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Classiques Garnier

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  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages : 87 à 118
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
  • Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN : 9782406159759
  • ISBN : 978-2-406-15975-9
  • ISSN : 2261-5938
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0087
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2024
  • Langue : Français
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Écho

« Cest toi le chant et moi lécho » écrivait Anna de Noailles dans son Poème de lamour (1924) : une tradition critique identifie dans le phénomène de lécho ou dans lÉcho mythologique une allégorie du sujet lyrique féminin*. De fait, Écho est bien une figure féminine dont les deux fables léguées, lune par Ovide, lautre par Longus, font linventrice de la parole ou du chant poétique. Mais loin davoir été adoptées par les seules poétesses, ces fables, et dautres que le romantisme leur a ajoutées, ont servi et servent encore à penser et à nommer le rôle des poètes et la fonction de leur poésie : trouver un langage pour dire le désir et faire résonner le chant du monde.

La nymphe Écho a été choisie par plusieurs critiques comme emblème des poétesses pétrarquistes, contraintes à reprendre les mots de Pétrarque, enfermées dans un espace limité par les paroles de lautre et donc incapables dexprimer sans cette médiation leurs propres sentiments (Borsetto, 1983). Que les Rymes de Pernette du Guillet répondent à la Délie de Maurice Scève, les Élégies de Louise Labé aux Souspirs amoureux dOlivier de Magny, montrerait aussi que la parole poétique féminine mime la parole dÉcho, condamnée par les dieux à ne pouvoir dire son désir quavec les mots de lautre. (Mathieu-Castellani, 1998). De fait, dans les Métamorphoses dOvide(III, 336-510), Écho est une nymphe dont Jupiter utilise les discours habiles pour distraire Junon pendant ses adultères. La déesse, furieuse davoir été ainsi abusée, la punit en la condamnant à ne pouvoir proférer dautre parole que les derniers mots quelle entend : au lieu de longs bavardages, la brièveté ; au lieu dun usage libre de sa langue, la contrainte. Écho, lorsquelle aperçoit Narcisse dont la beauté suscite son désir, doit donc attendre quil ait parlé, et choisir celles de ses paroles dont les derniers mots ou les dernières syllabes, coupées de leur contexte énonciatif initial et répétées, lui permettront dexprimer ce désir. Elle y parvient, mais Narcisse refuse de sunir à elle et senfuit. Méprisée par Narcisse, Écho se cache au fond des bois, dans les antres solitaires ; son désir inassouvi consume son corps qui se dessèche, ses os se changent en rocher, seule sa voix demeure et répond à la voix qui lappelle. Pendant lagonie de Narcisse, compatissante, elle répète ses plaintes élégiaques et, après la mort, elle répercute les gémissements de deuil des Naïades et des Dryades. Il y a bien ici, en effet, en première lecture, subordination dune parole féminine à une parole masculine : Écho répète les mots de Narcisse, puis répète ses plaintes.

Mais dans la dernière partie de la fable, la nymphe nest plus un corps féminin, sa métamorphose la intégrée aux éléments minéraux de la nature sauvage. Sa voix désormais est disponible pour répondre à toutes les sollicitations quelle reçoit. Ce nest plus son propre désir quelle dit, mais celui de Narcisse, et ultimement ce

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nest plus un désir singulier quelle répète, mais un deuil collectif quelle répercute. Cet éthos* dÉcho contraste avec celui de Narcisse, aveugle et sourd aux désirs quil inspire, et qui, avant sa mort et sa métamorphose, découvre pour dire son propre désir lélégie, le discours réflexif, le monologue. Écho, elle, avait auparavant trouvé le moyen de transformer le monologue en dialogue, proposant de ce fait un modèle de la poésie comme attente et attention à autrui. Sa parole est bien, en effet, parole poétique, parce quelle crée du son et du sens à partir dune contrainte dans laquelle on peut reconnaître celle de la poésie classique, dont le choix des mots est limité par les impératifs du rythme, voire de la rime, au contraire de la prose, soluta sermo, discours libre. Cest pourquoi les poètes lyriques, quel que soit leur genre, ont pu se reconnaître en elle, à linstar de Pétrarque au cœur de la chanson xxiii dite « des métamorphoses » : la dame change ses nerfs et ses os en pierre, et seule demeure sa voix, qui appelle la mort.

Dans son roman Daphnis et Chloé, Longus rapporte une autre fable, dont le décor est lîle de Lesbos, ultime séjour de la lyre dOrphée* et berceau de la poésie lyrique. Écho était une nymphe musicienne, dont le dieu Pan sétait épris en vain. Pour se venger de ses refus, et jaloux de la beauté de ses chants, il la fit démembrer par des pâtres et bergers. La Terre la prit en pitié, accueillit ses membres, conserva sa musique et son chant et, depuis, conformément à la volonté des muses*, elle imite les voix et les sons. Dans ce récit, Écho nest pas sujet, mais objet et victime de la violence du désir. Sa mort est identique à celle dOrphée, avec une inversion des genres : ce sont des hommes, et non des femmes qui la lui infligent. Moins souvent citée que celle dOvide, cette fable a toutefois profité de la vogue considérable du roman de Longus à la Renaissance dabord, dans la littérature néo-classique puis romantique ensuite. Elle vient renforcer limportance considérable que prend le phénomène de lécho, voix de Dieu, voix de labîme ou du néant que le poète lyrique accueille et recueille comme laède épique le faisait de celle de la muse. Lantre poétique envahit la poésie au milieu du xvie siècle (Joukovsky, 1969). La poésie amoureuse baroque édifie la maison de labsence et la peuple déchos. Cest plus tard la nature ouverte, montagnes et rivières, que la poésie romantique ouvre aux échos. Brentano dans les Rheinmärchen fait de lÉcho un beau jeune homme assis sur une roche, avec qui sunit lImagination pour enfanter la Loreleï. À linstar du rocher de Bacharach, retentissent déchos les rives du lac du Bourget pour Lamartine, la Montagne Écho pour Wordsworth, la vallée de Chamonix pour Shelley, le Simplon pour Marceline Desbordes-Valmore. Sil est poète, dit Victor Hugo dans Feuilles dautomne, cest parce que tout fait vibrer son « âme aux mille voix, que le Dieu qu[il] adore / Mit au centre de tout comme un écho sonore. » Mais avec Apollinaire, quand « Le ciel se couvre un matin de mai », un « clair écho » fait rimer le nom allemand de la Terre, « Erde », avec « Merde », et cette terre est celle qui renferme « les bons vers immortels qui sennuient patiemment ». Au cœur dune autre guerre, Pierre Reverdy cherche « Le sens du vide » et constate : « Pas plus de terre que de ciel / Pas plus décho que de silence ».

En face de la définition hégélienne – narcissique – du lyrisme* comme expression de la subjectivité et du poète comme celui qui nutiliserait les circonstances extérieures que pour exprimer ses états dâme, on a pu définir au contraire le poète lyrique comme celui qui est « hors de soi », même après les déroutes et les désillusions (Collot, 1997), et qui 89saccomplit même dans son assujettissement (Broda, 1997). La figure dÉcho, ou même le seul phénomène de lécho, peuvent aider à penser la « quatrième personne du singulier » quest la voix lyrique (Maulpoix dans Rabaté, 1996), non plus seulement comme alternative à Narcisse, mais aussi à Arachné, à laraignée qui se dissout dans sa toile. Même dans un univers désenchanté souvre une poétique de lécho comme écopoésie* : attente et attention non seulement à la voix dautrui, mais à toutes celles du monde.

Gély-Ghedira V., La Nostalgie du moi. Écho dans la littérature européenne, Paris, PUF, 2000. Hollander J., The Figure of Echo. A Mode of Allusion in Milton and after, Berkeley, University of California Press, 1981. Mathieu-Castellani G., La Quenouille et la Lyre, Paris, José Corti, 1998.

Écopoésie ; Féminin/masculin ; Minéral, pierre ; Mythe 

Véronique Gély

Écopoésie

L« écopoétique » et l« écocritique » sont des termes connus et des disciplines reconnues, animées de nombreux débats, centrées sur les genres narratifs. Il nen va pas de même pour l« écopoésie » : bien établi en anglais, le mot est rare en français. Il est pourtant précieux ; cest un mot daujourdhui et pour aujourdhui, capable de nourrir une confiance dans le poème en temps de désastre environnemental et de renouveau dune conscience (et même dune réelle anxiété) écologique, mais aussi de ranimer tout un passé lyrique et de le conduire jusquà nos circonstances.

Lécopoésie peut désigner à la fois un corpus, un mode de lecture ou danalyse, et un espoir quant au poème – un espoir à la fois démesuré et très médité, qui mérite dêtre pris au sérieux. Elle recouvre dabord un ensemble de textes, un véritable mouvement poétique développé en plusieurs langues depuis la fin du xxe siècle ; mais aussi (si lon veut bien lancer ce mot comme un filet sur les siècles passés) une réalité ancienne qui se confond presque avec laventure du lyrisme.

Cest en langue anglaise que lécopoésie apparaît le plus nettement comme un genre, doté denjeux et de critères débattus par des critiques de premier plan (comme laméricain Laurence Buell ou le britannique Jonathan Bate), objet détudes, danthologies et denseignements bien identifiés aux États-Unis, en Inde, en Australie et au Canada, où il lui est reconnu à la fois une généalogie et une actualité. Née en solidarité avec le Nature Writing (donc avec les paysages naturels et humains ainsi quavec les valeurs qui lui sont associés : wilderness, spiritualité, pragmatisme), lecopoetry sest épanouie au long de la modernité américaine, de Walt Whitman jusquà Gary Snyder en passant par Emily Dickinson, William Carlos Williams, Elizabeth Bishop, Muriel Rukeyser, Kenneth White.

La force de cette tradition conduit parfois à des déclarations sur ce que « doit » être et « doit » faire le poème. Il doit être environnemental, cest-à-dire parler de la nature et de ses composantes, mais aussi environnementaliste, cest-à-dire sécrire dans la conscience de la vulnérabilité de cette nature (une vulnérabilité que relèvent les Extinction studies et les réflexions sur lanthropocène, le plantacionocène, le capitalocène), et dans le but de la protéger et de la défendre. Il doit être écocentrique (cest-à-dire adopter, en particulier énonciativement et actantiellement, la perspective du terrestre dans sa totalité, et faire place aux voix multiples des « non-humains » pour resituer lhomme à sa place de vivant parmi dautres), et repenser sa pertinence dans cet effacement énonciatif dun nouveau 90type – dans lespoir de se faire porte-parole, chambre décho*, voire magie* ou rituel. Il doit enfin être accessible, généreux, et se nourrir dune véritable conscience interculturelle. Soumise à ces critères dengagement, évaluée dans ses solidarités immédiates, lécopoésie peut apparaître en langue anglaise comme un néo-canon, voire un filon.

Mais, depuis ce balcon théorique, à laune dune pensée qui ne fait plus de la nature un thème ou un décor mais un sujet, un corps vulnérable, une puissance agissante et gémissante (et en cela une authentique source de sens et de parole), il peut se trouver bien des écopoèmes et des écopoètes dans les siècles passés, notamment dans des périodes et des esthétiques capables douvrir une brèche dans lempire de ce que Philippe Descola a appelé lontologie « naturaliste ». Cest aujourdhui et aujourdhui seulement par exemple que lon peut comprendre Ponge comme un écopoète, observant un réel entièrement animé et invitant partout à « sortir de la rainure humaine ». Plusieurs moments forts peuvent simposer dans lhistoire longue de la poésie lyrique, chacun doté de sa qualité écopoétique propre : le moment pastoral, arcadien, bucolique de la poésie latine, le moment troubadour (Jacques Roubaud nous a appris que le poème lyrique est précisément né en langue doc pour célébrer la vie de la nature et y prendre sa part), le moment romantique (on peut citer ici le travail de Jean-Christophe Bailly et sa réflexion sur l« élargissement du poème »)…

La possibilité même de lécopoésie est indissociable dune écopoétique, qui la fonde et laccompagne – ici décidément « la poésie nest pas seule ». Une écopoétique, cest-à-dire une réflexion sur la « logie » de lécologie : quelle parole, quelle pensée « en langues » pour cet état du monde ? En France, plusieurs voix se font entendre, à la fois solidaires et divergentes. Le plus constant des écopoètes est sans doute Michel Deguy. Avec ses Écologiques, comme avec La Fin dans le monde, Michel Deguy a jugé au présent, en philosophe et en poète, du « géocide » et du sort fait au vivant, et pris ce sort en responsabilité dans le poème, relançant le mouvement des Géorgiques et des Bucoliques de Virgile, engageant toute sa réflexion sur le langage et la figuralité vers lexigence dune « revastation » qui puisse répondre aux puissances de dévastation. Plus récemment, Jean-Claude Pinson et Pierre Vinclair ont entamé un débat qui baliserait presque à lui seul le territoire actuel de lécopoésie. Le premier pense la poésie comme une « écologie première », cest-à-dire à la fois comme une entente de la nature par le langage, pris dans sa dimension « musaïque » (plutôt que discursive), et comme le lieu dun pacte « pastoral » initial et sans cesse reconduit, qui en fait lespace obstiné dune inquiétude quant au monde et à son habitation commune. Le second la conçoit en revanche comme une « écologie dernière », un chant de catastrophe qui est encore à venir, et qui devra avant tout rouvrir dans la langue un espace de « sauvagerie », porter et soigner la part sauvage de la nature dans un monde qui cherche à sen débarrasser.

