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Classiques Garnier

Avertissement

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : De l’amour
  • Pages : I à XXXIX
  • Réimpression de l’édition de : 1972
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 459
  • Série : Littératures francophones
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782812416453
  • ISBN : 978-2-8124-1645-3
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1645-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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Si Stendhal n'avait pas écrit ce traité de L'Amour (cette physiologie pour employer un mot qui n'avait pas encore libre¬ ment cours en 1822, mais qui allait devenir à la mode et que lui- même devait dans la suite appliquer à son livre), son lecteur d'aujourd'hui s'expliquerait mal une telle absence dans la liste de ses ouvrages. Celui-ci s'imposait à un auteur qui nous a laissé cette confidence, évidemment sincère : « L'amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires et plutôt la seule », — et qui sur sa tombe prescrivit de graver : amô. Dans toutes ses lectures, tous ses voyages sa préoccupation constante était de surprendre comment, sous les différents climats, aimaient ou avaient aimé les hommes. Ses romans faisaient passer les problèmes du cœur avant les comédies de l'ambition et les intrigues de la société. Ces questions qui l'ont agité toute sa vie, son esprit logicien (ou du moins qui se prétendait tel) devait un jour être naturellement amené à se pencher sur elles. Et, si Milan n'avait vu éclore le livre De l'Amour, c'eût été à Civitavecchia, environ le temps où, en tête de la Vie de Henry Brulard, il traçait les noms des femmes qui lui avaient inspiré ce tendre et cruel sentiment, que Stendhal, n'en doutons pas, aurait conduit son ardente méditation. Son expérience avait alors mis à sa disposition asseeç de petits faits vrais pour passer à la théorie. Un stratège, utilisant les loisirs de la paix, disserte ainsi de l'art de la guerre. Ses théories eussent

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acquis à cette époque plus de mûrissement, de sérénité, ses points de vue plus de largeur. Mais à coup sûr cette flamme brûlante qui embrase tant de pages de L'Amour et nous enflamme encore l'imagination, à nous ses lecteurs, eût cédé au feu plus pâle et lucide de la seule intelligence. Et sans doute devons-nous nous réjouir que Stendhal n'ait pu attendre l'heure du recueillement et du calme pour composer son livre à tête reposée. C'est en pleine action, comme le journal fiévreux d'un combattant, qu'il en jeta sur le papier la plus importante part et la meilleure, tandis que son cœur tourmenté battait d'une violence singulière pour une Italienne à qui il s'agissait de peindre la sincérité, la profondeur de sa passion, en même temps que de la lui faire partager. Aussi cette œuvre spontanée peut-elle paraître incomplète, bigarre, mal ordonnée, obscure, tout ce que vous voudrez, mais, comme à son époque disait déjà Duvergier de Hauranne, si au dixième feuillet on ne Ta pas jetée de dépit, on sera surpris en arrivant au bout du mouvement qu'elle aura imprimé à vos pensées. Tant il est difficile de demeurer indifférent devant la nouveauté du ton, la pénétration des aperçus, l'abondance et la fécondité des découvertes. Par surcroît de chance Stendhal, entreprenant de disserter de l'amour, se trouvait dans le seul pays, où, d'après lui, on le peut rencontrer à l'état de nature. Les Italiens à ses yeux étant le seul peuple exempt d'affectation, tandis qu'il accusait les Français d'être apprêtés, vaniteux et ignorants de la « plante nommée amour ». Cette plante exceptionnelle, il lui fut donné à lui de la cultiver et de la décrire aussi parfaitement, parce qu'un beau jour, ayant rencontré un terrain propice, elle s'était implantée d'elle-même et avait cru avec une étrange fougue, dans son propre cœur.

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II Non seulement amoureux comme toujours, mais, qui mieux est, tout particulièrement à cette époque malheureux par amour, Stendhal était aux environs de 1820 dans les conditions requises pour bien sentir et bien analyser la passion dans ce qu'elle présente de plus tyrannique. Il éprouvait le sentiment sans doute le plus sincère et le plus fort de son existence. Un sentiment non payé de retour qui, par cela même, fut singulièrement plus émouvant, plus excitateur de sa pensée et qui lui permit de goûter jusqu'à la lie la jalousie et les humiliations. Il aimait à la folie Mme Mathilde Viscontini qui vivait à Milan séparée de son mari, le général baron Jean Dembowski. Il chérissait tout en elle : sa beauté lombarde, son attitude fière, son orgueil, son goût poétique, son mépris du prosaïsme, son dédain du vulgaire et surtout son âme si noble aux aspirations généreuses, toute tendue vers la délivrance de son pays. Ardente patriote, en relations avec les têtes du parti libéral, elle se vit compromise et, après le départ de Henri Beyle,fut même inquiétée par la police autrichienne. C'est au 4 mars 1818 que Stendhal a constamment fait remon¬ ter le début de son amour pour Mathilde (ou plus exactement pour Mètilde comme il l'a toujours appelée, se plaisant à cette prononciation anglaise de son nom), au cours d'une visite qu'il lui rendit quand elle habitait piasçya delle Galline. Et cet amour il le comparait à une grande phrase musicale qui ne devait totale¬ ment finir que le jour de mai 1824 oit la comtesse Curial se donna à lui. Cet amour ardent et subit, Henri Beyle ne fut pas long à l'ex¬ primer à Métilde. A mots couverts au début bien sûr, et il lui semblait que leurs deux âmes se comprenaient. Une déclaration dut suivre qui brouilla les cartes et dès le 29 mars, se rendant che\1 elle, il en trouva la porte close. Afin de ne pas déplaire davantage

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et de n'être pas exclu du nombre de ses amis, il se montra, par la suite, plus circonspect. Il se sentait toutefois trop ravage pour se taire tout à fait. Le 16 novembre, durant m séjour qu'il faisait à Varèse, il lui écrivit une longue lettre enflammée dont, pour en montrer le ton, j'extrairai ces lignes : « Vous devez être trop assurée de votre pouvoir absolu sur moi pour vous arrêter un instant à la crainte vaine de paraître encourager ma passion en me répondant. Je me connais ; je vous aime pour tout le reste de ma vie ; tout ce que vous ferez ne changera rien à l'idée qui a frappé mon âme, à l'idée que je me suis faite du bonheur d'être aimé de vous et au mépris qu'elle m'a donné pour tous les autres bonheurs ! Enfin j'ai besoin, j'ai soif de vous voir. Je crois que je donnerais le reste de ma vie pour vous parler un quart d'heure des choses les plus indifférentes. Adieu, je vous quitte pour être plus avec vous, pour oser vous parler avec tout l'abandon, avec toute l'énergie de la passion qui me dévore. » Rentré à Milan, toute la fin de l'année, tout le début de 1819, Stendhal est malade d'amour. Il se sent incapable de travailler et même de lire aucun livre. Il est sans cesse porté par des alter¬ nances, fruits de son imagination, de l'espoir au désespoir. Au mois de mai, Métilde quitta Milan pour Volterra où ses deux fils étaient au collège. Son absence devait durer plus d'un mois. Beyle lui écrivit le jour même cette lettre déchirée : « Madame, Ah ! que le temps me semble pesant depuis que vous êtes partie ! Et il n'y a que cinq heures et demie ! Que vais-je faire pendant ces quarante mortelles journées? Dois-je renoncer à tout espoir, partir et me jeter dans les affaires publiques? je crains de ne pas avoir le courage de passer le Mont-Cenis. Non, je ne pourrai jamais consentir à mettre les montagnes entre vous et moi. Puis-je espérer, à force d'amour, de ranimer un cœur qui ne peut être mort pour cette passion? Mais peut-être suis-je ridicule à vos yeux,

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ma timidité et mon silence vous ont ennuyée, et vous regar¬ diez mon arrivée chez vous comme une calamité. Je me déteste moi-même ; si je n'étais pas le dernier des hommes ne devais-je pas avoir une explication décisive hier avant votre départ, et voir clairement à quoi m'en tenir? » Puis il se décida à risquer le tout pour le tout, et, partant clandestinement quelques jours après elle, il arriva à son tour à Volterra le } juin et il sut y demeurer plus d'une semaine pleine. Métilde, on s'en doute, avait été fort contrariée de sa venue. Mais le premier mouvement d'aigreur passé, pour éviter tout scandale, particulièrement aux yeux des hôtes qui la recevaient, elle évita de manifester avec éclat son mécontentement. Elle fit presque bonne mine à cet ami rencontré soi-disant par hasard. Elle feignit d'entrer dans son jeu. Elle l'emmena même voir ses fils. Et Beyle, médiocre psychologue toutes les fois qu'il s'agissait de son intérêt ou de ses aspirations les plus chères, crut au succès de son stratagème; il en fut ivre de joie et transporté d'espérance. Mais, comme il s'attardait, les prévenances cessèrent. Il s'était imaginé au surplus surprendre une intimité suspecte entre Métilde et son hôte et il en avait manifesté la plus odieuse jalousie. Métilde obtint son départ en l'assurant que le sien était proche et qu'elle le reverrait en traversant Florence. Il lui écrivit alors : « Depuis que je vous ai quittée hier soir je sens le besoin d'implorer votre pardon pour les manques de délicatesse et d'égards auxquels une passion funeste a pu m'entraîner depuis huit jours. Mon repentir est sincère, je voudrais, puisque je vous ai déplu, n'être jamais allé à Volterre. » Et le jour où il lui avait adressé ce billet, le n juin, Beyle s'était éloigné de Volterra à quatre heures du matin dans une voiture à deux chevaux après avoir fait la descente à pied « au milieu des bouquets de chèvrefeuille ». Et, par Empoli, il arriva à Florence, le même soir à quatre heures et demie, mort de fatigue. A Florence, il attendit quarante jours une Métilde qui, pour se débarrasser de ses assiduités lui avait fait une promesse qu'elle

