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Classiques Garnier

Avant-propos Les années 1820 : événements en réseau et réseau de significations

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Des Balkans à la Cordillera. Les soulèvements des années 1820
  • Auteur : Vârtejanu-Joubert (Mădălina)
  • Résumé : Les années 1820 sont marquées par de nombreux soulèvements en Europe comme en Amérique. Ressortent-ils à une causalité commune ? Poursuivent-ils les mêmes objectifs ? Engendrent-ils des conséquences comparables ? Les événements analysés ici tissent un réseau temporel, parfois aussi un réseau causal et légitiment la perspective d’une histoire connectée des années 1820 qui constitue le parti pris de ce volume.
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 35
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406151739
  • ISBN : 978-2-406-15173-9
  • ISSN : 2492-0150
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15173-9.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/11/2023
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Synchronicité, comparatisme, histoire connectée, époque, pays
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Avant-propos

Les années 1820 : événements en réseau
et réseau de significations

La synchronicité appelle le comparatisme1.

Les années 1820 sont marquées par de nombreux soulèvements en Europe comme en Amérique. Ressortent-ils à une causalité commune ? Poursuivent-ils les mêmes objectifs ? Engendrent-ils des conséquences comparables ? Ce sont les questions que pose le présent volume. Comme on le constatera, les réponses quil apporte nous permettent de saisir finement les nuances dun moment historique protéiforme.

Mouvements divers, originaux et différenciés surviennent dans le contexte de relative stabilité internationale ayant succédé au Congrès de Vienne (1814-1815) ; peut-on néanmoins y déceler lécho commun ou bien la réplique tellurique différée des idées nationalistes et libérales nées et véhiculées une première fois par le siècle des Lumières et la Révolution française, puis disséminées par la geste et les guerres napoléoniennes ? Toujours est-il, quelques notions-clé communes jalonnent le discours historiographique – nation, libéralisme, indépendance, romantisme, modernité – appelant les chercheurs à se positionner par rapport à elles. Dès lors : généraliser ou relativiser leur portée ? Arrimer les diverses régions du monde à un même rythme historique ou établir des îlots à pulsation propre ? Constater des coïncidences ou repérer des connexions ?

La terminologie utilisée par les auteurs de ce volume pour désigner leur objet détude est variée : on parlera de « révolutions » (une ou plusieurs), de « soulèvements », d« émeutes », d« insurrections », de « mouvements », ou tout simplement d« événements ». Lévénement, justement, au singulier cette fois, semble lemporter dans certains cas 8sur la structure et la longue durée. Geneviève Verdo nhésite pas à parler de « révolutions accidentelles » engendrées au sein de lempire espagnol américain par des « péripéties militaires » européennes : larrivée des troupes napoléoniennes en Andalousie (1810), lautodissolution des Cortès espagnols et la réaction induite par le sentiment dune inéluctable vassalité espagnole vis-à-vis de la France napoléonienne. Si dans ce cas on peut affirmer que « laccident fait lhistoire », que dire de George Woodberry, dont les convictions politiques nallaient pas dans le sens du libéralisme, mais qui est devenu, « presque par hasard », un des pères fondateurs de la nation vénézuélienne ? Comme le souligne Peter Hicks dans sa contribution, Woodberry quitte lEurope non pas pour des raisons politiques, mais parce quil est un soldat de métier. Certes, Woodberry ne constitue pas un cas tout à fait isolé : la période fourmille en soldats, démobilisés après les guerres de la révolution et de lempire, et engagés comme mercenaires en Amérique espagnole et en Grèce. Si certains sont porteurs didéaux révolutionnaires, dautres fuient tout bonnement lennui et la routine, inaugurant par là ce nouveau régime démotionnalité qui met au centre de lexistence cette exaltation romantique. Cest ce même événement impromptu qui scelle le sort de la « révolution de Tudor Vladimirescu » (1821), puisque son leader, militaire de carrière lui-aussi, succombe au piège tendu par ses premiers alliés, les combattants de lHétérie grecque. Pour connaître de nombreux affrontements militaires à lissue incertaine, les années 1820 sont inévitablement « événementielles ». Aussi les analyses proposées ici prennent-elles pertinemment en compte la contingence et le contexte. Sphinx pour des générations dhistoriens marqués par Braudel et Lévi-Strauss, lévénement est, comme le dit de manière si suggestive François Dosse, tout autant tel un Phénix : « il ne disparaît jamais vraiment2 ».