On peut suggérer que cest justement la reformulation de beaucoup de questions écologiques (et politiques, et juridiques) en termes de langues, de parole et de droit à la parole (qui parle ? comment donner voix aux non-humains ?) qui fait de lécopoème un territoire précieux, où faire vivre cette conviction que la parole humaine nest pas seule au monde. Les efforts de lécopoésie rejoignent une anthropologie « au-delà de lhumain », conçue en réponse à la complexité de la perception et de lhabitation dun monde fait de relations et de mêlements de toutes sortes, où lhomme na aucune préséance. 91De là aussi limportance prise par les poètes femmes (en France par exemple : Fabienne Raphoz, qui situe leffort du poème actuel « entre louange et élégie », écologisant subitement ces registres anciens ; mais aussi Aurélie Foglia ou Sophie Loizeau), ou par les voix indigènes et les corpus postcoloniaux, qui permettent de penser le partage dune parole rituelle, réelle, agissante.

À tous ces titres, lécopoésie est un espoir quant au poème, un retour de force. Cest la promesse de la réinscription du poème au cœur du débat sur ce quil en est du monde, et la proclamation dune confiance en ses moyens pour inventer dautres façons, justes, belles, rageuses, de « parler nature ».

Deguy M., La Fin dans le monde, Paris, Hermann, 2009. Deguy M., Écologiques, Paris, Hermann, 2012. Pinson J.-C., Pastoral.De la poésie comme écologie, Seyssel, Champ Vallon, 2020. Fabula-LhT, Écopoétique pour des temps extrêmes, dir. J.-C. Cavallin et A. Romestaing, no 27, novembre 2021.

Communauté ; Fleurs ; Minéral, pierre ; Primitivisme ; Rites

Marielle Macé

Effet de présence,
hic et nunc

Face à l« effet de réel », notion fréquemment utilisée pour le réalisme romanesque, ou à l« effet de vérité » pour les documents de lhistorien, leffet de présence apparaît comme une des caractéristiques principales des formes lyriques. Différents théoriciens de la poésie y font référence, tels Laurent Jenny, Jean-Marie Schaeffer ou Jonathan Culler, et cette notion rassemble les spécificités énonciatives, temporelles, spatiales, rythmiques du lyrique. Depuis quelques années, le terme revient aussi bien pour qualifier des choix au théâtre, en historiographie ou en réalité virtuelle, mais ils restent alors sans rapport avec le lyrique. Car leffet de présence permet de comprendre ce qui oppose la présentation à la représentation ; et, de manière plus fine encore, ce qui distingue la présence du présent de lindicatif.

Attendu pour la description réaliste, comme la montré Philippe Hamon (Du descriptif, Paris, Hachette Supérieur, 1991) après Roland Barthes (1968), leffet de réel légitime le récit dans sa capacité à reproduire le réel. La perte de la dénotation, pour les structuralistes, amène ainsi un espace de connotation, une « illusion référentielle » : « dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien dautre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien dautre que ceci : nous sommes le réel ; cest la catégorie du “réel” (et non ses contenus contingents) qui est alors signifiée » (R. Barthes, 1968, 88). Une même illusion dans le discours se retrouve dans le récit historique avec la garantie de véridicité du document ou du témoignage : « Lillusion mimétique repose alors sur leffacement de toute référence à une situation de communication, qui laisse le champ libre au “spectacle” de lHistoire : les “événements semblent se raconter eux-mêmes” » (B. Boulay, 2010). Loin dune représentation dévénements passés, détachés du moment de lénonciation, leffet de présence signifie le rattachement à lici et maintenant, comme si la situation se déroulait sous nos yeux, devant nous, au moment de la réception. Un tel effet rejoint la qualité performative souvent accordée à la poésie lyrique, notamment par des philosophes comme Alain Badiou ou Jacques Rancière, lorsque le texte fait ce quil dit. Pourtant, davantage quun impact performatif, les formes lyriques sancrent dans un effet singulier qui touche à la situation dénonciation, à sa « scène » 92(pour reprendre la formule de Dominique Maingueneau) et à linteraction.

La présence par-delà le présent

La situation dénonciation lyrique a ceci de particulier quelle sinscrit fondamentalement dans un « ici et maintenant », comme si le dire avait lieu simultanément lors de sa réception. Plusieurs critiques, dont Michel Collot (1989), ont souligné limportance des déterminants démonstratifs et des déictiques en poésie moderne. Dans Illuminations, Arthur Rimbaud ouvre un poème dune telle manière : « Cette idole, yeux noirs et crin jaune… » (« Enfance I »). Le monde est présenté au moment de son énonciation, et non par la représentation détachée dun énonciateur-narrateur. Ce hic et nunc, décrit par la critique, associe la voix à une présence par les déictiques (« ici », « là », « là-bas ») ou par ladresse* à des entités, même éloignées ou absentes de la situation (les dieux, les morts). Lévocation dun état perdu dans lélégie ancre la voix dans le maintenant de la déploration, malgré la remémoration des instants heureux.

La mise en place des « présentatifs » participe à un tel effet. Dans Calligrammes, Apollinaire commence le poème « La jolie rousse » ainsi : « Me voici devant tous un homme plein de sens / Connaissant la vie et de la mort ce quun vivant peut connaître ». Dans « Ombre », au sein du même recueil, il sadresse aux souvenirs des amis décédés pendant la bataille : « Vous voilà de nouveau près de moi / Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre ». De tels présentatifs soulignent la concordance entre le moment de lénonciation et linstant de la lecture ; « comme-si » cela se déroulait devant nos yeux. Les états du texte, la datation du poème, la génétique éditoriale pourraient contrecarrer les illusions de cette présence. Car il sagit bien dun effet du texte lors de sa réception, qui invite à lempathie*, à la participation.

Plus complexe est lutilisation du présent de lindicatif en poésie lyrique. Comme plusieurs critiques, Jonathan Culler opte pour ce temps verbal en tant quélément central de la temporalité lyrique : « Le temps présent est important pour le lyrique dans toutes les langues de la tradition occidentale, mais en anglais il y a un usage lyrique spécifiquement distinct du simple present : les formes lyriques convoquent un présent non progressif avec les verbes daction pour intégrer les événements en réduisant leur caractéristique fictionnelle, narrative et pour accroître leur sens rituel. » (2015 ; je traduis) Pourtant, nous trouvons différents temps verbaux dans les formes lyriques : futur, imparfait, conditionnel, subjonctif. Aucun temps ne semble exclu. Même le passé simple peut se retrouver dans un poème lyrique, ou dans un titre comme « Qui je fus » dHenri Michaux. Le principe de lénonciation lyrique crée une tension constante à partir de lici et maintenant, ce qui nécarte pas les temps du passé ou ceux du futur. Dans Introduction à lArchitexte, Gérard Genette avait montré combien les critiques pouvaient parfois situer le lyrique dans le passé, le présent ou le futur (2004, 50). Lobservation des textes amène des nuances, car ce qui relève de la temporalité tient surtout à une présence dans la durée, donc à un aspect*, bien plus quà lutilisation du présent de lindicatif. En somme, il faudrait davantage considérer laspect sémantique des verbes et comprendre lici et maintenant du lyrique comme un aspect « imperfectif » (Saussure, G. Guillaume), « sécant » (dira-t-on aujourdhui), face à laspect « perfectif » (Saussure, G. Guillaume), « global », « non sécant » du passé simple. Leffet de présence se caractérise ainsi par son aspect duratif, non borné, et sinscrit dans le déroulement : laction ou le sentiment 93sont en résonance (pour le passé) ou pressentis (pour le futur) à partir de lici et maintenant de lénonciation. Le temps verbal par excellence du lyrique nest donc pas un temps, ni un mode, mais plutôt un aspect : laspect « imperfectif » de la persistance et, en aucun cas, le présent de lindicatif en tant que tel, qui peut être « perfectif » (« le présent historique »).

Leffet de présence
lors de linteraction

Ces caractéristiques énonciatives et sémantiques de leffet de présence sont dédoublées par la teneur performative des formes lyriques (voir Actes de langage*). Ainsi, lorsquAndré du Bouchet écrit 

Cela est… respirer

(Poussière sculptée, dans LAjour, Gallimard, 1998, 60)

le blanc ajouté après les points de suspension incite à respirer au moment de la lecture ; tout du moins, à faire « comme-si » nous respirions. La mise en page*, ainsi que les formes fixes, les jeux euphoniques peuvent participer à leffet de présence : dans le calligramme dApollinaire sur Lou avec un chapeau, tiré dune photographie de Louise de Coligny, lensemble du poème, dans son énonciation comme dans sa mise en page, montre limpact de cet effet de présence : « Voici lovale de ta figure » donne le contour du visage aimé, tandis que « nez », « œil » ou « ta bouche » viennent se placer précisément sur les traits désignés. La nomination prend alors une nouvelle puissance : celle de nous présenter sous les yeux le portrait de Lou, lyriquement invoquée et évoquée, à la place du portrait photographique de Louise de Coligny. Leffet de présence démontre alors toute sa pertinence pour caractériser les formes lyriques par rapport à la représentation du réel.

Barthes R., « Leffet de réel », Communications, no 11, 1968, p. 84-89. Culler J., « The Lyric Present », Theory of the Lyric, Cambridge (Ma), Harvard University Press, 2015. Rodriguez A., Le Pacte lyrique : configuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga (« Philosophie et langage »), 2003, p. 168-184.

Aspect (temporel) ; Circonstance ; Intentionnalité ; Temps

Antonio Rodriguez

Élégie

Au cours de sa très longue histoire, lélégie a constamment été associée au lyrique et au lyrisme, quelles que soient, diachroniquement comme synchroniquement, les nombreuses variations définitionnelles de ces trois termes. De Sappho à Valérie Rouzeau (Pas revoir, 1999), de Tibulle à Jean-Michel Maulpoix (Rue des fleurs, 2022), une lyre* – y compris quand en sont déniés, inversés ou moqués les attributs (Emmanuel Hocquard, Les Élégies, Paris, POL, 1987) – préside à la diction de la plainte : une voix chante. Lélégie est le genre de la voix plaintive à propos dun objet perdu. Déplorer une perte, moduler un deuil intime ou collectif, exprimer la plainte, envisager la finitude et la mort, méditer sur le temps : autant dactivités qui relèvent dune posture énonciative et dune attitude existentielle marquées par laffect négatif quasi exclusivement singulier : ma voix se plaint. Toute poésie serait-elle donc triste ? Les plus désespérés seraient-ils les chants les plus beaux ? Lélégie serait-elle la forme idéal-typique de laffect négatif ? Lessentialisation de la plainte sous lespèce de la voix (plaintive) et du chant (de deuil) doit être interrogée dans sa relation à lessentialisation de la poésie sous lespèce du lyrique et du lyrisme désormais confondus. Le lyrique est-il encore possible sans lyrisme et hors la plainte ?

Le moment romantique est capital dans ce grand récit parce quil a installé 94durablement une série de déplacements, qui ont progressivement substitué la tonalité élégiaque à lélégie et le lyrisme au lyrique. La sensibilité et la sincérité dites « pré-romantiques » (Rousseau), puis lHistoire, ses traumatismes et la conscience mélancolique quils engendrent, ont joué un rôle déterminant dans cette vaste mutation de lélégie et du discours lyrique, en Europe et plus particulièrement en France au tournant des Lumières (voir Henri Potez, Pierre Loubier). Plus globalement, lhomme romantique construit sa subjectivité et son rapport à labsolu selon des modes qui installent le sentimental, la centralisation et la vaporisation du Moi au cœur – cest le cas de le dire – du travail esthétique en général, et poétique en particulier. Jusqualors, en effet, lélégie est un genre très largement redevable à lélégie romaine dite « érotique », sa persona poétique, ses situations et son personnel codifiés. Elle chante les joies et les tourments des amants, mais elle se teinte des couleurs du deuil et laisse vibrer les sons de la plainte (la « plaintive élégie en longs habits de deuil » de Boileau). Ces déplacements et inflexions marquent encore le champ poétique moderne et contemporain, pour faire du poème élégiaque un genre lyrique particulièrement vivace, au point que la tonalité élégiaque sest diffusée, par capillarité éparse, aux autres genres littéraires et autres supports artistiques (musique et peinture ; voir Romantisme, no 196, 2022, « LÉlégiaque »). Quel que soit le domaine référentiel, idéologique ou affectif de lélégie (le cœur amoureux, lâme endeuillée, le sujet victime de lHistoire, le poète et la poésie qui se meurent) ou quels que soient ses chevauchements éventuels avec dautres genres lyriques (la ballade, le dithyrambe, lhéroïde, et même lode) ou non lyriques (le roman, le théâtre et même lhistoriographie), linvariant thématique de la perte, linvariant tonal de la plainte ainsi que les formes sensibles du discours de laffect subjectif lyrique, dès le romantisme, restent profondément ancrés dans limaginaire que nous avons du lyrisme et même de la poésie en général. Le romantisme serait donc « responsable » (mais lhistoire littéraire est-elle un procès en responsabilité ?) de la confusion persistante de lélégiaque et de lélégie, du lyrique et du lyrisme.

Cette corrélation et cette confusion entre mélancolie, deuil, beauté, méditation, lyrisme et poésie semblent dues à la plasticité (structuration polymorphe) et à lefficacité (interaction deffets) particulières au genre élégiaque. Tous les critères opératoires établis par Antonio Rodriguez dans son Pacte lyrique sappliquent au discours élégiaque, au point que lon parlera ici dun pacte élégiaque. Certes lélégie est variée en synchronie et variable en diachronie, mais en ses principes comme en ses manifestations, elle obéit dune part à une structuration du discours et une relation, ou plutôt interaction, entre poète élégiaque et lecteur, qui relèvent du lyrique, et dautre part à un transfert de poéticité sur la persona et la personne du poète tout comme à une diffusion de la tonalité élégiaque, qui relèvent du lyrisme. Ces éléments invitent à une poétique générale de la voix plaintive (elle reste à établir) et conduiraient à dresser les contours dune communauté élégiaque, dans le strict champ littéraire (les élégiaques sentreglosent) et au-delà dans la langue (« La langue tout entière est élégie » écrit Hocquard dans Conditions de lumière, 2007) et la société (lélégie est un rituel social). La structuration du discours élégiaque est typique, assez aisément reconnaissable voire modélisable, donc imitable. Exception faite de lélégie politique assez circonstancielle et limitée dans le temps (élégies monarchistes ou élégies nationales libérales), lélégie est 95centrée sur le sujet singulier, les fibres mêmes de son cœur, ses affects négatifs et son paysage. Doté dune « voix pour gémir » (Lamartine), le sujet élégiaque déploie sa plainte en la modulant par le chant et cette énonciation suppose un destinataire explicite ou implicite (importance de loralité, de lapostrophe*, dune certaine emphase), quil soit une personne (une morte aimée par exemple) ou une abstraction (une muse*, ou le Temps et son vol impitoyable par exemple). La voix implique un corps, souffrant ou mourant, et sa performance ; elle esthétise un deuil (mélodie, effets de rythme) et conduit à une forme didentification sym-pathique (pacte ou communauté* élégiaques) entre poète et lecteur. Trop rapidement décrit ici, tout le dispositif de lélégie romantique a durablement forgé la définition du lyrique et du lyrisme.