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était certainement bien décidée à ne pas tenir. Il dut enfin s'ache¬ miner vers Milan et, en cours de route, une lettre qui l'attendait à Bologne lui apprit que son père venait de mourir à Grenoble. Métilde s'était rendue directement aux eaux de Poretta et c'est sans l'avoir revue que Beyle gagna sa ville natale. Il y demeura un mois et eut la joie inappréciable d'y recevoir un mot de condo¬ léances de celle qu'il ne parvenait à bannir de son cœur. Il l'en remercia par une lettre émue, mais trop franche qu'il terminait par ces mots : « Je finis ma lettre, il m'est impossible de continuer à faire l'indifférent. L'idée de l'amour est ici mon seul bon¬ heur. Je ne sais ce que je deviendrais si je ne passais pas à penser à ce que j'aime le temps des longues discussions avec les gens de loi. Adieu, Madame, soyez heureuse ; je crois que vous ne pouvez l'être qu'en aimant. Soyez heu¬ reuse, même en aimant un autre que moi... » Puis après un nouveau mois à Paris, il se résolut à rentrer à Milan. Il y arriva le 22 octobre et dès le lendemain se rendit che£ Métilde qui le reçut froidement. Bientôt même elle en vint, rouge de colère, à lui reprocher les lettres qu'il avait osé lui écrire. De Volterra sûrement et aussi de Grenoble. Toute la fin de l'année et les mois qui suivirent, Beyle chercha à se distraire. En vain. Sa pensée revenait obstinément à Métilde et au jour où il lui serait permis de la revoir : « C'est un amour, notait-il, qui ne vit que d'imagination. » Redoutant la médi¬ sance, Métilde n'avait pas voulu afficher une brouillerie complète qui eût été remarquée et mal interprétée, mais elle avait désormais limité les visites de cet adorateur trop compromettant à une seule par quinzaine. Aussi ne verrons-nous plus Beyle qu'en posture de solliciteur pour faire tolérer quatre visites par mois au lieu de deux. Il ne put jamais l'obtenir. Puisque Métilde avait interdit la moindre allusion à un amour qu'elle dédaignait, Beyle ne savait guère à quel saint se vouer quand, au début de novembre, il se résolut à peindre leurs situations

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respectives et ses propres sentiments dans un roman composé uniquement pour elle et qui ne devait être lu que par elle. Il songe à l'avance aux mots qu'il faudra dire à cette amie ombrageuse en lui remettant cette œuvre qu'il n'a pas encore commencée : « i° Qu'on n'en a pas gardé de copie, z° qu'on a masqué un sentiment qu'on ne se permet plus même d'indiquer, 3° qu'on est prié de jeter au feu. » Pour exprimer la profon¬ deur d'une passion qu'elle ne voulait pas entendre, c'est, a-t-il encore noté, « le seul moyen d'émouvoir qui me reste puis¬ qu'une lettre passionnée serait renvoyée avec colère ». A ce roman, il travailla une matinée. Puis la difficulté et l'inefficacité de son dessein lui apparurent. Il y renonça 1. Mais à la fin du mois suivant, il s'amusa un soir et tout à fait par hasard, dans un salon où l'on parlait de l'amour, à griffonner sur un programme de concert quelques remarques inspirées par la conversation. Et deux jours plus tard {29 décembre 1819 „■ day of genius) l'idée soudain l'illumina de tirer un livre de réflexions semblables. Désormais il allait se consacrer entièrement à cette

i. Note de l'Éditeur : En annexe de sa précédente édition critique de L'Amour (Le Divan, 1957), Henri Martineau avait donné ce qui fut ébauché de ce « Roman », (auquel Paul Arbelet qui, le premier, a fait connaître ces pages, avait donné le titre de « Roman de Métilde »). Depuis, Henri Martineau était revenu à l'opinion que sa véritable place serait dans « Mélanges de Littérature » ; c'était celle qu'il lui avait déjà donnée dans son édition des Œuvres Complètes (Mélanges de Littérature, tome I, Paris, Le Divan, 1933). Les raisons de ce revire¬ ment devaient être exposées dans une note qu'il n'a pas eu le temps de rédiger au propre ; en voici l'esquisse : « Sur le roman de Métilde - A placer. « Évidemment en composant ces pages (écrites d'un jet le 4 nov. « 1819) les préoccupations de H. B. sont les mêmes qu'en écrivant « L'Amour. « Mais le plan — la méthode — aucun rapprochement à faire. « Le roman de Métilde aurait été un roman. « 6 pages d'imprimé environ en ont été écrites, plus 4 pages d'an- « notations préparatoires, et nous ignorons tout de l'intrigue. « A peine peut-on en retenir une maxime — une réflexion générale — « une référence, qui ont passé dans L'Amour et que j'ai d'ailleurs « signalées à leurs places. » [On les trouvera, en effet, au cours des Notes en fin de ce volume.]

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tâche qui le ramenait constamment à Mètilde. En dehors de son travail, il est obsédé par le désir de la revoir. Il compte les jours qui le séparent de la prochaine visite autorisée. Souvent elle se montre malgracieuse et ne dissimule aucunement sa satisfaction de voir arriver l'heure où chacun a coutume de se retirer. D'autres fois elle semble toute différente et détendue, et l'image de l'ancienne intimité renaît dans le cœur de son incorrigible soupirant. Ainsi passe le temps et passera-t-il jusqu'au départ définitif de Beyle pour Paris.

III A qui s'étonnerait de la persistance de cet amour sans aliment et de l'acceptation par l'amoureux d'un servage non récompensé, il suffira, je pense, de lui remettre en mémoire la maxime de La Rochefoucauld où il est dit que « le plaisir de l'amour est d'aimer, et que l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on donne ». Croyance qu'à plusieurs reprises Stendhal a répété être la sienne. Nous le voyons du reste dans un sentiment voisin, à la date du 14 juillet 1820, noter pour lui seul : « Quand je regrette amèrement de n'avoir pas su jouir tranquillement de mon bonheur d'il y a dix-huit mois, la voir chaque jour, je commets une absurdité. Je ne jouissais pas de ce simple bonheur et je songeais à avancer, parce que je ne l'aimais pas aussi passionnément qu'aujourd'hui1. »

1. Publié par P. P. Trompeo, dans le numéro d'avril 1937 de Let- teratura. — Sentiment que Stendhal transposera ainsi dans le journal de Salviati (chap, xxxi) : « Si un pouvoir surnaturel me disait : Brisez le verre de cette montre, et Léonore sera pour vous ce qu'elle était il y a trois ans, une amie indifférente ; en vérité je crois que dans aucun moment de ma vie je n'aurais le courage de le briser. » Au point qu'il est permis de se demander si Henri Beyle ne tenait pas une relation à jour de ce que lui inspirait Métilde et dont la copie à peine transposée serait devenue le journal de Salviati.

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Ainsi s'explique que tout ressentiment, toute âcretè, ait disparu de son livre. Beyle au sein de son désespoir s'en enchante. Phéno¬ mène surprenant mais caractéristique de sa vraie sensibilité, et que nous retrouvons sous sa plume toutes les fois qu'il a été le plus malheureux, ayant toujours eu l'art de savoir tirer de ses chagrins une source de poésie plus pure et plus vive que de ses bonheurs incontestables. A vrai dire, le bonheur, ou plus exactement le rappel du bonheur ne l'attache pas longtemps. Tandis que la mélancolie, le doute, le regret d'un échec enrichissent sa solitude. A l'égard de Métilde il n'en fut pas autrement et, comme les instants de plénitude avec elle ont été des plus rares, jamais il n'a eu dans ce qu'il écrivait à propos d'elle à « sauter le bonheur », de crainte de le dessécher ou d'empailler ce papillon. Il a seulement multiplié les témoignages de son exaltation, de sa hantise. Déjà, à la date du juillet 1820, en tête d'un cahier de notes il avait écrit : « Ever and every quarter of hour to Lfeonore] » ; (on verra que c'est sous le nom de Léonore que Stendhal dans son livre a constamment parlé de Métilde). Ainsi, sans cesse, chaque quart d'heure de sa vie, Stendhal avait devant lui une image obsé¬ dante que le temps ni l'éloigne ment ne pouvaient faire pâlir. Le 3 janvier suivant, sans espoir mais obstiné, il lui adressait une nouvelle lettre : « Madame, trouveriez-vous inconvenant que j'osasse vous demander la permission de vous voir un quart d'heure, une de ces soirées? Je me sens accablé par la mélancolie, mon amitié sentira tout le prix d'une marque de bonté dont le public ne s'occupera certainement pas. Vous pourrez vous livrer sans danger à la générosité de votre belle âme. Je ne serai pas indiscret ; je ne prétends rien vous dire ; je serai aimable. Je suis avec respect... » fe serai aimable ! Quelle plus humble excuse apporter pour faire oublier un peu de la maussaderie que si souvent il avait montrée à ces trop rares visites du soir ! Comment cette situation aurait-elle pu se prolonger indéfini-

