poétique, ses situations et son personnel codifiés. Elle chante les joies et les tourments des amants, mais elle se teinte des couleurs du deuil et laisse vibrer les sons de la plainte (la « plaintive élégie en longs habits de deuil » de Boileau). Ces déplacements et inflexions marquent encore le champ poétique moderne et contemporain, pour faire du poème élégiaque un genre lyrique particulièrement vivace, au point que la tonalité élégiaque s’est diffusée, par capillarité éparse, aux autres genres littéraires et autres supports artistiques (musique et peinture ; voir Romantisme, no 196, 2022, « L’Élégiaque »). Quel que soit le domaine référentiel, idéologique ou affectif de l’élégie (le cœur amoureux, l’âme endeuillée, le sujet victime de l’Histoire, le poète et la poésie qui se meurent) ou quels que soient ses chevauchements éventuels avec d’autres genres lyriques (la ballade, le dithyrambe, l’héroïde, et même l’ode) ou non lyriques (le roman, le théâtre et même l’historiographie), l’invariant thématique de la perte, l’invariant tonal de la plainte ainsi que les formes sensibles du discours de l’affect subjectif lyrique, dès le romantisme, restent profondément ancrés dans l’imaginaire que nous avons du lyrisme et même de la poésie en général. Le romantisme serait donc « responsable » (mais l’histoire littéraire est-elle un procès en responsabilité ?) de la confusion persistante de l’élégiaque et de l’élégie, du lyrique et du lyrisme.
Cette corrélation et cette confusion entre mélancolie, deuil, beauté, méditation, lyrisme et poésie semblent dues à la plasticité (structuration polymorphe) et à l’efficacité (interaction d’effets) particulières au genre élégiaque. Tous les critères opératoires établis par Antonio Rodriguez dans son Pacte lyrique s’appliquent au discours élégiaque, au point que l’on parlera ici d’un pacte élégiaque. Certes l’élégie est variée en synchronie et variable en diachronie, mais en ses principes comme en ses manifestations, elle obéit d’une part à une structuration du discours et une relation, ou plutôt interaction, entre poète élégiaque et lecteur, qui relèvent du lyrique, et d’autre part à un transfert de poéticité sur la persona et la personne du poète tout comme à une diffusion de la tonalité élégiaque, qui relèvent du lyrisme. Ces éléments invitent à une poétique générale de la voix plaintive (elle reste à établir) et conduiraient à dresser les contours d’une communauté élégiaque, dans le strict champ littéraire (les élégiaques s’entreglosent) et au-delà dans la langue (« La langue tout entière est élégie » écrit Hocquard dans Conditions de lumière, 2007) et la société (l’élégie est un rituel social). La structuration du discours élégiaque est typique, assez aisément reconnaissable voire modélisable, donc imitable. Exception faite de l’élégie politique assez circonstancielle et limitée dans le temps (élégies monarchistes ou élégies nationales libérales), l’élégie est 95centrée sur le sujet singulier, les fibres mêmes de son cœur, ses affects négatifs et son paysage. Doté d’une « voix pour gémir » (Lamartine), le sujet élégiaque déploie sa plainte en la modulant par le chant et cette énonciation suppose un destinataire explicite ou implicite (importance de l’oralité, de l’apostrophe*, d’une certaine emphase), qu’il soit une personne (une morte aimée par exemple) ou une abstraction (une muse*, ou le Temps et son vol impitoyable par exemple). La voix implique un corps, souffrant ou mourant, et sa performance ; elle esthétise un deuil (mélodie, effets de rythme) et conduit à une forme d’identification sym-pathique (pacte ou communauté* élégiaques) entre poète et lecteur. Trop rapidement décrit ici, tout le dispositif de l’élégie romantique a durablement forgé la définition du lyrique et du lyrisme.
Mais ce succès du pacte élégiaque a été la cible d’attaques cinglantes, d’ailleurs quasi simultanées à son expansion (Sainte-Beuve déplore en 1839 avoir lui-même cédé au « démon de l’élégie »). Trop d’élégiaque tue l’élégie, et fait d’elle un genre vite frappé d’obsolescence par saturation et diffusion. Dès les Fleurs du Mal, au confessionnal du cœur, la voix est une note plaintive et « criarde ». Les larmes rebelles ne veulent pas tomber. Le pathos de la « canaille » élégiaque, selon le mot de Leconte de Lisle, est devenu une infirmité (des « saloperies féminines* » ose même Baudelaire). Ducasse fusille la « cigogne larmoyante », Corbière fracasse le lacrymatoire lamartinien, Laforgue bâille aux « ronrons lyriques », Rimbaud éreinte Musset, Fourest fait rimer « Elvire » et « andouille de Vire » etc. Lamartine et Musset condensent à eux seuls toute la rage des anti-élégiaques. Notons cependant que ces attaques ne nient pas forcément la douleur et la perte, et ne font que feindre de jeter le bébé du deuil avec l’eau caustique du bain ironique. Quant aux reproches d’insincérité ou d’exhibitionnisme narcissique, ils trahissent un attachement à une conception du lyrique qui confond sujet lyrique* et sujet empirique. Le démon de l’ironie pense combattre celui de l’élégie et du lyrisme : il ne fait peut-être que les confirmer… Toute l’élégie moderne et fin-de-siècle du « rire en pleurs » pourrait ainsi être définie comme une sur-élégie, qui ne sort pas réellement du lyrisme. L’art du déconcertement verlainien illustrerait même un retour à l’élégie romantique et romaine. La sortie du pacte élégiaque se trouve peut-être davantage du côté de Mallarmé, qui prône une poésie impersonnelle (la disparition élocutoire du poète) travaillant le langage-même pour s’approcher du « nœud rythmique de l’âme » et de Rimbaud, tourné vers un lyrisme de la réalité rugueuse, voire une poésie objective, dégagée du « je » vers son autre.
Modélisable, donc démontable, et non plus imitable : si l’élégie obéit à une « mécanique lyrique », c’est qu’elle est devenue un moteur (E. Hocquard entend le démonter dans son « élégie inverse » : « Choisissez une élégie de type standard, vous la démontez [etc.] », Ma Haie). Cette déconstruction est une façon d’échapper au « cancer romantico-lyrique » (F. Ponge) en privilégiant le travail sur la langue, un littéralisme déshabillé de toute inflexion tonale affective (E. Hocquard, D. Roche, J.-M. Gleize). Mais une élégie non lyrique n’est-elle pas paradoxale, c’est-à-dire encore une élégie ? Jacques Roubaud (« Il est convenu que la tonalité sera sinistre […] Je suis devant les mots avec mécontentement », Quelque chose noir, 1986), Michel Deguy (« Mon livre relit ceux qui le précèdent », À ce qui n’en finit pas – thrène, 1995), Claude Esteban (« Je suis au bord d’un lit, ne pouvant rien contre la plainte », Élégie de la mort violente, 1989) se montrent 96réticents à l’égard de la tradition lyrique et explorent d’autres voies pour dire leur deuil. Quant au néo-lyrisme ou au lyrisme critique (G. Goffette, J. Sacré, J. Réda, J.-M. Maulpoix), il accueille volontiers et sans complexes les tonalités et thématiques de l’élégie romantico-symboliste, en les mâtinant d’une méditation certes plus rilkéenne désormais (présente chez Philippe Jaccottet) que lamartinienne, ou bien en en estompant les outrances et les ridicules, par une familiarité, un humour, des jeux intertextuels et une euphorie diffuse qui peut aller jusqu’à l’éloge modeste du monde tel qu’il est. Par un effacement progressif du subjectivisme, vers une forme d’impersonnalité, voire vers un élégiaque objectif, ce discours néo-lyrique dit la dépossession plutôt que la perte ou l’absence, une éthique du consentement plutôt qu’une lamentation pure.
L’histoire de l’élégie est non seulement longue, mais elle n’a pas de fin précisément parce que l’élégie, l’élégiaque, le lyrique, le lyrisme et la poésie ont appris à ne pas se confondre et n’en finissent pas de dialoguer.
► Loubier P., La Voix plaintive. Sentinelles de la douleur – Élégie, histoire et société sous la Restauration, Paris, Hermann, 2012. Maulpoix J.-M., Une histoire de l’élégie, Paris, Pocket, 2018. Reibaud L., L’Élégie européenne au xxe siècle Persistance et métamorphoses d’un genre poétique antique, Paris, Classiques Garnier, 2022.
→ Circonstance ; Deuil ; Émotions ; Ode (forme) ; Ode, odelette (histoire) ; Temps
Pierre Loubier
Émotions, sentiments
De quoi parle la poésie lyrique ? Que cherche-t-elle à représenter ? Les éléments de la vie affective (sensations, humeurs, émotions, sentiments) sont fréquemment convoqués par la critique depuis la Renaissance. De nombreuses définitions du lyrique partent de ce qu’il représente, qui ne serait pas de l’ordre des actions, comme dans le récit. Cette teneur relève à la fois d’une certaine évidence, parfois de certains clichés, pour dire l’expérience sensible, émotionnelle ou corporelle. Pourtant, elle suscite aussitôt des réserves, des nuances chez les poètes comme chez les critiques : l’écriture lyrique devrait éviter les excès pathétiques, distinguer ce qui appartient au vécu personnel et ce qui est formalisé dans les textes (voir Impersonnel, distanciation*). Dans les avant-gardes, les propos antiromantiques cherchent à se détacher d’un pathos qui relègue au second plan l’art du poème ou la pureté du geste créateur. Aussi perçoit-on à différentes époques un désir de se défaire de cet élément affectif, qui pourrait enfermer les formes lyriques dans un discours émotionnel, opposé à la rationalité ou aux lumières philosophiques. L’« affective fallacy » (l’illusion affective) de W. K. Wimsatt ou de M. Beardsley fait partie de ces paradoxes historiques dans le rapport critique aux émotions : dans le New Criticism, le commentaire de la poésie ne pouvait se réduire, à juste titre, à certaines impressions de lecture, mais la crainte des discours émotionnels non rigoureux a souvent amené à valoriser des éléments formels au détriment de ce qui était représenté en poésie lyrique.
Les œuvres ne livrent en effet pas un simple catalogue d’émotions ou encore un traité créatif des passions. La simplification qui définirait le lyrique comme une poésie centrée sur les émotions passerait à côté de sa complexité et de celle de l’évocation*. Il n’empêche que les œuvres lyriques exigent, plus qu’un autre genre littéraire, un investissement sensible et cognitif, une tension empathique*, qui s’exerce sur plusieurs plans du discours : tant sur la représentation que sur la composition, sans omettre les motivations lors de l’interaction.
97Les formes lyriques regroupent des expériences affectives diverses, et les intègrent à des unités courtes, comme la séquence* dans un poème, mais aussi à des unités plus amples comme l’œuvre d’un auteur, le ton d’une époque (p. ex. la mélancolie et le romantisme). Pour comprendre des textes lyriques, il est nécessaire de saisir les états affectifs qui y sont représentés. Dès la Renaissance*, l’humaniste Antonio Minturno a considéré de manière précoce de l’imitation lyrique des affections de l’esprit ou encore du poète qui dépeint la morphologie. De tels propos se retrouvent aussi bien ensuite chez Batteux, Mme de Staël, Apollinaire que chez des critiques contemporains. Les émotions constituent donc une question fondamentale pour les formes lyriques.
