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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : De Shylock à Cinoc. Essai sur les judaïsmes apocryphes
  • Pages : 9 à 13
  • Collection : Perspectives comparatistes, n° 65
  • Série : Modernités et avant-gardes, n° 11
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406068310
  • ISBN : 978-2-406-06831-0
  • ISSN : 2261-5709
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06831-0.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/01/2018
  • Langue : Français
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Avant-propos

Cet essai ne se veut pas une étude de plus sur limage du Juif en littérature. Il se compose de trois moments, dotés chacun de sa logique propre, placés toutefois dans un horizon commun : lexploration des métamorphoses et anamorphoses de la question juive dans une Europe chrétienne et postchrétienne.

Entendons par « question juive » celle que pose le fait juif à la conscience et à la culture européennes, dans sa dimension tant symbolique quhistorique. Notre travail repose sur lhypothèse que la littérature, autant que la théologie et la politique, a contribué à relancer et enrichir cette interrogation.

La première partie consistera à parcourir un peu plus de trois siècles, à travers la lecture de trois œuvres majeures : Le Marchand de Venise de Shakespeare (1596), Nathan le Sage de Lessing (1779) et Ulysse (1922) de Joyce. Pourquoi ces œuvres plutôt que dautres ? Pourquoi Shylock, Nathan et Léopold Bloom parmi un personnel romanesque et dramatique innombrable – la Rébecca de Walter Scott, le Daniel Deronda de George Eliot, le Gobseck de Balzac, le Swann de Proust ? Au-delà de cette part incompressible de subjectivité que comporte toute sélection, au-delà même des liens démontrés entre lœuvre de Shakespeare et les deux autres – Nathan le Sage est, dans une large mesure, une réponse au Marchand de Venise, que Joyce cite dabondance – ces œuvres ont ceci de commun que, encore arrimées à la théologie, elles tentent de sen affranchir pour appréhender en termes profanes une seule et même question : que faire du « Juif charnel », autrement dit de cette part du peuple juif non résorbée dans lÉglise et restée « en souffrance » dans la construction séculière des sociétés modernes ? La notion dIsraël « selon la chair », empruntée à saint Paul (Épitre aux Romains, IX-13), et de manière générale la présence, implicite ou explicite, de la théologie paulinienne dans lappréhension de la question juive en Europe, seront ici des repères cardinaux.

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Le Marchand de Venise, Nathan le Sage, Ulysse, conçues sur fond dune chrétienté en crise, sont autant de tentatives de réponses à la question posée par la présence juive en Europe. Les trois auteurs travaillent à partir dune perspective délimitée par le christianisme, dont ils sattachent à renouveler les enjeux. « Juif charnel » doit sentendre ici dans tous les sens : le sens paulinien – le Juif ethnique issu de la souche dAbraham – mais aussi le Juif « en chair et en os », à qui la littérature donne un corps. La pièce de Shakespeare, en ce sens, se situe à un point nodal de limaginaire européen, en ce que, composite, elle sédifie sur un mur porteur expressément chrétien – théologie des Pères de lÉglise et antijudaïsme populaire – pour y inscrire une problématique éminemment séculière, en ouvrant une réflexion sur les mécanismes de la violence sociale et la possibilité dune morale postchrétienne. Cette sortie du christianisme, cest ce que poursuit la pièce de Lessing en faisant exister, dans une Jérusalem de composition, le sage Nathan, ce riche paria à qui il revient de formuler les conditions philosophiques dun dépassement cosmopolitique des exclusivismes religieux – au risque, sans doute, dune sublimation du corps juif, de celles qui font passer de la finitude humaine à léther des idéaux. Le Juif « selon la chair » recouvre pleinement son corps dans le Léopold Bloom de Joyce, au prix dune audace copernicienne, ou dun coup de force théologico-politique qui place ce citoyen de hasard au centre de Dublin, cest-à-dire de lEurope : la judéité en déshérence de Bloom, à égale distance des mythes identitaires et de la généralité allégorique, récupère toute sa force questionnante.

Cet Israël « selon la chair » de Shakespeare, Lessing et Joyce, était ce corps étranger, ce peuple dont lhistoire du Salut ou la marche du Progrès auraient dû précipiter lextinction – et auquel il fallait bien, pourtant, donner une place dès lors quil avait inexplicablement persévéré. Que la perspective soit chrétienne ou, pour le dire rapidement, progressiste, le rôle du peuple juif avait historiquement pris fin à partir du moment où sétait accompli son legs prophétique ou achevée sa mission de « passeur ». Cest précisément de ce legs quil sera question dans la deuxième partie de cet essai, dans létude dune notion aujourdhui invoquée de manière si pavlovienne quon pourrait la croire très ancienne : celle dune civilisation « judéo-chrétienne ». Or cest dans les années trente, autrement dit en miroir inversé de la vision du monde national-socialiste, que cette notion se construit – significativement à un moment où 11lincompatibilité entre le programme hitlérien et la doctrine de lÉglise ne peut plus guère faire de doute, au point quen 1938, Pie XI jugera urgent de proclamer que « par le Christ, et dans le Christ, nous sommes de la descendance spirituelle dAbraham. [] Nous sommes spirituellement des Sémites1 ». Quelle est part exacte de lhéritage judaïque dans la culture européenne, et quel est le lien entre le peuple de la Bible et les Juifs du présent ? Cest ce que certains intellectuels tentent justement de réévaluer dans la tourmente de la guerre.