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menti Elle fut dénouée moins par la lassitude que par des soucis de sécurité. Le gouvernement autrichien s'inquiétait des fréquen¬ tations de Stendhal; il le soupçonnait d'être un carbonaro ou tout au moins un homme dangereux. Les arrestations avaient commencé autour de lui; quelques libéraux de ses relations avaient passé la frontière. Fin mars 1S21, sa résolution est prise de regagner la France. Il va revoir une dernière fois ses chers lacs. Puis le 7 juin il fait ses adieux à Mètilde. Elle seule, malgré le péril menaçant, eût pu le retenir. Son indifférence fut manifeste. Le départ de Bejle eut quelque chose de précipité et de quasi clandestin. En dehors d'autres considérations majeures, le désespoir le poussait. Tout le long du voyage et à Paris, de longs mois, Stendhal fut dans la prostration la plus complète. Il s'est trop étendu sur son chagrin lancinant et muet dans les premiers chapitres des Souvenirs d'Égotisme pour que je juge utile de m'y appesantir. Il ne devait jamais revoir Mètilde. Il ne l'oublia jamais et parla toujours d'elle avec une dévotion émue. Lorsqu'il songeait à elle, aucun souvenir à arêtes trop vives ne venait déranger sa rêverie et détruire la cristallisation que lui avait inspirée « la petite tête la plus altière de Milan ». Sa puissance d'illusion était telle que parfois il se demandait si peut-être elle ne l'avait pas aimé. Morte, quatre ans après leur séparation, elle continua à inspirer les actes de son platonique amant : « Elle devint pour moi comme un fantôme tendre, profondément triste, et qui, par son apparition, me disposait souverainement aux idées tendres, bonnes, justes, indulgentes. » Les deux volumes de L'Amour, aussi bien à Paris où ils furent complétés qu'à Milan qui en connut la rédaction principale, ont été entièrement écrits avec la pensée constante de Mètilde et pour elle. Dans le filigrane de cette confession déguisée on ne lit que son nom. On retrouve en chaque chapitre l'hommage le plus ardent et le plus personnel qui se puisse imaginer. Au point que, sitôt eut-il appris que Mètilde venait de succomber à Milan, le ieT mai 182J, Stendhal put tracer sur son propre exemplaire au-dessous de la date cette mention sans emphase : Death of the

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author. Le mot se comprend. Ce n'était pas seulement un senti¬ ment douloureux et profond qui était mort avec celle qui lui avait inspiré ce livre désormais sans objet. Mètilde demeurait le véritable auteur d'un ouvrage dont elle avait dicté chaque page. Ne Tétait-elle pas encore par ce singulier empire qu'elle exerçait sur celui qui a tenu la plume, si bien que sans la persévérance de cette influence il n'aurait sans doute jamais éprouvé une telle gamme de sentiments nuancés qu'il a su décrire avec une précision et une délicatesse inégalées ? Si Métilde a jamais ouvert De l'Amour, ce que nous ignorons, il n'a certainement point été en son pouvoir de ne pas se reconnaître en cent endroits de cet éloquent plaidoyer, véritable apologie de sa domination sur un cœur. Mais qu'en a-t-elle pensé? Voilà ce que nous ignorons. IV Henri Beyle considéra toute sa vie De l'Amour comme son œuvre principale. Il y avait exposé ses idées de prédilection, ses croyances profondément intimes, toute cette science du bonheur à laquelle il attachait tant d'importance, et surtout il y avait enfermé ses plus chers secrets. Il est probable même qu'il a préféré ce livre à tout autre moins pour les théories que pour les souvenirs dont il regorge. La part de son expérience personnelle y est prépon¬ dérante et les allusions occultes ou dévoilées à des aventures vécues plus nombreuses encore sans doute qu'on ne les y a dénombrées. Le sens d'un tel ouvrage nous échapperait entièrement, comme il a échappé à tous ses contemporains, si nous ignorions encore de nombreuses circonstances de sa vie et surtout celles qui ont trait à son aventure passionnelle avec Mètilde. Toutes les phases de ses espoirs et désespoirs, de ses abattements, des sentiments contra¬ dictoires qtd l'agitèrent, tout cela se retrouve fidèlement comme dans un miroir, réfléchi par les pages où il a cherché à raconter avec clarté et vérité l'histoire de son cœur. Sans la possession, qui maintenant est nôtre, des confidences sur

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sa vie que, dans certaines de ses lettres et dans ses livres d'auto¬ biographie, l'auteur nous a prodiguées, les quatre cinquièmes des allusions de l'Amour seraient inintelligibles. En retour ce livre aujourd'hui abondamment éclairé nous permet d'apprécier avec quelle puissance certains épisodes de son existence sentimentale ont retenti au plus intérieur de son être. Il y a là un éclairage double et réciproque qui rend au livre de l'Amour toute son impor¬ tance et tout son attrait. L,'homme explique le livre et le livre met l'homme dans une lumière éclatante. Il serait fastidieux de vouloir dresser ici le tableau des événe¬ ments de la vie de Stendhal ou de ses émotions qui se reflètent dans l'Amour. C'est la tâche des notes que de les souligner tour à tour, et je me suis efforcé de n'y rien laisser d'essentiel dans l'ombre. Avertissons toutefois le lecteur novice qu'une partie de l'ouvrage est présentée comme une sorte de journal intime d'un Lisio Visconti, d'un Salviati, d'un Bottmer, etc. Deux de ces personnages, Del Rosso et Lisio, sont-ils en scène et en contradiction apparente, ils n'en représentent pas moins l'un et l'autre l'auteur lui-même exprimant sous un double masque les oppositions de sa nature sincère. Un peu comme fera Musset, avec qui Stendhal présente tant d'affinités, en opposant Octave et Coelio dans Les Caprices de Marianne. Métilde est cette Léonore dont le nom revient à chaque tournant des pages. Mais c'est encore une jeune femme que Mirabeau et les Lettres à Sophie ont dégoûté des grandes âmes. Nous la recon¬ naissons de même dans cette Alvfa qui « appelle manque de délicatesse impardonnable d'oser écrire des lettres où vous parlez d'amour à une femme que vous adorez et qui, en vous parlant tendrement, vous jure qu'elle ne vous aimera jamais ». Nous retrouvons de nouveau Métilde en cette maîtresse de Salviati qui ne veut le recevoir que tous les quinze jours. Et comment ne pas être certain que le chapeau de satin blanc qui fait battre le cœur de l'amoureux a réellement été porté par Mme Demboivski ?

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On verra en leur temps les allusions à Mme- Traversé, cette cousine de Métilde, qui avait voué à Beyle une haine si tenace, et cent autres rappels de la société lombarde. Le tout bien entendu brouillé à plaisir par une grande fantaisie dans les dates, les indi¬ cations de lieux, et à grand renfort de noms supposés pour dérouter la malignité et donner le moins possible prétexte à scandale au cas où le livre eût été lu à Milan. Tel qu'il nous apparaît ainsi, en dépit de ce que nous ignorons et ignorerons toujours, ce livre constitue le meilleur portrait de Beyle en posture de soupirant. Trop longtemps on a voulu voir en lui un cœur sec, un jouisseur égoïste, un libertin cynique. Nous découvrons tout au contraire quels sentiments fidèles il a nourris alors même que tout espoir d'être payé de retour lui était refusé par la femme dont il était épris, combien sans amertume devant ses cruautés il a su l'adorer, comment il a poursuivi son culte jusque dans le tombeau, et quelle musique dans la nuit il n'a cessé de tirer de son propre malheur. L'amour lui conféra même une vertu qu'on ne s'attendait guère à rencontrer che% ce sensuel. A l'époque où il idolâtrait si unique¬ ment Mme Dembowski, au fort des rigueurs et de la morgue de celle-ci, ne nègligea-t-il pas les avances que lui faisaient deux des beautés les plus célèbres de Milan, la capricieuse Nina Vigano et la facile comtesse Cassera, cela pour mériter devant Dieu que Métilde l'aimât? Scrupule singulier che^ un libertin mais qu'il a éclairé par cet axiome : « L'amant aime mieux rêver à celle qu'il aime, que de recevoir d'une femme ordinaire tout ce qu'elle peut donner. » Par me complication de sa nature, ce sanguin voluptueux, dont le goût et l'aptitude pour l'amour physique sont, d'après les aveux de ses maîtresses, incontestables, a néanmoins accordé hardiment dans son livre le pas à Werther sur don Juan. Lui-même s'était du reste reconnu le tempérament mélancolique décrit par Cabanis, et se déclarait plus porté à imaginer qu'à agir. La rêverie tendre a toujours été, il nous l'a dit cent fois, ce qu'il préférait à tout dans l'existence. Et rien n'est plus instructif

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que de voir cet homme qui passait pour uniquement épris des plaisirs charnels écrire encore des pensées de ce goût (et nous en découvrirons d'autres) : « Le plus grand bonheur que puisse donner l'amour, c'est le premier serrement de main d'une femme qu'on aime. » L'amour en effet lui causait avant tout un plaisir analogue à celui de la musique, un plaisir qui donnait essor à l'imagination. A ce sujet on ne saurait trop le citer lui-même, au risque de répéter des phrases qui habitent toutes les mémoires : « Ave Maria en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de l'âme et de la mélancolie : sensation augmentée par le son de ces belles cloches. Heures de plaisirs qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs. » Quand on songe que c'est un disciple impénitent d'Helvétius qui s'exprime ainsi, on a le droit d'être surpris. Ces sentiments éthérês sont pourtant les siens. Ils ne le trahissent aucunement. Pas plus que les parties de filles auxquelles nous savons qu'il s'est prêté sitôt son retour à Paris. Sans doute, entre hommes, Stendhal ne faisait pas fi des histoires gauloises, à preuve les lettres qu'il échangeait avec Mérimée. A ces incartades d'une plume moins que prude, on peut joindre les histoires un peu salées qu'au dire de Balzac il s'amusait à narrer dans certains salons. Aussi pourrait-on en regard s'étonner de la part minime à laquelle, dissertant des différentes formes de l'amour, dans un livre qui comportait une certaine liberté de ton et l'apport scientifique le plus exact, il a systématiquement réduit le rôle de l'amour physique. Certes, s'il lui eût plu de traiter le sujet à fond, le tact que l'on découvre dans ses livres toutes les fois qu'il s'est adressé directement au public nous est une garantie de la parfaite décence de ses propos. Mais si dans un livre asset£ tendancieux il est vrai, intitulé De l'Amour, Stendhal n'a voulu qu'à peine aborder la partie physique de son sujet, on peut être certain que le souvenir de Mètilde, présent de la première à la dernière ligne, l'a, avant toute autre considération, retenu. Il s'agissait de ne pas la choquer en évoquant devant elle des spectacles