Faut-il pour autant prétendre que le lyrique ne traiterait que de l’amour, de la joie, de la mélancolie, de la colère ? La vie affective se révèle bien plus subtile, car à la lecture des œuvres, nous trouvons toutes sortes de représentations : des guerres, des combats (comme chez Michaux), des méditations, des insectes, des fleurs*, des saisons, ou encore des forgerons, des classes d’école (à l’instar de Jean Follain). Loin d’une exclusion, les formes lyriques explorent toute la gamme de l’existence, y compris les actions ou les pensées, mais elles le réalisent avec une particularité : l’ensemble des expériences est donné sous un filtre affectif, en vue de les faire ressentir. Le corps, les sensations, les émotions prennent un relief singulier, même pour dire des phénomènes physiques, comme la naissance d’une étoile ou un coucher de soleil, ou encore pour évoquer une bataille ou un exil. Aucun moment de la vie n’est omis, mais les orientations sémantiques du texte (la topique ou la trame) suivent certaines caractéristiques affectives. En cela, le lyrique tendrait à se distinguer du récit, qui serait centré sur l’action (tout en mobilisant des sentiments et des réflexions) selon la narratologie de Bremond ou de Greimas. À juste titre, dans les années 1980, Paul Ricœur élargissait la question dans son avant-propos de Temps et récit sur « l’agir » dans la narration et sur le « pâtir » dans le lyrique (il renvoyait alors à La Métaphore vive). Car le « pâtir » (et son caractère « pathique », non « pathétique ») donnerait l’idée d’un filtre pour rassembler l’expérience ; qui s’éloigne de quelques sentiments ou émotions dans le texte.
La teneur affective ne touche pas uniquement la représentation, ce qui est dépeint, mais également le chant, la musicalité des formes lyriques, pour reprendre une terminologie du xviiie siècle*. Le Ut musica poesis désigne alors les caractéristiques rythmiques, euphoniques de l’écriture, sa logique compositionnelle, selon les éléments de la narratologie (l’orientation de Genette par rapport à Bremond). Ainsi, la sensibilité face aux effets de la langue, dans les choix lexicaux, la syntaxe, la ponctuation*, les accents dans la versification ou le rythme* participent à un investissement corporel, émotionnel et empathique. La formule « éprouver la vie affective » peut servir à caractériser la visée des interactions lyriques (voir Intentionnalité*), s’il ne s’agit pas de comprendre simplement et un peu froidement ce qu’évoque un texte lyrique, mais de le ressentir dans sa mise en forme. Sans participation affective, la teneur musicale du lyrique ne se déploie pas. C’est pourquoi la poésie lyrique serait bien plus affaire de participation à un texte que d’immersion dans un monde possible.
La narratologie, là encore, a pu valoriser une logique formelle propre au récit par la « mise en intrigue ». Les orientations lyriques qui, par définition, ne visent pas à raconter une histoire invitent davantage à l’évocation, à une mise en forme qui soit elle-même sensible et 98émouvante. C’est pourquoi elles suscitent une forte interaction à partir d’une mise en page*, d’un contre-accent ou même de la typographie* afin d’y déceler des composantes affectives, en résonance avec ce qui est représenté.
Dernier élément : la reconnaissance des états affectifs sert également de motivation à la lecture* ou lors de l’interaction. Sur ce point, les titres des recueils sont éloquents : Charles Baudelaire évoque un « spleen de Paris », Marceline Desbordes-Valmore considère les « pleurs », René Char part de l’alliance entre « fureur et mystère », Jean-Pierre Siméon propose un « traité des sentiments contraires ». Tous ces éléments suscitent des attentes d’émotions dans la lecture, souvent mises à l’épreuve lors de l’interaction et qui se conjuguent à la complexité des esthétiques. Nous savons combien les chants de deuil, les célébrations de joie, les déceptions des mal-aimés ou les enthousiasmes* de l’amour font partie des grands genres lyriques modernes, comme l’élégie ou l’ode, mais aussi des rites populaires comme les poèmes de la Saint-Valentin.
Lire un texte lyrique, c’est entrer dans un monde organisé et le traverser à partir d’une teneur affective. Nous pouvons saisir des émotions et des sensations qui ne sont pas les nôtres, les reconnaître : telle inflexion de colère chez Michaux, telle composition nostalgique chez Voisard, telle joie teintée d’espérance chez Dickinson ou encore tel état de deuil chez Esteban. Nous ne sommes pas simplement en train d’imaginer ce qu’éprouve l’auteur, ni une quelconque intériorité psychique. Nous traversons un monde affectif orienté, et nous tentons de faire vibrer au mieux toutes les « cordes sensibles » du texte. Ainsi, les différents plans du discours se rassemblent dans une unité de sens et amènent la concordance du rythme, des métaphores, de la syntaxe, de la métrique, de la prosodie ou des évocations. L’œuvre semble adressée. Je la comprends, je l’interprète. J’y lis des expériences proches des miennes, et d’autres qui se rapprochent parfois des seuils de l’illisibilité, de la folie, de l’insaisissable. Nous ne vivons pas simplement un « partage social des émotions » (B. Rimé, 2009) ou une communication affective directe, mais passons par la médiation d’une forme lyrique publiquement donnée, qui possède une fonction esthétique forte.
Cette relation singulière se développe dans un « entre-nous » plus que dans un « face-à-face ». Nous songeons à l’auteur, ou du moins à ce qui nous en est connu ; aux autres lecteurs, car nous imaginons parfois la réaction d’autrui au même texte. Nous songeons également à la sensibilité d’une autre époque, d’une autre culture ; aux rituels qui accompagnaient certains textes ; à l’impression d’expériences émotionnelles communes et dissemblables. Tout cela traverse l’esprit et convoque notre réactivité. Plus que de maintenir ces états affectifs dans le domaine privé par les normes de l’inhibition et du contrôle, les œuvres lyriques mettent en forme publiquement la vie affective, dans une reconnaissance sociale, sous le signe d’une maîtrise par l’art ou la technique, ce qui les éloigne du témoignage direct. Ces œuvres s’inscrivent certes dans un cadre plus large de discours publics sur les émotions, mais il est nécessaire de situer de telles évocations à partir de trois résistances à l’expression immédiate : la résistance symbolique et figurale, qui l’écarte bien souvent d’un message communicationnel ; la résistance par des références à des traditions lyriques qui inscrivent ces émotions dans des codifications culturelles (p. ex. l’aube lyrique) ; la résistance à identifier des états affectifs clairs et univoques, notamment en raison des intersections complexes entre eux. En effet, la mention du « spleen » dans 99certains poèmes de Baudelaire pourrait renvoyer à la mélancolie provenant, dans la médecine ancienne, de la rate et de la bile noire. Pourtant, dans un de ses poèmes ainsi titrés, apparaissent les termes « ennui », « triste », « timide », « furie », « Espoir », « pleurant », « Angoisse » ; sans oublier les « horribles araignées » qui tendent leurs rets dans le cerveau. Attribuer un état précis à ce qu’est le « spleen » devient une tâche difficile : par-delà la valence dysphorique, est-ce une émotion comme la tristesse, une humeur comme l’angoisse, un sentiment comme l’espoir, un tempérament comme la timidité ? Les métaphores intensifient les réseaux sémantiques, et il devient impossible de distinguer un état affectif spécifique opposé aux autres. Aussi à la question « de quoi parle le texte lyrique ? », les réponses restent toujours insuffisantes, sur le seuil ; comme un halo de sens toujours repoussé. C’est pourquoi la considération des orientations affectives dans ce domaine mérite la précision, les nuances sur divers plans du discours et un intérêt pour les investissements participatifs à la lecture, sans pour autant inviter à une identification systématique, qui serait moins opératoire.
► Collot M., La Matière-émotion, Paris, PUF, 1997. Rimé B., Le Partage social des émotions, Paris, PUF, 2009. Rodriguez A., « L’épisode émotionnel en poésie lyrique », Vox poetica, revue en ligne, 2009, https://vox-poetica.com/t/pas/rodriguez2009.html.
→ Deuil ; Élégie ; Empathie ; Intentionnalité ; Synesthésie
Antonio Rodriguez
Empathie
Si, depuis la Renaissance, les formes lyriques ont souvent été centrées sur l’évocation des émotions et des sentiments, alors la relation empathique à ces œuvres devrait être plus systématiquement considérée. Mais qu’entendre exactement par « empathie » ? Le terme s’impose en effet tardivement en français, après la Deuxième Guerre mondiale, et il traduit l’empathy anglaise ainsi que l’Einfühlung allemande. « Empathie » indique précisément la capacité sensible et cognitive à se mettre à la place d’autrui, de comprendre et d’éprouver son ressenti, que cet autrui soit humain, vivant, empirique ou imaginaire (Berthod, Jorland 2004). Car la personne ne ressent pas forcément l’état affectif d’autrui à l’identique. Dans l’empathie, l’individu sait différencier ce qui est de l’ordre de soi et de l’altérité. Historiquement, le terme se confond avec la notion de « sympathie », aujourd’hui encore utilisée, mais pour renvoyer à une volonté de soutenir l’autre, d’éprouver de la compassion, et non à une compréhension, parfois détachée, de ce qu’il ressent (Cléro, Belleguic 2014).
En tant qu’activité, l’empathie s’exerce également dans l’esthétique, et cette capacité s’avère particulièrement requise en poésie lyrique, non sans quelques malentendus. Car certaines approches pourraient laisser supposer qu’il s’agit d’une « contagion » d’émotions ; d’autres, d’une appropriation par la ré-énonciation ; ou encore d’une manière d’éprouver le ressenti d’autrui. En quoi l’empathie est-elle déterminante pour interagir avec les textes lyriques ? En quoi se distingue-t-elle dans le lyrique d’une lecture de Camus, d’une pièce de Beckett ou d’un récit de Sarraute ? Car, depuis l’Antiquité, les formes lyriques semblent centrées sur une composante musicale, puis, à la Renaissance, sur une représentation des émotions, qui invitent à se laisser prendre par le texte, à le ressentir, à y participer, voire à s’y abandonner. Les lecteurs peuvent alors devenir les « captifs » d’une telle musicalité poétique, comme s’il s’agissait d’un charme (voir Lyre*, Magie*, Orphée*). Peut-être semblent-ils 100d’ailleurs trop dociles face aux pouvoirs des poètes, dépossédés de leur conscience.