Tel est le sens en tout cas du projet dArmin Robinson, lecteur dHermann Rauschning, lorsquil entreprend, en 1942, de mobiliser dix écrivains antinazis sur la base dune défense et illustration du Décalogue. QuAdolf Hitler se soit vanté, selon Rauschning, de mettre fin à la « malédiction du mont Sinaï », conduit à lire tout le projet nazi comme la guerre métaphysique du néopaganisme contre le « code moral » de lhumanité. Occasion pour des écrivains de renom de proclamer lactualité brûlante des Tables de la Loi et de réhabiliter lœuvre éthique ou spirituelle du peuple juif persécuté. Pari gagné ? À première vue, peut-être. Mais à celui qui découvre, soixante ans après sa publication, ce singulier recueil de nouvelles, ce sont peut-être tout autant les zones dombre, les angles morts, les détours casuistiques ou les contorsions exégétiques qui apparaissent : car seule la sainte alliance face à la barbarie hitlérienne pouvait masquer, pour un temps, les lignes de faille qui traversent la modernité européenne et les à-peu-près sur lesquels se construit cet œcuménisme laïque. Les contributions de Louis Bromfield, Sigrid Undset, Bruno Frank, mais surtout de Thomas Mann ne se plient que malaisément au cahier des charges dune littérature apologétique et militante. Dans le sillage de Rauschning, les textes de George Steiner ou dAlbert Cohen – le premier, dans sa fiction polémique sur la survie dAdolf Hitler, le second à travers les infléchissements idéologiques de son engagement sioniste – permettront de prendre la mesure de ce « grand jeu » qui déplace constamment les frontières de lhéritage biblique. Lexpérience du nazisme a définitivement transformé notre regard sur la « loi de Moïse ».

Que de grands écrivains sinterrogent sur lénigme de lexistence juive en Europe (« Avatars du Juif charnel ») ou quils reviennent, à lheure du nazisme et de lextermination, sur le sens de la Loi biblique 12(« linvention du judéo-christianisme »), le judaïsme demeurait un objet denquête anthropologique plus quun tourment subjectif. La perspective change dans notre troisième et dernière partie. Il y sera traité de ce que lon appelle aujourdhui « lidentité » juive – en oubliant trop souvent que, comme Levinas a su le comprendre, « sinterroger sur son identité, cest déjà lavoir perdue ». Il est vrai quil ajoutait aussitôt : « Mais cest encore sy tenir, sans quoi on éviterait linterrogatoire. Entre ce déjà et cet encore, se dessine la limite, tendue comme une corde raide sur laquelle saventure et se risque le judaïsme des juifs occidentaux2 ».

« Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le, afin de le posséder3 » déclarait le Faust de Goethe. Mais que faire quand cet héritage na pas été transmis ? Sen détourner ? En entretenir la nostalgie ? Le réinventer, peut-être ? Les cinq auteurs étudiés sont tous, à un titre ou à un autre, exilés du judaïsme – les uns orphelins, les autres enfants prodigues. Sur fond dune déjudaïsation aux multiples causes –épuisement de la tradition, rupture ou acculturation, persécutions – prolifèrent les judéités de contrebande. Lécriture est, pour ces auteurs, le lieu critique où sopère cette mutation : la littérature y est à la fois le signe dune distance infranchissable avec lorigine et le lieu où celle-ci réapparaît sous des guises nouvelles, qui vont de lostentation histrionique à des encodages autobiographiques, en passant par toutes les formes de lhybridation, de la traduction, de la transposition ou de la conversion. Mille et une manières non spécifiquement religieuses de judaïser se trahissent dans des textes de Kafka, Walter Benjamin, Joseph Roth, Georges Perec ou Patrick Modiano. Lexpression de « néo-marranisme4 » – qui donne son titre à cette section – traduit un changement de régime historique, puisquelle ne désigne plus tant la préservation dun dangereux secret 13(comme dans le cas des marranes historiques) que la libre affiliation à une tradition imaginée, ou lune des expressions possibles dune quête de soi déboussolée.

Mise en scène du « Juif charnel » dans une Europe chrétienne en voie de sécularisation, réévaluation de lhéritage spirituel et éthique du judaïsme sous la poussée agonistique de lanti-humanisme moderne, réinscriptions subjectives de la judéité dans lécriture par des écrivains en rupture de ban : tels sont les trois moments que se propose ce travail.

1 Sylvie Bernay, LÉglise de France face à la persécution des juifs : 1940-1944, CNRS Éditions, 2012, p. 93.

2 Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Albin Michel, Paris, 1963, rééd. Le Livre de poche, p. 78.

3 Goethe, Faust I. « Was du ererbt von deinen Vätern hast, / erwirb es, um es zu besitzen. »

4 Le terme de « néo-marranisme » nest pas de notre invention. Edgar Morin est sans doute celui qui en a fait lusage le plus copieux ces dernières années (par exemple dans Le Monde moderne et la question juive, Seuil, 2002, Mes démons, Stock, 1994…), en lui donnant il est vrai une acception encore plus extensive. Edgar Morin sapplique à lui-même le terme de « judéo-gentil ». Nous nignorons pas non plus ce que peut avoir dirritant, aux yeux dhistoriens du marranisme, lusage laxiste de ce terme de « marrane », devenu « concept à tout faire » dans lessayisme contemporain (Henry Méchoulan, « Quelques remarques à propos du marranisme : un concept à tout faire », in Ethnopsychologie, no 13, Le Havre, janvier-mars 1978, p. 83-88). Mais les inconvénients nous ont semblé mineurs au regard de ce queût représenté lemploi dun néologisme.