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au premier chef prosaïques. Tout l'essai de Stendhal présente en outre cette nouveauté d'être le fruit d'un esprit imaginatif qui sans jamais réduire l'amour à ne devenir qu'un sentiment imagi¬ naire, entend pourtant le sublimer à la limite de ce que permet l'étude de cette passion. A cette réserve, à cette élévation de pensée s'accordait du reste très naturellement le côté cornélien de l'âme de son auteur. Sans trop sacrifier à l'exactitude de son exposition, Beyle apporta une discrétion et une délicatesse infinies à fixer les traits et les phases de la seule variété d'amour qui, à ses jeux, méritait ce nom : l'amour-passion. Cette variété justement qui au temps de Stendhal (du moins le prétendait-il) passait pour ridicule aux yeux des Français, ses compatriotes, et qu'il ne pouvait songer à magnifier qu'en Italie dans cet ouvrage où, pour une si grande part, il reprenait l'étude de l'âme italienne. Ainsi ce livre se découvre à la fois intelligent et sensible. Il reconstruit une méthode de bonheur à partir de petits faits vrais dont les uns ont été observés et les autres éprouvés. Partout, comme l'a fort bien dit Étienne Rey, l'auteur jette m pont entre l'émotion et la pensée. Et c'est de là que partent et aboutissent constamment les idées, les sentiments, les lois, les systèmes, les rêveries.

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En réalité, ce traité de l'amour reste asse^ complexe et quelque peu décousu. On en peut dégager tout d'abord, suivant Stendhal lui-même, « la description exacte d'une sorte de folie très rare en France ». Corollaire : la thèse n'en peut être bien com¬ prise que par les gens qui se sont trouvés le loisir de faire des folies. En tous cas elle exige des lecteurs point hypocrites et point moraux, qui y goûtent une conception de la passion assecç neuve. Pour l'auteur en effet le sentiment exalte n'est jamais vulgaire, et les âmes basses n'y atteignent point. E'amour (l'amour sincère,

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cela va de sot : il n'est ici question que de ltd) aura donc licence entière. Stendhal, de son enfance mathématicienne, avait gardé le goût des théorèmes, des démonstrations à partir de bonnes définitions. Ainsi classe-t-il l'amour en quatre espèces dont ne l'intéresse visiblement ni l'amour-physique, ni l'amour de vanité, ni l'amour- goût. Pour les deux dernières aucun doute à cet égard. Pour le premier, sans le placer bien haut assurément Beyle s'en est souvent montré moins dédaigneux qu'ici. Mais, je l'ai dit déjà, en faire trop de cas dans son livre eût risqué de choquer ses lecteurs et surtout la lectrice à qui tout spécialement il s'adressait. Qu'on n'objecte pas, par surcroît, qu'il peut exister, qu'il existe sûre¬ ment d'autres espèces d'amour que celles que Stendhal a seulement énumérées. Lui-même ne l'ignorait pas, mais il savait aussi que sur un pareil sujet chacun est ou se croit apte d'indiquer des nuances personnelles, et que si cent auteurs en dressaient la liste, le lecteur se trouverait en fin de compte en présence de cent listes différentes. Pour lui, il ne s'arrête en définitive qu'à l'amour-passion et à ses sept phases. Au nombre desquelles, après l'admiration et l'espé¬ rance, entre en scène la cristallisation. Celle-ci est en quelque sorte la reconnaissance et l'explication du mythe qui ne représente l'Amour qu'un bandeau sur les yeux, et agissant en aveugle. Elle sut inspirer à son auteur une suite de chapitres célèbres et qui longtemps ont été les seuls connus et cités. La cristallisation y est définie : cette opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. Cette idée n'était peut-être pas absolument neuve, elle était du moins flottante, mal élucidée, pas encore exprimée avec rigueur et c'est vraiment l'image élégante, claire, précise de Stendhal qui lui a octroyé tout son prix. Pour l'idée on la retrouve ches^ les mora¬ listes et l'on sait l'attention que Stendhal leur accordait, particu¬ lièrement à La Rochefoucauld et à Chamfort. N'est-ce pas ce dernier qui avait avancé que l'amour n'aime que les perfections qu'il suppose? Stendhal a placé, comme il se doit, sa théorie de la cristallisation

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XVII

au début de son livre. L'anecdote explicative qui en raconte la genèse, probablement fictive, Le Rameau de Salzbourg, ne fut pour sa part composée qu'en 182g, aussi ne la trouve-t-on pour la première fois que dans l'édition parue che% Michel Levy, en 18/p, par les soins de Romain Colomb. Peu nous chaut que Stendhal soit réellement allé à Salzbourg et à quelle date. Ce voyage est à la rigueur possible avec son itinéraire de 1809. En tous cas Mm,i Gherardi, contrairement à son affirmation, ne devait pas l'accompagner. Il avait vu cette ravissante créature à Milan lors de son premier séjour en cette ville. Mais lui a-t-il jamais parlé ? Il ne la rencontra sans doute jamais ensuite : elle était morte lorsqu'en 1811 il retourna dans la capitale de la Lombardie. Quoi qu'il en soit, avant liêpisode du Rameau de Sabjourg, toute sa théorie de la cristallisation et tous ses détails étaient déjà dans L'Amour. C'est cette trouvaille qui lui sert à expliquer par le menu tout ce qu'il avait éprouvé, souffrance ou plaisir, en aimant lui-même et où l'imagination s'unit à l'expérience pour en retrouver les lois. Ce sont ses propres souvenirs, ses propres observations qui meublent d'exemples bien choisis et soigneusement vérifiés les étapes idéales de la cristallisation. De même que ce seront encore de petits faits puisés dans la mémoire et le fruit de ses constatations qui viendront plus tard, dans ses romans, au sein de leurs remous éclairer des feux du génie les amours de ses prota¬ gonistes, alors même que l'auteur semblera parfois avoir oublié sa classification et ses théories. Ainsi peu à peu, par juxtaposition, est né ce traité dont le premier livre entend expliquer l'amour du dedans, avec l'analyse de la passion et de son évolution, sous le couvert en partie, comme il a été dit, d'une sorte de monographie personnelle. On y découvre de quelle manière l'amour a coutume d'apparaître et d'évoluer dans un cœur d'homme, et comme il peut être ressenti par chacun de nous. Le livre second étudie l'amour du dehors et recherche les conditions extérieures qui, influant sur le sentiment amoureux indépendamment des sentiments propres de l'individu, le modifient et le font incessamment varier sous l'action des climats, des gou-

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vernements, des tempéraments, des sexes, de l'éducation des femmes, du mariage. Je ne m'arrêterai nullement aux critiques qui ont été faites, et qu'il est encore aisé de faire à ce programme. Peut-être en effet Stendhal aurait-il pu insister davantage sur ce que les hommes et les femmes n'ont pas la même façon d'aimer 1. Beau sujet à développer, etc. En fait, le plan de Stendhal en valait un autre. Il lui a manqué, si l'on veut, d'être méthodiquement suivi et plus exactement rempli. Si on a pu prétendre, avec Jean Prévost, que les détails en valent mieux que l'ensemble, c'est que l'auteur ne s'est guère flatté d'être partout cohérent et une fois encore a été pris de court par son désir de paraître sans retard en librairie. Cette improvisation se montre particulièrement dans la seconde partie. Stendhal avait hâte de livrer son manuscrit à l'imprimeur. Non seulement il en a nourri la fin en puisant de toutes mains dans de nouvelles lectures, ce qui n'était pas une mauvaise méthode en soi, mais il n'a pas pris le temps de mûrir ses emprunts. Il en a alors usé comme il avait déjà fait, en iSiy, pour Rome, Naples et Florence, il a jeté en vrac à la fin du volume les notes qu'il n'avait pas la patience de recom¬ poser et de distribuer à leur place logique.

VI

Sur la foi de la formation intellectuelle de Stendhal, on a admis que dans ce nouvel ouvrage il était resté, comme dans les précédents, redevable des assises de sa pensée aux sensualistes et aux idéo¬ logues. C'est vrai, dans une large mesure. Nous savons que sa conception des tempéraments et des climats vient de Cabanis, de

i. Stendhal n'a point, il est vrai, systématisé ce point de vue en un chapitre spécial. J'estime cependant qu'à reprendre tout ce qu'il a dit sur ce sujet, disséminé au cours de son traité, on verrait qu'il ne l'a point autant négligé que certains ont prétendu.

