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Classiques Garnier

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  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages : 53 à 56
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
  • Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN : 9782406159759
  • ISBN : 978-2-406-15975-9
  • ISSN : 2261-5938
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0053
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2024
  • Langue : Français
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Belgique

Poser la question du lyrisme ou des formes lyriques belges, cest-à-dire du lyrisme belge tel quil fonctionne sur le territoire belge, soulève demblée une double difficulté. La première est celle de son unité, la Belgique étant un pays plurilingue dont les deux langues principales, le français au sud (la Wallonie, mais aussi la capitale Bruxelles, majoritairement francophone) et le néerlandais au nord (la Flandre), se réclament de traditions culturelles et littéraires de plus en plus divergentes. Depuis 1970, la nouvelle structure fédérale du pays a officiellement mis un terme au rêve, peut-être utopique, de doter le royaume dune culture « nationale unique et unifiée ». Lépoque nest plus où les grands poètes belges étaient des Flamands issus de la bourgeoisie francophone, soucieux de particularités locales mais souvent nourris de modèles français (pensons à Verhaeren, Maeterlinck ou Elskamp). Aujourdhui, la rupture entre les deux communautés semble achevée, mais il nest pas impensable que le recours de plus en plus en net à langlais comme nouvelle koinè aboutisse un jour à de nouveaux rapprochements.

La seconde difficulté, déjà signalée par la question des modèles, est celle de lindépendance à la fois relative et surtout variable des deux grandes littératures belges, tantôt à la recherche dune plus grande indépendance par rapport à des pratiques et des écritures venues dailleurs (Paris pour la Belgique francophone, Amsterdam pour la culture flamande), tantôt attirées – et partant dominées – par elles, au point de devenir presque invisibles (on se rappelle que, pendant de longues années, lenseignement francophone ignorait tout auteur belge nayant pas fait ses preuves à Paris). Difficile à imposer dans le domaine des genres hégémoniques comme le roman ou lessai, qui ont besoin dun grand marché domestique et dune grande force de frappe économique, cette autonomie est plus facile à atteindre dans les genres un peu délaissés par les vrais centres dédition comme la bande dessinée ou la poésie, lune et lautre très vivantes en Belgique.

Lhypothèse dune approche lyrique proprement belge mérite dêtre posée, dans les limites des deux obstacles mentionnés ci-dessus, voire grâce à elles, justement. Ce qui vaut pour le Sud ne sapplique pas nécessairement au Nord, et ce qui sobserve en Belgique en général ne peut se généraliser à tous les écrivains belges en particulier, dont beaucoup ne songent quà une chose : partir et couper les ponts avec leur pays dorigine. À condition de ne pas reculer devant le pluriel, sinterroger sur les formes du lyrisme en Belgique nest donc pas absurde.

Sans doute le plus frappant du lyrisme belge est la coexistence – le terme désigne une manière dintrication et de dialogue, non un rapport de pure juxtaposition et de mise à distance – de deux relations antagonistes aux faits de langue et au

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fait littéraire : lhypercorrection dune part, lirrégularité dautre part.