Mais ce succès du pacte élégiaque a été la cible dattaques cinglantes, dailleurs quasi simultanées à son expansion (Sainte-Beuve déplore en 1839 avoir lui-même cédé au « démon de lélégie »). Trop délégiaque tue lélégie, et fait delle un genre vite frappé dobsolescence par saturation et diffusion. Dès les Fleurs du Mal, au confessionnal du cœur, la voix est une note plaintive et « criarde ». Les larmes rebelles ne veulent pas tomber. Le pathos de la « canaille » élégiaque, selon le mot de Leconte de Lisle, est devenu une infirmité (des « saloperies féminines* » ose même Baudelaire). Ducasse fusille la « cigogne larmoyante », Corbière fracasse le lacrymatoire lamartinien, Laforgue bâille aux « ronrons lyriques », Rimbaud éreinte Musset, Fourest fait rimer « Elvire » et « andouille de Vire » etc. Lamartine et Musset condensent à eux seuls toute la rage des anti-élégiaques. Notons cependant que ces attaques ne nient pas forcément la douleur et la perte, et ne font que feindre de jeter le bébé du deuil avec leau caustique du bain ironique. Quant aux reproches dinsincérité ou dexhibitionnisme narcissique, ils trahissent un attachement à une conception du lyrique qui confond sujet lyrique* et sujet empirique. Le démon de lironie pense combattre celui de lélégie et du lyrisme : il ne fait peut-être que les confirmer… Toute lélégie moderne et fin-de-siècle du « rire en pleurs » pourrait ainsi être définie comme une sur-élégie, qui ne sort pas réellement du lyrisme. Lart du déconcertement verlainien illustrerait même un retour à lélégie romantique et romaine. La sortie du pacte élégiaque se trouve peut-être davantage du côté de Mallarmé, qui prône une poésie impersonnelle (la disparition élocutoire du poète) travaillant le langage-même pour sapprocher du « nœud rythmique de lâme » et de Rimbaud, tourné vers un lyrisme de la réalité rugueuse, voire une poésie objective, dégagée du « je » vers son autre.

Modélisable, donc démontable, et non plus imitable : si lélégie obéit à une « mécanique lyrique », cest quelle est devenue un moteur (E. Hocquard entend le démonter dans son « élégie inverse » : « Choisissez une élégie de type standard, vous la démontez [etc.] », Ma Haie). Cette déconstruction est une façon déchapper au « cancer romantico-lyrique » (F. Ponge) en privilégiant le travail sur la langue, un littéralisme déshabillé de toute inflexion tonale affective (E. Hocquard, D. Roche, J.-M. Gleize). Mais une élégie non lyrique nest-elle pas paradoxale, cest-à-dire encore une élégie ? Jacques Roubaud (« Il est convenu que la tonalité sera sinistre [] Je suis devant les mots avec mécontentement », Quelque chose noir, 1986), Michel Deguy (« Mon livre relit ceux qui le précèdent », À ce qui nen finit pas – thrène, 1995), Claude Esteban (« Je suis au bord dun lit, ne pouvant rien contre la plainte », Élégie de la mort violente, 1989) se montrent 96réticents à légard de la tradition lyrique et explorent dautres voies pour dire leur deuil. Quant au néo-lyrisme ou au lyrisme critique (G. Goffette, J. Sacré, J. Réda, J.-M. Maulpoix), il accueille volontiers et sans complexes les tonalités et thématiques de lélégie romantico-symboliste, en les mâtinant dune méditation certes plus rilkéenne désormais (présente chez Philippe Jaccottet) que lamartinienne, ou bien en en estompant les outrances et les ridicules, par une familiarité, un humour, des jeux intertextuels et une euphorie diffuse qui peut aller jusquà léloge modeste du monde tel quil est. Par un effacement progressif du subjectivisme, vers une forme dimpersonnalité, voire vers un élégiaque objectif, ce discours néo-lyrique dit la dépossession plutôt que la perte ou labsence, une éthique du consentement plutôt quune lamentation pure.

Lhistoire de lélégie est non seulement longue, mais elle na pas de fin précisément parce que lélégie, lélégiaque, le lyrique, le lyrisme et la poésie ont appris à ne pas se confondre et nen finissent pas de dialoguer.

Loubier P., La Voix plaintive. Sentinelles de la douleurÉlégie, histoire et société sous la Restauration, Paris, Hermann, 2012. Maulpoix J.-M., Une histoire de lélégie, Paris, Pocket, 2018. Reibaud L., LÉlégie européenne au xxe siècle Persistance et métamorphoses dun genre poétique antique, Paris, Classiques Garnier, 2022.

Circonstance ; Deuil ; Émotions ; Ode (forme) ; Ode, odelette (histoire) ; Temps

Pierre Loubier

Émotions, sentiments

De quoi parle la poésie lyrique ? Que cherche-t-elle à représenter ? Les éléments de la vie affective (sensations, humeurs, émotions, sentiments) sont fréquemment convoqués par la critique depuis la Renaissance. De nombreuses définitions du lyrique partent de ce quil représente, qui ne serait pas de lordre des actions, comme dans le récit. Cette teneur relève à la fois dune certaine évidence, parfois de certains clichés, pour dire lexpérience sensible, émotionnelle ou corporelle. Pourtant, elle suscite aussitôt des réserves, des nuances chez les poètes comme chez les critiques : lécriture lyrique devrait éviter les excès pathétiques, distinguer ce qui appartient au vécu personnel et ce qui est formalisé dans les textes (voir Impersonnel, distanciation*). Dans les avant-gardes, les propos antiromantiques cherchent à se détacher dun pathos qui relègue au second plan lart du poème ou la pureté du geste créateur. Aussi perçoit-on à différentes époques un désir de se défaire de cet élément affectif, qui pourrait enfermer les formes lyriques dans un discours émotionnel, opposé à la rationalité ou aux lumières philosophiques. L« affective fallacy » (lillusion affective) de W. K. Wimsatt ou de M. Beardsley fait partie de ces paradoxes historiques dans le rapport critique aux émotions : dans le New Criticism, le commentaire de la poésie ne pouvait se réduire, à juste titre, à certaines impressions de lecture, mais la crainte des discours émotionnels non rigoureux a souvent amené à valoriser des éléments formels au détriment de ce qui était représenté en poésie lyrique.

Les œuvres ne livrent en effet pas un simple catalogue démotions ou encore un traité créatif des passions. La simplification qui définirait le lyrique comme une poésie centrée sur les émotions passerait à côté de sa complexité et de celle de lévocation*. Il nempêche que les œuvres lyriques exigent, plus quun autre genre littéraire, un investissement sensible et cognitif, une tension empathique*, qui sexerce sur plusieurs plans du discours : tant sur la représentation que sur la composition, sans omettre les motivations lors de linteraction.

97

Les formes lyriques regroupent des expériences affectives diverses, et les intègrent à des unités courtes, comme la séquence* dans un poème, mais aussi à des unités plus amples comme lœuvre dun auteur, le ton dune époque (p. ex. la mélancolie et le romantisme). Pour comprendre des textes lyriques, il est nécessaire de saisir les états affectifs qui y sont représentés. Dès la Renaissance*, lhumaniste Antonio Minturno a considéré de manière précoce de limitation lyrique des affections de lesprit ou encore du poète qui dépeint la morphologie. De tels propos se retrouvent aussi bien ensuite chez Batteux, Mme de Staël, Apollinaire que chez des critiques contemporains. Les émotions constituent donc une question fondamentale pour les formes lyriques.

Faut-il pour autant prétendre que le lyrique ne traiterait que de lamour, de la joie, de la mélancolie, de la colère ? La vie affective se révèle bien plus subtile, car à la lecture des œuvres, nous trouvons toutes sortes de représentations : des guerres, des combats (comme chez Michaux), des méditations, des insectes, des fleurs*, des saisons, ou encore des forgerons, des classes décole (à linstar de Jean Follain). Loin dune exclusion, les formes lyriques explorent toute la gamme de lexistence, y compris les actions ou les pensées, mais elles le réalisent avec une particularité : lensemble des expériences est donné sous un filtre affectif, en vue de les faire ressentir. Le corps, les sensations, les émotions prennent un relief singulier, même pour dire des phénomènes physiques, comme la naissance dune étoile ou un coucher de soleil, ou encore pour évoquer une bataille ou un exil. Aucun moment de la vie nest omis, mais les orientations sémantiques du texte (la topique ou la trame) suivent certaines caractéristiques affectives. En cela, le lyrique tendrait à se distinguer du récit, qui serait centré sur laction (tout en mobilisant des sentiments et des réflexions) selon la narratologie de Bremond ou de Greimas. À juste titre, dans les années 1980, Paul Ricœur élargissait la question dans son avant-propos de Temps et récit sur « lagir » dans la narration et sur le « pâtir » dans le lyrique (il renvoyait alors à La Métaphore vive). Car le « pâtir » (et son caractère « pathique », non « pathétique ») donnerait lidée dun filtre pour rassembler lexpérience ; qui séloigne de quelques sentiments ou émotions dans le texte.

La teneur affective ne touche pas uniquement la représentation, ce qui est dépeint, mais également le chant, la musicalité des formes lyriques, pour reprendre une terminologie du xviiie siècle*. Le Ut musica poesis désigne alors les caractéristiques rythmiques, euphoniques de lécriture, sa logique compositionnelle, selon les éléments de la narratologie (lorientation de Genette par rapport à Bremond). Ainsi, la sensibilité face aux effets de la langue, dans les choix lexicaux, la syntaxe, la ponctuation*, les accents dans la versification ou le rythme* participent à un investissement corporel, émotionnel et empathique. La formule « éprouver la vie affective » peut servir à caractériser la visée des interactions lyriques (voir Intentionnalité*), sil ne sagit pas de comprendre simplement et un peu froidement ce quévoque un texte lyrique, mais de le ressentir dans sa mise en forme. Sans participation affective, la teneur musicale du lyrique ne se déploie pas. Cest pourquoi la poésie lyrique serait bien plus affaire de participation à un texte que dimmersion dans un monde possible.

La narratologie, là encore, a pu valoriser une logique formelle propre au récit par la « mise en intrigue ». Les orientations lyriques qui, par définition, ne visent pas à raconter une histoire invitent davantage à lévocation, à une mise en forme qui soit elle-même sensible et 98émouvante. Cest pourquoi elles suscitent une forte interaction à partir dune mise en page*, dun contre-accent ou même de la typographie* afin dy déceler des composantes affectives, en résonance avec ce qui est représenté.

Dernier élément : la reconnaissance des états affectifs sert également de motivation à la lecture* ou lors de linteraction. Sur ce point, les titres des recueils sont éloquents : Charles Baudelaire évoque un « spleen de Paris », Marceline Desbordes-Valmore considère les « pleurs », René Char part de lalliance entre « fureur et mystère », Jean-Pierre Siméon propose un « traité des sentiments contraires ». Tous ces éléments suscitent des attentes démotions dans la lecture, souvent mises à lépreuve lors de linteraction et qui se conjuguent à la complexité des esthétiques. Nous savons combien les chants de deuil, les célébrations de joie, les déceptions des mal-aimés ou les enthousiasmes* de lamour font partie des grands genres lyriques modernes, comme lélégie ou lode, mais aussi des rites populaires comme les poèmes de la Saint-Valentin.

Lire un texte lyrique, cest entrer dans un monde organisé et le traverser à partir dune teneur affective. Nous pouvons saisir des émotions et des sensations qui ne sont pas les nôtres, les reconnaître : telle inflexion de colère chez Michaux, telle composition nostalgique chez Voisard, telle joie teintée despérance chez Dickinson ou encore tel état de deuil chez Esteban. Nous ne sommes pas simplement en train dimaginer ce quéprouve lauteur, ni une quelconque intériorité psychique. Nous traversons un monde affectif orienté, et nous tentons de faire vibrer au mieux toutes les « cordes sensibles » du texte. Ainsi, les différents plans du discours se rassemblent dans une unité de sens et amènent la concordance du rythme, des métaphores, de la syntaxe, de la métrique, de la prosodie ou des évocations. Lœuvre semble adressée. Je la comprends, je linterprète. Jy lis des expériences proches des miennes, et dautres qui se rapprochent parfois des seuils de lillisibilité, de la folie, de linsaisissable. Nous ne vivons pas simplement un « partage social des émotions » (B. Rimé, 2009) ou une communication affective directe, mais passons par la médiation dune forme lyrique publiquement donnée, qui possède une fonction esthétique forte.