De la contagion
à la reproduction de l’émotion
À distance de l’empathie telle que nous l’entendons aujourd’hui, l’essai Die Grundbegriffe der Poetik (1946) d’Emil Staiger pose la « contagion affective » (ou fusion affective) comme un fondement du lyrique. Pour le critique zurichois, ce qui a eu lieu pour l’auteur à travers son poème est instantanément ressenti par les lecteurs, dans une herméneutique influencée par le romantisme. La « tonalité affective » (Stimmung) crée un « unisson » de toutes les instances. Cette immédiateté apparaît comme étant « préréflexive », « antéprédicative », pour reprendre les formules de la phénoménologie qui accompagne sa démarche. L’auteur, chez Staiger, n’a ni structure ni concept. Il se laisse emporter par un mouvement musical : « Le poète lyrique ne “produit” rien. Il s’abandonne – ce qui est à entendre au sens littéral – à l’inspiration (Ein-gebung).[…] Le poète lyrique est perpétuellement à l’écoute de la tonalité affective qui a résonné un jour ; il l’engendre une nouvelle fois, de même qu’il l’engendre chez son lecteur. » (p. 19-20) Plutôt que de participer à un monde et de s’y investir avec une certaine distance, les lecteurs se laissent emporter par une atmosphère générale « sans rien comprendre ni concevoir ». Le lied devient le modèle par excellence du lyrique. Une telle perspective a été reprise par plusieurs critiques français importants, dont Michel Collot qui l’enrichit de nuances et de subtilités propres aux théories de l’énonciation, mais en gardant malgré tout des principes de continuité face aux lecteurs. Dans Paysage et poésie : du romantisme à nos jours (Collot, 2005), une telle fusion se rapporte à la « chair du monde » de Maurice Merleau-Ponty, à la fois anthropologique et phénoménologique, qui permet de maintenir un continuum entre le paysage* dans le texte, l’auteur et le lecteur. Michel Collot parvient ainsi à une « matière-émotion » (1997) qui crée un rapport plus indistinct entre tonalité affective et chair du monde.
De nombreux critiques de poésie, tels Michel Deguy, Dominique Combe ou Laurent Jenny, ont adopté un modèle de l’énonciation en s’appuyant sur l’approche de Käte Hamburger dans Die Logik der Dichtung, traduit en français en 1986. Le sujet lyrique devient central pour l’interaction, il serait comme le foyer du poème. Le rôle du lecteur l’amène avant tout à une « ré-énonciation ». Lire consisterait à ré-énoncer, comme un traducteur ou un comédien intérieur. Si la différenciation a bien lieu entre soi et l’autre, contrairement à la contagion affective, le lecteur est porté par la voix* qu’il investit. Michel Deguy médite sur cet autre en soi : « Entendre ; l’autre et soi ; m’entendre en t’entendant et réciproquement = s’entendre = s’entendre soi-même en entendant l’autre dans une langue, selon la boucle du Ouï-Dire – ce que précisément je n’arrive pas à faire dans une autre langue que “la mienne” – c’est entendre deux fois les phrases simultanément : comme si je me les répétais instantanément. Deux en un […] comme si les entendant, les mots, une première fois sur les lèvres de l’énonciateur, je me les redisais en même temps (quoique “aussitôt après”), les entendais “dans” ma source, dans “mon” oreille ou “tête” ; l’interlocuteur, je le “double” moi-même dans notre langue » (M. Deguy, « Je – tu – il », Modernités, no 8, 1996, 294). Le déictique « je », caractéristique du sujet lyrique, laisse la possibilité de ré-énoncer, en jouissant d’un événement figural, car ce « je » est toujours un peu soi et un peu l’autre. L’acte fondateur de la « ré-énonciation » reste la distanciation* de l’auteur face à son vécu, selon la formule 101« je est un autre » de Rimbaud, afin que les lecteurs puissent à leur tour investir un sujet d’énonciation plus général. Pourtant, cette interaction consiste à adhérer au seul point de vue du sujet lyrique, comme à une identification. Afin de ressentir les émotions du texteet dans le texte, faut-il vraiment passer par la figure « instable », voire « aporétique », du sujet lyrique, comme la considère Dominique Combe (dans Rabaté, 1996) ? Car le sujet lyrique n’est pas toujours le porteur des émotions et des points de vue. Ceux-ci peuvent se livrer à travers un paysage*, par d’autres personnages, des oiseaux ou des arbres. Les lecteurs doivent-ils ré-énoncer pour ressentir des émotions ?
L’interaction empathique
Certaines questions sont fréquemment oubliées dans les études littéraires : pourquoi les lecteurs investissent de l’énergie pour une interaction lyrique ? Nous pourrions encore ajouter : Quel est leur intérêt ? Quelle est leur motivation ? De nombreux propos considèrent l’histoire des poèmes, des poètes, l’analyse des textes, mais délaissent l’activité des lecteurs. L’empathie permet de résoudre plusieurs de ces questions. Car pour être compris et « faire sens » (« configurer » dirait Paul Ricœur), les textes lyriques exigent une activité empathique, ce qui serait moins le cas pour d’autres genres ou d’autres types de discours. Ainsi, la lecture d’un récit consiste principalement à suivre une histoire, sans que l’empathie soit nécessaire pour l’entendre musicalement (tel un chant), quand bien même le lecteur se mobilise affectivement pour investir le monde des personnages. De manière encore plus manifeste, les progressions critiques d’un essai ou d’un art poétique demandent peu d’investissements empathiques. Pour le lyrique, la visée d’éprouver ce qui est dit, de le faire ressentir par la textualité, comme une incarnation, demande une relation sensible associée à l’empathie. Sans elle, la satisfaction de la lecture lyrique échoue, du moins partiellement.
L’empathie dans l’interaction lyrique ne s’exerce pas à partir d’un sujet vivant, dont le visage porterait directement des émotions, mais elle passe souvent, pas tout le temps, par un texte imprimé. Sauf pour le multimédia, au théâtre, au cinéma, pour la performance ou les événements publics, un tel poème n’a pas d’expression faciale, de larmes, de sourires, d’intonations ; il n’est qu’un ensemble de caractères imprimés. Nulle interaction conversationnelle ne guide l’interprétation des signes corporels, mais nous partons d’un rapport fondé sur un acte d’intellection, qui vise à élaborer une participation, souvent passionnante, à partir d’un texte. Dans cette relation, la compréhension empathique est mobilisée pour appréhender d’abord ce que le texte veut nous faire sentir et ce qu’il convient de réaliser dans une telle interaction ; puis, les émotions* et l’expérience représentée ; enfin, la composition et les effets stylistiques qui les donnent à éprouver. Dans la lecture silencieuse, la relation empathique n’engage que rarement la contagion ou la sympathie. Mais pour que l’interaction soit minimalement satisfaisante, elle exige une relation empathique, sous peine d’en rester à des saisies partielles de l’évocation, et d’aller vers la déception. L’interaction empathique s’exerce ainsi sur trois plans : la représentation, la composition et la motivation. Au milieu du xviiie siècle, Charles Batteux est directement confronté à la représentation des sentiments, et son traducteur Johann Adolph Schlegel l’incite à davantage s’orienter vers la fusion par le chant inspiré. Dans son traité de 1746, seule la représentation des passions dans le lyrique se trouve convoquée : « Tant que l’action marche dans le Drame ou 102dans l’Épopée, la Poésie est épique ou dramatique ; dès qu’elle s’arrête, et qu’elle ne peint que la seule situation de l’âme, le pur sentiment qu’elle éprouve, elle est de soi lyrique. » (Ch. Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, 1746, 265) Le poète lyrique « dépeint » les sentiments comme des « modèles », des « prototypes » sentimentaux (p. 12).
Qu’elle passe par la peinture ou par le chant, l’empathie ne concerne pas uniquement ce qui est représenté, mais aussi la composition des textes lyriques (la versification, le rythme, la prosodie, la mise en page). Nous pouvons éprouver à la fois l’expérience affective des situations évoquées (le « pâtir » de Ricœur) et l’incarnation qui est réalisée par le texte comme un effet de présence*, une connaissance par l’épreuve. C’est pourquoi les formes lyriques engagent activement la participation à un rythme ou à une mise en forme (pour la ressentir). La métaphore musicale devient pertinente : on ne peut pas saisir un rythme ou une mélodie comme une peinture ou une représentation, mais les ressentir et les faire vibrer comme quelque chose qui se présente à nous.
La motivation à lire ou à interagir reste encore un point important. « Ré-énoncer » ne constitue certainement pas une motivation suffisante pour la lecture*. Nous ne savons d’ailleurs pas comment les livres lyriques sont lus ; si la lecture linéaire d’un recueil a lieu ou si elle est intégrale. Qu’est-ce qui a été lu précisément lorsqu’un enseignant a demandé à ses élèves de lire Les Fleurs du Mal ? Doit-on s’identifier à l’intégralité du recueil ou être à l’unisson avec quelques poèmes ? Faut-il au contraire une reconnaissance d’une situation, par une esthétique désintéressée, sans aucune implication affective personnelle, comme le ferait un expert ? Entre ces pôles qui excluent l’empathie se situe une palette de possibles. Car plus le degré d’empathie se complexifie, plus l’activité sensible et cognitive augmente. L’empathie cognitive, contrairement à une croyance commune, ne se réalise pas toujours au détriment de la participation sensible. Un exercice critique comme le commentaire de texte, en classe ou à l’Université, peut alors servir de seuil pour une plus ample participation des lecteurs, notamment pour ceux qui auraient été moins sensibles à telle nuance de voix, à telle inflexion émotionnelle ou à telle mise en mouvement lors d’une lecture immédiate, forcément plus rapide, pour en débusquer uniquement le sens.
► Berthoz, A., Jorland, G., L’Empathie, Paris : Odile Jacob, 2004. Cléro, J.-P., Belleguic, Th. (dir.), Les Discours de la sympathie, 2 tomes, Paris, Hermann, 2014. Rodriguez, A., « L’empathie en poésie lyrique : acte, tension et degrés de lecture », dans Gefen A., Vouilloux B. (dir.), Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013, p. 73-101. Staiger E., Les Concepts fondamentaux de la poétique, trad. Raphaël Célis, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990. Staiger E., Die Grundbegriffe der Poetik, Zürich, 1946.
→ Deuil ; Enthousiasme ; Émotions, sentiments ; Intentionnalité
Antonio Rodriguez
Enseignement
Considérer l’enseignement du lyrique pourrait se contenter d’observer la présence du premier des trois éléments de la triade (lyrique, épique, dramatique) dans les programmes scolaires : l’enseignement des littératures autour des prescriptions d’un corpus d’œuvres significatives ou, plus fréquemment, d’extraits exemplaires et des modalités de leur lecture en classe. Il serait toutefois regrettable de ne pas faire intervenir les nombreuses notions afférentes, qu’elles soient centrales, intermédiales ou associées, dont 103l’enseignement est bien obligé, peu ou prou, de tenir compte. Plus certainement, ces dernières décennies, qui ont été marquées par la massification de l’enseignement et peut-être plus encore par les concurrences médiatiques dans la transmission, obligent à se défaire d’une conception étroitement rhétorique du lyrique. Cette reconfiguration demande alors d’engager une approche anthropologique que ne manque pas de rendre palpables les redéfinitions de l’enseignable comme les expériences pédagogiques plurielles quant au lyrique même sous l’angle des seules littératures.
