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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : De l’Égypte à la fiction. Récits arabes et européens du xxe siècle
  • Pages : 11 à 15
  • Collection : Littérature, histoire, politique, n° 10
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812417122
  • ISBN : 978-2-8124-1712-2
  • ISSN : 2261-5903
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1712-2.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/08/2014
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS



La thèse qui est à l'origine de ce livre fut achevée au début de l'automne 2006. Nagîb Mahfûz, le colosse du roman égyptien, venait de mourir et quelques jours plus tôt, comme je le rappelle dans l'introduction, Ramsès II avait lui aussi quitté le centre-ville du Caire. Ces deux événements presque contemporains m'apparurent alors hautement symboliques, mais i1 était trop tard pour consacrer plusieurs pages à expliquer quel intérêt pouvait susciter leur rapprochement, car il faut savoir terminer une thèse.
C'est en terme d'appropriation et de réappropriation de l'Égypte que se donnait à lire le lien entre ces épisodes  :d'un côté, la mort d'un écrivain dont l'ceuvre gigantesque va de la célébration du héros de la première révolution égyptienne, Sa`âd Zaghlûl, aux Rêver de convale.rcence~ d'un vieil- lard du Caire à l'aube du troisième millénaire ; de l'autre, le déplacement d'une célèbre statue que l'on voulait dorénavant traiter dignement, en lui donnant une place dans le futur Grand Musée égyptien sur le site des pyramides de Gizeh. Cette idée d'appropriation est un fil conducteur évident des recherches qui m'ont conduite à ce livre et de la manière même dont ses chapitres sont agencés ;elle permet aussi d'en comprendre les bornes chronologiques ainsi que le corpus choisi. Car la littérature dont i1 est question ici est pleinement ancrée dans l'époque des réap- propriations, depuis la révolution nationaliste de 1919 contre l'occupant anglaisa à la vague de manifestations de 1977 contre un président qui vendait l'Égypte à l'Occident4, en même temps qu'elle pose sans cesse
1 Sur le transfert de la statue de Ramsès II et le contexte de cet épisode, voir p. 17.
2 N. Mahfûz, Ahlâm fatrat al-nagâha, Le Caire, Dar al-shurûq, 2003 (Rêves de convalescence, trad. A. Youssef et R. El-Kareh, Éditions du Rocher, 2004) fut un des derniers recueils publiés par Pécrivain de son vivant.
3 Le chef de cette révolution était le nationaliste Sââd Zaghlûl, fondateur du parti Wafd.
4 Il s'agit des manifestations de janvier 1977 contre la politique d'ouverture économique (infitâh) menée par le président Sadate à partir du milieu des années 1970; voir aussi p. 203-206 et 296-299.
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la question de l'appartenance. Àqui appartient PÉgypte ? Qui appartient à l'Égypte ? Le passage fréquent d'une question à l'autre rend visible la manière dont certaines interrogations et certains conflits se déplacent entre le champ politique et le champ littéraire, et l'intérêt qu'ont porté ces écrivains à ces déplacements  :rappelons-nous le sentiment de « honte et de déchirure  » exprimé par Butor après la «  trahisons  »française de Suez en 1956 et, de façon plus générale et plus ancienne, l'embarras que suscite chez lui ce qu'il nomme « l'infiltration européenne » en Égypte ; pensons à la manière toute poétique avec laquelle les personnages de Durrell disent leur possessivité à l'égard d'Alexandrie et revendiquent leur appartenance à la ville ;songeons aussi au procès politique qui sera fait à certaine littérature occidentale sur l'Égypte.
Quelques années après la fin de ce travail, voilà que la place Tahrîr grondait et que la même question ressurgissait lorsque le peuple égyptien, et en particulier une génération qui n'avait jamais connu d'autre règne, chassait un président qui avait pillé l'Égypte et à nouveau dépossédé ses habitants3. Après des siècles d'invasions étrangères, la reconquête de l'Égypte par son peuple, promesse du nassérisme, avait semblé de bien courte durée  ! Mais là, sous nos yeux, en quelques semaines, l'Égypte avait « défai[t] l'apparemment permanent » —pour emprunter à Michaux l'éclairante formule que lui inspira la transformation de l'Asie4. Ces propos, comme toute sa « préface nouvelle » à Un barbare en Asie, texte écrit par Michaux plus de quarante ans après la parution du livre, peuvent d'ailleurs nous aider à comprendre les différentes étapes de la transformation de l'Égypte et, a fortiori, leur perception par un regard irréductiblement étranger. Notre « illusion de démystifier  » et notre certitude « d'avoir tout ce qu'il faut pour comprendre  », enfin ce « mea culpa [...] de n'avoir pas senti ce qui était en gestations  »  :ces termes me semblent exprimer de manière limpide les sentiments et croyances qu'a pu susciter le passage de l'Égypte du roi Farouk à celle de Nasser, ou, au début du siècle suivant, la soudaine révolte d'un pays qui semblait
