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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : De la poétologie comparative
  • Auteur : Usher (Phillip John)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Théorie de la littérature, n° 16
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782406066279
  • ISBN : 978-2-406-06627-9
  • ISSN : 2261-5717
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06627-9.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/04/2017
  • Langue : Français
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PRÉFACE

« Le présent livre est en quelque sorte un Leiris fantôme », écrivait Michel Beaujour à propos de son Jeu de Rabelais paru en 19691. Sans doute pourrait-on en dire autant de cette Poétologie comparative qui paraît à titre posthume. Ce dernier ouvrage de Michel Beaujour, à la fois riche mais épuré, propose une réflexion de fond sur la création verbale quand celle-ci devient (mais le devient-elle ?) « art », « littéraire » dans une société donnée. À lire ce livre, on a limpression que son auteur – reconnu aux États-Unis comme lun des plus grands seiziémistes de sa génération et qui dit, pour le présent ouvrage, être « totalement tributaire des spécialistes de diverses cultures » – partit, comme Leiris déçu par le surréalisme, chercher ailleurs des objets différents, nouveaux, pour mieux réfléchir à lessentiel tout en évitant labstraction pure qui consisterait à ne plus voir les êtres humains qui produisent des objets et qui leur donnent sens.

La question originaire que lauteur soulève dans ce voyage ethnopoétique prit une première forme dans ses Miroirs dencre, livre paru en 19802. Partant de la distinction entre lautobiographie (un récit continu – ou du moins qui se veut tel) et lautoportrait (un assemblage déléments divers, genre pratiqué justement par Leiris mais aussi par saint Augustin et Montaigne), Beaujour y démontre la possible coexistence, voire la nécessaire complémentarité, de la rhétorique et de lindividualité. Nest-ce pas, au fond, cette même problématique qui revient dans la présente réflexion sur la difficulté de savoir si lon peut « trouver des poétiques dans les sociétés sans écriture » ? Cest-à-dire que le problème nest pas de savoir si ces sociétés peuvent produire des poétiques, mais de se demander en quoi la question même de la poétique, qui depuis Aristote semble aller de soi dans le monde soi-disant 8« occidental », a toujours un sens dès que cette pensée structurante, sœur de la rhétorique, part ailleurs non pour mesurer dautres paroles, dautres parleurs, mais pour se mesurer à eux.

Pour « approcher » – comme disent les anglophones – ce livre, on peut sarmer de deux objets qui se trouvaient peut-être sur la table de travail de son auteur.

Primo, revenant au xvie siècle auquel Michel Beaujour consacra des études majeures, relisons la fin du chapitre « Des Cannibales » de Montaigne. On se souvient que dans ce chapitre Montaigne – loin didéaliser les habitants du Nouveau Monde pour en faire, simplement, bêtement, les premiers « bon sauvages », comme certains sobstinent à le dire – modifie en permanence le sens des mots barbare/sauvage et art/nature3. Si au début du chapitre lessayiste écrit que les Tupinamba « sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts4 », dans les dernières pages il sefforce de montrer a contrario que les Tupinamba seraient non pas du côté de la nature, mais du côté de lart. Pour ce faire, il cite une de leurs chansons damour : « Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, afin que ma sœur tire sur le patron de ta peinture la façon et louvrage dun riche cordon que je puisse donner à mamie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens5 ». Pour entériner son propos, Montaigne commente ainsi le refrain de la chanson des Tupinamba : « [] jay assez de commerce avec la poësie pour juger cecy, que non seulement il ny a rien de barbarie en cette imagination, mais quelle est tout à fait Anacreontique » ; « Leur langage, au demeurant, cest un doux langage et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques6 ». Pour dire quelque chose à propos de cette chanson, Montaigne doit recourir à la comparaison avec la poésie grecque et notamment avec celle dAnacréon, souvent lue, traduite et imitée à la Renaissance7. Citée ainsi, en traduction française, la chanson peut perdre 9de sa qualité de chanson venue dailleurs. Et pourtant, précisément, dans la première édition des Essais (1580), Montaigne concluait ainsi : « Leur lâgage [] cest le plus dous langage du monde, & qui a le son le plus agreable a loreille8 ». À savoir quil insistait justement sur le son, non sur le sens des mots. À quoi sintéresse-t-on ici ? À une chanson ? À des paroles ? À de la poésie ? À la poétique ? Peut-être la Poétologie compative de Michel Beaujour trouve-t-elle son origine dans le souvenir de cette difficulté à laquelle dut faire face Montaigne lorsquil essayait de parler des « bruits » dAmérique ?