Plus largement, dans les modalités d’une transdisciplinarité qui est requise par un enseignement vivant des littératures et des autres arts, le lyrique deviendrait un levier critique intégrant les subjectivations aux modes d’apprentissage et d’enseignement autant, sinon plus, qu’un objet de transmission de ce qui peut émouvoir un public de lecteurs ou de spectateurs. On pourrait alors concevoir la tension à l’œuvre dès qu’enseignement du lyrique il y a, un peu comme la tentation épique du lyrisme (voir Narration*), depuis au moins Arthur Rimbaud jusqu’à Louise Gluck, en passant par Aimé Césaire ou Édith Boissonnas pour rester dans les limites du domaine poétique, qui est loin d’être le seul concerné. Enseigner le lyrique reviendrait en fin de compte à se poser la question des passages de voix* qui constitueraient un levier d’apprentissage pour les élèves de tous niveaux en articulant l’intime et le politique, le plus personnel et le plus commun. Mais une telle perspective demande d’abord d’observer les historicités du lyrique dès qu’enseignement.
Un regard rapide sur l’enseignement du lyrique peut commencer par un article de Georges Maurice, publié dans La Revue pédagogique de 1915, dont le titre ne manque pas d’étonner : « La Poésie lyrique à l’école primaire ». L’inspecteur primaire prenait appui sur l’article « Poésie » du Dictionnaire de pédagogie (1878) rédigé par Félix Pécaut, lequel conférait à « la poésie, aidée du chant » la fonction d’élévation du peuple puisqu’en habituant les enfants à « cette musique que tout homme porte en soi », on cherchait à les civiliser, en « dépouill[ant] de jour en jour l’animal, le sauvage pour peu à peu devenir des hommes ». Toutefois, l’inspecteur se plaignait de la réduction de cet enseignement à une page, visant à « illustrer une leçon de morale, fournir un texte de lecture ou servir de récitation ». S’installait néanmoins une relation forte entre le lyrique et la voix haute dont la récitation tentait de canaliser la diction dans des modes plus attendus que spontanés. Même si Horace, cité, demandait que « le poète façonne le parler tendre et bégayant de l’enfant », enseigner vers et strophes lyriques semblait pour l’école républicaine « un beau rêve ». L’inspecteur posait un problème redoutable quand il affirmait que « la forme particulière de la poésie lyrique, sans laquelle cependant elle ne serait plus elle-même, constitu[ait] un obstacle quasi insurmontable à son emploi scolaire ». Aussi les prérequis paraissaient tellement nombreux que l’inspecteur pointait d’ores et déjà les défauts qui auront été depuis lors repérés pour que les œuvres ne fussent pas instrumentalisées ni « charcutées ». On comprend qu’il préférait dissuader les enseignants de s’en passer à moins qu’ils n’aient eux-mêmes une appétence lyrique. Aussi faut-il examiner ce que, plus récemment, l’enseignement secondaire a pris en charge quant à ce « maniement très délicat » de la poésie lyrique s’agissant d’adolescents pour lesquels il y aurait bien plus que de trouver « le chemin de leur cœur ».
Quand on étudie la poésie lyrique au collège ces dernières années en France, la 104notion est abordée sous l’intitulé « dire l’amour », et elle est réservée aux élèves de quatrième qui doivent essayer de concevoir « l’expression des sentiments* » pour également repérer les bases de la métrique et le schéma des rimes. Au lycée, la notion de registre vient chapeauter celle de lyrisme et réitère ce que le collège initiait en visant l’effet émotif produit par un texte littéraire. Le lyrique apparaît ainsi dans une gamme de treize registres et retrouve l’hésitation posée dès le primaire entre sa réduction à la grande poésie lyrique et son extension à tout ce qui relèverait d’une « matière-émotion », selon l’expression de Michel Collot, intégrant alors le registre élégiaque et ouvrant le champ des études littéraires à la chanson ; d’autant que la notion de musicalité se voit forcément introduite par la lyre*. La confusion entre registre et genre* qui en résulte semble rédhibitoire quand bien même Alain Viala avait pourtant proposé « une double approche » permettant de définir la notion après une forte imprégnation textuelle et donc de moins la réifier. Dans le même mouvement, il avait poussé à observer combien les registres débordent de leur genre type et même du littéraire, en soulignant in fine combien « avec des lycéens, […] les registres ne gagneraient pas, là, à être trop théorisés, encore moins à être mis en formules à réciter ». Malheureusement ses conseils semblent être restés lettres mortes. On retrouverait ainsi les remarques d’Antonio Rodriguez concernant le champ poétique de la fin du xxe siècle et sa dichotomisation entre « lyriques » et « anti-lyriques » car la notion non détachée du lyrisme romantique empêche certainement les jeunes lecteurs d’apercevoir « la structuration discursive lyrique ». Il semble évident que « la forte imprégnation textuelle » dont parlait Viala pourrait facilement s’accorder avec cette « structuration » en y faisant l’expérience non seulement de la force communicative du lyrique mais également son orientation relationnelle où le « je-tu », qui le dynamise, ouvre à la ré-énonciation de subjectivations impliquant puissamment un corps-langage et pour le moins une oralité principielle dès que l’impératif de la voix organise le discours. Enfants comme adolescents savent vite partager de telles incorporations que d’aucuns ont su initier dans les cadres pourtant réducteurs des situations d’enseignement : en 2015-2016, un atelier d’écriture poétique en classe de 3e au collège Paul Verlaine (Paris) avec le poète Jean-Louis Giovannoni se conclut par des lectures radiophoniques où la voix permet de « comprendre qu’on existe parmi » ; en 2009, les Premières du Lycée de l’Iroise à Brest (France) et les élèves apprenant le français au Liceo Cecioni à Livourne (Italie), dans le cadre d’un projet eTwinning, illustrent sur leur blog commun une citation de Georges Perros : « Écrire ne saurait être qu’un acte de fraternité avec la poésie de ses semblables ». Certes, la tension peut être forte entre un moralisme de bon aloi et une éthique* risquée touchant à l’altérité, mais ces expériences vives, parmi combien d’autres dites « ordinaires » dans de nombreuses classes, engagent leurs acteurs au cœur du lyrique comme passages de voix. Elles peuvent même permettre que « le poème exprime le rêve d’un monde où tout pourrait être différent », comme le suggérait Adorno qui soulignait « l’idiosyncrasie de l’esprit lyrique contre la toute-puissance des choses, […] une forme de réaction contre la réification du monde, contre la domination des marchandises sur les hommes » (« Discours sur la poésie lyrique et la société », 1984, 48.). Enfants et adolescents ont certainement le désir chevillé au corps d’un tel « esprit lyrique », d’autant que « le droit de vivre ne s’achète pas par un travail fini, mais par une activité infinie », 105comme le disait un étudiant en 1910, Carlo Michelstaedter (La Persuasion et la rhétorique, 1998 [1910], 78) qui, ayant déposé son mémoire de philosophie, se donna la mort. On ne peut oublier alors, si l’on est chargé d’enseignement, combien le lyrique peut aussi engager à la vie à la mort.
S’achevant sur l’enseignement supérieur, ce rapide parcours permettrait d’observer, après une requête sur le site thèses.fr, que si 2364 thèses répondent au terme « lyrique », la première qui apparaît a été dirigée par un poète, Pierre Alferi, dans une école d’art (ENSBA) et porte un titre énigmatique : Tamis lyrique (thèse soutenue le 17 novembre 2016, Université Paris Sciences et Lettres). Son autrice, Claire Tenu, y donne cette définition du « lyrisme » qui autoriserait une pertinence du lyrique de la maternelle à l’université : « jeu qui lie et délie les noms et les corps – tous les noms et tous les corps. Son terrain est celui de la vie et de la mort entrelacées, un festin offrant formes, déformations, transformations. Sa matière est l’air, souvent irrespirable, son milieu est l’image, parfois invisible, sa réalité est la voix, presque inaudible. »
En fin de compte, s’imposerait ce constat qu’on peut dire aussi bien amer que prometteur : l’enseignement du lyrique teste exemplairement ce que l’enseignement fait à la littérature et ce que la littérature fait à l’enseignement. Entre instrumentalisation souvent tragi-comique et chance d’une ouverture expérientielle, parfois heuristique et toujours empirique, un tel enseignement permet des apprentissages difficilement évaluables puisque c’est la vie entière qui en portera les fruits dans et par des voix continuées, des résonances infinies. Mais n’est-ce pas là le mystère de tout enseignement surtout s’il permet d’augmenter l’écoute des voix afin de trouver la sienne dans et par celles des autres. Un tel défi résumerait tout l’enjeu du lyrique dans l’enseignement.
► Adorno T. W., « Discours sur la poésie lyrique et la société » [1958], Notes sur la littérature, Paris, Flammarion (« Champs/Essais »), 2009, p. 45-63. Maurice G., « La Poésie lyrique à l’école primaire », La Revue pédagogique, t. 67-2, Librairie Delagrave, 1915, p. 430-450. Viala A., « Des “registres” », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, no 109-110, 2001, p. 165-177.
→ Communauté ; Éthique
Serge Martin
Enthousiasme
C’est peu dire que l’enthousiasme charrie, depuis l’Ion de Platon, des connotations ambivalentes, sinon péjoratives : son lien étymologique avec le feu divin, qui l’assimile à un transport de l’âme sous l’effet de l’irruption en nous d’une transcendance – « l’enthousiasme signifie Dieu en nous », rappelle Germaine de Staël dans De l’Allemagne –, l’assimile à une pathologie dont la langue médicale, couramment utilisée pour le définir, est le premier indice : « Espèce de fureur », dit l’article rédigé par Cahusac dans l’Encyclopédie (1765), « émotion d’entrailles », ajoute Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1769), les termes ne manquent pas qui pathologisent explicitement le feu s’emparant soudain de nos organes et de notre esprit. Non seulement ce dernier traduit alors un dérèglement général de l’individu, allant de l’exaltation jusqu’à l’égarement total de la conscience, mais son assaut frappe plus spécifiquement les femmes (voir Féminin/masculin*). Comment ne pas entendre en effet, sous les « entrailles » mentionnées par Voltaire, l’ombre de la Sibylle romaine ou de la Pythie grecque, toutes deux emblèmes de la parole vaticinante, à la fois profonde, obscure et sous influence du divin ? Véritable dépossession, l’enthousiasme 106fascine par conséquent, tout autant qu’il inquiète le siècle des Lumières.