Cette relation singulière se développe dans un « entre-nous » plus que dans un « face-à-face ». Nous songeons à lauteur, ou du moins à ce qui nous en est connu ; aux autres lecteurs, car nous imaginons parfois la réaction dautrui au même texte. Nous songeons également à la sensibilité dune autre époque, dune autre culture ; aux rituels qui accompagnaient certains textes ; à limpression dexpériences émotionnelles communes et dissemblables. Tout cela traverse lesprit et convoque notre réactivité. Plus que de maintenir ces états affectifs dans le domaine privé par les normes de linhibition et du contrôle, les œuvres lyriques mettent en forme publiquement la vie affective, dans une reconnaissance sociale, sous le signe dune maîtrise par lart ou la technique, ce qui les éloigne du témoignage direct. Ces œuvres sinscrivent certes dans un cadre plus large de discours publics sur les émotions, mais il est nécessaire de situer de telles évocations à partir de trois résistances à lexpression immédiate : la résistance symbolique et figurale, qui lécarte bien souvent dun message communicationnel ; la résistance par des références à des traditions lyriques qui inscrivent ces émotions dans des codifications culturelles (p. ex. laube lyrique) ; la résistance à identifier des états affectifs clairs et univoques, notamment en raison des intersections complexes entre eux. En effet, la mention du « spleen » dans 99certains poèmes de Baudelaire pourrait renvoyer à la mélancolie provenant, dans la médecine ancienne, de la rate et de la bile noire. Pourtant, dans un de ses poèmes ainsi titrés, apparaissent les termes « ennui », « triste », « timide », « furie », « Espoir », « pleurant », « Angoisse » ; sans oublier les « horribles araignées » qui tendent leurs rets dans le cerveau. Attribuer un état précis à ce quest le « spleen » devient une tâche difficile : par-delà la valence dysphorique, est-ce une émotion comme la tristesse, une humeur comme langoisse, un sentiment comme lespoir, un tempérament comme la timidité ? Les métaphores intensifient les réseaux sémantiques, et il devient impossible de distinguer un état affectif spécifique opposé aux autres. Aussi à la question « de quoi parle le texte lyrique ? », les réponses restent toujours insuffisantes, sur le seuil ; comme un halo de sens toujours repoussé. Cest pourquoi la considération des orientations affectives dans ce domaine mérite la précision, les nuances sur divers plans du discours et un intérêt pour les investissements participatifs à la lecture, sans pour autant inviter à une identification systématique, qui serait moins opératoire.

Collot M., La Matière-émotion, Paris, PUF, 1997. Rimé B., Le Partage social des émotions, Paris, PUF, 2009. Rodriguez A., « Lépisode émotionnel en poésie lyrique », Vox poetica, revue en ligne, 2009, https://vox-poetica.com/t/pas/rodriguez2009.html.

Deuil ; Élégie ; Empathie ; Intentionnalité ; Synesthésie

Antonio Rodriguez

Empathie

Si, depuis la Renaissance, les formes lyriques ont souvent été centrées sur lévocation des émotions et des sentiments, alors la relation empathique à ces œuvres devrait être plus systématiquement considérée. Mais quentendre exactement par « empathie » ? Le terme simpose en effet tardivement en français, après la Deuxième Guerre mondiale, et il traduit lempathy anglaise ainsi que lEinfühlung allemande. « Empathie » indique précisément la capacité sensible et cognitive à se mettre à la place dautrui, de comprendre et déprouver son ressenti, que cet autrui soit humain, vivant, empirique ou imaginaire (Berthod, Jorland 2004). Car la personne ne ressent pas forcément létat affectif dautrui à lidentique. Dans lempathie, lindividu sait différencier ce qui est de lordre de soi et de laltérité. Historiquement, le terme se confond avec la notion de « sympathie », aujourdhui encore utilisée, mais pour renvoyer à une volonté de soutenir lautre, déprouver de la compassion, et non à une compréhension, parfois détachée, de ce quil ressent (Cléro, Belleguic 2014).

En tant quactivité, lempathie sexerce également dans lesthétique, et cette capacité savère particulièrement requise en poésie lyrique, non sans quelques malentendus. Car certaines approches pourraient laisser supposer quil sagit dune « contagion » démotions ; dautres, dune appropriation par la ré-énonciation ; ou encore dune manière déprouver le ressenti dautrui. En quoi lempathie est-elle déterminante pour interagir avec les textes lyriques ? En quoi se distingue-t-elle dans le lyrique dune lecture de Camus, dune pièce de Beckett ou dun récit de Sarraute ? Car, depuis lAntiquité, les formes lyriques semblent centrées sur une composante musicale, puis, à la Renaissance, sur une représentation des émotions, qui invitent à se laisser prendre par le texte, à le ressentir, à y participer, voire à sy abandonner. Les lecteurs peuvent alors devenir les « captifs » dune telle musicalité poétique, comme sil sagissait dun charme (voir Lyre*, Magie*, Orphée*). Peut-être semblent-ils 100dailleurs trop dociles face aux pouvoirs des poètes, dépossédés de leur conscience.

De la contagion
à la reproduction de lémotion

À distance de lempathie telle que nous lentendons aujourdhui, lessai Die Grundbegriffe der Poetik (1946) dEmil Staiger pose la « contagion affective » (ou fusion affective) comme un fondement du lyrique. Pour le critique zurichois, ce qui a eu lieu pour lauteur à travers son poème est instantanément ressenti par les lecteurs, dans une herméneutique influencée par le romantisme. La « tonalité affective » (Stimmung) crée un « unisson » de toutes les instances. Cette immédiateté apparaît comme étant « préréflexive », « antéprédicative », pour reprendre les formules de la phénoménologie qui accompagne sa démarche. Lauteur, chez Staiger, na ni structure ni concept. Il se laisse emporter par un mouvement musical : « Le poète lyrique ne “produit” rien. Il sabandonne – ce qui est à entendre au sens littéral – à linspiration (Ein-gebung).[] Le poète lyrique est perpétuellement à lécoute de la tonalité affective qui a résonné un jour ; il lengendre une nouvelle fois, de même quil lengendre chez son lecteur. » (p. 19-20) Plutôt que de participer à un monde et de sy investir avec une certaine distance, les lecteurs se laissent emporter par une atmosphère générale « sans rien comprendre ni concevoir ». Le lied devient le modèle par excellence du lyrique. Une telle perspective a été reprise par plusieurs critiques français importants, dont Michel Collot qui lenrichit de nuances et de subtilités propres aux théories de lénonciation, mais en gardant malgré tout des principes de continuité face aux lecteurs. Dans Paysage et poésie : du romantisme à nos jours (Collot, 2005), une telle fusion se rapporte à la « chair du monde » de Maurice Merleau-Ponty, à la fois anthropologique et phénoménologique, qui permet de maintenir un continuum entre le paysage* dans le texte, lauteur et le lecteur. Michel Collot parvient ainsi à une « matière-émotion » (1997) qui crée un rapport plus indistinct entre tonalité affective et chair du monde.

De nombreux critiques de poésie, tels Michel Deguy, Dominique Combe ou Laurent Jenny, ont adopté un modèle de lénonciation en sappuyant sur lapproche de Käte Hamburger dans Die Logik der Dichtung, traduit en français en 1986. Le sujet lyrique devient central pour linteraction, il serait comme le foyer du poème. Le rôle du lecteur lamène avant tout à une « ré-énonciation ». Lire consisterait à ré-énoncer, comme un traducteur ou un comédien intérieur. Si la différenciation a bien lieu entre soi et lautre, contrairement à la contagion affective, le lecteur est porté par la voix* quil investit. Michel Deguy médite sur cet autre en soi : « Entendre ; lautre et soi ; mentendre en tentendant et réciproquement = sentendre = sentendre soi-même en entendant lautre dans une langue, selon la boucle du Ouï-Dire – ce que précisément je narrive pas à faire dans une autre langue que “la mienne” – cest entendre deux fois les phrases simultanément : comme si je me les répétais instantanément. Deux en un [] comme si les entendant, les mots, une première fois sur les lèvres de lénonciateur, je me les redisais en même temps (quoique “aussitôt après”), les entendais “dans” ma source, dans “mon” oreille ou “tête” ; linterlocuteur, je le “double” moi-même dans notre langue » (M. Deguy, « Je – tu – il », Modernités, no 8, 1996, 294). Le déictique « je », caractéristique du sujet lyrique, laisse la possibilité de ré-énoncer, en jouissant dun événement figural, car ce « je » est toujours un peu soi et un peu lautre. Lacte fondateur de la « ré-énonciation » reste la distanciation* de lauteur face à son vécu, selon la formule 101« je est un autre » de Rimbaud, afin que les lecteurs puissent à leur tour investir un sujet dénonciation plus général. Pourtant, cette interaction consiste à adhérer au seul point de vue du sujet lyrique, comme à une identification. Afin de ressentir les émotions du texteet dans le texte, faut-il vraiment passer par la figure « instable », voire « aporétique », du sujet lyrique, comme la considère Dominique Combe (dans Rabaté, 1996) ? Car le sujet lyrique nest pas toujours le porteur des émotions et des points de vue. Ceux-ci peuvent se livrer à travers un paysage*, par dautres personnages, des oiseaux ou des arbres. Les lecteurs doivent-ils ré-énoncer pour ressentir des émotions ?

Linteraction empathique

Certaines questions sont fréquemment oubliées dans les études littéraires : pourquoi les lecteurs investissent de lénergie pour une interaction lyrique ? Nous pourrions encore ajouter : Quel est leur intérêt ? Quelle est leur motivation ? De nombreux propos considèrent lhistoire des poèmes, des poètes, lanalyse des textes, mais délaissent lactivité des lecteurs. Lempathie permet de résoudre plusieurs de ces questions. Car pour être compris et « faire sens » (« configurer » dirait Paul Ricœur), les textes lyriques exigent une activité empathique, ce qui serait moins le cas pour dautres genres ou dautres types de discours. Ainsi, la lecture dun récit consiste principalement à suivre une histoire, sans que lempathie soit nécessaire pour lentendre musicalement (tel un chant), quand bien même le lecteur se mobilise affectivement pour investir le monde des personnages. De manière encore plus manifeste, les progressions critiques dun essai ou dun art poétique demandent peu dinvestissements empathiques. Pour le lyrique, la visée déprouver ce qui est dit, de le faire ressentir par la textualité, comme une incarnation, demande une relation sensible associée à lempathie. Sans elle, la satisfaction de la lecture lyrique échoue, du moins partiellement.

Lempathie dans linteraction lyrique ne sexerce pas à partir dun sujet vivant, dont le visage porterait directement des émotions, mais elle passe souvent, pas tout le temps, par un texte imprimé. Sauf pour le multimédia, au théâtre, au cinéma, pour la performance ou les événements publics, un tel poème na pas dexpression faciale, de larmes, de sourires, dintonations ; il nest quun ensemble de caractères imprimés. Nulle interaction conversationnelle ne guide linterprétation des signes corporels, mais nous partons dun rapport fondé sur un acte dintellection, qui vise à élaborer une participation, souvent passionnante, à partir dun texte. Dans cette relation, la compréhension empathique est mobilisée pour appréhender dabord ce que le texte veut nous faire sentir et ce quil convient de réaliser dans une telle interaction ; puis, les émotions* et lexpérience représentée ; enfin, la composition et les effets stylistiques qui les donnent à éprouver. Dans la lecture silencieuse, la relation empathique nengage que rarement la contagion ou la sympathie. Mais pour que linteraction soit minimalement satisfaisante, elle exige une relation empathique, sous peine den rester à des saisies partielles de lévocation, et daller vers la déception. Linteraction empathique sexerce ainsi sur trois plans : la représentation, la composition et la motivation. Au milieu du xviiie siècle, Charles Batteux est directement confronté à la représentation des sentiments, et son traducteur Johann Adolph Schlegel lincite à davantage sorienter vers la fusion par le chant inspiré. Dans son traité de 1746, seule la représentation des passions dans le lyrique se trouve convoquée : « Tant que laction marche dans le Drame ou 102dans lÉpopée, la Poésie est épique ou dramatique ; dès quelle sarrête, et quelle ne peint que la seule situation de lâme, le pur sentiment quelle éprouve, elle est de soi lyrique. » (Ch. Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, 1746, 265) Le poète lyrique « dépeint » les sentiments comme des « modèles », des « prototypes » sentimentaux (p. 12).

Quelle passe par la peinture ou par le chant, lempathie ne concerne pas uniquement ce qui est représenté, mais aussi la composition des textes lyriques (la versification, le rythme, la prosodie, la mise en page). Nous pouvons éprouver à la fois lexpérience affective des situations évoquées (le « pâtir » de Ricœur) et lincarnation qui est réalisée par le texte comme un effet de présence*, une connaissance par lépreuve. Cest pourquoi les formes lyriques engagent activement la participation à un rythme ou à une mise en forme (pour la ressentir). La métaphore musicale devient pertinente : on ne peut pas saisir un rythme ou une mélodie comme une peinture ou une représentation, mais les ressentir et les faire vibrer comme quelque chose qui se présente à nous.

La motivation à lire ou à interagir reste encore un point important. « Ré-énoncer » ne constitue certainement pas une motivation suffisante pour la lecture*. Nous ne savons dailleurs pas comment les livres lyriques sont lus ; si la lecture linéaire dun recueil a lieu ou si elle est intégrale. Quest-ce qui a été lu précisément lorsquun enseignant a demandé à ses élèves de lire Les Fleurs du Mal ? Doit-on sidentifier à lintégralité du recueil ou être à lunisson avec quelques poèmes ? Faut-il au contraire une reconnaissance dune situation, par une esthétique désintéressée, sans aucune implication affective personnelle, comme le ferait un expert ? Entre ces pôles qui excluent lempathie se situe une palette de possibles. Car plus le degré dempathie se complexifie, plus lactivité sensible et cognitive augmente. Lempathie cognitive, contrairement à une croyance commune, ne se réalise pas toujours au détriment de la participation sensible. Un exercice critique comme le commentaire de texte, en classe ou à lUniversité, peut alors servir de seuil pour une plus ample participation des lecteurs, notamment pour ceux qui auraient été moins sensibles à telle nuance de voix, à telle inflexion émotionnelle ou à telle mise en mouvement lors dune lecture immédiate, forcément plus rapide, pour en débusquer uniquement le sens.