Mais est-ce que cette « apologie de lévénement » doit faire oublier la « structure » ?

Témoins de la mobilité trans-étatique et transatlantique dindividus en quête démotions fortes, les années 1820 attestent également de la circulation des idées et des modèles, de la résistance à leur implémentation et de leur réinterprétation selon le contexte local : autant de phénomènes de fond, mobilisant la société en profondeur. Par ailleurs, on assiste, en 9ce début du xixe siècle, à un élargissement considérable de laccès à des sources dinformation et à léducation. La presse, lenseignement en langue nationale, les représentations théâtrales sont autant de vecteurs des idées libérales, nationales, indépendantistes, mais aussi de justice sociale et dégalité. Il sagit dune politisation de « bas en haut », qui portera ses fruits dabord en Occident et beaucoup plus lentement dans les Balkans, où les idées révolutionnaires sont réinterprétées à laune de la conscience religieuse et des répertoires daction « traditionnels ». Sacha Markovic va jusquà exclure le soulèvement serbe des années 1804-1813 du domaine dinfluence des idées révolutionnaires et de la pensée des Lumières : leur présence est bien trop réduite pour être significative et pour agir comme un moteur de lhistoire. Dautres logiques sont ici à lœuvre, parmi lesquelles les « mentalités paysannes » et le jeu des Grandes Puissance qui empêchent ces pays de sautodéterminer. Une idée récurrente chez les auteurs des chapitres portant, outre sur la Serbie, sur les Pays roumains et la Grèce. En Valachie et en Moldavie, on cherchait à « éviter les fleurs vénéneuses » de la civilisation européenne, en référence peut-être à la déchristianisation et au culte de lindividu, – autant de valeurs que les intellectuels roumains neutralisaient par le filtre de lorthodoxie et par une adaptation locale de la notion de bien commun. Larticle écrit par Ligia Livadă-Cadeschi analyse cette ambiguïté de la réception du modèle français, entre fascination de larrimage à leuropéanité et crainte de dénaturation identitaire. Radu Nedici constate, quant à lui, lessoufflement du modèle civique français dans les années 1820, ce qui aura pour corollaire la constitution dune identité nationale roumaine, où le fondement ethnique prend le pas sur le fondement civique. Lia Brad-Chisacof souligne le déficit dimage frappant la révolution de Tudor Vladimirescu dans lensemble des soulèvements européens, déficit dû au fait que les recherches locales – roumaines, en lespèce – nentrent pas dans le circuit international, mais aussi au fait que de nombreuses sources darchives demeurent inédites et inexploitées.

Quen est-il de la Grèce, dont la lutte pour lindépendance sest nourrie dun puissant philhellénisme européen ? Si, pour Nicolas Pitsos, le développement de lédition hellénophone est susceptible de constituer un facteur important dans la constitution, par les élites chrétiennes de lempire ottoman dun imaginaire national, Nikos Sigalas se montre beaucoup plus réservé quant à lexistence dune nation grecque comme 10sujet de laction politique. Il met en évidence des registres daction variées, certains modernes, dautres traditionnels. En analysant les multiples confrontations militaires, on peut déceler la coexistence dune éthique de la confiance portée par des « gens de la parole », chrétiens ou musulmans, une éthique contractuelle nationale portée par des « gens de lidéologie ». Le gouvernement révolutionnaire grec échouant à contrôler les moyens de faire la guerre, il laisse sa place au royaume sans Constitution voulu par les puissances protectrices. Sujets dempire, la Serbie, les Pays roumains et la Grèce ne simposent pas encore comme sujets politiques.