En témoigne l’échec ou la confusion des tentatives de le circonscrire. Toutes se heurtent à la complexité d’une notion impossible à cerner : « Nous n’avons point de définition de ce mot parfaitement satisfaisante », précise d’emblée l’Encyclopédie, avant que Voltaire ne souligne l’hétérogénéité de ses acceptions, elle-même représentative de la diversité des affects qui frappent l’enthousiaste : « Approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage : voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre âme humaine ». Cette ambiguïté tient à l’infléchissement de plus en plus positif de l’enthousiasme : s’il a toujours désigné l’inspiration et le souffle créateur, fussent-ils susceptibles de dégénérer en folie, il quitte désormais le maladif pour évoquer la richesse, mais aussi la fertilité du flux d’émotions* et d’idées qui accompagne la création. Diderot rend un hommage marqué à sa puissance dans l’Entretien sur le fils naturel (1757) : « Sans l’enthousiasme, ou l’idée véritable ne se présente point, ou si, par hasard, on la rencontre, on ne peut la poursuivre… », et dans l’article « Éclectisme » de l’Encyclopédie : « il est impossible en poésie, en peinture, en éloquence, en musique, de rien produire de sublime sans enthousiasme. » Deux transformations profondes de l’enthousiasme s’observent ainsi au milieu du xviiie siècle : sa valorisation, le pathologique s’éclipsant dorénavant au bénéfice d’un souffle créateur considéré comme la signature du génie ; et son intériorisation, l’enthousiasme naissant de l’âme de l’artiste, et non plus d’une divinité ou d’une source extérieures à lui (voir muses*). L’enthousiaste des Lumières a la particularité d’être traversé par de brillantes visions qui émanent uniquement de son imagination et qui le transportent, en illusion, dans d’autres espaces, d’autres époques ou d’autres scènes nées de la sublimation de ses royaumes intérieurs.
Cette nouvelle prépondérance de l’individu créateur ne va cependant pas sans difficultés : l’enthousiasme, singulière faculté du sujet à se transporter hors de lui-même et hors du contrôle de la raison, risque aussi de l’égarer à l’excès. Non parce qu’il est une maladie, ni une folie possible comme la tradition antique le martelait, mais parce que la conception énergétique qui prévaut désormais – l’enthousiasme est une passion, c’est-à-dire une pulsion, une électricité décuplée de nos atomes et de nos fibres – l’apparente à une intensité dont le meilleur – le génie –, comme le pire – l’aveuglement –, peuvent aussi bien sortir. La laïcisation du terme, en d’autres termes, ne suffit pas à dissocier l’enthousiasme de l’égarement funeste dont il reste encore synonyme. Au xviiie siècle, ce dernier a pour nom « fanatisme » ou, sous la Révolution, « esprit de parti » ; soit la domination exclusive d’une idée sur l’ensemble de nos facultés. Elle peut être religieuse* – « l’enthousiasme est surtout le partage de la dévotion mal entendue », rappelle le Dictionnaire philosophique de Voltaire – ou politique. L’enthousiasme, ainsi conçu comme une dépossession de la conscience subjuguée par une pensée qui l’emporte sur les autres, menace dès lors les prérogatives de la raison. C’est la raison pour laquelle il importe que l’élan qu’il insuffle à l’âme reste également sous son contrôle. L’enthousiasme des Lumières émane d’un sujet capable de diriger ou de modérer le torrent d’énergie qui s’empare de ses facultés ; il est, précise l’Encyclopédie, « une image […] de ce qui se passe dans l’âme de l’homme de génie, lorsque la raison, par une opération rapide, lui présente un tableau frappant et nouveau qui l’arrête, l’émeut, le ravit et l’absorbe ».
107Cet enthousiasme moderne, à la fois personnel et raisonnable, ne rétrécit pas l’élan de l’imagination. Sa dynamique expansive, au contraire, ouvre à l’individu la vaste échelle de l’univers : nature, cosmos, mais aussi monuments, paysages*, œuvres d’art ou collectivités humaines, c’est l’ensemble de la création qui exalte désormais le sujet et l’invite à une vertigineuse communion. Il revient à Germaine de Staël, dans les derniers chapitres de De l’Allemagne (1810), d’expliciter les vertus de ce souffle créateur : « L’enthousiasme se rallie à l’harmonie universelle : c’est l’amour du beau, l’élévation de l’âme, la jouissance du dévouement, réunis dans un même sentiment qui a de la grandeur et du calme ». Sa définition, centrale dans l’histoire de la notion, ne se contente pas de réconcilier l’enthousiasme avec une époque où le double spectre du fanatisme – le souvenir de la Terreur reste dans toutes les mémoires –, et du ridicule a considérablement discrédité le besoin d’exaltation et d’infini ; elle le réhabilite comme une énergie morale thérapeutique après dix ans de Révolution, et comme une fécondité intellectuelle inouïe, capable de nous transcender en donnant littéralement sens à l’existence : « Cette dignité morale, à laquelle rien ne saurait porter atteinte, est ce qu’il y a de plus admirable dans le don de l’existence ; c’est pour elle que dans les peines les plus amères il est encore beau d’avoir vécu, comme il serait beau de mourir. »
Ce vibrant éloge ne reste pas théorique. Il s’incarne, sous la plume de Staël, dans le personnage de Corinne, héroïne du célèbre roman de 1807 (Corinne ou l’Italie) dont les talents artistiques – Corinne est une poétesse qui improvise ses odes – naissent directement d’un enthousiasme transcendant son imagination et son éloquence : « Je crois éprouver alors un enthousiasme surnaturel, et je sens bien que ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même. […] Quelquefois aussi j’achève sur ma lyre, par des accords, par des airs simples et nationaux, les sentiments et les pensées qui échappent à mes paroles ». Inspirée par un souffle mystérieux, Corinne compose des chants dont la profondeur bouleverse l’auditoire et invente une nouvelle parole personnelle, à la fois intime et universelle.
► Amend A., « Le système de l’enthousiasme d’après Mme de Staël », dans Simone Balayé et Kurt Kloocke (dir.), Le Groupe de Coppet et l’Europe, 1789-1830, Lausanne, Institut Benjamin Constant, Paris, Jean Touzot, 1994, p. 269-290. De Staël G., « De l’enthousiasme », « De l’influence de l’enthousiasme sur les Lumières », « De l’influence de l’enthousiasme sur le bonheur », De l’Allemagne[1810], rééd. comtesse Jean de Pange, Paris, Hachette, 1958, t. v, p. 187-231. Jaume L., « L’enthousiasme, l’infini et la mort selon Mme de Staël », dans L. Burnand et S. Genand (dir.), Le Groupe de Coppet et la mort, Genève, Slatkine, 2021, p. 155-167. Mortier R., « Enthousiasme », dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, rééd. Paris, Gallimard, [1997] 2007, p. 466-470.
→ Écho ; Émotions, sentiments ; Éthos ; Féminin/masculin ; Lyrisme
Stéphanie Genand
Erato
Erato est le nom d’une muse. Avec ses sœurs, elle est une divinité du panthéon grec. Conformément à son nom (de la même famille linguistique que erôs), Erato est logiquement la muse de toute poésie au caractère aimable, amoureux, érotique. Elle patronne également le mime, garantissant un caractère aimable aux paroles et à la gestuelle de ce genre théâtral. À partir de la Renaissance*, au vu de la lyre avec laquelle elle est habituellement représentée, Erato devient encore la muse 108de la poésie lyrique. Mais le plus souvent, et en particulier en plein essor de la poésie grecque antique, elle forme avec ses sœurs un groupe indifférencié.
→ Écho ; Muses
Camille Semenzato
Espace
→ Paysage*
Éthique, poéthique
Toute une part de l’entreprise poétique, depuis Mallarmé au moins, aura consisté à tenter de rejoindre une pureté tenant à distance toute fonction sociale du langage. Pour la poésie, il s’agit alors, comme pour chaque art, de rejoindre son essence la plus propre et de ne plus faire fond que sur son médium spécifique. Dans une telle optique, la morale, vite soupçonnée de n’être que « moraline », ne pouvait avoir sa place. Seule semblait admissible pour les « signes debout » propres à l’écriture poétique une « morale de la forme » (Barthes). Mais qu’en est-il aujourd’hui, s’il est vrai que cet âge « mallarméen » est désormais derrière nous ?
On remarquera d’abord qu’il faut sans doute distinguer, à rebours du sens commun qui les confond, morale et éthique. Foucault et Deleuze par exemple distinguent les règles contraignantes de la première des conseils de la seconde. Tandis que l’une s’attache à juger des actions et intentions au regard d’une instance transcendante, l’autre se préoccupe de la mise en œuvre de formes et styles de vie. Si la poésie contemporaine a banni la morale de son horizon, elle n’a pas réservé le même sort à l’éthique. Dans sa tentative de sortir de l’enceinte du texte pour rejoindre le grand dehors de la vie, elle s’est au contraire pleinement saisie de la question éthique, en pratique comme en théorie. La relative fortune aujourd’hui de la notion de « po-éthique » en est la plus claire illustration.
La quête de son essence n’était pas pour la poésie synonyme d’un simple repli formel sur un langage élevé à l’absolu. À la faveur de ce retournement s’affirmait sa vocation ontologique. Le poème était censé dire l’Être même. Profondément marqué par l’influence de Heidegger, ce moment « ontologique » fut vivement contesté par les tenants du Texte apparus autour de la revue Tel Quel. Sensibles à ce moment, d’autres poètes (Jaccottet, Bonnefoy), à distance toutefois du discours heideggérien, se sont employés à construire des œuvres faisant contrepoint à l’entreprise de déconstruction impulsée par les ultimes avant-gardes*. Là où maints poètes, à l’instar d’un Jude Stéfan, ont mis l’accent sur le négatif, professant une exécration du monde et adoptant une attitude faite d’ironie et de désinvolture, ces poètes ont au contraire refusé tout « acosmisme », réhabilitant une forme d’assentiment au monde et insistant sur l’importance pour le poème d’une adresse aux autres. D’ontologique, la préoccupation devenait alors « éthique ».
De cette inflexion, témoigne aussi à sa façon, même si elle ne s’inscrit pas exactement dans l’étroit territoire de la poésie, la trajectoire de Barthes. En 1977, de façon presque prémonitoire, dans son cours sur Le neutre, il remarque que le mot « éthique » est « à surveiller », car il « va peut-être devenir à la mode […], ne serait-ce que par la loi structurale de la rotation des refoulés ». Ce qui en effet retient Barthes, à la fin des années 1970, dans la chose littéraire, c’est le choix qu’elle peut induire d’un certain mode de vie. « L’œuvre, note-t-il ainsi dans son cours sur le roman, n’a jamais une pure et seule finalité artistique, mais une finalité existentielle. » Ce à quoi désormais Barthes s’intéresse, c’est ce qu’il appelle « l’écriture de vie », en tant qu’elle entretient « un rapport d’analogie déformée ou d’allégorie avec ce qui est hors écriture, avec la part non écrite de la vie ».
109La poésie dès lors pouvait paraître à nouveau « admissible ». Non pas comme rénovation du vieux lyrisme, mais d’abord comme « poéthique », comme parole qui est aussi geste d’indiquer et tracer les contours d’un éthos*, et par làrecherche d’une sagesse vécue. À la représentation paradigmatique de la poésie comme délire, mania, folie, perte de soi, « dépense », transgression (de Platon à Artaud et Bataille), peut alors être opposée celle de la poésie comme sagesse « orientale ». Parce qu’elle « dé-signe » (selon un mot de Bonnefoy), défait l’ordre habituel des signes, la parole de la poésie est en mesure de dessiner, discrètement, une alternative à un Occident désorienté et devenu désert du sens (non sans qu’y prolifère la cacophonie des signes et messages du nihilisme spectaculaire et consumériste). Il s’agit alors, non pas de déconstruire la poésie, mais de reconstruire avec elle.
