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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire André Malraux
  • Auteur : Godard (Henri)
  • Pages : 31 à 32
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 7
  • Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN : 9782812434136
  • ISBN : 978-2-8124-3413-6
  • ISSN : 2261-5938
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3413-6.p.0031
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/09/2015
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Quattendons-nous de ces dictionnaires décrivains qui se sont multipliés depuis dix ou vingt ans, au point de devenir une sorte de genre nouveau de critique littéraire ? Outre lavantage pratique dune consultation ciblée et ponctuelle sur tel ou tel point de la vie ou de lœuvre, ils doivent satisfaire un désir obscur que Malraux, précisément, peut nous aider à cerner.

Ils sont à comparer aux deux types douvrages les plus couramment consacrés à un écrivain : biographies dune part, études synthétiques de lœuvre de lautre. Les unes et les autres, le plus souvent œuvres dun seul auteur, sefforcent de prendre sur cette vie ou sur cette œuvre un point de vue unique qui en fasse apparaître la cohérence, et même, espère-t-on, la vérité. Cela ne va jamais, quelque scrupuleux que soit lauteur, sans de mini coups de pouce qui tantôt portent sur linterprétation, tantôt amènent à passer sous silence tel fait, tel écrit ou tel passage dun écrit, décrétés négligeables, qui nentrent pas dans le cadre de cette cohérence, voire la mettent en danger parce quils contredisent dautres faits ou dautres écrits. Bien plus : il ne se peut que le biographe ou le critique, dentrée de jeu ou au cours de son travail, nen vienne à entrer avec son objet détude dans un rapport tant soit peu personnel, de sympathie ou dantipathie. Rien qui rompe avec lengagement dobjectivité mais, dans le choix des mots, selon ce quils suggèrent au-delà de leur sens, un éclairage senti plutôt que perçu par le lecteur, et qui entre dans ce sentiment dune cohérence densemble.

Le dictionnaire, ouvrage en général collectif, échappe à cette tendance. Lauteur de chaque article a naturellement son point de vue propre, qui le cas échéant relativise ou même corrige la présentation faite ailleurs de sujets connexes. Pluralité et diversité dinflexions dautant plus sensibles que le lecteur sen avise sans que rien soit venu les souligner, les articles étant présentés dans le moins significatif des ordres : lordre alphabétique.

Ce refus dune cohérence préconçue, jugée infidèle à la réalité dune vie, et de la continuité temporelle et narrative qui en est le vecteur,

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Malraux lavait lui-même signifié en écrivant, au lieu de Mémoires, des Antimémoires. Chez cet écrivain trop facilement rejeté par certains dans le passé, ce qui se manifeste là est un certain sentiment moderne de limpossibilité de totaliser une vie, par suite de lincomplétude essentielle de toute conscience et de toute mémoire. Du côté de la critique, cela conduit Malraux à valoriser la pluralité des points de vue en parlant de « colloque », au sens étymologique du mot, à propos dun recueil collectif détudes qui lui sont consacrées.

Et à quelle vie et à quelle œuvre conviendrait mieux quaux siennes ce parti pris de fragmentation, et donc lentreprise dun dictionnaire ? Dans les Mémoires dOutre-tombe, Chateaubriand racontait sa vie comme une succession de « carrières ». Malraux, lui, est comme le chat, son animal de prédilection et pour ainsi dire son totem : il a neuf vies ou plus – chineur de livres anciens, aventurier, éditeur, romancier, militant, orateur, combattant de terrain, ministre, ambassadeur de la culture française, dautres encore, et, simultanément à toutes, du début à la fin, amateur passionné darts plastiques et philosophe de la création artistique. Chacune de ces vies comporte ses épisodes, ses incidents, ses rencontres, ses compagnons, ses interlocuteurs – de même que chacun des genres dont se compose lœuvre était dans un certain état au moment où lécrivain la abordé, a ses références, ses repères, ses modèles et ses contre-modèles quil faut connaître pour apprécier loriginalité de cette œuvre. Pour faire le point des connaissances sur chacun de ces sujets, rien de mieux quun dictionnaire.

Reste quil y a dans lœuvre dun écrivain prise dans son ensemble la poursuite dun sens à laquelle seule une volonté de synthèse peut rendre justice, restât-on conscient quil ne sagira jamais que dune vérité, et quelle est pour une part celle de lauteur de létude. Le dictionnaire, lui, est le gardien de lexactitude des faits, et le témoin de ce halo dincertitude qui entoure inévitablement toutes ces tentatives, dont cependant nous ne pouvons nous passer, dordonner ces faits en une totalité.

Henri Godard