La première de ces options est un des éléments fondamentaux du système éducatif belge, où senseigne traditionnellement et le respect de la norme et, davantage encore, la chasse impitoyable à tout ce qui est considéré comme fautif ou imparfait, à commencer par les dialectes et les sociolectes, puis, de manière plus générale encore, par ce quon appelle les « belgicismes », réels ou supposés. Position linguistique qui certes témoigne dun complexe dinfériorité par rapport au grand frère du sud (Paris) ou du nord (Amsterdam), mais qui hante aussi la notion de « belgitude », cette impression de vivre dans un pays qui, au fond, nexiste pas, tout en expliquant la persistance, et à certains moments même la domination absolue, dune poésie de type traditionaliste. En Belgique, le mètre et la rime ont bénéficié dun intérêt et dune appréciation sans doute plus durables quailleurs, où les formes conventionnelles se maintiennent avant tout dans des contextes moins réputés comme la poésie du dimanche ou les exercices scolaires. Les décasyllabes rimés dun poète par ailleurs très contemporain comme William Cliff, dont la thématique et la vision du monde nont rien de suranné, en offrent un exemple significatif, que complète le succès aussi large que durable dun Jean-Claude Pirotte, lui très marqué par la prosodie verlainienne (inutile de souligner que tant Cliff que Pirotte sont des poètes voyageurs, pour ne pas dire globe-trotters, dont les rapports avec la Belgique sont complexes). Il nen va pas autrement du côté néerlandophone, où les deux grands poètes « classiques », le très traditionaliste Guide Gezelle (1830-1899) et lexpressionniste Paul Van Ostaijen (1896-1928), continuent jusquà aujourdhui à servir de repère à toute forme dinnovation lyrique, dans des proportions certes différentes mais jamais vraiment antagonistes. De même, la plus récente des grandes anthologies-manifestes de la poésie flamande, Hotel New Flandres (2008), dirigée par le poète postmoderne Dirk Van Bastelaere et les critiques Erwin Jans et Patrick Peeters, souligne limportance culturelle et historique des poètes traditionnels, dont la présence et limpact ne perdent rien de leur force dans le contexte flamand au moment des grands bouleversements de lhistoire lyrique.

On a sans doute noté le joyeux mélange linguistique dans le titre de cette anthologie, publication en langue néerlandaise et qui emprunte son titre au nom dun hôtel dune petite ville de province flamande. Létablissement sappelait dabord, en français, « Hôtel des Flandres », avant de sadapter aux temps modernes et de se muer en « Hotel New Flandres » (lallusion littéraire à Hotel New Hampshire est sans doute largement involontaire). Cest là un des nombreux indices de lautre grand versant de la poésie belge, qui se pense volontiers du côté des « irréguliers du langage » (1990), pour citer une célèbre anthologie-exposition sur la littérature belge de langue française, « textes et images choisis par Marc Quaghebeur, Jean-Pierre Verheggen et Véronique Jago ». La rhétorique sauvage, la grande farce, le goût du néologisme mais aussi du régionalisme et des archaïsmes, les fautes de syntaxe, linsolite, le mélange des genres et des systèmes sémiotiques (le poète crée aussi des images, il monte sur scène, il danse, il se met à faire de la musique, même quand il ne sait pas jouer dun instrument, il sagite bruyamment, et pour finir il boit beaucoup), lenflure, le non-écrit, le non-langage, la bave et la salive, enfin les engueulades comme genre à part entière (une des pièces maîtresses de cet aperçu du lyrisme belge est un fragment des jurons dessinés du 55capitaine Haddock, mimique et postillons compris), tout cela est donné comme caractéristique du « belge », mais sans jamais quon oublie que lautre versant de cette littérature se lit dans Le Bon Usage de Maurice Grevisse, au prestige également inentamé. Une lecture attentive de cette grammaire infiniment rééditée révèle dailleurs bien des surprises, le souci de la manière « correcte » de dire nallant jamais au détriment des manières moins académiques, lauteur, simple instituteur de village, ne manquant jamais dillustrer la règle par les « fautes » commises par ce quil appelle rituellement « les bons écrivains » ; de Paris sentend.

Si linféodation de la poésie belge aux modèles étrangers est indéniable, elle na jamais empêché le pays de produire des voix tout à fait originales. Maeterlinck, monté à Paris puis descendu sur la côte, est éminemment belge. Michaux, qui sest empressé de renoncer à sa nationalité belge, ne lest pas moins et, pour une oreille hollandaise, il nexiste pas décrivain plus flamand quHugo Claus, même installé à Amsterdam. La dépendance des styles et mouvements venus dailleurs reste cependant un phénomène très difficile à analyser. Dans bien des cas, les poètes belges sapproprient les techniques et les leçons étrangères dune manière originale, que ne permet pas toujours dapprécier à sa juste valeur la reprise des étiquettes.