Mot-valise (Georges Perros est le premier à l’employer, en 1973), le terme « po-éthique », dans l’élaboration que j’en ai proposée, cherche à appréhender un pouvoir qu’aurait le poème (et plus largement le texte littéraire) de nous faire entrevoir, échappant aux logiques de la raison économique, la possibilité et la réalité de formes de vie déprises du modèle dominant que cette raison et son discours imposent. Et si ces formes de vie alternatives ont à voir fondamentalement avec une considération non prédatrice de la nature et un désir d’habitation poétique de la terre, l’hypothèse selon laquelle toute « poéthique » est nécessairement « éco-poéthique » semble des plus raisonnable (voir Écopoésie*).
Par « poéthique », j’entends à la fois une méthode critique dans l’approche des textes, et une théorie générale de la poésie qui étend celle-ci à l’existence elle-même. Comme méthode critique, la « poéthique » prend le parti, difficile, d’examiner les textes non comme des monuments mais comme réservoir de possibles modèles d’existence. Elle considère l’œuvre non seulement sous l’angle de ses caractéristiques esthétiques, mais comme proposition de monde, comme indication d’une modalité possible de son habitation. Une telle critique, où le souci de l’œuvre ne se dissocie pas de celui de l’existence, où le savoir sur la première ne se départit jamais de l’inquiétude de la seconde, est celle, notamment, que pratique Yves Bonnefoy, qu’il se penche sur Nerval ou Goya, sur Leopardi ou Giacometti. Elle repose sur l’idée que la poésie (et plus largement la littérature) ne vaut pas seulement per se, comme simple production de textes et de livres, mais comme moyen, en vue d’une existence qu’elle aiderait à « changer ». Bonnefoy le dit ainsi à propos de Rimbaud : « Nous lui devons de savoir, de savoir vraiment que la poésie doit être un moyen et non une fin, nous lui devons l’immensité de l’exigence possible, cette revendication, cette soif qui d’ailleurs ont tant effrayé. »
Comme théorie générale, la « poéthique » prend en compte le fait que le poème imprimé, comme dit Thoreau, n’est jamais dissociable du poème non imprimé qui s’écrit charnellement à son verso, dans la vie. Ce n’est plus ici la critique qui importe, mais la production d’un éthos, la création d’un mode d’existence, auquel le poème apporte sa contribution, conjointement avec d’autres pratiques (notamment artistiques). La poésie est alors comprise selon un modèle « pragmatiste » : « un poème, dit ainsi Stéphane Bouquet, est pour moi un chemin, c’est-à-dire une expérience, une construction lente d’un rapport à soi, au monde, à la pensée, avec l’idée que la littérature (il n’y a pas d’exclusive du poème) est une façon de produire des formes de vie ».
110Il s’agit donc de considérer un effet du poème produit au-delà de lui-même (de son espace proprement textuel) et cependant agencé par la résistance scripturaire qu’il oppose à ce que Christian Prigent appelle une « fatalité contractuelle de la langue ». En un certain sens, pour la « poéthique », l’energeia de la poésie importe donc plus que l’ergon propre du poème.
Évoquant « l’art de l’existence », le dernier Foucault a souligné comment l’écriture, dans les écoles philosophiques de l’Antiquité tardive, pouvait, parmi d’autres techniques et pratiques, contribuer à modeler une existence, être formatrice d’un éthos, d’un mode d’existence. Pour définir cette action de l’écrit sur la vie, il reprend un mot de Plutarque : est ethopoios, note-t-il, « quelque chose qui a la qualité de transformer le mode d’être d’un individu ». L’écriture philosophique, dans cette optique, n’a donc pas d’abord une fonction théorique de recherche ou d’exposé de la vérité, mais une fonction pratique. Elle est avant tout le vecteur d’un exercice spirituel visant à transformer l’éthos de celui qui s’y adonne. Elle aide ainsi le sujet, comme c’est le cas de la philosophie stoïcienne, à s’acheminer, tout homme d’action qu’il puisse être par ailleurs, vers une forme de vita contemplativa synonyme d’ataraxie, de sérénité.
Que la littérature en général, grande pourvoyeuse d’exempla, puisse aussi être envisagée, conjointement à la philosophie, sous cet angle « éthopoiétique », c’est une évidence particulièrement nette pour un genre littéraire comme celui du journal. La pratique elle-même du poème, tant comme écriture que comme lecture, peut également être envisagée sous la forme d’un exercice spirituel. L’effet de formation y prend alors une forme davantage « corporelle », procédant de l’activation des ressources rythmiques et affectives, sensibles et accentuelles, du langage (voir Émotions*).
Toutefois, la notion d’« éthopoiétique », telle que Foucault la conçoit dans le cadre de la philosophie, est trop prescriptive, trop assignée à une finalité formatrice, éducative, pour convenir à ce qui fait la spécificité de l’effet « poéthique » d’un texte littéraire. Ce dernier ne se présente pas d’emblée comme exercice spirituel propre à faire advenir un individu comme sujet. Sa visée est beaucoup plus incertaine, « dégagée », et son effet plus diffus. Il ne s’adresse pas au seul intellect de son lecteur, mais le concerne en sa réalité existentielle totale, indissociable d’un corps. S’il propose lui aussi des exempla, s’il contribue à modeler une existence, c’est dans le sens d’une vita poetica bien plus que d’une vita contemplativa.
Le texte littéraire, nous dit Barthes, serait « déprimant » s’il n’était qu’un « objet intellectuel ». Si nous sommes enclins à le lire, c’est qu’il est d’abord un objet de plaisir. Toutefois, la « jouissance du Texte » n’est pas que « stylistique » ; elle s’accomplit parfois « de façon plus profonde », lorsque ce Texte « transmigre dans notre vie, lorsqu’une autre écriture (l’écriture de l’Autre) parvient à écrire des fragments de notre propre quotidienneté, bref quand il se produit une co-existence ». Les « biographèmes » émis par le Texte, poursuit Barthes, sont comme des « atomes épicuriens » qui voyagent de l’auteur au lecteur, de la « vie trouée » de l’un à la « vie trouée » de l’autre (Sade, Fourier, Loyola, Préface, 1971). Ils n’agissent pas comme des exempla contribuant à la formation éthique (morale) d’une existence où le sujet s’emploie à conquérir le pouvoir sur lui-même. Ils augmentent et enrichissent le spectre sensible et imaginatif d’un être exposé à cette contingence foncière de vivre qui fait de chacun un corps, à 111la fois exposé à l’« intranquillité » foncière de l’existence et en manque de cette dimension « chantante » qui définit la vie poétique.
La « poéthique », comprise comme tentative de mettre en œuvre une forme de vie poétique, ne se réduit cependant pas à ce mouvement par lequel un texte (ou une œuvre d’art) s’ouvre sur un dehors, émettant des « atomes épicuriens » qui essaiment dans la vie et ainsi produisent à bas bruit des lueurs susceptibles d’accentuer l’existence dans un sens poétique. Sur le terrain, loin du monde littéraire, à l’écart des préoccupations textuelles (texto-centrées) s’inventent des formes de vie dissidentes, soustraites au modèle capitaliste et consumériste dominant. Toute une jeunesse « poétarienne », ayant choisi l’exode, s’emploie aujourd’hui à pratiquer, une « poétique du dehors ». Partie prenante de ce que Bruno Latour appelle la « nouvelle classe écologique », le « poétariat » en est sans doute la frange la plus engagée, la plus impliquée sur le terrain. Parce qu’il est en grande partie un « féminariat » (voir Féminin/masculin*), ce « poétariat » développe des pratiques en rupture avec le vieux paradigme où l’emportait une conception « héroïque » et aristocratique de l’art (conception qui fut encore celle des avant-gardes). « Fantassine », la poétique qu’il met en œuvre se traduit, à la faveur par exemple d’une lutte en commun pour faire échouer tel ou tel projet pharaonique destructeur d’un milieu naturel, par l’invention, hic et nunc, de modes de vie où l’habitation d’un lieu s’avère poétique (en un sens élargi, « externalisé », du terme). On cherche alors à « réenchanter » l’existence, renouant implicitement avec ce vieux « pacte pastoral » si essentiel à la poésie elle-même. Dans cette perspective, ni le terrain ni le texte (ou l’œuvre d’art, quel qu’en soit le médium) ne sont clôturés ; ils sont dans une relation d’échange et de porosité redoublée. Le métabolisme ne va pas seulement du texte vers la vie. C’est aussi le terrain (la vie la plus concrète, la plus incarnée) qui « transmigre » dans l’écriture et l’« inspire ».
La perspective « poéthique » retrouve alors les chemins d’une ontologie à la fois neuve et immémoriale. Implicitement, elle pose comme native la conjonction du poème s’écrivant et de l’Idée poétique cherchant à s’effectuer dans la vie réelle. L’un et l’autre en effet puisent à une même source : une même pulsion vitale les traverse. Celle-ci, via le rythme et l’accent de la langue, atteste de l’ancrage du langage dans un amont « musaïque » où, par-delà toute institution humaine (« culturelle »), il touche à quelque chose comme une origine naturelle (insituable, hors d’atteinte). En même temps, c’est cette même pulsion qui meut notre désir de retrouver, à la faveur des formes de vie alternatives qui s’inventent en tous lieux, la promesse inoubliée d’un âge d’or. Tous les deux, poème et Idée poétique, sont aimantés en aval par une même visée : agir en vue d’une habitation poétique de la terre.
► Breteau C., Les Vies autonomes. Une enquête poétique, Arles, Actes Sud, 2022. Pinson J.-C., Poéthique, Une autothéorie, Seyssel, Champ Vallon, 2013. Pinson J.-C., Pastoral, De la poésie comme écologie, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020.
→ Communauté ; Dialogue, dialogisme ; Écopoésie ; Empathie ; Harmonie
Jean-Claude Pinson
Éthos
Terme emprunté à la rhétorique, l’éthos désigne chez Aristote l’image de soi que le locuteur construit dans son discours pour influencer favorablement son allocutaire. Il forme avec le logos et le pathos la triade des moyens de preuve (Rhétorique, 1356a). L’orateur doit montrer qu’il possède des vertus 112qui le rendent crédible. Dans la rhétorique post-perelmanienne, on distingue l’éthos discursif, construit dans le discours, de l’éthos préalable, qui découle de ce que l’auditoire connait de l’orateur, soit par ses précédentes prises de parole, soit par sa réputation. L’éthos discursif peut confirmer ou remanier l’éthos préalable (Amossy, 2010). Par ailleurs, à la suite de Ducrot (1984), Maingueneau, dans son article fondateur sur l’éthos en analyse de discours (2002), distingue entre l’éthos dit et l’éthos montré : un énonciateur peut s’attribuer telle ou telle propriété, mais, surtout, sa façon de parler (vocabulaire, syntaxe, intonation et gestuelle, registres, relation à l’interdiscours) donne des indications sur son caractère, son appartenance sociale, ses choix politiques ou esthétiques. L’éthos est en effet, comme y insiste Jousset (2015), une notion interactive : il se situe à la rencontre entre l’intentionnalité* de l’énonciateur et la réception active de l’auditeur qui ne se limite pas à comprendre le discours mais imagine à partir des mots prononcés ou lus la personnalité de celui ou celle qui s’adresse à lui, ce que le xixe siècle appelait son « âme » (Laroche, 2016). Maingueneau va plus loin en insistant sur le fait que la notion « permet d’articuler corps et discours » et il ajoute : « tout texte écrit, même s’il la dénie, possède une “vocalité” spécifique qui permet de le rapporter à une caractérisation du corps de l’énonciateur […] à un “garant” qui à travers son “ton” atteste ce qui est dit » (2002, 61). Il s’en suit une « incorporation du lecteur » lui donnant accès au « “monde éthique” dont ce garant est partie prenante » (ibid.). Ainsi adhérer à un discours lu ou entendu, c’est entrer dans la « communauté* imaginaire » (ibid.) créée par ce discours, s’approprier un ton porteur de valeurs et de façons d’être.