Berthoz, A., Jorland, G., LEmpathie, Paris : Odile Jacob, 2004. Cléro, J.-P., Belleguic, Th. (dir.), Les Discours de la sympathie, 2 tomes, Paris, Hermann, 2014. Rodriguez, A., « Lempathie en poésie lyrique : acte, tension et degrés de lecture », dans Gefen A., Vouilloux B. (dir.), Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013, p. 73-101. Staiger E., Les Concepts fondamentaux de la poétique, trad. Raphaël Célis, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990. Staiger E., Die Grundbegriffe der Poetik, Zürich, 1946.

Deuil ; Enthousiasme ; Émotions, sentiments ; Intentionnalité

Antonio Rodriguez

Enseignement

Considérer lenseignement du lyrique pourrait se contenter dobserver la présence du premier des trois éléments de la triade (lyrique, épique, dramatique) dans les programmes scolaires : lenseignement des littératures autour des prescriptions dun corpus dœuvres significatives ou, plus fréquemment, dextraits exemplaires et des modalités de leur lecture en classe. Il serait toutefois regrettable de ne pas faire intervenir les nombreuses notions afférentes, quelles soient centrales, intermédiales ou associées, dont 103lenseignement est bien obligé, peu ou prou, de tenir compte. Plus certainement, ces dernières décennies, qui ont été marquées par la massification de lenseignement et peut-être plus encore par les concurrences médiatiques dans la transmission, obligent à se défaire dune conception étroitement rhétorique du lyrique. Cette reconfiguration demande alors dengager une approche anthropologique que ne manque pas de rendre palpables les redéfinitions de lenseignable comme les expériences pédagogiques plurielles quant au lyrique même sous langle des seules littératures.

Plus largement, dans les modalités dune transdisciplinarité qui est requise par un enseignement vivant des littératures et des autres arts, le lyrique deviendrait un levier critique intégrant les subjectivations aux modes dapprentissage et denseignement autant, sinon plus, quun objet de transmission de ce qui peut émouvoir un public de lecteurs ou de spectateurs. On pourrait alors concevoir la tension à lœuvre dès quenseignement du lyrique il y a, un peu comme la tentation épique du lyrisme (voir Narration*), depuis au moins Arthur Rimbaud jusquà Louise Gluck, en passant par Aimé Césaire ou Édith Boissonnas pour rester dans les limites du domaine poétique, qui est loin dêtre le seul concerné. Enseigner le lyrique reviendrait en fin de compte à se poser la question des passages de voix* qui constitueraient un levier dapprentissage pour les élèves de tous niveaux en articulant lintime et le politique, le plus personnel et le plus commun. Mais une telle perspective demande dabord dobserver les historicités du lyrique dès quenseignement.

Un regard rapide sur lenseignement du lyrique peut commencer par un article de Georges Maurice, publié dans La Revue pédagogique de 1915, dont le titre ne manque pas détonner : « La Poésie lyrique à lécole primaire ». Linspecteur primaire prenait appui sur larticle « Poésie » du Dictionnaire de pédagogie (1878) rédigé par Félix Pécaut, lequel conférait à « la poésie, aidée du chant » la fonction délévation du peuple puisquen habituant les enfants à « cette musique que tout homme porte en soi », on cherchait à les civiliser, en « dépouill[ant] de jour en jour lanimal, le sauvage pour peu à peu devenir des hommes ». Toutefois, linspecteur se plaignait de la réduction de cet enseignement à une page, visant à « illustrer une leçon de morale, fournir un texte de lecture ou servir de récitation ». Sinstallait néanmoins une relation forte entre le lyrique et la voix haute dont la récitation tentait de canaliser la diction dans des modes plus attendus que spontanés. Même si Horace, cité, demandait que « le poète façonne le parler tendre et bégayant de lenfant », enseigner vers et strophes lyriques semblait pour lécole républicaine « un beau rêve ». Linspecteur posait un problème redoutable quand il affirmait que « la forme particulière de la poésie lyrique, sans laquelle cependant elle ne serait plus elle-même, constitu[ait] un obstacle quasi insurmontable à son emploi scolaire ». Aussi les prérequis paraissaient tellement nombreux que linspecteur pointait dores et déjà les défauts qui auront été depuis lors repérés pour que les œuvres ne fussent pas instrumentalisées ni « charcutées ». On comprend quil préférait dissuader les enseignants de sen passer à moins quils naient eux-mêmes une appétence lyrique. Aussi faut-il examiner ce que, plus récemment, lenseignement secondaire a pris en charge quant à ce « maniement très délicat » de la poésie lyrique sagissant dadolescents pour lesquels il y aurait bien plus que de trouver « le chemin de leur cœur ».

Quand on étudie la poésie lyrique au collège ces dernières années en France, la 104notion est abordée sous lintitulé « dire lamour », et elle est réservée aux élèves de quatrième qui doivent essayer de concevoir « lexpression des sentiments* » pour également repérer les bases de la métrique et le schéma des rimes. Au lycée, la notion de registre vient chapeauter celle de lyrisme et réitère ce que le collège initiait en visant leffet émotif produit par un texte littéraire. Le lyrique apparaît ainsi dans une gamme de treize registres et retrouve lhésitation posée dès le primaire entre sa réduction à la grande poésie lyrique et son extension à tout ce qui relèverait dune « matière-émotion », selon lexpression de Michel Collot, intégrant alors le registre élégiaque et ouvrant le champ des études littéraires à la chanson ; dautant que la notion de musicalité se voit forcément introduite par la lyre*. La confusion entre registre et genre* qui en résulte semble rédhibitoire quand bien même Alain Viala avait pourtant proposé « une double approche » permettant de définir la notion après une forte imprégnation textuelle et donc de moins la réifier. Dans le même mouvement, il avait poussé à observer combien les registres débordent de leur genre type et même du littéraire, en soulignant in fine combien « avec des lycéens, [] les registres ne gagneraient pas, là, à être trop théorisés, encore moins à être mis en formules à réciter ». Malheureusement ses conseils semblent être restés lettres mortes. On retrouverait ainsi les remarques dAntonio Rodriguez concernant le champ poétique de la fin du xxe siècle et sa dichotomisation entre « lyriques » et « anti-lyriques » car la notion non détachée du lyrisme romantique empêche certainement les jeunes lecteurs dapercevoir « la structuration discursive lyrique ». Il semble évident que « la forte imprégnation textuelle » dont parlait Viala pourrait facilement saccorder avec cette « structuration » en y faisant lexpérience non seulement de la force communicative du lyrique mais également son orientation relationnelle où le « je-tu », qui le dynamise, ouvre à la ré-énonciation de subjectivations impliquant puissamment un corps-langage et pour le moins une oralité principielle dès que limpératif de la voix organise le discours. Enfants comme adolescents savent vite partager de telles incorporations que daucuns ont su initier dans les cadres pourtant réducteurs des situations denseignement : en 2015-2016, un atelier décriture poétique en classe de 3e au collège Paul Verlaine (Paris) avec le poète Jean-Louis Giovannoni se conclut par des lectures radiophoniques où la voix permet de « comprendre quon existe parmi » ; en 2009, les Premières du Lycée de lIroise à Brest (France) et les élèves apprenant le français au Liceo Cecioni à Livourne (Italie), dans le cadre dun projet eTwinning, illustrent sur leur blog commun une citation de Georges Perros : « Écrire ne saurait être quun acte de fraternité avec la poésie de ses semblables ». Certes, la tension peut être forte entre un moralisme de bon aloi et une éthique* risquée touchant à laltérité, mais ces expériences vives, parmi combien dautres dites « ordinaires » dans de nombreuses classes, engagent leurs acteurs au cœur du lyrique comme passages de voix. Elles peuvent même permettre que « le poème exprime le rêve dun monde où tout pourrait être différent », comme le suggérait Adorno qui soulignait « lidiosyncrasie de lesprit lyrique contre la toute-puissance des choses, [] une forme de réaction contre la réification du monde, contre la domination des marchandises sur les hommes » (« Discours sur la poésie lyrique et la société », 1984, 48.). Enfants et adolescents ont certainement le désir chevillé au corps dun tel « esprit lyrique », dautant que « le droit de vivre ne sachète pas par un travail fini, mais par une activité infinie », 105comme le disait un étudiant en 1910, Carlo Michelstaedter (La Persuasion et la rhétorique, 1998 [1910], 78) qui, ayant déposé son mémoire de philosophie, se donna la mort. On ne peut oublier alors, si lon est chargé denseignement, combien le lyrique peut aussi engager à la vie à la mort.

Sachevant sur lenseignement supérieur, ce rapide parcours permettrait dobserver, après une requête sur le site thèses.fr, que si 2364 thèses répondent au terme « lyrique », la première qui apparaît a été dirigée par un poète, Pierre Alferi, dans une école dart (ENSBA) et porte un titre énigmatique : Tamis lyrique (thèse soutenue le 17 novembre 2016, Université Paris Sciences et Lettres). Son autrice, Claire Tenu, y donne cette définition du « lyrisme » qui autoriserait une pertinence du lyrique de la maternelle à luniversité : « jeu qui lie et délie les noms et les corps – tous les noms et tous les corps. Son terrain est celui de la vie et de la mort entrelacées, un festin offrant formes, déformations, transformations. Sa matière est lair, souvent irrespirable, son milieu est limage, parfois invisible, sa réalité est la voix, presque inaudible. »

En fin de compte, simposerait ce constat quon peut dire aussi bien amer que prometteur : lenseignement du lyrique teste exemplairement ce que lenseignement fait à la littérature et ce que la littérature fait à lenseignement. Entre instrumentalisation souvent tragi-comique et chance dune ouverture expérientielle, parfois heuristique et toujours empirique, un tel enseignement permet des apprentissages difficilement évaluables puisque cest la vie entière qui en portera les fruits dans et par des voix continuées, des résonances infinies. Mais nest-ce pas là le mystère de tout enseignement surtout sil permet daugmenter lécoute des voix afin de trouver la sienne dans et par celles des autres. Un tel défi résumerait tout lenjeu du lyrique dans lenseignement.

Adorno T. W., « Discours sur la poésie lyrique et la société » [1958], Notes sur la littérature, Paris, Flammarion (« Champs/Essais »), 2009, p. 45-63. Maurice G., « La Poésie lyrique à lécole primaire », La Revue pédagogique, t. 67-2, Librairie Delagrave, 1915, p. 430-450. Viala A., « Des “registres” », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, no 109-110, 2001, p. 165-177.

Communauté ; Éthique 

Serge Martin

Enthousiasme

Cest peu dire que lenthousiasme charrie, depuis lIon de Platon, des connotations ambivalentes, sinon péjoratives : son lien étymologique avec le feu divin, qui lassimile à un transport de lâme sous leffet de lirruption en nous dune transcendance – « lenthousiasme signifie Dieu en nous », rappelle Germaine de Staël dans De lAllemagne –, lassimile à une pathologie dont la langue médicale, couramment utilisée pour le définir, est le premier indice : « Espèce de fureur », dit larticle rédigé par Cahusac dans lEncyclopédie (1765), « émotion dentrailles », ajoute Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1769), les termes ne manquent pas qui pathologisent explicitement le feu semparant soudain de nos organes et de notre esprit. Non seulement ce dernier traduit alors un dérèglement général de lindividu, allant de lexaltation jusquà légarement total de la conscience, mais son assaut frappe plus spécifiquement les femmes (voir Féminin/masculin*). Comment ne pas entendre en effet, sous les « entrailles » mentionnées par Voltaire, lombre de la Sibylle romaine ou de la Pythie grecque, toutes deux emblèmes de la parole vaticinante, à la fois profonde, obscure et sous influence du divin ? Véritable dépossession, lenthousiasme 106fascine par conséquent, tout autant quil inquiète le siècle des Lumières.

En témoigne léchec ou la confusion des tentatives de le circonscrire. Toutes se heurtent à la complexité dune notion impossible à cerner : « Nous navons point de définition de ce mot parfaitement satisfaisante », précise demblée lEncyclopédie, avant que Voltaire ne souligne lhétérogénéité de ses acceptions, elle-même représentative de la diversité des affects qui frappent lenthousiaste : « Approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage : voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre âme humaine ». Cette ambiguïté tient à linfléchissement de plus en plus positif de lenthousiasme : sil a toujours désigné linspiration et le souffle créateur, fussent-ils susceptibles de dégénérer en folie, il quitte désormais le maladif pour évoquer la richesse, mais aussi la fertilité du flux démotions* et didées qui accompagne la création. Diderot rend un hommage marqué à sa puissance dans lEntretien sur le fils naturel (1757) : « Sans lenthousiasme, ou lidée véritable ne se présente point, ou si, par hasard, on la rencontre, on ne peut la poursuivre… », et dans larticle « Éclectisme » de lEncyclopédie : « il est impossible en poésie, en peinture, en éloquence, en musique, de rien produire de sublime sans enthousiasme. » Deux transformations profondes de lenthousiasme sobservent ainsi au milieu du xviiie siècle : sa valorisation, le pathologique séclipsant dorénavant au bénéfice dun souffle créateur considéré comme la signature du génie ; et son intériorisation, lenthousiasme naissant de lâme de lartiste, et non plus dune divinité ou dune source extérieures à lui (voir muses*). Lenthousiaste des Lumières a la particularité dêtre traversé par de brillantes visions qui émanent uniquement de son imagination et qui le transportent, en illusion, dans dautres espaces, dautres époques ou dautres scènes nées de la sublimation de ses royaumes intérieurs.

