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Classiques Garnier

Introduction La Boétie, actualité historique et mouvement

  • Publication type: Book chapter
  • Book: De manuscrit en bibliothèque. Actualité historique et mouvement chez La Boétie
  • Pages: 13 to 16
  • Collection: Studies on Montaigne, n° 72
  • Series: La Boétie : études et textes, n° 2
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406160502
  • ISBN: 978-2-406-16050-2
  • ISSN: 1775-349X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16050-2.p.0013
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 03-20-2024
  • Language: French
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INTRODUCTION

La Boétie, actualité historique et mouvement

Mais ne connaît-on pas déjà lactualité de La Boétie au sens historique du terme ? Nest-elle pas Le Reveille-matin des Francois, ou les suites du massacre de la Saint-Barthélemy, ou Montaigne qui vole au secours de son ami dans le chapitre i, 28 de ses Essais et qui défend sa mémoire en le dissociant de « ceux qui cherchent à troubler et changer lestat de nostre police » (VS, p. 194) ?

Le présent ouvrage prend le contre-pied de ces présupposés. Une de ses prémisses est quil existe un La Boétie sinon totalement inconnu aujourdhui, du moins mal connu mais dont linfluence était pourtant fondamentale dans une large gamme de disciplines au xvie siècle. À la première modernité française, il y a un La Boétie qui a sa place dans la pensée constitutionnelle (chapitres vii et viii ici), dans la question de la parole libre et du vivre en liberté liée à une classe sociale et professionnelle (chapitres ix et x), dans lexploitation de la philosophie « économique » et politique de Xénophon (chapitres v et xii) et dans le courant de la philologie humaniste (chapitre iv). Les exemples de l« illustration » de la langue française que nous évoquerons dans les chapitres v et xvi feront la part belle à un La Boétie sensible au progrès du vernaculaire et contribuant à son enrichissement. Lactualité de lécrivain sarladais est pensée ici en termes de son devenir historique plutôt quen termes du présentisme dun concept dont la richesse nest heureusement pas près dêtre épuisée au xxie siècle.

Notre approche sinspire en partie de celle de Quentin Skinner, historien des idées britannique, pour qui le principe « voir les choses comme eux1 » implique de cerner non seulement les enjeux dun texte tels que les aurait compris un public historique, mais aussi la nature et la valeur 14de lintervention de ce même texte dans les débats de son époque. Si ce premier critère vise à éviter tout anachronisme dans linterprétation, le second met en valeur le statut de la parole en tant quacte de langage ; le texte est pourvu dune intentionnalité langagière qui cherche à se réaliser dans la sphère publique et le sens de lœuvre provient de lusage qui en est fait. Dans le cas de La Boétie, la situation est compliquée du fait que La Servitude volontaire apparaissait, comme nous le savons, dans des contextes qui ne correspondaient pas à son intentionnalité dorigine et que son auteur ne pouvait pas connaître. Les divergences de compréhension et dusage qua entraînées cette situation sont illustrées dans les chapitres vi-viii et xi, et la section « Traductions » est implicitement lexpression dun écart analogue, entre La Boétie traducteur et La Boétie traduit. En ce sens, il faudrait sans doute parler moins de lactualité historique de notre auteur que de ses actualités, tant elles sont multiples dans la première modernité française et européenne. Les thèmes énoncés par chacune de nos sections en sont le signe.

Dans lexécution de notre tâche, nous avons, dans la mesure du possible, fait abstraction de linfluence de Montaigne2. Non que cette influence ait nécessairement été néfaste ; seulement, elle a créé un certain mythe de La Boétie en infléchissant linterprétation du Sarladais et de son œuvre vers la célébration de lamitié et la commémoration du défunt. Si lamitié a certes une présence bien solide dans notre ouvrage (chapitres xi-xiii), elle nest pas notre préoccupation prioritaire et elle est conçue comme un phénomène autant public que privé. Montaigne ne sera donc pas un sujet tabou pour nous, mais, dans les chapitres où il est convoqué (notamment iii, v, ix, xi-xii),nous nous attacherons à tracer le cheminement intellectuel allant de La Boétie à Montaigne en privilégiant la dette que le Bordelais doit au Sarladais, en imaginant comment Montaigne prolonge, développe ou modifie le legs de son collègue parlementaire.