La notion d’éthos est particulièrement précieuse pour le slam*, le rap*, la chanson* et toutes les formes de performance poétique qui mettent en jeu le corps. Mais elle s’avère productive également pour la lecture silencieuse si l’on veut bien voir dans celle-ci le lieu d’un échange entre la voix émanant du texte et le lecteur qui en construit la signification. Même si le mot n’était pas utilisé jusqu’au renouveau récent de la rhétorique, la perception de l’éthos a toujours structuré la réception, de façon différente selon les époques. L’éthos du poète, à la Renaissance ou au xviie siècle, était apprécié par les lecteurs à l’aune d’une convenance entre le genre choisi, l’acte de langage directeur du poème (supplique, éloge, satire, etc.) et les moyens d’expression mis en œuvre. Avec l’essor de la conception romantique de l’écrivain, le texte, tout particulièrement dans la poésie lyrique en raison de la prédominance de la première personne (voir Je*) et du lyrisme*, est censé devenir le miroir d’une personnalité qui s’incarne dans des types privilégiés (mélancolique, dandy, prophète) qui sont autant d’avatars du poète (Diaz 2007). L’impassibilité prônée par la poésie parnassienne ou les jeux avec l’identité de la poésie fin-de-siècle complexifient la perception de l’éthos sans la rendre caduque pour autant. Au xx et xxie siècles, l’idéal de sincérité porté par les Romantiques s’est déplacé vers une remise en cause de la virtuosité ou de l’éloquence au nom d’une quête de la justesse, sans exclure, chez certains auteurs, une dimension de jeu ou un désir d’impersonnalité. Du côté de l’éthos dit, une place particulière doit être faite, à toutes les époques, aux emblèmes (cygne, crapaud, pélican, etc.) et aux paysages-miroirs, alors que l’éthos montré réside dans une interaction complexe entre des thèmes, des genres et des moyens langagiers, entre la substance et la forme du contenu et la substance et la forme de l’expression (voir Monte et Laroche dir. 2016).
113Ce faisant, la notion d’éthos rencontre celle de style. Si certains ont pu les distinguer, il est possible aussi de les considérer comme deux facettes de la même réalité (Monte, 2016). Déchiffrer un style, c’est porter un regard sur le travail de l’écriture, le processus de production du texte, que l’éthos envisage du point de vue de l’effet produit à réception. Alors que le style connote la volonté du scripteur, son inscription consciente dans une tradition ou son rejet de celle-ci, l’éthos désigne l’image que le lecteur peut se faire de l’énonciateur grâce à un faisceau d’éléments linguistiques qui incarnent le texte (voir Effet de présence*) et qui peuvent conduire à adhérer à l’univers de discours ou à s’en détourner. Mais les deux concepts articulent une intentionnalité et des formes qui la débordent, s’ancrent dans une histoire à la fois personnelle et sociale, et qui sont plus ou moins perçues par un lecteur chez qui elles induisent un processus d’identification ou de rejet.
Les discours des sphères politique, publicitaire, médiatique ou de la littérature de masse se bornent bien souvent à reconduire des stéréotypes stylistiques pour assoir l’éthos de leurs énonciateurs : les récepteurs doivent se trouver en terrain connu pour adhérer d’emblée à la communauté créée par le discours. Il en va autrement dans la littérature restreinte où l’énonciateur recherche une certaine originalité ; cependant, à toutes les époques, on peut discerner dans l’éthos, dans des proportions variables, une alliance de caractéristiques collectives et de propriétés singulières. Les relations que le texte entretient avec son interdiscours, qu’elles soient d’allégeance ou de contestation, contribuent pour une part importante à la construction de l’éthos. Encore faut-il qu’elles soient reconnues par le lecteur : bien loin d’être le résultat d’une stratégie entièrement maitrisée, l’éthos, du fait de sa nature interactive, est le lieu des asymétries et des malentendus.
Quant à la notion de posture développée par Meizoz (2007), elle est plus large que celle d’éthos, puisqu’elle inclut la personnalité publique de l’écrivain, construite par les modes de sociabilité de son époque (salons, lectures publiques, manifestes, interviews, sites personnels sur Internet) et sa personne civile, souvent protégée par le pseudonyme. L’éthos discursif construit par le texte apparait ainsi comme partiellement dépendant de la position que l’auteur occupe dans le champ littéraire (Bourdieu, 2012), mais en retour il « exerce une contrainte sur la mise en scène de l’écrivain en public » (Meizoz, 2009, § 13) et peut parfois entrer en contradiction avec les positions explicitement revendiquées par l’auteur ou avec l’image qu’il a acquise, d’autant que l’éthos est remis en jeu à chaque nouveau texte alors que la posture suppose une certaine durée.
► Jousset Ph., « Autour de la notion d’éthos » dans P. Jousset (dir.), L’Homme dans le style et réciproquement, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2015, p. 83-92. Maingueneau D., « Problèmes d’ethos », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, no 113-114, 2002, p. 55-68. Monte M., Laroche H. (dir.), « L’éthos en poésie », Babel. Littératures plurielles, no 34, 2016.
→ Communauté ; Effet de présence ; Je lyrique et pronoms personnels ; Rythme ; Voix, sujet lyrique
Michèle Monte
Événements,
rencontres publiques
De manière générale, l’événement se caractérise principalement par sa puissance disruptive : « Un fait inattendu, qui crée une rupture et qui représente un aspect exceptionnel, parfois spectaculaire, toujours unique et singulier. » 114(Prestini, 2006, 26). C’est pourquoi l’événement est intrinsèquement lié à sa réception. Il est situé dans un temps et dans un lieu ; l’expérience s’y fait centrale. Dans le milieu culturel, l’événement se rapporte à une manifestation publique dont l’occurrence sort de l’ordinaire et dans laquelle la création artistique devient primordiale. Les événements poétiques s’inscrivent plus largement dans le cadre des événements littéraires, qui ont pris leur essor dans la seconde moitié du xxe siècle, sous la forme de rencontres publiques, de salons, de marchés, de festivals. La poésie et les formes lyriques occupent une place centrale dans le développement des premiers festivals littéraires, qui se sont d’abord consacrés à certains genres*, comme la bande dessinée ou le polar, dans un mouvement de décentralisation (voir Sapiro et al., 2015, 11). En Europe, si le premier festival de littérature est fondé en 1949 (Times Cheltenham), c’est à partir des années 1980 que les rencontres publiques autour de la poésie prennent une ampleur particulièrement remarquable, notamment dans les territoires francophones (Marché de la poésie de Paris, 1983 ; Festival international de la poésie de Trois-Rivières, 1985).
Par ses liens forts avec les traditions orales et corporelles, passant par la musique ou la performance, le genre poétique se prête particulièrement au dispositif événementiel. La représentation de ce genre au sein des événements a commencé dans des festivals dits « de niche ». Fondé au départ dans un esprit anti-institutionnel, ce type de manifestations, devenu majoritaire par la suite, s’opposait aux salons et aux marchés – des formats plus soumis aux dynamiques de l’édition et de l’industrie littéraire. Le développement de cette culture événementielle offre alors un nouvel espace d’expérimentation pour la poésie. Par le déploiement des formes spectaculaires, les acteurs de la poésie commencent à investir la scène avec des lectures à haute voix accompagnées par d’autres interventions artistiques (Festival Extra ! au Centre Pompidou créé en 2016).
Mais qu’en est-il des formes lyriques ? Quelle place prennent-elles face aux modalités expérimentales et aux postures caractéristiques de la performance ? Lorsque nous considérons les cinq catégories principales d’événements (les lectures et rencontres ; la scène et les formes spectaculaires ; les interventions ; les expositions ; les actions numériques), toutes ne donnent pas nécessairement lieu à des manifestations lyriques, mais aucune n’exclut tout à fait cette possibilité. Si les lectures à haute voix ou les formes spectaculaires semblent d’emblée favorables à l’expression du lyrique, les autres catégories posent plus de questions. Que faire des expositions ou du multimédia ? Pourrait-on parler d’événement lyrique dans le cadre d’une intervention par exemple ? L’intervention se définit comme une action dont la portée dépasse souvent le cadre spatial et temporel d’un événement conventionnel. Elle se distingue des lectures et des performances par sa dimension peu institutionnelle ; mais pas uniquement. Il n’y a plus nécessairement de rencontre ou de contact direct entre un auteur et le public, mais dans sa définition, l’intervention est une communication : les notions de visibilité, d’action et d’impact y sont centrales. Se pose alors la question de ce qui est lyrique et de ce qui ne l’est pas.
Si l’effet de présence* constitue une des caractéristiques principales du lyrique, alors l’événement associé ne tient pas uniquement au contenu métaphorique présenté, mais aussi à la forme qui lui sera donnée. Autrement dit, le lyrique se rapproche plus du live, de la performance, de la rencontre dans un « ici et maintenant » partagé par le public, que 115de la lecture d’une œuvre appartenant au registre lyrique. Il retrouve ainsi sa teneur rituelle, dont Jonathan Culler a fait un attribut fondamental (Culler, 2015). La notion d’« événement » induit d’emblée un double sens : elle renvoie d’une part à un temps et à un lieu déterminés ; de l’autre à un fait notable, qui crée la rupture. Toutefois, le premier sens ne suffit pas pour l’événement lyrique. Une tension entre la « situation d’énonciation » de l’événement, impliquant des évocations* ou des adresses*, et les interactions se déroulant dans l’« ici et maintenant » de la rencontre crée un basculement dans le lyrique, en donnant lieu à des formes de participation qui se démarquent d’un autre genre littéraire (voir Empathie*). Si le caractère lyrique de ces manifestations tient à une participation sensorielle du public, voire émotionnelle*, alors elles ne peuvent se limiter à un simple rassemblement dans une temporalité et un espace déterminés. Ces rencontres prennent une résonance différente, dans la mesure où le lyrique fait éclater la définition commune de l’événement poétique attendu. Passant désormais par la voix, le corps, mais aussi par le rap, le slam ou encore la danse, la poésie en performance fait appel à des rythmes à partager, comme un moyen d’impliquer le public dans une expérience d’écoute et d’interaction multisensorielle. Celui-ci devient alors partie prenante du dispositif, de l’interaction qui a lieu ici, maintenant, et exige sa participation corporelle.