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XIX

l'abbé Dubos, de Montesquieu et de bien d'autres. Il a toutefois transfiguré ces données au point qu'un Taine par exemple demeure autant son débiteur que lui-même l'était de ses devanciers. Au nombre de ces devanciers, et sans doute à leur tête, Stendhal eût certainement placé sa plus constante admiration dans l'art de raisonner, son maître Destutt de Tracy. Il était évidemment de bonne foi quand il 'avançait, dans une note de son essai, que celui-ci n'était qu'un livre d'idéologie et quand il proclamait dans une autre note que dell'Amore de M. de Tracy « contenait des idées d'une bien autre portée philosophique que tout ce que le lecteur peut trouver » chevç son disciple. Tracy n'avait en effet jamais rien imprimé en France sur la question capitale de l'amour; il n'avait jamais défini ce sentiment ni exposé comment il se rattachait à son système. Mais, quand les Éléments d'idéologie furent traduits et publiés à Milan par Giuseppe Compagnoni, il autorisa celui-ci à joindre ce chapitre primordial à la cinquième partie ou « Traité de la Volonté » qui parut en 1819. Beyle lut certainement de près ces pages inédites et, à sa ma¬ nière, sut y grapiller de-ci de-là quelques notations qui cadraient plus ou moins étroitement avec ses propres opinions. A savoir en outre si la résolution d'écrire à son tour sur l'amour qui surgit subitement dans l'esprit de Henri Beyle à la fin de 1819, ne lui a pas été dictée en grande partie par l'exemple d'un maître qu'il aimait et vénérait entre tous? Il s'est cependant singulièrement blousé le jour où il est venu affirmer, à condition qu'il l'ait vraiment cru, qu'il ne faisait que continuer et élargir les conceptions de Tracy. Faire de l'amour une maladie, une sorte de folie heurtait de front le jugement du philo¬ sophe de la rue d'Anjou pour qui la passion amoureuse ne devait comporter aucun orage et n'était guère que l'amitié embellie par le plaisir et parvenue à son plus haut point de perfection. Pour un peu Tracy eût encore reconnu que l'amour ne se trouve dans la nature que sous sa forme élémentaire : l'amour physique. Au-

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dessus de ce stade il risquait pour lui de devenir une pure création intellectuelle. Ce stade Beyle le dépassait allègrement qui, après avoir rappelé que nous ne pouvons éviter d'agir toujours en vue de notre plus impérieux plaisir, déclarait que l'amour est une des routes du bonheur. A nous de ne pas nous égarer sur le choix de la meilleure à prendre. Nul autre moyen pour notre sécurité que de s'en remettre à une logique impeccable. Beyle n'aurait donc écrit que pour éclairer notre âme et nous conduire en toute sécurité vers la seule chose qui donne du prix à la vie. Alors que les idéologues ne s'adressaient qu'à des gens rassis et à des cœurs froids, Stendhal parlait pour les grandes âmes, nobles et sentimentales, dont la compréhension de l'amour est si épurée qu'elles sont capables de ne plus tenir compte des plaisirs des sens. A ce point d'exaltation l'amour courtois, l'amour platonique appa¬ raissaient à Stendhal comme le plus haut degré de l'amour. Tandis que Tracy de son côté tenait le platonisme pour une monstruosité. Il n'est pas jusqu'aux idées sur les femmes et sur le mariage qu'a exposées Tracy, et que Beyle semble avoir suivies avec plus de docilité, qui ne marquent pourtant à quel point les deux hommes sont encore éloignés l'un de l'autre. Beyle sur ce point, tout révo¬ lutionnaire qu'il soit apparu à certains, se découvre un féministe singulièrement moins hardi que l'intrépide logicien de L'Idéologie 1. j'en ai dit, je crois, asse% sur ce sujet pour faire comprendre pourquoi Tracy n'a jamais vu d'un œil agréable son étrange disciple prétendre à toute force se référer à lui. Après la publication de son livre il lui battit toujours un peu froid. Mme Victor de Tracy Ta attesté dans sa Notice sur son beau-père et a affirmé que celui-ci n'avait pas caché à l'auteur de la cristallisation que cette théorie et tout l'ouvrage où elle s'étalait lui semblaient absurdes. Même,

i. C'est que, pour être inspirées souvent, et par plus d'un auteur, les pages pondérées et toujours actuelles de Stendhal sont en plus semées d'opinions personnelles et se souviennent surtout, après vingt ans, des opinions qu'il avait, pour sa gouverne, exposées à sa sœur Pauline.

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si l'on en croit une lettre de Victor Jacquemont à Stendhal (22 dé¬ cembre 182 j), Tracy n'aurait jamais admis que l'auteur de l'Amour ait pu écrire son livre sérieusement. Repoussé par les idéologues pour ses échappées hors de la stricte orthodoxie, Stendhal ne paraît pas avoir eu plus de crédit auprès des jeunes tenants du romantisme. Il avait pourtant avancé à Mareste qu'il écrivait un livre romantique. Et il est vrai qu'il ne craignit pas d'y placer l'amour au-dessus des lois, d'y préconiser la montée de la passion vers l'inaccessible. Mais il échappait trop nettement à toute religiosité pour intéresser les premiers adeptes du romantisme français. De même en dépit de son exaltation, nulle frénésie ne pouvait outre-Manche le faire prendre pour un disciple même attardé de la Satanic school ! Il gardait trop de goût, de réserve jusqu'au sein de l'abandon, de mesure classique, disons le mot, pour qu'on puisse le confondre longtemps avec les romantiques. Hauteur auquel il fait le plus songer, Etienne Rey Ta répété avec force (dans sa très pénétrante préface à l'édition Champion de l'Amour), c'est Pascal dont quelques années aupa¬ ravant il avait déjà pu dire que de tous les écrivains français aucun ne lui ressemblait autant par l'âme. Sans insister sur les précurseurs de Beyle, je préfère attirer l'attention sur l'adresse avec laquelle le logicien cheeç lui s'efface à peu près partout devant l'artiste. Stendhal disserte de l'amour comme un musicien, de même qu'il parle de musique comme un amoureux; la remarque a souvent été faite. Cet amant malheureux ne jouit si intensément de la peinture et de la musique que parce qu'il se sent alors dans la même situation qu'en présence de l'être le mieux aimé. Il englobe constamment dans le même parallèle « l'émotion que vient de donner un tableau de Prud'hon, une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier d'une femme à laquelle vous pensez souvent ». De pareilles notations, des nuances aussi exquises dans la manière d'apprécier les sentiments n'appartiennent qu'à l'écrivain. Elles donnent sa vraie richesse et son attrait le plus efficace à un livre qui sans elles eût risqué de n'être qu'un manuel tout sec de

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doctrine et d'une certaine science analytique. Quelle joie de voir l'auteur entremêler avec tant de bonheur les effusions aux démons¬ trations ! Doute-t-il d'un aphorisme qu'il s'écrie : « Je tremble toujours de n'avoir écrit qu'un soupir quand je crois avoir noté une vérité. » Mais ces soupirs précisément ne sont-ils pas aussi profitables que des vérités ? Ne nous séduisent-ils pas tout autant ? Le fiait n'avait point échappé à Stendhal et il avait été le premier à l'affirmer en toute franchise et à l'imprimer l'année même où parut son livre : « L'auteur n'est philosophe que par son plan, il est poète par la manière de le remplir. »

VII Dans la dernière des trois préfaces 1 que, songeant sans cesse à une réimpression de son ouvrage, Henri Beyle ébaucha quelques jours avant de mourir, il raconte comment germa dans son cerveau l'idée de composer une monographie de l'amour. Un soir qu'à Milan une trentaine de personnes raisonnaient dans un salon sur les effets et les causes des extravagances du sentiment, auditeur attentif il nota sur un programme de concert quelques particularités de la conversation. Ainsi prit-il l'habitude d'agir les jours suivants, soit sur des cartes à jouer ou sur le premier chiffon de papier venu. Il consignait de même les pensées qui lui venaient cbe% lui ou à la promenade. Et la liasse de ses notes se gonfla peu à peu des mots qu'il saisissait au passage, des souvenirs qui lui revenaient en mémoire, des traits que lui signalaient ses amis ou que lui présen¬ taient ses lectures. Le livre ainsi prenait forme peu à peu. Les dates de composition laissées par l'écrivain en marge de son manuscrit vont du 2g dé-

i. Ces trois essais de préface ont été révélés par Romain Colomb dans l'édition augmentée de l'Amour qu'il a procurée à Michel Lévy, en 1853. Tous les trois sont d'un intérêt capital pour la compréhension de l'ouvrage. Le lecteur les trouvera dans les compléments de ce volume.

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XXIII

cembre 1819 au ) juin 1820. Mais nous verrons que postérieure¬ ment il lui fut encore beaucoup ajouté. Ea première allusion à ce travail dans la Correspondance est du 9 mars 1820. Elle fut faite au baron de Mareste qui en ce temps-là était le véritable factotum de Stendhal à Paris, un peu comme Crochet l'avait été auparavant pour l'impression de /'Histoire de la Peinture en Italie. Beyle lui écrivait donc le 9 mars 1820 : « J'enverrai à Chanson1 la matière de deux feuilles in- dix-huit, intitulée UAmour. C'est une dissection de ce Monsieur ultra-ridicule. Je prierai Chanson d'en tirer cent exemplaires... C'est en littérature du romantique. Si vous voyez Chanson demandez-lui la manière d'imprimer à cent exemplaires à meilleur marché possible un ouvrage qui formerait quatre-vingts pages in-8. » Le 20 mars il revient à la charge. Il s'agit toujours de savoir à combien reviendraient deux feuilles in-18 de 96 pages chacune, composées en caractère très fin et tirées à cent exemplaires. Beyle ne voudrait pas dépasser 80 ou 100 francs au plus. Si pour 20 francs de supplément il pouvait avoir deux cents exemplaires au lieu de cent, cette solution l'arrangerait. Il donnerait quelques exemplaires à des amis et au besoin garderait les autres trois ans en cave. Il désirerait que l'ouvrage ne parvînt pas à Milan. Le manuscrit arriverait à Paris le ij avril. Toutes ces réserves de l'auteur pour que sa brochure soit aussi peu diffusée que possible prouvent assez son caractère intime, confidentiel, indiscret. Dans une lettre postérieure où Beyle se préoccupe surtout des nouveaux titres destinés à relancer /'Histoire de la Peinture, il promet encore que le manuscrit de l'Amour sera à Paris le 1 j avril. Quelques jours plus tard il parle toujours d'une brochure

1. C'était un imprimeur de leurs relations. Il avait déjà composé pour Beyle un prospectus de lancement qui reproduisait l'article de Lingay paru dans le Journal des Débats sur l'Histoire de la Peinture en Italie, et qui fut encarté dans le Journal de Paris.

