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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : De la poétologie comparative
  • Auteurs : Beaujour (Michel), Beaujour (Elizabeth)
  • Pages : 11 à 15
  • Collection : Théorie de la littérature, n° 16
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782406066279
  • ISBN : 978-2-406-06627-9
  • ISSN : 2261-5717
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06627-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/04/2017
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

II y a longtemps que je me suis tellement avisé de limpossibilité du présent livre que celui-ci a sérieusement risqué de rester en carafe. Impossibilité pratique, mais surtout impossibilité théorique, épistémologique : Ponge nous avait avertis : Lon ne peut sortir de larbre par des moyens darbre. Peut-être aurait-il été plus sage de compiler une ou deux anthologies rassemblant dune part des « arts poétiques » formulés dans des cultures non occidentales (il en existe déjà dans lOccident) et dautre part des travaux de spécialistes analysant, du point de vue occidental, des « poétiques » exotiques1.

Lhétérogénéité de lensemble serait, me semble-t-il, saisissante au point quen labsence dun commentaire analytique visant à mettre en lumière les présupposés et limplicite des diverses sortes de textes, on peut douter de lutilité dune telle compilation. Cest, en quelque sorte, un tel commentaire portant sur un échantillonnage de deux sortes de documents, dont jai tenté de procurer ici les premiers éléments. Pourtant, au cours de la rédaction du présent livre je me suis constamment heurté à des difficultés terminologiques si fondamentales et si complexes que je suis tenté de les croire insurmontables puisque les synonymes et les périphrases auxquelles je me suis acculé ne faisaient que déplacer les problèmes. Si, en effet, les diverses langues de lOccident disposent, en recourant principalement au grec et au latin, dun vocabulaire commun ou du moins mutuellement intelligible qui nous permet de traiter tant bien que mal de théorie littéraire, ou poétique, et si dautres cultures ont également élaboré des terminologies correspondant à leur propres conceptions des arts verbaux, il apparaît vite que ces diverses conceptions, et les diverses terminologies, diffèrent tellement les unes des autres et de la nôtre, ou des nôtres, quen parler en français est une gageure.

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En fin de compte, les difficultés que jai rencontrées en écrivant ce livre relèvent plutôt du comment dire que du quoidire. De telles difficultés sont familières à tous les chercheurs qui étudient les cultures distantes dans lespace ou dans le temps. En effet, il sagit alors de décrire et danalyser des pratiques culturelles, indissociables de pratiques linguistiques éloignées de celles du chercheur et de son public. Ces difficultés incontournables doivent cependant se surmonter. Labondance de notre littérature ethnographique et historique montre à lévidence que des milliers de chercheurs, souvent fidèles aux traditions élaborées au sein de leurs disciplines respectives, y sont parvenus, nonobstant dendémiques querelles décole et mises en question épistémologiques. Il faut donc préciser que le succès scientifique – avoir persuadé un public professionnel de la validité et de lintérêt des descriptions et interprétations proposées dans louvrage – dépend en ce domaine du contexte idéologique, des traditions professionnelles et souvent nationales régissant la discipline. La validation de telle interprétation ethnographique ou historique tient forcement compte, même si elle le fait tacitement (ce qui signifie que la solution adoptée par lauteur passe aux yeux de ses lecteurs pour « évidente » ou « valable »), de la traduction, dans tous les sens du terme ; ces traductions pouvant dailleurs rester délibérément partielles, certains termes étant conservés dans la langue originale pour bien marquer quils sont, et doivent paraître, « intraduisibles », cest-à-dire trop profondément impliqués dans un contexte culturel exotique pour quon en propose un équivalent occidental ancien (grec, latin) ou moderne (allemand ou français, par exemple).

On conçoit que ce problème du comment dire varie considérablement dune science humaine à lautre, lhistorien de la culture hellénique (latin, hébraïque, voire chinoise) ancienne peut légitimement présumer que ses destinataires privilégiés – ceux qui sont susceptibles de valider ou de contester son travail – « connaissent » la langue en question. En revanche, il serait absurde dexiger du destinataire dune étude comparative une connaissance approfondie des quatre langues citées plus haut. Lethnographe, amené à étudier un terrain qui héberge une société de quelque deux mille cinq cents personnes dont la langue est pratiquement inconnue de tous les Occidentaux, y compris de ses collègues anthropologues, se trouve dans une situation linguistique bien différente, qui peut présenter lavantage professionnel, sinon scientifique, 13de limprobabilité dune contestation sur le plan linguistique. Toute recherche comparative portant sur des cultures dont la langue nest connue que des enquêteurs sur le terrain ne fait que multiplier les difficultés linguistiques, et les risques dapproximations invérifiables.