Un bon exemple en est le concept de surréalisme, très tôt admis et pratiqué en Belgique francophone, où il finit par devenir un quasi-synonyme de la culture nationale belge (ce qui est une manière de dégoupiller lexplosif : plus on est tous surréalistes, plus il est facile de rire du rejet surréaliste de la société telle quelle est), et apparemment moins populaire au Nord, où semble jouer un tropisme germanique favorable à lexpressionisme, lui peu répandu au sud de la frontière linguistique. Ces labels ne vont toutefois pas sans danger. À regarder le surréalisme belge à travers le prisme parisien – chose presque inévitable vu le prestige international dAndré Breton ou Louis Aragon –, on risque fortement de passer à côté de la spécificité du surréalisme en Belgique, notamment du groupe de Bruxelles autour de Paul Nougé et René Magritte. Contrairement à leurs confrères parisiens, avec qui sentretenaient des rapports de fascination autant que de réserve, les surréalistes bruxellois avaient adopté une posture bien plus radicale de laction poétique, conçue et mise en pratique dans un contexte mettant entre parenthèses la notion de création artistique, de valeur économique ou encore celle dauteur individuel. Le but du groupe nétant pas de se faire une place à lintérieur dun système quon disait abhorrer, mais de se servir de la poésie comme une forme daction directe dont seules valaient les conséquences politiques et idéologiques, comme on le voit dans Correspondance, éphémère revue sous forme de tracts envoyés de manière collectivement anonyme aux « influenceurs » littéraires de lépoque (les destinataires recevaient tous les dix jours – calendrier révolutionnaire oblige – un tel tract les mettant directement en cause sans savoir qui en étaient les autres récepteurs). Correspondance ne visait ni la publicité ni la publication, moins encore le système littéraire tel quen lui-même et la place que des jeunes pourraient sy tailler, mais le pur choc dune inquiétante étrangeté aux effets « calculés ». En effet, les surréalistes du groupe de Bruxelles refusaient une des bases du mouvement parisien : les facilités sentimentales et les hasards de linconscient, et ils remplaçaient la notion d« objet trouvé » par elle de l« objet bouleversant », consciemment fabriqué avec lintention de nuire et de faire mal.

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Du côté flamand, la quasi-absence dune poésie portant létiquette surréaliste nous expose au danger de sous-estimer la dimension proprement surréaliste – au sens belge, en loccurrence bruxellois du terme – de certaines formes décriture poétique explorées en langue néerlandaise. Le grand renouveau des années 1950, dont les auteurs sont souvent rattachés au mouvement pictural Cobra, tend en effet à mettre laccent sur le renouveau formel de la poésie (triomphe du vers libre, dialogue interartistique avec la peinture, règne sans partage de la métaphore, idéologie de la spontanéité et de limprovisation), au détriment dune lecture politique non moins nécessaire (un des co-fondateurs de Cobra fut le belge Christian Dotremont, autre flamand francophone, transfuge du surréalisme révolutionnaire de laprès-guerre). Comme souvent, la poésie belge se cache derrière des modèles étrangers pour en donner une interprétation à la fois légèrement et fondamentalement autre.

Goemans C., Lecomte M., Nougé P., Correspondance,éd. fac-similé, préf. P. Aron), Bruxelles, Didier Devillez, 1993 [1924-1925]. Quaghebeur M., Verheggen J-P., Jago V. (dir), Un Pays dirréguliers (postface de Marc Quaghebeur), Bruxelles, Labor, 1990. Van Bastelaere D., Jans E., Peeters P. (dir.), Hotel New Flandres. 60 jaar Vlaamse poëzie, 1945-2005, Gent, Poëziecentrum, 2008.

Amérique du Nord (francophone), Québec ; Francophonie ; Suisse romande (francophone)

Jan Baetens