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de jo pages in-sS sur papier très beau pour So francs. Il ajoute : « Ne vous mêlez nullement de correction ; je me fiche des fautes d'impression. » Le 26 mars, quittant Bologne où il a passé huit jours, il fait mention de cette dissertation intitulée De l'Amour et qui aura So pages in-S et au sujet de laquelle la société du lieu lui inspire cette considération : « Si l'on n'a pas le bonheur de sentir l'amour-passion, au moins le bonheur physique, et si l'on s'en prive deux ans, on y devient inhabile ; voilà ce que je voudrais crier à nos Françaises qui injurient les Italiennes. » Les prévisions de Stendhal étaient tous les jours dépassées. Le jy avril il estimait que le livre pourrait bien avoir une centaine de pages. Mais il entend toujours des pages d'impression in-S. Et comme il a souvent parlé d'une brochure in-iS, l'imprimeur a converti dans ce format les données qui lui ont été fournies. Et il estime que l'ouvrage fera vraisemblablement neuf feuilles in-iS à 4/ francs l'une pour un tirage à deux cents exemplaires, soit 404 francs. A quoi Stendhal réplique que le manuscrit est prêt sur sa table, mais qu'il en retarde l'envoi, trouvant que 400 francs « pour un plaisir de vanité, c'est trop ». La vanité dut cependant finir par l'emporter. Le 12 juin, en effet, Beyk écrit : « Vous recevrez incessamment Love en deux volumes. Tirez in-18 à 300 exemplaires. Faites-vous donner du beau papier et exigez de M. Chanson des caractères neufs et pas grêles, que cela soit facile à lire. Voici le seul embarras, il faut tirer 150 exemplaires du manuscrit complet. Ensuite dépenser 15 ou 20 francs pour faire supprimer sept ou huit passages qui sont la vie d'un de mes amis qui vient de mourir d'amour ici et qui me feraient reconnaître. On tirera 150 exemplaires du manuscrit ainsi châtré, en ne mettant en vente que ces 150 exemplaires-là. Je me f... de la correction. Cependant, si vous avez la patience et la complaisance, corrigez. Je ne désire que de beaux caractères neufs et beau papier. »

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XXV

C'est encore le moment ( 12 juin) où Beyle établit la liste des personnes à qui il désire qu'on fasse le service de son livre. Pour les dames on coupera le chapitre des fiasco et on ne leur révélera pas quel est l'auteur de la brochure. Sa liste se termine sur le nom de quelques dames appartenant au monde du théâtre. Il y ajoute celui de la duchesse de Duras et il conclut asse% grossièrement : envoyer « en un mot aux catins à la mode ». Le ier juilletl, il note pour lui-même : « A peu près fini the Love by the cb\apitre\ of the Matrimony. En décembre dernier je pris ce sujet qui m'obsédait, je comptais écrire 30 pages, j'en suis à 385. » A. Mareste encore, le 12 juillet : « Dans huit jours je vous envoie Love que j'ai repris hier. » Le 8 août : « Vous aurez Love sous peu de jours. Je désire qu'il n'en vienne pas d'exemplaires où je suis. » Le 30 août : « Réjouissez-vous : Vous aurez l'Amour le 30 septembre sans faute. » Enfin le 2 j septembre, le fameux manuscrit, « heureuse occupation de neuf mois », était confié à un certain comte Severoli, relation de l'auteur, chargé de le remettre à la poste de Strasbourg. Stendhal prévoyait qu'il parviendrait à Mareste du 10 au ij octobre. Ce dernier devrait le remettre aussitôt à Chanson en lui demandant trois feuilles d'épreuves par semaine. Chanson en promettrait deux et en livrerait une. Comme l'ouvrage devait comporter environ huit feuilles, il était à prévoir que le travail durerait environ deux mois. Dès le 10 octobre, Beyle revenait à la rescousse : « Envoyez- moi vite Love, car je n'ai pas de manuscrit. » Puis le 20 : « J'attends avec impatience que vous m'annonciez l'arrivée du manuscrit ; je n'en ai pas d'autre. » Le 4 novembre : « En-

1. C'est le temps où il achève de faire recopier par son copiste de Milan, Delbono, le manuscrit enfin à peu près complet et fait ensuite cartonner en rouge les deux volumes de la copie. — Pour le travail de Delbono et les recommandations successives que lui adressa Stendhal, je ne puis que renvoyer au précieux recueil de V. del Litto : En marge des manuscrits de Stendhal.

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voyez-moi des Love par toutes les voies car je n'ai pas de manuscrit. » Le 6 novembre : « Si M. Chanson n'a pas encore fini, voici des Pensées qu'il faut ajouter aux 70 ou 72 qui se trouvent vers la fin du volume rouge 1... Laissez le bizarre, le baroque, le faux ; supprimez ce qui serait de mauvais ton, et si le temps a mal tourné, le 5 2, mettez l'imprudent en ne laissant que la première lettre des mots malsonnants... t> Le 13 novembre : « Je commence à être en peine des deux volumes rouges qui étaient à Strasbourg le 7 octobre et que vous auriez dû recevoir le 15. Donnez- m'en des nouvelles surtout dans le cas où vous n'auriez rien reçu. » Puis, le manuscrit ne parvenant toujours pas à son destinataire, Beyle recommande à Mareste d'entreprendre toutes les recherches nécessaires. Réclamer d'abord à Strasbourg près de M. Fischer, directeur des postes, les deux paquets à lui confiés par le comte Severoli. Rechercher ensuite à Paris le commissionnaire du courrier de Strasbourg et lui offrir dix francs afin qu'il retrouve ce qui lui a été confié le 1 y octobre à peu près. Ces démarches s'étant révélées infructueuses, Bejle mande encore à Mareste le 23 février 1821 : « Je suis mortellement ennuyé de l'Amour; s'il faut refaire un manuscrit de toutes les notes indéchiffrables que j'ai fait jeter dans un sac il y a six mois, je suis mort. De grâce allez rue J.-J.-Rousseau au courrier de Strasbourg... »

1. Ces pensées de la fin du volume, ce sont les Fragments qui devaient alors terminer l'ouvrage, avant toutefois le chapitre détachable des fiasco. Beyle continue à en envoyer une ou plusieurs presque dans chacune des lettres qui suivent celle-ci. 2. Le 5 on devait déjà se rendre compte à Paris du sens des élections de novembre 1820. Le 4 novembre les collèges d'arrondissement devaient élire 5a députés; le 13 les collèges de département en éli¬ raient ensuite 172 nouveaux. Ces élections après l'assassinat du duc de Berry et la chute de Decazes avaient été préparées pour faire échec aux libéraux. En effet, sur 480 députés, ils ne restèrent que 80, en face de 160 ultras et 190 gouvernementaux. Stendhal prévoyait ce résultat.

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XXVII

Le 27 mars, ayant su de Severoli que le paquet a bien été remis au directeur de la poste de Strasbourg, le 8 octobre précédent, il souhaite qu'on écrive encore à ce dernier 1. A son arrivée à Paris en juin 1821, Beyle doit se rendre compte qu'on ne sait toujours rien sur le sort de son manuscrit; et ce n'est qu'à son retour d'Angleterre le 24 novembre qu'il apprend qu'après avoir été égaré depuis plus de quatorze mois, le paquet venait d'être heureusement retrouvé. C'était un gros souci de moins dans la vie d'un homme qui en était abreuvé.

VIII Stendhal a raconté dix ans plus tard que la santé morale lui revenant dans l'été de 1822, il songea à faire imprimer De l'Amour. Il a dit également qu'il n'avait alors rien changé à son manuscrit de Milan, le traitant « avec ce respect aveugle que montrait un savant du xive siècle pour un manuscrit de Lactance ou de Quinte-Curce qu'on venait de déterrer. » Au point, ajoute-t-il, que « son respect pour le manuscrit est allé jusqu'à imprimer plusieurs passages qu'il ne comprenait plus lui- même. » Mais avec Stendhal il faut toujours un peu se méfier et savoir contrôler ses affirmations, N'a-t-il pas dit une autre fois qu'il avait remis à l'imprimeur en liasse ses morceaux de papier qui ne contenaient que « des notes écrites au crayon » ? Celles-ci lui auraient été rapportées par un jeune apprenti chargé de l'avertir que l'imprimeur ne pouvait travailler sur ce fatras. Heureusement ce jeune apprenti d'imprimerie savait écrire, avait un certain goût littéraire, et Stendhal lui avait dicté les notes au crayon. Tout cela est passablement confus. Tâchons de nous y recon¬ naître au sein de ces contradictions apparentes. Et d'abord ne

1. Il semble bien que Severoli ce jour-là mentait. Ce serait lui le coupable et le mandataire infidèle si l'on interprète bien une note écrite postérieurement par Stendhal pour lui-même.