Cet état de fait a eu pour moi deux conséquences principales, renforcées par mon ignorance de la plupart des langues dont la connaissance, dans un monde idéal, aurait été indispensable à mon travail : la première est que jai été totalement tributaire des spécialités de diverses cultures dont il est question ici sous langle de la poétologie ; la seconde, non moins cruciale, est la nécessité où je me suis trouvé dimposer une épochè au lexique poétologique français avec lequel nous traitons, tant bien que mal, de poétique, de « théorie littéraire » ou « desthétique littéraire », puisque chacun des termes communément utilisés par les théoriciens, les critiques et les écrivains occidentaux eux-mêmes pour parler de la « littérature », renvoie à un ensemble de notions dont, en dépit dune tendance chronique à postuler leur universalité et à leur conférer le statut de « concepts », on montrera sans peine quils sont particuliers à notre culture et à son développement historique individuel et souvent bien récent. Bien entendu, il en irait de même si nous écrivions dans une autre langue européenne. Il faut dailleurs noter quà notre connaissance toutes les tentatives de comparaison entre des poétiques occidentales et des poétiques non occidentales ont eu recours à une langue européenne telle que langlais, le français, lallemand ou le russe, ce qui a pour effet immédiat de conférer à cette langue, qui véhicule nécessairement dans sa terminologie technique la tradition occidentale et ses présupposés, un statut exorbitant. Que lauteur dune telle comparaison soit occidental ou non, peu importe, pas plus que le feraient déventuelles expressions dhumeur envers limpérialisme culturel occidental. Cest le fait même décrire en français ou en russe, cest le fait de traduire ou dexpliciter en anglais le système symbolique ou mythico-rituel chinois, arabe ou dogon qui place cette langue occidentale et ses présupposés en position dinterprétant.

Par ailleurs, le comparatisme militant – celui dÉtiemble par exemple – néglige, me semble-t-il, de déclarer que la « raison » est toujours forcément occidentale puisquelle fait usage de concepts élaborés en Occident, ne serait-ce que pour assurer lintelligibilité de la démarche comparatiste, cest-à-dire pour formuler et communiquer la connaissance parmi un 14public constitué en majorité de non-spécialistes de telle ou telle culture exotique.

Les mots littérature, poésie, théâtre, scénario, dialogue sutilisent fréquemment (beaucoup plus quéloquence ou belles lettres en tout cas), et à juste titre, pour désigner une vaste archive et des pratiques artistiques, voire une institution dont tout un chacun se flatte de connaître les traits généraux, la gloire passée et le déclin actuel ; on observe même une extension de la référence de ces mots à des domaines auxquels on aurait naguère contesté (en Occident) quils fussent dignes dêtre nommés ainsi : on parle couramment désormais de littérature orale et de poésie orale, à propos de « textes » recueillis parmi les peuples sans écriture, ou du moins partiellement lettrés. Cest dailleurs la reconnaissance du caractère littéraire ou poétique de pratiques artistiques verbales exotiques qui suscite et justifie les enquêtes des ethnopoéticiens comme dailleurs la constitution dune poétique comparée.

Michel Beaujour

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Cet ouvrage est publié à titre posthume. Michel Beaujour avait entrepris ce travail d ethnopoétique comparative il y a presque trente ans. Après l avoir laissé « en carafe » (pour reprendre son expression) pendant quelques années, il le reprit douze ans avant son décès, mais dut l abandonner quand sa santé commença à décliner.

La rédaction de l ouvrage était toutefois bien avancée. Deux articles en anglais étaient déjà traduits en français. Des textes dactylographiés analysant diverses poétiques et poétologies étaient utilisables en l état.

L avant-propos ci-dessus et plusieurs autres textes abordant différents problèmes méthodologiques soulevés par l étude de la poétique de langues parlées par des sociétés sans écriture étaient quant à eux à l état de brouillons manuscrits.

Ces manuscrits, une fois retranscrits, ainsi que les deux articles traduits de l anglais ont été remaniés, en ce sens que des passages ont été déplacés, d autres supprimés. Les textes ainsi réorganisés sont maintenant répartis entre l introduction et le chapitre  i . « Poétiques » et « littérature orale » de la première partie. Le chapitre  ii . « L ethnopoétique et la méconnaissance des “arts poétiques” des sociétés sans écriture », est la reproduction de l article publié dans LHomme en 1989, sous le titre plus complet de « “Ils ne savent pas ce quils font” : Lethnopoétique et la méconnaissance des “arts poétiques” des sociétés sans écriture ».

Tous les chapitres de la deuxième partie sont reproduits dans leur intégralité.

Enfin, bien qu il soit quelque peu hors sujet, il nous a paru intéressant d inclure en Appendice le texte manuscrit sur les « Limites de la Poétique occidentale 2  ».

Nous espérons que malgré les nombreux remaniements qu il a fallu apporter à l ouvrage pour lui donner sa forme finale, nous aurons réussi à lui garder une cohérence que n aurait pas désapprouvée Michel Beaujour.

Lise Landeau et Françoise Péeters ont effectué la difficile retranscription des brouillons manuscrits. Julie Marion Sage a fait l excellente traduction en français de deux longs documents amplement repris dans l introduction et la première partie. Françoise Péeters m a assistée dans la restructuration et la mise en forme de l ensemble de l ouvrage, et a complété les références bibliographiques.

Que toutes soient remerciées pour leur collaboration.

Elizabeth Klosty Beaujour

1 Il existe au moins un tel ouvrage qui présente un commentaire occidental de textes poétologiques chinois donnés dans loriginal et en traduction : Stephen Owen, Readings in Chinese Literary Thought, Council on East Asian Studies, Harvard University Press, 1992.

2 Faute davoir les ouvrages sous la main, il na pas toujours été possible de compléter le numéro de page manquant dans certaines références.