Cette nouvelle prépondérance de lindividu créateur ne va cependant pas sans difficultés : lenthousiasme, singulière faculté du sujet à se transporter hors de lui-même et hors du contrôle de la raison, risque aussi de légarer à lexcès. Non parce quil est une maladie, ni une folie possible comme la tradition antique le martelait, mais parce que la conception énergétique qui prévaut désormais – lenthousiasme est une passion, cest-à-dire une pulsion, une électricité décuplée de nos atomes et de nos fibres – lapparente à une intensité dont le meilleur – le génie –, comme le pire – laveuglement –, peuvent aussi bien sortir. La laïcisation du terme, en dautres termes, ne suffit pas à dissocier lenthousiasme de légarement funeste dont il reste encore synonyme. Au xviiie siècle, ce dernier a pour nom « fanatisme » ou, sous la Révolution, « esprit de parti » ; soit la domination exclusive dune idée sur lensemble de nos facultés. Elle peut être religieuse* – « lenthousiasme est surtout le partage de la dévotion mal entendue », rappelle le Dictionnaire philosophique de Voltaire – ou politique. Lenthousiasme, ainsi conçu comme une dépossession de la conscience subjuguée par une pensée qui lemporte sur les autres, menace dès lors les prérogatives de la raison. Cest la raison pour laquelle il importe que lélan quil insuffle à lâme reste également sous son contrôle. Lenthousiasme des Lumières émane dun sujet capable de diriger ou de modérer le torrent dénergie qui sempare de ses facultés ; il est, précise lEncyclopédie, « une image [] de ce qui se passe dans lâme de lhomme de génie, lorsque la raison, par une opération rapide, lui présente un tableau frappant et nouveau qui larrête, lémeut, le ravit et labsorbe ».

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Cet enthousiasme moderne, à la fois personnel et raisonnable, ne rétrécit pas lélan de limagination. Sa dynamique expansive, au contraire, ouvre à lindividu la vaste échelle de lunivers : nature, cosmos, mais aussi monuments, paysages*, œuvres dart ou collectivités humaines, cest lensemble de la création qui exalte désormais le sujet et linvite à une vertigineuse communion. Il revient à Germaine de Staël, dans les derniers chapitres de De lAllemagne (1810), dexpliciter les vertus de ce souffle créateur : « Lenthousiasme se rallie à lharmonie universelle : cest lamour du beau, lélévation de lâme, la jouissance du dévouement, réunis dans un même sentiment qui a de la grandeur et du calme ». Sa définition, centrale dans lhistoire de la notion, ne se contente pas de réconcilier lenthousiasme avec une époque où le double spectre du fanatisme – le souvenir de la Terreur reste dans toutes les mémoires –, et du ridicule a considérablement discrédité le besoin dexaltation et dinfini ; elle le réhabilite comme une énergie morale thérapeutique après dix ans de Révolution, et comme une fécondité intellectuelle inouïe, capable de nous transcender en donnant littéralement sens à lexistence : « Cette dignité morale, à laquelle rien ne saurait porter atteinte, est ce quil y a de plus admirable dans le don de lexistence ; cest pour elle que dans les peines les plus amères il est encore beau davoir vécu, comme il serait beau de mourir. »

Ce vibrant éloge ne reste pas théorique. Il sincarne, sous la plume de Staël, dans le personnage de Corinne, héroïne du célèbre roman de 1807 (Corinne ou lItalie) dont les talents artistiques – Corinne est une poétesse qui improvise ses odes – naissent directement dun enthousiasme transcendant son imagination et son éloquence : « Je crois éprouver alors un enthousiasme surnaturel, et je sens bien que ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même. [] Quelquefois aussi jachève sur ma lyre, par des accords, par des airs simples et nationaux, les sentiments et les pensées qui échappent à mes paroles ». Inspirée par un souffle mystérieux, Corinne compose des chants dont la profondeur bouleverse lauditoire et invente une nouvelle parole personnelle, à la fois intime et universelle.

Amend A., « Le système de lenthousiasme daprès Mme de Staël », dans Simone Balayé et Kurt Kloocke (dir.), Le Groupe de Coppet et lEurope, 1789-1830, Lausanne, Institut Benjamin Constant, Paris, Jean Touzot, 1994, p. 269-290. De Staël G., « De lenthousiasme », « De linfluence de lenthousiasme sur les Lumières », « De linfluence de lenthousiasme sur le bonheur », De lAllemagne[1810], rééd. comtesse Jean de Pange, Paris, Hachette, 1958, t. v, p. 187-231. Jaume L., « Lenthousiasme, linfini et la mort selon Mme de Staël », dans L. Burnand et S. Genand (dir.), Le Groupe de Coppet et la mort, Genève, Slatkine, 2021, p. 155-167. Mortier R., « Enthousiasme », dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, rééd. Paris, Gallimard, [1997] 2007, p. 466-470.

Écho ; Émotions, sentiments ; Éthos ; Féminin/masculin ; Lyrisme

Stéphanie Genand

Erato

Erato est le nom dune muse. Avec ses sœurs, elle est une divinité du panthéon grec. Conformément à son nom (de la même famille linguistique que erôs), Erato est logiquement la muse de toute poésie au caractère aimable, amoureux, érotique. Elle patronne également le mime, garantissant un caractère aimable aux paroles et à la gestuelle de ce genre théâtral. À partir de la Renaissance*, au vu de la lyre avec laquelle elle est habituellement représentée, Erato devient encore la muse 108de la poésie lyrique. Mais le plus souvent, et en particulier en plein essor de la poésie grecque antique, elle forme avec ses sœurs un groupe indifférencié.

Écho ; Muses

Camille Semenzato

Espace

Paysage*

Éthique, poéthique

Toute une part de lentreprise poétique, depuis Mallarmé au moins, aura consisté à tenter de rejoindre une pureté tenant à distance toute fonction sociale du langage. Pour la poésie, il sagit alors, comme pour chaque art, de rejoindre son essence la plus propre et de ne plus faire fond que sur son médium spécifique. Dans une telle optique, la morale, vite soupçonnée de nêtre que « moraline », ne pouvait avoir sa place. Seule semblait admissible pour les « signes debout » propres à lécriture poétique une « morale de la forme » (Barthes). Mais quen est-il aujourdhui, sil est vrai que cet âge « mallarméen » est désormais derrière nous ?

On remarquera dabord quil faut sans doute distinguer, à rebours du sens commun qui les confond, morale et éthique. Foucault et Deleuze par exemple distinguent les règles contraignantes de la première des conseils de la seconde. Tandis que lune sattache à juger des actions et intentions au regard dune instance transcendante, lautre se préoccupe de la mise en œuvre de formes et styles de vie. Si la poésie contemporaine a banni la morale de son horizon, elle na pas réservé le même sort à léthique. Dans sa tentative de sortir de lenceinte du texte pour rejoindre le grand dehors de la vie, elle sest au contraire pleinement saisie de la question éthique, en pratique comme en théorie. La relative fortune aujourdhui de la notion de « po-éthique » en est la plus claire illustration.

La quête de son essence nétait pas pour la poésie synonyme dun simple repli formel sur un langage élevé à labsolu. À la faveur de ce retournement saffirmait sa vocation ontologique. Le poème était censé dire lÊtre même. Profondément marqué par linfluence de Heidegger, ce moment « ontologique » fut vivement contesté par les tenants du Texte apparus autour de la revue Tel Quel. Sensibles à ce moment, dautres poètes (Jaccottet, Bonnefoy), à distance toutefois du discours heideggérien, se sont employés à construire des œuvres faisant contrepoint à lentreprise de déconstruction impulsée par les ultimes avant-gardes*. Là où maints poètes, à linstar dun Jude Stéfan, ont mis laccent sur le négatif, professant une exécration du monde et adoptant une attitude faite dironie et de désinvolture, ces poètes ont au contraire refusé tout « acosmisme », réhabilitant une forme dassentiment au monde et insistant sur limportance pour le poème dune adresse aux autres. Dontologique, la préoccupation devenait alors « éthique ».

De cette inflexion, témoigne aussi à sa façon, même si elle ne sinscrit pas exactement dans létroit territoire de la poésie, la trajectoire de Barthes. En 1977, de façon presque prémonitoire, dans son cours sur Le neutre, il remarque que le mot « éthique » est « à surveiller », car il « va peut-être devenir à la mode [], ne serait-ce que par la loi structurale de la rotation des refoulés ». Ce qui en effet retient Barthes, à la fin des années 1970, dans la chose littéraire, cest le choix quelle peut induire dun certain mode de vie. « Lœuvre, note-t-il ainsi dans son cours sur le roman, na jamais une pure et seule finalité artistique, mais une finalité existentielle. » Ce à quoi désormais Barthes sintéresse, cest ce quil appelle « lécriture de vie », en tant quelle entretient « un rapport danalogie déformée ou dallégorie avec ce qui est hors écriture, avec la part non écrite de la vie ». 

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La poésie dès lors pouvait paraître à nouveau « admissible ». Non pas comme rénovation du vieux lyrisme, mais dabord comme « poéthique », comme parole qui est aussi geste dindiquer et tracer les contours dun éthos*, et par làrecherche dune sagesse vécue. À la représentation paradigmatique de la poésie comme délire, mania, folie, perte de soi, « dépense », transgression (de Platon à Artaud et Bataille), peut alors être opposée celle de la poésie comme sagesse « orientale ». Parce quelle « dé-signe » (selon un mot de Bonnefoy), défait lordre habituel des signes, la parole de la poésie est en mesure de dessiner, discrètement, une alternative à un Occident désorienté et devenu désert du sens (non sans quy prolifère la cacophonie des signes et messages du nihilisme spectaculaire et consumériste). Il sagit alors, non pas de déconstruire la poésie, mais de reconstruire avec elle.

Mot-valise (Georges Perros est le premier à lemployer, en 1973), le terme « po-éthique », dans lélaboration que jen ai proposée, cherche à appréhender un pouvoir quaurait le poème (et plus largement le texte littéraire) de nous faire entrevoir, échappant aux logiques de la raison économique, la possibilité et la réalité de formes de vie déprises du modèle dominant que cette raison et son discours imposent. Et si ces formes de vie alternatives ont à voir fondamentalement avec une considération non prédatrice de la nature et un désir dhabitation poétique de la terre, lhypothèse selon laquelle toute « poéthique » est nécessairement « éco-poéthique » semble des plus raisonnable (voir Écopoésie*).

Par « poéthique », jentends à la fois une méthode critique dans lapproche des textes, et une théorie générale de la poésie qui étend celle-ci à lexistence elle-même. Comme méthode critique, la « poéthique » prend le parti, difficile, dexaminer les textes non comme des monuments mais comme réservoir de possibles modèles dexistence. Elle considère lœuvre non seulement sous langle de ses caractéristiques esthétiques, mais comme proposition de monde, comme indication dune modalité possible de son habitation. Une telle critique, où le souci de lœuvre ne se dissocie pas de celui de lexistence, où le savoir sur la première ne se départit jamais de linquiétude de la seconde, est celle, notamment, que pratique Yves Bonnefoy, quil se penche sur Nerval ou Goya, sur Leopardi ou Giacometti. Elle repose sur lidée que la poésie (et plus largement la littérature) ne vaut pas seulement per se, comme simple production de textes et de livres, mais comme moyen, en vue dune existence quelle aiderait à « changer ». Bonnefoy le dit ainsi à propos de Rimbaud : « Nous lui devons de savoir, de savoir vraiment que la poésie doit être un moyen et non une fin, nous lui devons limmensité de lexigence possible, cette revendication, cette soif qui dailleurs ont tant effrayé. »

Comme théorie générale, la « poéthique » prend en compte le fait que le poème imprimé, comme dit Thoreau, nest jamais dissociable du poème non imprimé qui sécrit charnellement à son verso, dans la vie. Ce nest plus ici la critique qui importe, mais la production dun éthos, la création dun mode dexistence, auquel le poème apporte sa contribution, conjointement avec dautres pratiques (notamment artistiques). La poésie est alors comprise selon un modèle « pragmatiste » : « un poème, dit ainsi Stéphane Bouquet, est pour moi un chemin, cest-à-dire une expérience, une construction lente dun rapport à soi, au monde, à la pensée, avec lidée que la littérature (il ny a pas dexclusive du poème) est une façon de produire des formes de vie ».

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Il sagit donc de considérer un effet du poème produit au-delà de lui-même (de son espace proprement textuel) et cependant agencé par la résistance scripturaire quil oppose à ce que Christian Prigent appelle une « fatalité contractuelle de la langue ». En un certain sens, pour la « poéthique », lenergeia de la poésie importe donc plus que lergon propre du poème.

Évoquant « lart de lexistence », le dernier Foucault a souligné comment lécriture, dans les écoles philosophiques de lAntiquité tardive, pouvait, parmi dautres techniques et pratiques, contribuer à modeler une existence, être formatrice dun éthos, dun mode dexistence. Pour définir cette action de lécrit sur la vie, il reprend un mot de Plutarque : est ethopoios, note-t-il, « quelque chose qui a la qualité de transformer le mode dêtre dun individu ». Lécriture philosophique, dans cette optique, na donc pas dabord une fonction théorique de recherche ou dexposé de la vérité, mais une fonction pratique. Elle est avant tout le vecteur dun exercice spirituel visant à transformer léthos de celui qui sy adonne. Elle aide ainsi le sujet, comme cest le cas de la philosophie stoïcienne, à sacheminer, tout homme daction quil puisse être par ailleurs, vers une forme de vita contemplativa synonyme dataraxie, de sérénité.

Que la littérature en général, grande pourvoyeuse dexempla, puisse aussi être envisagée, conjointement à la philosophie, sous cet angle « éthopoiétique », cest une évidence particulièrement nette pour un genre littéraire comme celui du journal. La pratique elle-même du poème, tant comme écriture que comme lecture, peut également être envisagée sous la forme dun exercice spirituel. Leffet de formation y prend alors une forme davantage « corporelle », procédant de lactivation des ressources rythmiques et affectives, sensibles et accentuelles, du langage (voir Émotions*).