Cette trajectoire reliant La Boétie et Montaigne annonce déjà une deuxième idée, élaborée parallèlement à celle de lactualité : le mouvement. En 2019, nous avons été le co-auteur et coéditeur de La Première Circulation de la « Servitude volontaire » en France et au-delà. Nous y 15renverrons souvent au cours des pages à suivre. Ce volume enquêtait sur la notion de circulation – la circulation et non pas la transmission, processus proprement codicologique qui fait le tri des manuscrits, sélectionne le meilleur et veille à sa conservation au fil du temps en affirmant une hiérarchie des manuscrits (tous ne sont pas égaux ou pareils) et en subordonnant les uns aux autres. Sagissant surtout des manuscrits de La Boétie, la circulation ne relève pas dune science ni dun formalisme ; fluide, souple, elle est faite dépisodes individuels. Lidée centrale de la circulation a ses compléments dans ce que nous appellerons dans notre premier chapitre le nomadisme, la mouvance et la variance, variétés dun mouvement plus libre, moins réglé, et qui génère, à chaque occasion un renouveau, une vitalité. Creusant ce même sillon, les chapitres ii-iv de notre ouvrage seront consacrés à trois découvertes que nous avons faites, un manuscrit, un poème et un livre ; toutes seront emblématiques de la disparité des formes et de la diversité des localisations (la France, lAngleterre) que connaîtra lauteur sarladais dans son cheminement européen ; la Savoie et lAllemagne (chapitres xvii et xviii) sont dautres exemples de ce cheminement. Limage du nomadisme réapparaîtra dans les chapitres xi et xvi, tandis que dans les chapitres v et vi, le mouvement prendra la forme de la traduction, vers le français ou vers le latin.

Notre livre se présente comme une série détudes organisées par thème plutôt que comme une monographie. Ce format est un choix exprès. Il souligne combien aucun exposé définitif de lœuvre de La Boétie ne peut être avancé tant que les découvertes affluent et transforment notre compréhension de son rôle et de sa valeur. Lintention de la gamme intellectuelle que nous avons construite, allant des manuscrits aux bibliothèques, est plutôt de donner une vue prismatique de notre auteur, perçu comme un objet saturé de sens. Chaque partie déclinera un aspect de La Boétie ou de son traité de La Servitude volontaire et composera lun de leurs « visages ». En dépit de cette répartition en sections, ces différents « visages » « se regardent [] dune veuë oblique » (VS, p. 994) et nous avons volontairement resserré les liens, par rappel ou par anticipation, entre les différents thèmes rencontrés lors de nos analyses. Dans un même souci de continuité, on constatera au fil des chapitres la récurrence de certaines figures tutélaires, Érasme et Cicéron, en tant quinfluences déterminantes sur la pensée de La Boétie ; Simon Goulart et la part quil a prise dans la fortune de notre Sarladais, outre 16son rôle déditeur scientifique des Memoires de lestat de France ; et la contribution capitale de lecteurs étrangers (lAnglais Daniel Rogers, le Savoyard Jehan Piochet) à la conservation de textes de La Boétie.

Cet ouvrage naspire pas à lexhaustivité. Il espère, plus simplement, contribuer à faire découvrir ou redécouvrir certains domaines clés de son auteur et de son traité le plus célèbre au prisme de lactualité historique et du mouvement textuel, géographique, ou autre.

1 Quentin Skinner, Visions politiques, trad. Christophe Hamel, Genève, Droz, 2018, t. I, « Sur la méthode », p. 1-9.

2 Anne-Marie Cocula nous a devancé dans cette initiative. Voir Étienne de La Boétie, Bordeaux, Éditions Sud-Ouest, 1995 et notamment Étienne de La Boétie et le destin du « Discours de la servitude volontaire », Paris, Classiques Garnier, 2018.