1 Michel Butor, Égypte dans Le Génie du lieu, Paris, Grasset, 1958, coll. « Les Cahiers rouges  » , p. 109.
2 Ibid., p. 189.
3 Le président Moubarak a démissionné et quitté la capitale égyptienne le 11 février 2011, trois semaines après le premier soulèvement.
4 Henri Michaux, Un barbare en Asie, Gallimard, 1933, nouvelle préface de 1967, p. 12.
5 Ibid., p. 12-13.
13 installé dans l'atemporalité d'une oppression devenue légendaire et presque proverbiale. Cet « apparemment permanent  »que, pour ma part, j'avais connu au cours des années 1999-2003 où j'avais vécu au Caire, était défait en quelques jours, devant la face toute étonnée du monde.
Aujourd'hui, plus de deux années ont passé depuis le soulèvement désormais connu sous le nom de « Révolution de 2011  » et désormais pris et compris dans la dynamique globale d'un « Printemps arabe  »qui n'avait pas encore eu le temps d'exister. Alors que les élections présiden- tielles, comme le drame de Port-Saïd, appartiennent déjà à l'histoire de cette nouvelle Égypte; alors que cette révolution a déjà sa place dans la mémoire collective et dans les oeuvres qui la transmettent — on pense aux Chroniques de la Révolution égyptienne d"Ala' Al-Aswânî ou au film Tahrir, place de la Libération de Stefano Savona sorti en 2012,1'«  apparemment permanent  » de la révolution égyptienne ne cesse de se défaire jour après jour, au point qu'il me semble écrire ces lignes sur une page mouvante. À chaque nouveau mot, à chaque nouvelle analyse, on serait tenté d'écrire, comme Michaux encore, « il date, ce livre » ou bien « le fossé s'est encore agrandi  ». La page n'est pas seulement mouvante, elle tremble et se couvre de poussière comme les trottoirs du Caire, toute forme de bilan a vite fait d'être périmé, recouvert de nouvelles inscriptions.
ll ne s'agit pas ici de prendre position sur la situation actuelle de l'Égypte, ni même de tenter de l'éclairer. Un grand nombre de textes parus depuis janvier 2011, qu'ils nous viennent d'historiens, d'arabisants, de journalistes ou simplement d'individus familiers de l'Égypte, remplissent ces tâches3.
1 Ibid., p. 11.
2 Au moment où je corrige les épreuves de ce livre, le troisième acte de la révolution a eu lieu en juillet 2013 et l'instabilité de notre interprétation des faits me frappe plus que jamais.
3 Ce nombre augmente chaque jour, et Panalyse évolue, mais on peut mentionner ceux qui suivirent immédiatement la révolution égyptienne  :ainsi R. Jacquemond, «  Le pays des immeubles qui s'effondrent » (Libération du 4 février 2011), A. Gresh, «  Ce que change le réveil arabe » , S. Kawakibi et B. Kodmani, « Les armées, le peuple et les autocrates » (Le Monde diplomatique, mars 2011), ou encore A. Belkaïd, « Après les révolutions, les privatisations  » (Le Monde diplomatique, octobre 2011). Parmi les premiers ouvrages, citons C. Guibal et T. Salaün, L Égypte de Tahrir (Seuil, mai 2011) ou les Chroniques de la révolution égyptienne d'A. al-Aswânî (Actes Sud, novembre 2011). Plusieurs blogs sont à mentionner celui d'I. et Amrani (www.arabistnet), ou encore celui de Sarah Carr (inanities.org). Parmi les articles en ligne les plus récents, voir aussi P. Rizk, « The necessity of revolutionnary violence in Egypt » (www.jadaliyya.com) ou E. Chiti, « Regard européen et "printemps arabe". Le risque d'un déni de révolutions (le cas italien) » (www.limag.refer.org).