Le lyrique ne passe plus désormais uniquement par le régime de la performance ; il peut se déployer sous d’autres formes, notamment par le multimédia. Pour de nombreux festivals et organisations littéraires, la période de pandémie a permis de développer leur programmation en ligne et d’expérimenter de nouvelles manières de « faire événement » en poésie. C’est le cas de la collection suisse « Close Poetry », qui expérimente une nouvelle forme d’anthologie par la réalisation de courts-métrages lyriques. Grâce à l’alliance des images, de la musique, des voix, et par l’usage de l’évocation, des métaphores, le texte se transforme et prend une résonance typique des formes lyriques au cinéma*. Si nous avons montré qu’il n’existe aucune catégorie d’événement qui puisse exclure le passage au lyrique, le développement de la poésie multimédia, le nouvel esprit des plateformes et les événements en ligne peuvent amener des interrogations : où se situe aujourd’hui la frontière pour le lyrique ? Une rencontre numérique en direct peut-elle entrer dans ce registre ? Pour répondre, nous devons prendre en compte les conditions de réception et d’interaction avec le public. Tout comme pour l’événement in situ, c’est par le rassemblement d’une communauté dans une même temporalité, dans un espace partagé (même virtuel) et avec une dimension rituelle caractéristique, que le lyrique peut commencer à avoir lieu. Dans cette perspective, le dépôt de manifestations enregistrées sur une plateforme en ligne ne constitue pas un événement en tant que tel.
Le développement fulgurant des événements littéraires et poétiques ouvre de nouveaux accès à la création lyrique. L’événement peut aujourd’hui être considéré comme une nouvelle forme emblématique de notre époque, un dispositif à part entière, qui fait écho à des traditions rituelles souvent disparues.
► Chaudenson O., « Les nouvelles scènes littéraires », dans Bessière J. et Payen E. (dir.), Exposer la littérature, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie (« Bibliothèques »), 2015, p. 103-119. Collard F., Goethals C., Wunderle M., « Les festivals et autres événements culturels », Dossiers du CRISP, no 83, janvier 2014, p. 9-115. Thorimbert M., 116L’Événement littéraire : une nouvelle culture du livre, Vevey, Éditions de l’Aire, 2022.
→ Art lyrique, musique ; Chant, chanson ; Circonstance ; Dramatique, théâtre
Marie Thorimbert
Évocation
« Les monuments, la mer, la face humaine, dans leur plénitude, natifs, conservant une vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, évocation dites, allusion je sais, suggestion » (Mallarmé, 2003, 210). Le célèbre propos de Mallarmé révèle avec subtilité les divers traits du processus poétique évocatoire : dévoiler par le voile, dire par le taire, faire apparaître par la disparition. Son ampleur le constitue dès lors comme « stratégie dominante » de la « configuration lyrique » (Rodriguez, 2003, 95) : mêlant concept et percept, référence interne et référence externe, poéticité et monde, l’évocation lyrique développe un rapport affectif au réel en le suggérant sans le nommer directement.
La poétique de l’évocation se pense ainsi comme dynamique du détour et de l’accès. Détour, l’évocation neutralise la référence claire et explicite à l’objet et dévie le processus de catégorisation immédiate lié à la référenciation dénotative : elle rend opaque la référence objectale, et détourne l’objet de ses propriétés quotidiennes au profit d’un lien établi sur une « distance allusive » (Jullien, 1995). Ce détour génère alors un accès renouvelé à l’objet. Le processus évocateur suggère certains aspects de l’objet référentiel, déroule sa réalité, et travaille ainsi l’intensité, la profondeur, l’intimité de la relation du sujet à l’objet. Elle approfondit autrement dit l’accès à celui-ci, déployant une atmosphère, un univers qui produit une imprégnation différente de l’objet : « [le détour permet de] s’en imprégner progressivement, de nouer une relation avec lui, d’en épouser le devenir : de l’atteindre dans son intimité et sa prégnance et, par là même, d’en éprouver le caractère à la fois infiniment diffus et englobant – comme “atmosphère” » (ibid., 401).
Du poème à la séquence lyrique
du roman
Suspendant le procès de dénotation transitive, l’évocation repose sur une « double structure » articulée entre fonctions poétique et utilitaire, langue et monde, être et non-être (Dominicy, 2011). Entre référence autoréflexive, intransitive, interne à la langue et référence utilitaire, linguistique et externe au monde, la double structure n’amène pas l’évocation à direla chose dans une correspondance entre chose et dire ; elle la mène à montrer la chose, sans correspondance immédiate et conceptuelle entre chose et dire. C’est la présence parallèle d’une « fonction poétique propre » à des fonctions ordinaires qui fonde la structure double (ibidem., 120). L’autoréférence poétique engendre la dépragmatisation du monde et le développement d’un univers évoquant différemment certains aspects de l’objet : elle génère une forme d’indétermination, de virtualité, d’ambiguïté, qui instaure de nouvelles relations aspectuelles entre sujets et propriétés prédicatives. C’est « l’acte configurateur » entre acteurs qui élabore cette indétermination évocatoire (Iser, 1985). Un ou plusieurs acteurs créateurs sélectionnent et combinent certains aspects de l’objet en abolissant la relation transitive entre les mots et la chose. Ils génèrent dès lors un univers évocatoire épousant de nouveaux aspects de l’objet, entre détermination et indétermination, vide et plein, virtualité et actualité. L’acteur lisant actualise finalement les indéterminations évocatrices du discours, liant l’absent au présent en oscillant entre décentrement du point de vue et subjectivité de l’expérience personnelle ; et 117détermine ainsi le discours en le référentialisant personnellement. Transsubjectif, cet acte évocatoire fait apparaitre un objet nouveau tout en impliquant une relation affective à celui-ci. Le poème de Sylviane Dupuis « Double tombeau » (Géométrie de l’illimité, La Dogana, 2000), par exemple, évoque les morts des attentats de Nairobi de 1998 par une figuration des morts en deux temps :
Hécatombe translucide,
les méduses mortes, sur le sable
vont et viennent, fragiles violettes
malmenées
Mais de ces corps là-bas, calcinés noirs
méconnaissables, extirpés de l’obscène
décombre – et de ce temps : nul or
à dire. Cri
nu
Principalement constituée sur la base de métaphores, de parallélismes sémantiques et du rythme versifié et virgulé du poème, l’évocation construit une atmosphère multisensorielle à la fois macabre et silencieuse, faisant advenir un double tombeau délicatement lié. Elle s’actualise par l’intermédiaire d’inférences interprétatives investies affectivement par le lecteur : saisissant la double structure du discours, l’instance réceptrice ressent l’émanation dysphorique du poème, détermine ses blancs et lui donne subjectivement référence ; parallèlement, elle accède à un événement renouvelé entre détour et accès.
L’évocation lyrique se développe dans une multiplicité de discours et de médias. Présente dans le livre, la puissance évocatoire s’étend, comme le proposait déjà l’idée de Livre de Mallarmé, à divers types de poésie comme la performance, la chanson à texte ou le clip poétique ; et dans divers arts comme la danse*, le cinéma* ou la peinture*. Au Château d’Argol de Gracq par exemple, sans intrigue et dialogue explicites, est une évocation continue, élaborée sur l’excitation d’infinies tensions dépassées en une atmosphère unifiée. Incessante dynamique entre personnages et paysages, espaces et consciences, cette évocation entremêle des pôles d’attraction à la fois opposés et harmonisés. Au début du roman, la métaphore du serpent et les champs lexicaux affiliés suggèrent le chemin menant au château et à la forêt l’enserrant, convoquant la circularité et l’énergie vitale tensive associées au symbole du serpent :
Depuis le pied des murailles la forêt s’étendait en demi-cercle jusqu’aux limites extrêmes de la vue ; c’était une forêt triste et sauvage, un bois dormant, dont la tranquillité absolue étreignait l’âme avec violence. Elle enserrait le château comme les anneaux d’un serpent pesamment immobile, dont la peau marbrée eût été alors assez bien figurée par les taches sombres des nuages, qui couraient sur sa surface ridée (Gracq, 1938, 30).
L’œuvre romanesque de Gracq repose donc sur l’évocation lyrique, démontrant la présence du procédé dans diverses pratiques discursives allant de la poésie aux discours publicitaires, critiques ou encore rituels* – pensons notamment aux 99 noms (dé)voilant Dieu dans l’Islam.
L’évocation à l’ère multimédia
Rattachée à diverses pratiques, la puissance évocatoire est aussi investie d’une plasticité transmédiale* importante. Livre, écran, corps, voix, stèle la supportent quotidiennement, tout comme ses usages multimodaux : texte verbal écrit et oral, son, odeur, image mouvante et statique participent inlassablement à son processus. De nature multisensorielle et synesthésique, les formes évocatoires doivent donc être considérées, outre leurs configurations discursives, sur la base de leur dimension matérielle : le générique de Dark Mirror et le poème « Double tombeau » de Sylviane Dupuis devenu cinépoème par Stéphane Goël 118s’ancrent dans une multimodalité et un écran organisant notre relation aux évocations. L’analyse du rythme verbal doit être complétée par une saisie multimodale du propos : la multimodalité augmente sémantiquement l’évocation, par exemple dans « Double Tombeau », où la remédiation du montage développe les analogies métaphoriques en lien aux images les resémantisant. De plus, les plateformes, interfaces et supports fondant l’évocation requièrent d’être pensés dans le type de relation instauré, comme le présente Dark Mirror. Cet objet suggère la dimension mortifère des technologies numériques par une figuration de l’écran digital comme miroir de l’homme et de sa mort. Cette évocation se fonde sur la métaphore éponyme articulée de manière visuelle, par l’apparition symétrique des formes du titre et de la brisure de l’écran ; et de façon phonique, par les sons soutenant le développement du titre et le retentissement de l’électrocardiogramme. De même, saisir le générique de Dark Mirror seul sur un écran de téléphone portable ou collectivement sur un écran de cinéma relève de deux actes différents du point de vue de l’immersion sensorielle et du traitement du contenu impliqués. Les procédés évocatoires transmédiaux imposent d’observer les phénomènes de dépragmatisation poétique et d’altération de l’information quotidienne avec et par-delà le langage verbal. Aux coupes verbales, s’ajoute par conséquent l’étude du montage filmique ; aux parallélismes et métaphores textuels, la saisie de métaphores et parallélismes multimodaux ; au rythme du déroulé verbal, le rythme de l’image, du son, de l’odeur et du geste.
Reposant sur une multiplicité de procédés, l’évocation lyrique du voile, du taire, du disparaitre, dévoile, dit, fait apparaitre lyriquement, comme processus redéployé entre poésie et quotidien, discours et médias. Loin de s’évanouir, cette « vertu autrement attrayante que ne les voilera une description » ne cessera donc de nous surprendre.
► Dominicy M., Poétique de l ’ évocation, Paris, Classiques Garnier, 2011. Jakobson R., « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 209-248. Jullien F., Le détour et l’accès : stratégies du sens en Chine, Paris, B. Grasset, 1995.
→ Circonstance ; Fiction, représentation ; Métaphore, figuration
Melina Marchetti