En Italie, en revanche, la situation est différente. Davide Mano relève la ferveur avec laquelle les Israélites dItalie sengagent dans la sphère politique. Prolongeant lexpérience émancipatrice de la période napoléonienne, les Israélites sont très actifs au sein des mouvements révolutionnaires italiens et du Risorgimento. Ils militent également pour lentrée de la culture juive dans la modernité, en promouvant le renouveau dans léducation juive et la création du Collegio rabbinico de Padoue.

En Colombie, on lit, on colporte, on raconte le fait révolutionnaire. Limprimerie, nous dit Daniel Gutiérrez-Ardila, joue un rôle fondamental dans la victoire du camp indépendantiste et dans la consolidation du nouveau régime. La lecture est parfois collective et participe du renouveau des esprits. Elle crée cette communauté imaginée quest la nation, et construit ladhésion aux institutions politiques.

Cette dernière est faite démotion autant, sinon davantage, que de conviction proprement intellectuelle. Les intellectuels polymathes roumains ne se sont pas trompés lorsquils misent sur la catharsis théâtrale pour éveiller lesprit national. La reconstitution historique, de par sa précision imaginaire, plonge le spectateur dans un passé tenu pour authentique. Florica Bohîlţea-Mihuţ et Ana-Maria Răducan sattachent à reconstituer le cheminement du théâtre dans la société moldave et valaque de ce début de siècle. Limaginaire du philhellénisme simpose progressivement dans la presse française étudiée par Joëlle Dalègre. Sy trouvent in nuce lidée dun mouvement humanitaire européen et la légitimation morale dune cause « nationale ».

Les différentes écoles historiographiques ont constitué de vraies mythologies nationales à compter des années 1820. Ce fut le cas dans lhistoriographie roumaine en ce qui concerne Tudor Vladimirescu, 11mais aussi dans lhistoriographie colombienne pour ce qui est de George Woodberry et, bien sûr, de la Grèce comme État ayant conquis son indépendance. Mais les boursiers roumains à Paris, imprégnés de culture française, ne semblent pas pour autant percevoir lannée 1821 comme un tournant historique pour leur pays dorigine. Lidée de continuité programmatique entre les révolutions de 1821 et 1848, énoncée par le quarante-huitard roumain Nicolae Bălcescu, entérine limage négative des règnes phanariotes et érige Tudor Vladimirescu en héros national. Vladimir Creţulescu déconstruit ce schéma explicatif qui sinspire du filon philosophique des jeunes hégeliens et du proto-socialisme. Observons que, par un étrange mouvement de compensation, cest surtout dans les Balkans que les événements des années 1820 acquièrent une aura historico-mythologique. Cest-à-dire dans les régions où la conscience nationale, lesprit civique et le libéralisme sont faiblement attestés à lépoque. Lexemple le plus parlant nous est fourni par Nicolas Pitsos et Vicky Haut qui analysent les lectures successives du 25 mars 1821 que les autorités politiques grecques opèrent en organisant la célébration du jubilé, du centenaire et du centenaire et demi. Lévénement se prolonge ainsi dans sa réception.

Au terme de cette présentation, quel est le paradigme le plus approprié, la synchronicité ou la globalisation ? Les événements analysés ici tissent un réseau temporel, parfois aussi un réseau causal. Nous pensons que la perspective dune histoire connectée des années 1820 ne peut pas être réfutée, et ce quoi quil en soit des différences dintensité et des significations que ces événements reçoivent dans des contextes particuliers.

Mădălina Vârtejanu-Joubert

INALCO, PLIDAM

1 Le volume présenté ici rassemble, pour partie, les actes du colloque Globalisation des idées révolutionnaires dans le sillage napoléonien : les années 1820 des Balkans à la Cordillera, coorganisé par lINALCO, lUniversité de Bucarest et lInstitut du Levant de Bucarest, à Paris les 14-15 Octobre 2021.

2 F. Dosse, Renaissance de lévénement. Un défi pour lhistorien : entre sphinx et phénix, Paris, 2010, p. 6.