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Toutefois, il m'a semblé nécessaire de rappeler quel éclairage cet ouvrage peut apporter à notre compréhension de l'Égypte avant et après 2011. Si le domaine que j'aborde est bien celui de la littérature et non celui de l'histoire politique, j'ai néanmoins été souvent tentée, depuis les événe- ments de 2011, de modifier ça et là mon analyse ou d'y apporter quelque précision nouvelle. L'importance du contexte voire de la trame historique de certains de ces textes aurait pu justifier de tels ajouts. Mais à la fois par économie — la liste des ajouts étant difficile àclore — et par une volonté de laisser mon lecteur libre de juger par lui-même de la continuité entre la transformation de l'Égypte dont il est question dans ces pages et celle qui se poursuit aujourd'hui, j'ai préféré rassembler ici mes remarques.
Ce qui importe d'abord est de comprendre combien les époques dont il est question dans ces récits portent en germe cette révolution de 2011, soit parce qu'elles sont elles-mêmes révolutionnaires (comme celles qu'évoquent le Mahfûz des Récits de notre quartier, ou, de manière bien différente, les textes d'Ungaretti, d'Al-Kharrât et de Butor), soit parce qu'elles ont vu naître différentes expressions d'une amertume postrévolu- tionnaire àlaquelle des écrivains comme Aslân ou Mahfûz tentèrent de donner une forme romanesque. 2011, qui célèbre aussi le centenaire de Mahfûz, s'inscrit dans le prolongement de l'allégresse révolutionnaire qui traverse une partie de son oeuvre mais aussi du désenchantement politique qui imprègne son roman alexandrin, Miramar, ou de la violente rancoeur des dépossédés d'Aslân. Autre pivot central de cet ouvrage, la question d'une réappropriation de l'Égypte, qu'elle se pose sur le plan politique ou sur le plan culturel voire imaginaire, est elle aussi essentielle pour comprendre l'évolution récente du pays et de ses rapports avec le monde occidental. Les textes égyptiens de Limbour, d'Ungaretti, de Butor et de Durrell sont traversés par le sentiment ou l'intuition d'un rapport de force vacillant, sentiment qui va jusqu'à susciter chez certains ce que Butor appellera une « involontaire culpabilité  »  : là encore, leurs récits reflètent à la fois une certaine image del'Égypte à l'époque postcoloniale et des attitudes et regards d'Européens devant ces transformations.
Enfin, ces textes ne cessent de poser la question de notre propre compréhension de ce pays. I :intérêt manifesté par l'ensemble des écrivains abordés ici pour le problème de la connaissance de l'Égypte, et pour la manière dont Égyptiens et non-Égyptiens ont tenté de la déchiffrer, avec
1 M. Butor, op. oit., p. 164.
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son paysage, son histoire et son architecture, fait de leurs textes un outil précieux pour comprendre l'actualité politique. Car l'idée de rupture, si tentante lorsqu'il s'agit de rendre compte d'un soulèvement comme celui de Tahrîr, ne saurait en constituer notre unique lecture. À rebours de l'image d'une Égypte année zéro renvoyée par les médias lors des mois qui suivirent la révolution de 2011, la littérature inscrit les bouleversements actuels dans la continuité des précédentes transformations, en révélant la sourde force, dévoilant aussi la mémoire des lieux —mémoire des révolutions passées, mémoire du réveil arabe. Or cette mémoire portée par les lieux, par les villes, nous la devons à une subjectivité propre au récit. Alors que l'année 2012 fut traversée par le souvenir de deux de ces écrivains — la mort du romancier Ibrâhîm Aslân, le centenaire de la naissance de Lawrence Durrell — l' « esprit du lieu  » si cher à ce dernier semble bien survivre dans leurs textes ;leur regard singulier traverse le temps et témoigne sans cesse de leur lien profond avec l'Égypte. Pour ma part, j'espère que ce livre écrit après plusieurs années passées loin de l'Égypte saura exprimer, à travers ces textes, mon propre attachement à ce pays, à ses habitants et à leur langue.

Version remaniée d'une thèse de doctorat soutenue le 25 novembre 2006 à l'université Paris IV Sorbonne, cet ouvrage doit beaucoup à, jean-Louis Backès, qui restera toujours pour moi un précieux directeur de thèse et dont les conseils et les mots continuent de me guider plusieurs années après ce travail. , je tiens à remercier pour leur temps et leur aide, lors de l'élaboration de cette thèse ou au moment de son complet remaniement, Catherine Perlès, Guillaume Navaud, Houda Ayoub, Bertrand Guest, Adlulrahman Khallouf, Dina Mandour et Lucie Campos. , je tiens à dire toute ma reconnaissance à Vincent Noiray pour son aide et ses encouragements constants dans ce travail de réécriture.


Ève de Dampierre-Noiray, avril 2013
1 L. Durrell, Spirit of Place (1969).