Secundo, pour mieux partir, pour se défaire de nos habitudes découte, prenons et écoutons un CD réalisé par lethnomusicologue Steven Feld. Le geste simpose puisque le livre Sound and Sentiment de ce dernier, souvent discuté dans cette Poétologie, marqua de façon durable la pensée de Beaujour. Cest justement au lendemain de la deuxième réédition, en 1990, de Sound and Sentiment que Feld repartit passer trois mois en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour y enregistrer les sons du peuple bosavi, et donner à entendre, comme lécrit Feld lui-même, « lécologie profonde de la forêt tropicale et la vie musicale quotidienne de ses habitants9 ». Dans ces enregistrements, dont la forme définitive doit beaucoup à lintervention de Mickey Hart, le célèbre batteur des Grateful Dead, se mêlent bruits dinsectes et chants doiseaux. Sy confondent aussi sifflements indistincts, chants de femmes préparant la sago (un féculent), rires denfants, bruits de pas, etc. Sy entend aussi une guimbarde, cet instrument qui consiste en une lamelle que le musicien fait vibrer avec un doigt, en utilisant la bouche comme cavité de résonance. Ou plutôt, pendant les cinq minutes de la cinquième piste, on ne sait plus dire si lon écoute un instrument de musique, une bouche humaine qui lui est essentielle, les bruits de la forêt présents en arrière-fond, ou tous ces éléments à la fois. Où sarrête le bruit ? Où commence la musique ? Où, la poésie ? Où, la poétique ? Doù la méfiance de Michel Beaujour non seulement vis-à-vis de la Poétique dAristote mais aussi à légard de la monographie de Feld. Écouter, lire, poser des questions, refuser les réponses toutes faites, telle est justement la méthode quemploie Michel Beaujour dans ce livre.

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Même si Michel Beaujour affirme que la « poétologie comparative se situe à un autre niveau et dans une autre perspective que les tenants de la world literature », on peut difficilement nier que la présente réflexion, qui nous emmène dans un voyage chez les Dogon et à la rencontre des poétologies kaluli, hellénique, chinoise, arabe, yéménite, rejoint une série de questionnements dactualité. Comment parler de « littérature mondiale », de « Weltliteratur », de « littérature-monde » ou de « littérature globale », en France, aux États-Unis, ou ailleurs, sans se demander, non pas avant mais en même temps, ce quest la littérature et, également en même temps, la poétique ? Cette Poétologie comparative – langlicisme de ladjectif est voulu par notre auteur – apporte justement à cette réflexion en cours sur la « globalisation » ou « mondialisation » de la littérature une invitation à tenir compte des sound studies10 et du « tournant acoustique » (the acoustic turn11), à ne jamais oublier que – avant de parler didées – on a affaire à des bruits, à des sons, à des sensations auditives dont le sens nous échappe.

Jécris cette préface au sixième étage dun immeuble à Manhattan, là où se trouve le Department of French où Michel Beaujour enseigna pendant plusieurs décennies. Un grand nombre de ses livres, que Liz, son épouse, a légués au Département, sont à quelques mètres de moi. Et si je peux écrire ces quelques pages, cest en partie grâce à Michel Beaujour lui-même : jai lu ses Miroirs dencre voilà bientôt vingt-et-un ans, dans le cadre dun cours sur Montaigne à lUniversité de Londres. Sans ce livre, je naurais peut-être pas rédigé une thèse de premier cycle sur « Montaigne et la médecine », je naurais peut-être pas fait des études doctorales, et je ne serais sans doute pas ici en train de taper des lignes en écoutant les Voix de la forêt tropicale.

Phillip John Usher,
New York University

1 Michel Beaujour, Le Jeu de Rabelais, Paris, LHerne, 1969, p. 65. Voir aussi la nouvelle édition (Paris, LHerne, 2014) avec une préface de Tom Conley.

2 Michel Beaujour, Miroirs dencre. Rhétorique de lautoportrait, Paris, Le Seuil, 1980.

3 Pour cette lecture du chapitre, se rapporter à Edwin M. Duval, « Lessons of the New World : Design and Meaning in Montaignes “Des Cannibales” (I/31) and “Des coches” (III/6) », in : Yale French Studies 64, 1983, p. 95-112.

4 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1965 [2004]), I/31, p. 205.

5 Id., p. 213.

6 Ibid.

7 Voir surtout John OBrien, Anacreon redivivus. A Study of Anacreontic Translations in Mid-Sixteenth Century France, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1995.

8 Voir Phillip John Usher, « Oicoe-gatou : laltérité linguistique chez Breydenbach et Léry », in : LEsprit créateur 48/1, Printemps 2008, p. 5-17 (ici p. 15).

9 Steven Feld, « Introduction to the Third Edition », p. xiii, in : Steven Feld, Sound and Sentiment. Birds, Weeping, Poetics, and Song in Kaluli Expression, Durham et Londres, Duke University Press, 2012.

10 Voir notamment Jonathan Sterne (dir.), The Sound Studies Reader, Londres, Routledge, 2012.

11 Steven Feld, Sound and Sentiment, op. cit., p. xxiii-xxvi.