Toutefois, la notion d« éthopoiétique », telle que Foucault la conçoit dans le cadre de la philosophie, est trop prescriptive, trop assignée à une finalité formatrice, éducative, pour convenir à ce qui fait la spécificité de leffet « poéthique » dun texte littéraire. Ce dernier ne se présente pas demblée comme exercice spirituel propre à faire advenir un individu comme sujet. Sa visée est beaucoup plus incertaine, « dégagée », et son effet plus diffus. Il ne sadresse pas au seul intellect de son lecteur, mais le concerne en sa réalité existentielle totale, indissociable dun corps. Sil propose lui aussi des exempla, sil contribue à modeler une existence, cest dans le sens dune vita poetica bien plus que dune vita contemplativa.

Le texte littéraire, nous dit Barthes, serait « déprimant » sil nétait quun « objet intellectuel ». Si nous sommes enclins à le lire, cest quil est dabord un objet de plaisir. Toutefois, la « jouissance du Texte » nest pas que « stylistique » ; elle saccomplit parfois « de façon plus profonde », lorsque ce Texte « transmigre dans notre vie, lorsquune autre écriture (lécriture de lAutre) parvient à écrire des fragments de notre propre quotidienneté, bref quand il se produit une co-existence ». Les « biographèmes » émis par le Texte, poursuit Barthes, sont comme des « atomes épicuriens » qui voyagent de lauteur au lecteur, de la « vie trouée » de lun à la « vie trouée » de lautre (Sade, Fourier, Loyola, Préface, 1971). Ils nagissent pas comme des exempla contribuant à la formation éthique (morale) dune existence où le sujet semploie à conquérir le pouvoir sur lui-même. Ils augmentent et enrichissent le spectre sensible et imaginatif dun être exposé à cette contingence foncière de vivre qui fait de chacun un corps, à 111la fois exposé à l« intranquillité » foncière de lexistence et en manque de cette dimension « chantante » qui définit la vie poétique.

La « poéthique », comprise comme tentative de mettre en œuvre une forme de vie poétique, ne se réduit cependant pas à ce mouvement par lequel un texte (ou une œuvre dart) souvre sur un dehors, émettant des « atomes épicuriens » qui essaiment dans la vie et ainsi produisent à bas bruit des lueurs susceptibles daccentuer lexistence dans un sens poétique. Sur le terrain, loin du monde littéraire, à lécart des préoccupations textuelles (texto-centrées) sinventent des formes de vie dissidentes, soustraites au modèle capitaliste et consumériste dominant. Toute une jeunesse « poétarienne », ayant choisi lexode, semploie aujourdhui à pratiquer, une « poétique du dehors ». Partie prenante de ce que Bruno Latour appelle la « nouvelle classe écologique », le « poétariat » en est sans doute la frange la plus engagée, la plus impliquée sur le terrain. Parce quil est en grande partie un « féminariat » (voir Féminin/masculin*), ce « poétariat » développe des pratiques en rupture avec le vieux paradigme où lemportait une conception « héroïque » et aristocratique de lart (conception qui fut encore celle des avant-gardes). « Fantassine », la poétique quil met en œuvre se traduit, à la faveur par exemple dune lutte en commun pour faire échouer tel ou tel projet pharaonique destructeur dun milieu naturel, par linvention, hic et nunc, de modes de vie où lhabitation dun lieu savère poétique (en un sens élargi, « externalisé », du terme). On cherche alors à « réenchanter » lexistence, renouant implicitement avec ce vieux « pacte pastoral » si essentiel à la poésie elle-même. Dans cette perspective, ni le terrain ni le texte (ou lœuvre dart, quel quen soit le médium) ne sont clôturés ; ils sont dans une relation déchange et de porosité redoublée. Le métabolisme ne va pas seulement du texte vers la vie. Cest aussi le terrain (la vie la plus concrète, la plus incarnée) qui « transmigre » dans lécriture et l« inspire ».

La perspective « poéthique » retrouve alors les chemins dune ontologie à la fois neuve et immémoriale. Implicitement, elle pose comme native la conjonction du poème sécrivant et de lIdée poétique cherchant à seffectuer dans la vie réelle. Lun et lautre en effet puisent à une même source : une même pulsion vitale les traverse. Celle-ci, via le rythme et laccent de la langue, atteste de lancrage du langage dans un amont « musaïque » où, par-delà toute institution humaine (« culturelle »), il touche à quelque chose comme une origine naturelle (insituable, hors datteinte). En même temps, cest cette même pulsion qui meut notre désir de retrouver, à la faveur des formes de vie alternatives qui sinventent en tous lieux, la promesse inoubliée dun âge dor. Tous les deux, poème et Idée poétique, sont aimantés en aval par une même visée : agir en vue dune habitation poétique de la terre.

Breteau C., Les Vies autonomes. Une enquête poétique, Arles, Actes Sud, 2022. Pinson J.-C., Poéthique, Une autothéorie, Seyssel, Champ Vallon, 2013. Pinson J.-C., Pastoral, De la poésie comme écologie, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020.

Communauté ; Dialogue, dialogisme ; Écopoésie ; Empathie ; Harmonie 

Jean-Claude Pinson

Éthos

Terme emprunté à la rhétorique, léthos désigne chez Aristote limage de soi que le locuteur construit dans son discours pour influencer favorablement son allocutaire. Il forme avec le logos et le pathos la triade des moyens de preuve (Rhétorique, 1356a). Lorateur doit montrer quil possède des vertus 112qui le rendent crédible. Dans la rhétorique post-perelmanienne, on distingue léthos discursif, construit dans le discours, de léthos préalable, qui découle de ce que lauditoire connait de lorateur, soit par ses précédentes prises de parole, soit par sa réputation. Léthos discursif peut confirmer ou remanier léthos préalable (Amossy, 2010). Par ailleurs, à la suite de Ducrot (1984), Maingueneau, dans son article fondateur sur léthos en analyse de discours (2002), distingue entre léthos dit et léthos montré : un énonciateur peut sattribuer telle ou telle propriété, mais, surtout, sa façon de parler (vocabulaire, syntaxe, intonation et gestuelle, registres, relation à linterdiscours) donne des indications sur son caractère, son appartenance sociale, ses choix politiques ou esthétiques. Léthos est en effet, comme y insiste Jousset (2015), une notion interactive : il se situe à la rencontre entre lintentionnalité* de lénonciateur et la réception active de lauditeur qui ne se limite pas à comprendre le discours mais imagine à partir des mots prononcés ou lus la personnalité de celui ou celle qui sadresse à lui, ce que le xixe siècle appelait son « âme » (Laroche, 2016). Maingueneau va plus loin en insistant sur le fait que la notion « permet darticuler corps et discours » et il ajoute : « tout texte écrit, même sil la dénie, possède une “vocalité” spécifique qui permet de le rapporter à une caractérisation du corps de lénonciateur [] à un “garant” qui à travers son “ton” atteste ce qui est dit » (2002, 61). Il sen suit une « incorporation du lecteur » lui donnant accès au « “monde éthique” dont ce garant est partie prenante » (ibid.). Ainsi adhérer à un discours lu ou entendu, cest entrer dans la « communauté* imaginaire » (ibid.) créée par ce discours, sapproprier un ton porteur de valeurs et de façons dêtre.

La notion déthos est particulièrement précieuse pour le slam*, le rap*, la chanson* et toutes les formes de performance poétique qui mettent en jeu le corps. Mais elle savère productive également pour la lecture silencieuse si lon veut bien voir dans celle-ci le lieu dun échange entre la voix émanant du texte et le lecteur qui en construit la signification. Même si le mot nétait pas utilisé jusquau renouveau récent de la rhétorique, la perception de léthos a toujours structuré la réception, de façon différente selon les époques. Léthos du poète, à la Renaissance ou au xviie siècle, était apprécié par les lecteurs à laune dune convenance entre le genre choisi, lacte de langage directeur du poème (supplique, éloge, satire, etc.) et les moyens dexpression mis en œuvre. Avec lessor de la conception romantique de lécrivain, le texte, tout particulièrement dans la poésie lyrique en raison de la prédominance de la première personne (voir Je*) et du lyrisme*, est censé devenir le miroir dune personnalité qui sincarne dans des types privilégiés (mélancolique, dandy, prophète) qui sont autant davatars du poète (Diaz 2007). Limpassibilité prônée par la poésie parnassienne ou les jeux avec lidentité de la poésie fin-de-siècle complexifient la perception de léthos sans la rendre caduque pour autant. Au xx et xxie siècles, lidéal de sincérité porté par les Romantiques sest déplacé vers une remise en cause de la virtuosité ou de léloquence au nom dune quête de la justesse, sans exclure, chez certains auteurs, une dimension de jeu ou un désir dimpersonnalité. Du côté de léthos dit, une place particulière doit être faite, à toutes les époques, aux emblèmes (cygne, crapaud, pélican, etc.) et aux paysages-miroirs, alors que léthos montré réside dans une interaction complexe entre des thèmes, des genres et des moyens langagiers, entre la substance et la forme du contenu et la substance et la forme de lexpression (voir Monte et Laroche dir. 2016).

113

Ce faisant, la notion déthos rencontre celle de style. Si certains ont pu les distinguer, il est possible aussi de les considérer comme deux facettes de la même réalité (Monte, 2016). Déchiffrer un style, cest porter un regard sur le travail de lécriture, le processus de production du texte, que léthos envisage du point de vue de leffet produit à réception. Alors que le style connote la volonté du scripteur, son inscription consciente dans une tradition ou son rejet de celle-ci, léthos désigne limage que le lecteur peut se faire de lénonciateur grâce à un faisceau déléments linguistiques qui incarnent le texte (voir Effet de présence*) et qui peuvent conduire à adhérer à lunivers de discours ou à sen détourner. Mais les deux concepts articulent une intentionnalité et des formes qui la débordent, sancrent dans une histoire à la fois personnelle et sociale, et qui sont plus ou moins perçues par un lecteur chez qui elles induisent un processus didentification ou de rejet.

Les discours des sphères politique, publicitaire, médiatique ou de la littérature de masse se bornent bien souvent à reconduire des stéréotypes stylistiques pour assoir léthos de leurs énonciateurs : les récepteurs doivent se trouver en terrain connu pour adhérer demblée à la communauté créée par le discours. Il en va autrement dans la littérature restreinte où lénonciateur recherche une certaine originalité ; cependant, à toutes les époques, on peut discerner dans léthos, dans des proportions variables, une alliance de caractéristiques collectives et de propriétés singulières. Les relations que le texte entretient avec son interdiscours, quelles soient dallégeance ou de contestation, contribuent pour une part importante à la construction de léthos. Encore faut-il quelles soient reconnues par le lecteur : bien loin dêtre le résultat dune stratégie entièrement maitrisée, léthos, du fait de sa nature interactive, est le lieu des asymétries et des malentendus.

Quant à la notion de posture développée par Meizoz (2007), elle est plus large que celle déthos, puisquelle inclut la personnalité publique de lécrivain, construite par les modes de sociabilité de son époque (salons, lectures publiques, manifestes, interviews, sites personnels sur Internet) et sa personne civile, souvent protégée par le pseudonyme. Léthos discursif construit par le texte apparait ainsi comme partiellement dépendant de la position que lauteur occupe dans le champ littéraire (Bourdieu, 2012), mais en retour il « exerce une contrainte sur la mise en scène de lécrivain en public » (Meizoz, 2009, § 13) et peut parfois entrer en contradiction avec les positions explicitement revendiquées par lauteur ou avec limage quil a acquise, dautant que léthos est remis en jeu à chaque nouveau texte alors que la posture suppose une certaine durée.

Jousset Ph., « Autour de la notion déthos » dans P. Jousset (dir.), LHomme dans le style et réciproquement, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2015, p. 83-92. Maingueneau D., « Problèmes dethos », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, no 113-114, 2002, p. 55-68. Monte M., Laroche H. (dir.), « Léthos en poésie », Babel. Littératures plurielles, no 34, 2016.

Communauté ; Effet de présence ; Je lyrique et pronoms personnels ; Rythme ; Voix, sujet lyrique

Michèle Monte

Événements,
rencontres publiques

De manière générale, lévénement se caractérise principalement par sa puissance disruptive : « Un fait inattendu, qui crée une rupture et qui représente un aspect exceptionnel, parfois spectaculaire, toujours unique et singulier. » 114(Prestini, 2006, 26). Cest pourquoi lévénement est intrinsèquement lié à sa réception. Il est situé dans un temps et dans un lieu ; lexpérience sy fait centrale. Dans le milieu culturel, lévénement se rapporte à une manifestation publique dont loccurrence sort de lordinaire et dans laquelle la création artistique devient primordiale. Les événements poétiques sinscrivent plus largement dans le cadre des événements littéraires, qui ont pris leur essor dans la seconde moitié du xxe siècle, sous la forme de rencontres publiques, de salons, de marchés, de festivals. La poésie et les formes lyriques occupent une place centrale dans le développement des premiers festivals littéraires, qui se sont dabord consacrés à certains genres*, comme la bande dessinée ou le polar, dans un mouvement de décentralisation (voir Sapiro et al., 2015, 11). En Europe, si le premier festival de littérature est fondé en 1949 (Times Cheltenham), cest à partir des années 1980 que les rencontres publiques autour de la poésie prennent une ampleur particulièrement remarquable, notamment dans les territoires francophones (Marché de la poésie de Paris, 1983 ; Festival international de la poésie de Trois-Rivières, 1985).

Par ses liens forts avec les traditions orales et corporelles, passant par la musique ou la performance, le genre poétique se prête particulièrement au dispositif événementiel. La représentation de ce genre au sein des événements a commencé dans des festivals dits « de niche ». Fondé au départ dans un esprit anti-institutionnel, ce type de manifestations, devenu majoritaire par la suite, sopposait aux salons et aux marchés – des formats plus soumis aux dynamiques de lédition et de lindustrie littéraire. Le développement de cette culture événementielle offre alors un nouvel espace dexpérimentation pour la poésie. Par le déploiement des formes spectaculaires, les acteurs de la poésie commencent à investir la scène avec des lectures à haute voix accompagnées par dautres interventions artistiques (Festival Extra ! au Centre Pompidou créé en 2016).