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perdons pas de vue que le manuscrit récupéré par Stendhal à la fin de 1S21 était celui qui avait été relié à Milan en deux volumes rouges au sortir des mains du copiste Delbono. Ce n'était donc pas un fatras de feuilles au crayon. Ou bien Stendhal n'y changea rien et un nouveau copiste était des plus inutiles. Ou bien l'aide d'une main étrangère lui fut cependant indispensable et c'est la preuve que l'auteur n'a pas autant respecté sa première version qu'il veut bien nous en informer. Cette première version, il est impossible de savoir dans quelle mesure Beyle l'a transformée. Nous devons seulement le croire quand il dit n'avoir aucunement touché à ce qu'il ne comprenait plus lui-même. Ça ne donne pas à l'intangible une grande étendue. En outre les quelques pages tracées de sa main, seules ébauches à peu près de l'Amour qui nous soient parvenues et qui sont conservées à la Bibliothèque de Grenoble, étant incontestablement antérieures à la copie de Delbono, ne nous révèlent rien, la copie elle-même ayant disparu, bien entendu, ainsi que tous les manuscrits de Stendhal confiés de son vivant à l'imprimeur. Dans l'absence de preuves matérielles, il nous reste les aveux de la correspondance, et l'examen attentif du livre. Alors j'admettrai volontiers qu'à Paris Stendhal a peu modifié cette copie, y ayant surtout ajouté des notes dont le contexte montre asse% qu'elles ne peuvent être datées de Milan. Plus encore que le texte, ces notes sont truffées d'allusions politiques rapides et frondeuses, comme il les aimait et comme elles abondent dans ses premiers ouvrages. Toutefois, s'il a peu corrigé le texte existant de son manuscrit primitif, Stendhal y a beaucoup ajouté et des chapitres entiers. Il ne nous a point celé qu'il avait obtenu de Fauriel dix pages d'aventures arabes en échange d'un bon conseil sur la nécessité de battre les femmes. Il ne dut pas seulement avoir connu par Fauriel les pages extraites du Divan de l'amour, mais aussi tout ce qui touchait L'Amour en Provence, sans parler de « l'Appendix » presque entièrement pris dans Raynouard. Que d'autres emprunts encore, provenant de lectures faites au dernier moment, soient venus étoffer l'ouvrage, voilà ce qui est très probable. L'ensemble de ce travail

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XXIX

reste malaisé à recenser avec exactitude; on peut du moins croire que les additions de Paris ont été importantes et que pour les mettre au net, l'aide d'un nouveau copiste fut tout à fait nécessaire. Enfin ce n'est pas au cours de l'été que Beyle s'est résolu à publier son ouvrage, mais vraisemblablement dès qu'il eut recouvré son manuscrit. Sa première pensée (je persiste à le supposer) fut de le reviser, de le parfaire. Il y fallut du temps. Et ce n'est qu'une fois au travail qu'il dut songer à un éditeur. C'est son ami Édouard Edwards, compagnon en iSiy de son premier voyage en Angle¬ terre, qui le mit en relation avec le libraire Mongie. Ee traité fut signé le 6 mai 1822 (ce n'était point encore l'été) pour une édition à mille exemplaires. L'auteur n'avait « rien à donner que son manuscrit ». Une fois les frais d'édition couverts par la vente, il devait toucher « le tiers net du prix marchand de chaque exemplaire vendu, les treizièmes exceptés ». Au moment de la conclusion de cet accord, Beyle occupait pour quelques semaines une chambre à l'hôtel des États Généraux, rue Sainte-Anne. Peu après il vint s'installer rue de Richelieu, au second étage de l'hôtel des Lillois, au-dessus de l'appartement de Mme Pasta. Chaque soir il jouait au pharaon dans la société de la cantatrice, puis au petit jour il quittait la partie pour remonter cbe% lui corriger ses épreuves. Alors il repensait à la vie italienne et sans cesse ses yeux se mouillaient de larmes. Songer à un passé si douloureux, c'était pour lui comme de « passer la main violemment sur une blessure à peine cicatrisée ». Ce fut bien pis quand il eut la faiblesse de prendre une chambre à Montmorency ; il y allait le soir en deux heures par la diligence de la rue Saint-Denis. Au milieu des bois, il continuait son travail et ses tristes méditations. Mais dans la solitude il faillit devenir fou. Nous en tenons l'aveu de lui-même qui terminait son récit par ces mots : « Les folles idées de retourner à Milan que j'avais si souvent repoussées, me revenaient avec une force étonnante. Je ne sais comment je fis pour résister. » Enfin il termina ses corrections à Corbeil1 dans le parc de

1. J'écris Corbeil car c'est le nom que dans ses Souvenirs d'Êgolisme

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Àfme Doligny, nom sous lequel il désigne dans ses écrits intimes la comtesse Beugnot, amie de longue date. Là il pouvait éviter les rêveries douloureuses, car à peine sa tâche du jour achevée il rentrait au salon. Il y retrouvait les beaux yeux de la comtesse Curial, fille de la maîtresse de maison, levés sur lui. Ce temps, il n'en faut pas douter, marque le point de départ du sentiment réciproque qui devait un peu plus tard unir la jeune femme et Beyle : leur liaison ne s'établit cependant qu'en 1824, et elle seule permit à l'écrivain non certes d'oublier Milan, mais du moins de s'en souvenir sans une douleur trop vive. IX Annoncé par le Journal de la Librairie du ij août 1822, De l'Amour parut en deux petits volumes in-18, à la Librairie Universelle de P. Mongie l'aîné, boulevard Poissonnière, rf> 18 et rue Neuve-de-Montmorency, «° 2. La couverture muette, d'un papier bleuté, portait me étiquette collée au dos. Ni le nom de Beyle ni celui de Stendhal n'étaient mentionnés; le livre était sim¬ plement présenté comme étant de l'auteur de /'Histoire de la Peinture en Italie et des Vies de Haydn, Mozart et Métastase. Les deux tomes se vendaient cinq francs. Henri Beyle s'est amèrement plaint du papier employé et a rapporté que Mongie lui avait juré qu'on l'avait trompé sur sa qualité. Je serais moins sévère que l'auteur sur ce papier, celui de mon exemplaire n'a que peu de piqûres et vaut bien celui des volumes précédents de l'auteur. Et l'impression exécutée par Fain, place de l'Odéon, est, en dépit de ses fautes typographiques, bonne et point laide. Quant au format que Beyle a également critiqué, peut-

et dans ses notes, Stendhal a toujours tracé. En réalité, le fait a été établi par Louis Royer, c'est à Bonneuil-sur-Marne à une lieue et demie de Charenton et à trois au sud-est de Paris, sur la route de Troyes, que le comte Beugnot habitait le château dont Beyle â cette époque fut l'hôte.

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être apparaissait-il peu sérieux à son époque pour un traité doctrinal. Aujourd'hui il donne un aspect charmant à un ouvrage dont nous goûtons plus la grâce que les syllogismes. Le plus grave, c'est que ces deux petits et peut-être trop élégants volumes, n'auraient eu aucun succès. A ce propos on a beaucoup répété que deux ans après leur mise en vente, l'éditeur avait pu écrire à l'auteur cette dure épigramme : « Je n'ai pas vendu quarante exemplaires de ce livre, et je puis dire comme des Poésies sacrées de Pompignan : Sacrées elles sont car per¬ sonne n'y touche. » L'insuccès fut-il aussi grand qu'on a dit? Pourquoi Mongie, à l'époque où il lui écrivait avec tant de moquerie, refusait-il de céder à Beyle cent exemplaires pour cent francs ? C'était m prix qu'il eût pu très honnêtement consentir à l'auteur d'un livre dont, si ses chiffres étaient exacts, il devait envisager de se débarrasser en le soldant. Comment Mme Ancelot eut-elle tant de peine à s'en procurer un exemplaire? Mongie n'avait pas dû se préoccuper fort d'une mise en vente que la presse ne soutint en rien. Les articles, tant en France qu'à l'étranger, furent d'une rareté insigne. Je relève pour la France l'article du 28 septembre 1822 dans le Journal de Paris, signé B. L. et dont l'auteur était ce Bérenger- Labaume que nous verrons en rapports plus étroits avec Stendhal lors de la rédaction de la seconde partie de Racine et Shakespeare. Le critique, sous la rubrique « Littérature », examinait avec intérêt au cours de plus de deux colonnes entières du journal l'ou¬ vrage singulier qui lui était soumis : « Voici, disait-il, un livre des plus curieux, des plus sin¬ guliers, et tout à la fois des plus difficiles à analyser qui nous soient tombés sous la main. » Et le compte rendu se poursuit, signalant « le naturel, la franchise, la liberté ultra-philoso¬ phique, en un mot l'humeur leste et tranchante » de l'auteur. Cet auteur rapporte à tout bout de champ les opinions ou les aven¬ tures d'un Bottmer, d'un Salviati, d'un Lisio Visconti en qui B. L. ne reconnaît qtdun seul personnage. Et plutôt que d'insister

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sur les défauts de composition, l'obscurité de certains passages, sur les disparates de style, B. L. préfère accorder encore à l'écri¬ vain de ne ressembler à personne, d'être orignal et piquant. Il croit cependant de son devoir d'avertir « qu'il est dans ce livre, et autant pour le fond des choses que pour l'expression, plus d'une page propre à effaroucher certains petits esprits... timides et scrupuleux ». Suit une analyse exacte et spirituelle de cet ouvrage que le critique goûte surtout quand l'originalité fait passer les paradoxes et les propositions mal sonnantes, et qui aurait chance de plaire à plus de trente ou quarante lecteurs « s'il était généralement plus clair, plus châtié, plus heureux dans le choix de ses anecdotes, plus intelligible dans ses citations, ses allusions et ses notes... » En dépit de ces réserves qui viennent d'un tempérament un peu gourmé et de formation moins libre que ne s'affichait Stendhal dans son œuvre, l'auteur ne dut pas être mécontent d'un article plutôt bienveillant dans l'ensemble et qui émanait d'un esprit renseigné Le lendemain, 29 septembre, Le Miroir à son tour signalait l'ouvrage : « Stendhal a élevé l'amour au rang des sciences exactes... Il faudra revenir sur ce traité dans lequel on trouve presque autant d'esprit que de bizarrerie, et c'est beaucoup dire. » L'auteur de cet article, me dit Claude Pichois en me le signalant, pourrait être Perpignan, Cauchois-Lemaire ou Philarète Chasles. Peu après, le Paris-Monthly Review dans son numéro d'octobre publiait à son tour un article piquant mais en anglais et signé L. Il était dû à Stendhal lui-même et j'ai cru intéressant de le donner (retraduit) en annexe de ce volume. Dans la presse anglaise encore, mais à Londres cette fois, il faut signaler le compte rendu du Colburn's New Monthly Magazine. C'est à peu pris tout pour ce qui parut dans l'année même de la publication. Il fallut attendre deux ans et l'établissement des relations de