Mais quen est-il des formes lyriques ? Quelle place prennent-elles face aux modalités expérimentales et aux postures caractéristiques de la performance ? Lorsque nous considérons les cinq catégories principales dévénements (les lectures et rencontres ; la scène et les formes spectaculaires ; les interventions ; les expositions ; les actions numériques), toutes ne donnent pas nécessairement lieu à des manifestations lyriques, mais aucune nexclut tout à fait cette possibilité. Si les lectures à haute voix ou les formes spectaculaires semblent demblée favorables à lexpression du lyrique, les autres catégories posent plus de questions. Que faire des expositions ou du multimédia ? Pourrait-on parler dévénement lyrique dans le cadre dune intervention par exemple ? Lintervention se définit comme une action dont la portée dépasse souvent le cadre spatial et temporel dun événement conventionnel. Elle se distingue des lectures et des performances par sa dimension peu institutionnelle ; mais pas uniquement. Il ny a plus nécessairement de rencontre ou de contact direct entre un auteur et le public, mais dans sa définition, lintervention est une communication : les notions de visibilité, daction et dimpact y sont centrales. Se pose alors la question de ce qui est lyrique et de ce qui ne lest pas.

Si leffet de présence* constitue une des caractéristiques principales du lyrique, alors lévénement associé ne tient pas uniquement au contenu métaphorique présenté, mais aussi à la forme qui lui sera donnée. Autrement dit, le lyrique se rapproche plus du live, de la performance, de la rencontre dans un « ici et maintenant » partagé par le public, que 115de la lecture dune œuvre appartenant au registre lyrique. Il retrouve ainsi sa teneur rituelle, dont Jonathan Culler a fait un attribut fondamental (Culler, 2015). La notion d« événement » induit demblée un double sens : elle renvoie dune part à un temps et à un lieu déterminés ; de lautre à un fait notable, qui crée la rupture. Toutefois, le premier sens ne suffit pas pour lévénement lyrique. Une tension entre la « situation dénonciation » de lévénement, impliquant des évocations* ou des adresses*, et les interactions se déroulant dans l« ici et maintenant » de la rencontre crée un basculement dans le lyrique, en donnant lieu à des formes de participation qui se démarquent dun autre genre littéraire (voir Empathie*). Si le caractère lyrique de ces manifestations tient à une participation sensorielle du public, voire émotionnelle*, alors elles ne peuvent se limiter à un simple rassemblement dans une temporalité et un espace déterminés. Ces rencontres prennent une résonance différente, dans la mesure où le lyrique fait éclater la définition commune de lévénement poétique attendu. Passant désormais par la voix, le corps, mais aussi par le rap, le slam ou encore la danse, la poésie en performance fait appel à des rythmes à partager, comme un moyen dimpliquer le public dans une expérience découte et dinteraction multisensorielle. Celui-ci devient alors partie prenante du dispositif, de linteraction qui a lieu ici, maintenant, et exige sa participation corporelle.

Le lyrique ne passe plus désormais uniquement par le régime de la performance ; il peut se déployer sous dautres formes, notamment par le multimédia. Pour de nombreux festivals et organisations littéraires, la période de pandémie a permis de développer leur programmation en ligne et dexpérimenter de nouvelles manières de « faire événement » en poésie. Cest le cas de la collection suisse « Close Poetry », qui expérimente une nouvelle forme danthologie par la réalisation de courts-métrages lyriques. Grâce à lalliance des images, de la musique, des voix, et par lusage de lévocation, des métaphores, le texte se transforme et prend une résonance typique des formes lyriques au cinéma*. Si nous avons montré quil nexiste aucune catégorie dévénement qui puisse exclure le passage au lyrique, le développement de la poésie multimédia, le nouvel esprit des plateformes et les événements en ligne peuvent amener des interrogations : où se situe aujourdhui la frontière pour le lyrique ? Une rencontre numérique en direct peut-elle entrer dans ce registre ? Pour répondre, nous devons prendre en compte les conditions de réception et dinteraction avec le public. Tout comme pour lévénement in situ, cest par le rassemblement dune communauté dans une même temporalité, dans un espace partagé (même virtuel) et avec une dimension rituelle caractéristique, que le lyrique peut commencer à avoir lieu. Dans cette perspective, le dépôt de manifestations enregistrées sur une plateforme en ligne ne constitue pas un événement en tant que tel.

Le développement fulgurant des événements littéraires et poétiques ouvre de nouveaux accès à la création lyrique. Lévénement peut aujourdhui être considéré comme une nouvelle forme emblématique de notre époque, un dispositif à part entière, qui fait écho à des traditions rituelles souvent disparues.

Chaudenson O., « Les nouvelles scènes littéraires », dans Bessière J. et Payen E. (dir.), Exposer la littérature, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie (« Bibliothèques »), 2015, p. 103-119. Collard F., Goethals C., Wunderle M., « Les festivals et autres événements culturels », Dossiers du CRISP, no 83, janvier 2014, p. 9-115. Thorimbert M., 116LÉvénement littéraire : une nouvelle culture du livre, Vevey, Éditions de lAire, 2022.

Art lyrique, musique ; Chant, chanson ; Circonstance ; Dramatique, théâtre 

Marie Thorimbert

Évocation

« Les monuments, la mer, la face humaine, dans leur plénitude, natifs, conservant une vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, évocation dites, allusion je sais, suggestion » (Mallarmé, 2003, 210). Le célèbre propos de Mallarmé révèle avec subtilité les divers traits du processus poétique évocatoire : dévoiler par le voile, dire par le taire, faire apparaître par la disparition. Son ampleur le constitue dès lors comme « stratégie dominante » de la « configuration lyrique » (Rodriguez, 2003, 95) : mêlant concept et percept, référence interne et référence externe, poéticité et monde, lévocation lyrique développe un rapport affectif au réel en le suggérant sans le nommer directement.

La poétique de lévocation se pense ainsi comme dynamique du détour et de laccès. Détour, lévocation neutralise la référence claire et explicite à lobjet et dévie le processus de catégorisation immédiate lié à la référenciation dénotative : elle rend opaque la référence objectale, et détourne lobjet de ses propriétés quotidiennes au profit dun lien établi sur une « distance allusive » (Jullien, 1995). Ce détour génère alors un accès renouvelé à lobjet. Le processus évocateur suggère certains aspects de lobjet référentiel, déroule sa réalité, et travaille ainsi lintensité, la profondeur, lintimité de la relation du sujet à lobjet. Elle approfondit autrement dit laccès à celui-ci, déployant une atmosphère, un univers qui produit une imprégnation différente de lobjet : « [le détour permet de] sen imprégner progressivement, de nouer une relation avec lui, den épouser le devenir : de latteindre dans son intimité et sa prégnance et, par là même, den éprouver le caractère à la fois infiniment diffus et englobant – comme “atmosphère” » (ibid., 401).

Du poème à la séquence lyrique
du roman

Suspendant le procès de dénotation transitive, lévocation repose sur une « double structure » articulée entre fonctions poétique et utilitaire, langue et monde, être et non-être (Dominicy, 2011). Entre référence autoréflexive, intransitive, interne à la langue et référence utilitaire, linguistique et externe au monde, la double structure namène pas lévocation à direla chose dans une correspondance entre chose et dire ; elle la mène à montrer la chose, sans correspondance immédiate et conceptuelle entre chose et dire. Cest la présence parallèle dune « fonction poétique propre » à des fonctions ordinaires qui fonde la structure double (ibidem., 120). Lautoréférence poétique engendre la dépragmatisation du monde et le développement dun univers évoquant différemment certains aspects de lobjet : elle génère une forme dindétermination, de virtualité, dambiguïté, qui instaure de nouvelles relations aspectuelles entre sujets et propriétés prédicatives. Cest « lacte configurateur » entre acteurs qui élabore cette indétermination évocatoire (Iser, 1985). Un ou plusieurs acteurs créateurs sélectionnent et combinent certains aspects de lobjet en abolissant la relation transitive entre les mots et la chose. Ils génèrent dès lors un univers évocatoire épousant de nouveaux aspects de lobjet, entre détermination et indétermination, vide et plein, virtualité et actualité. Lacteur lisant actualise finalement les indéterminations évocatrices du discours, liant labsent au présent en oscillant entre décentrement du point de vue et subjectivité de lexpérience personnelle ; et 117détermine ainsi le discours en le référentialisant personnellement. Transsubjectif, cet acte évocatoire fait apparaitre un objet nouveau tout en impliquant une relation affective à celui-ci. Le poème de Sylviane Dupuis « Double tombeau » (Géométrie de lillimité, La Dogana, 2000), par exemple, évoque les morts des attentats de Nairobi de 1998 par une figuration des morts en deux temps :

Hécatombe translucide,

les méduses mortes, sur le sable

vont et viennent, fragiles violettes

malmenées

Mais de ces corps là-bas, calcinés noirs

méconnaissables, extirpés de lobscène

décombre – et de ce temps : nul or

à dire. Cri

nu

Principalement constituée sur la base de métaphores, de parallélismes sémantiques et du rythme versifié et virgulé du poème, lévocation construit une atmosphère multisensorielle à la fois macabre et silencieuse, faisant advenir un double tombeau délicatement lié. Elle sactualise par lintermédiaire dinférences interprétatives investies affectivement par le lecteur : saisissant la double structure du discours, linstance réceptrice ressent lémanation dysphorique du poème, détermine ses blancs et lui donne subjectivement référence ; parallèlement, elle accède à un événement renouvelé entre détour et accès.

Lévocation lyrique se développe dans une multiplicité de discours et de médias. Présente dans le livre, la puissance évocatoire sétend, comme le proposait déjà lidée de Livre de Mallarmé, à divers types de poésie comme la performance, la chanson à texte ou le clip poétique ; et dans divers arts comme la danse*, le cinéma* ou la peinture*. Au Château dArgol de Gracq par exemple, sans intrigue et dialogue explicites, est une évocation continue, élaborée sur lexcitation dinfinies tensions dépassées en une atmosphère unifiée. Incessante dynamique entre personnages et paysages, espaces et consciences, cette évocation entremêle des pôles dattraction à la fois opposés et harmonisés. Au début du roman, la métaphore du serpent et les champs lexicaux affiliés suggèrent le chemin menant au château et à la forêt lenserrant, convoquant la circularité et lénergie vitale tensive associées au symbole du serpent :

Depuis le pied des murailles la forêt sétendait en demi-cercle jusquaux limites extrêmes de la vue ; cétait une forêt triste et sauvage, un bois dormant, dont la tranquillité absolue étreignait lâme avec violence. Elle enserrait le château comme les anneaux dun serpent pesamment immobile, dont la peau marbrée eût été alors assez bien figurée par les taches sombres des nuages, qui couraient sur sa surface ridée (Gracq, 1938, 30).

Lœuvre romanesque de Gracq repose donc sur lévocation lyrique, démontrant la présence du procédé dans diverses pratiques discursives allant de la poésie aux discours publicitaires, critiques ou encore rituels* – pensons notamment aux 99 noms (dé)voilant Dieu dans lIslam.

Lévocation à lère multimédia

Rattachée à diverses pratiques, la puissance évocatoire est aussi investie dune plasticité transmédiale* importante. Livre, écran, corps, voix, stèle la supportent quotidiennement, tout comme ses usages multimodaux : texte verbal écrit et oral, son, odeur, image mouvante et statique participent inlassablement à son processus. De nature multisensorielle et synesthésique, les formes évocatoires doivent donc être considérées, outre leurs configurations discursives, sur la base de leur dimension matérielle : le générique de Dark Mirror et le poème « Double tombeau » de Sylviane Dupuis devenu cinépoème par Stéphane Goël 118sancrent dans une multimodalité et un écran organisant notre relation aux évocations. Lanalyse du rythme verbal doit être complétée par une saisie multimodale du propos : la multimodalité augmente sémantiquement lévocation, par exemple dans « Double Tombeau », où la remédiation du montage développe les analogies métaphoriques en lien aux images les resémantisant. De plus, les plateformes, interfaces et supports fondant lévocation requièrent dêtre pensés dans le type de relation instauré, comme le présente Dark Mirror. Cet objet suggère la dimension mortifère des technologies numériques par une figuration de lécran digital comme miroir de lhomme et de sa mort. Cette évocation se fonde sur la métaphore éponyme articulée de manière visuelle, par lapparition symétrique des formes du titre et de la brisure de lécran ; et de façon phonique, par les sons soutenant le développement du titre et le retentissement de lélectrocardiogramme. De même, saisir le générique de Dark Mirror seul sur un écran de téléphone portable ou collectivement sur un écran de cinéma relève de deux actes différents du point de vue de limmersion sensorielle et du traitement du contenu impliqués. Les procédés évocatoires transmédiaux imposent dobserver les phénomènes de dépragmatisation poétique et daltération de linformation quotidienne avec et par-delà le langage verbal. Aux coupes verbales, sajoute par conséquent létude du montage filmique ; aux parallélismes et métaphores textuels, la saisie de métaphores et parallélismes multimodaux ; au rythme du déroulé verbal, le rythme de limage, du son, de lodeur et du geste.

Reposant sur une multiplicité de procédés, lévocation lyrique du voile, du taire, du disparaitre, dévoile, dit, fait apparaitre lyriquement, comme processus redéployé entre poésie et quotidien, discours et médias. Loin de sévanouir, cette « vertu autrement attrayante que ne les voilera une description » ne cessera donc de nous surprendre.

Dominicy M., Poétique de l évocation, Paris, Classiques Garnier, 2011. Jakobson R., « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 209-248. Jullien F., Le détour et laccès : stratégies du sens en Chine, Paris, B. Grasset, 1995.

Circonstance ; Fiction, représentation ; Métaphore, figuration

Melina Marchetti