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Beyle et de Zieusseux, pour que L'Antologia, que celui-ci im¬ primait à Florence, parlât à son tour de L'Amour. Dans son numéro de novembre 1824 cette revue publia sur le livre un article très copieux de dix-neuf pages, dû à la plume d'Antonio Benci. C'était le troisième article que, dans le même organe, le critique consacrait cette année-là aux ouvrages de Stendhal. Et il sut bien voir au premier coup d'ail que c'était un nouveau livre sur l'Italie dont il avait encore cette fois à s'occuper. Aussi est-ce surtout dans cet esprit qu'il en entreprit un examen pénétrant et favorable. Cinq articles en deux ans, dont deux seulement dans la presse française, c'était peu pour éveiller l'attention du public. Rien de surprenant que le livre eût boudé l Beyle en convenait : « Mes ouvrages dussent-ils rester sacrés, comme le dit élégam¬ ment M. Mongie, cette circonstance funeste me semble moins humiliante que la nécessité d'aller dans le bureau du Constitutionnel solliciter un article. » Il plaisantait même de son insuccès, alléguant que l'édition de son livre était devenue rare, parce qu'elle avait été embarquée sur un bateau pour y servir de lest. Telle avait été sa réponse devant l'êtonnement de Mme Ancelot qu'il fût si difficile à trouver. En réalité l'échec de cet ouvrage pour lequel il éprouva toujours une secrète prédilection lui fut très sensible. S'il est vraisemblable qu'il ne tenait guère à solliciter des articles d'un clan fort éloigné de son estime, du moins ne se gêna-t-il jamais pour en demander à ses amis, voire à en écrire lui-même, f'ai attiré l'attention sur celui qu'ilfit insérer dans le Paris Monthly Review. lien ébaucha d'autres dont les brouillons ont été découverts dans ses papiers par Paul Arbelet1. Dans ces Puff-dialogue et Puff-article il ne craignait pas de vanter (pojfer) son adresse à ne pas, sur un pareil sujet, s'écarter de la décence. Il insistait sur l'originalité qu'il y avait à traiter l'amour comme une maladie et à tenter une descrip¬ tion exacte de tous ses symptômes.

1. Ils sont conservés à la Bibliothèque de Grenoble et je les publie à mon tour dans les annexes de ce livre.

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Il faut le répéter : par sa composition plus encore que par son sujet, cet ouvrage à son époque était déconcertant. Auprès d'une élite, il classa cependant Stendhal parmi les esprits originaux et délicats. Balzac à plusieurs reprises vanta les nuances de senti¬ ments découvertes par un homme des plus remarquables : Henri Beyle. Il ne s'est pas au reste Contenté de distinguer et de louer ce livre rare. Dès 1826, comme l'a le premier révélé M. Maurice Bardèche, il a sans crier gare quelque peu pillé ses derniers cha¬ pitres pour en nourrir la première version de sa Physiologie du Mariage. Nous sommes loin aujourd'hui de ces jours de délaissement et de défaveur. Les analyses de L'Amour, leurs théories un peu systématiques, leur exaltation ont trouvé leur public. L'oeuvre plaît d'autant plus que chaque lecteur y croit découvrir un miroir plus fidèle de sa propre sensibilité à mesure qu'il retrouve plus pleinement une image de son auteur.

X Du vivant de Stendhal ne parut qu'une seule édition de l'Amour, celle de 1822 che% Mongie. Aussi est-ce sa disposition et son texte que j'ai cru devoir suivre dans la réédition que je propose dans les pages qui suivent, fe n'ai modifié que la ponctuation, très légère¬ ment, l'orthographe du temps et celle, asse:j capricieuse, des noms propres. Ce texte, le seul que Stendhal a lui-même établi et revu, je ne l'ai abandonné qu'en cas de faute évidente. Encore ai-je été très circonspect dans l'estimation de ces fautes, et le plus souvent ai-je préféré repousser en note l'énoncé de mes doutes et les corrections plausibles qu'il eût peut-être été permis de substituer à la leçon imprimée. D'autre part, on a vu que le désir d'être prudent dans l'expres¬ sion de sa pensée et parfois aussi la volonté d'intriguer le lecteur avaient conduit l'auteur à tracer de temps à autre la lettre initiale seule de certains mots. Ces mots, toutes les fois que leur sens me

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parut évident, je les ai complétés entre crochets. Supprimant ainsi l'énigme posée, qui n'a plus aucune raison de subsister, et montrant du coup quel avait été l'artifice de Stendhal pour donner du piquant à son texte si ce n'était pour voiler à la censure les opinions et les anecdotes qui l'eussent alarmée 1. Si Stendhal n'a pu voir la réédition de son livre, il n'en a pas moins eu à diverses époques de son existence la plus pressante envie. C'est tout particulièrement autour de 182/, qu'il se montra préoccupé de l'amender, de l'expliquer, de le compléter. Il se rendait bien compte de ses défauts et tout particulièrement de son obscurité. Il les signalait même à ses lecteurs, dans son article plein de fran¬ chise et de perspicacité du Paris Monthly Review. Il y confessait avoir plus souvent excité le lecteur qu'il ne l'avait à coup sûr satis¬ fait. Il émettait le vœu de voir l'auteur offrir « dans une deuxième édition une chair substantielle à la place de ces plats vides, et nous permettre d'apaiser notre curiosité affamée ». Il apparaît ainsi bien regrettable que Stendhal n'ait pu corriger son ouvrage, jamais cependant il ne cessa de s'intéresser à son sort. On ne saurait douter que c'est à sa sollicitation que l'éditeur avait fait insérer dans le Journal des Débats du 4 janvier iSjo cette annonce destinée à réveiller l'attention du public sur cet ouvrage délaissé et que me signale la vigilante amitié de Claude Pichois : « De l'Amour, par M. Stendhal, 5 francs chez Mongie. Anec-

i. Il faut dire que ce travail d'achèvement des mots est le plus souvent singulièrement facilité du fait que Beyle en a écrit lui-même le plus grand nombre en clair après l'apparition de l'ouvrage, sur des exem¬ plaires qui lui ont appartenu. On connaît ainsi trois des exemplaires de UAmour annotés par lui et dont mes propres notes reproduisent les corrections et remarques : i° l'exemplaire de la Bibliothèque de Civitavecchia, dit exemplaire Bucci ; 20 l'exemplaire Guiraudet signalé par Paul Arbelet ; 30 l'exemplaire connu sous le nom d'exem¬ plaire Gougy-Sardou, du nom de deux de ses possesseurs successifs. Ce dernier exemplaire est particulièrement précieux. J'ai pu à mon tour l'étudier à loisir grâce à la très aimable obligeance de Mm0 Simone André-Maurois qui le détient actuellement et que je remercie profondément ici.

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dotes singulières ; analyse piquante d'un sentiment dont chacun croit avoir quelque expérience. » Malgré ce pressant et suggestif appel, l'ouvrage ne s'épuisait pas. Stendhal dut profiter de son séjour à Paris en 1833 pour obtenir du libraire Bohaire, boulevard des Italiens, au coin de la rue Laffitte, acquéreur du fonds Mongie, de tenter un nouveau lan¬ cement. Il s'agissait seulement de faire un peu de publicité autour des exemplaires invendus de l'édition Mongie. La Bibliographie de la France ne l'annonça pas. Aucun artifice ne pouvait faire prendre ce camouflage pour une réimpression. On s'était contenté de substituer de nouveaux titres aux anciens et de changer la cou¬ verture qui fit place à une couverture imprimée, sur papier vert. L'épigraphe demeurait la même; le nom de Bohaire prenait la place de celui de Mongie; la date était modifiée et l'auteur, avant d'être désigné comme celui des Vies de Haydn et de l'His¬ toire de la Peinture, était par surcroît signalé comme ayant en outre écrit Le Rouge et le Noir. Cette fausse édition ne remua guère plus la presse que n'avait fait la vraie. On put lire néanmoins quelques échos et articles dans les journaux. André Delrieu, dans le Temps des 13 et 20 avril 1834, profita de cette réapparition de L'Amour de Stendhal en même temps que de la quatrième édition de L'Amour de Sénancour qui venait d'être annoncée, pour consacrer deux copieux feuilletons à ces deux ouvrages. A vrai dire celui de Sénancour, un peu em¬ paillé et aux théories nébuleuses et froides, y était asse% sacrifié. Celui de Stendhal en revanche était justement mis en valeur. Le critique lui reprochait son obscurité voulue et poursuivait : « Je suis d'autant plus sévère pour ces afféteries de M. de Stendhal que son livre est un ouvrage remarquable, plein d'idées, criblé de faits et trop peu connu. » Il disait encore : dans ce livre « on rencontre avec plaisir l'homme qui a vécu, réfléchi, comparé, songé ; on palpe une de ces rares natures d'ar¬ tiste qui se produisent par soubresaut avec des rudesses et sans autre étude que le souffle d'une puissance exquise ; on la convie sur-le-champ à son intimité ». Je n'insiste

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d'ailleurs sur ce jugement que pour démentir une fois encore la légende de Stendhal, écrivain méconnu de son vivant. Bohaire dut avoir le temps, je l'espère, d'écouler ses exemplaires. Aucune autre édition de L'Amour ne parut avant l'année 18 jj. Le libraire Didier (profitant de ce que l'ouvrage d'après les lois alors existantes, venait de tomber dans le domaine public dix ans après la mort de son auteur) en publia le premier une nouvelle qui reproduisait textuellement le texte de l'édition originale. Aussitôt Michel Lévy, qui venait de traiter avec Romain Colomb pour une édition des œuvres complètes de Stendhal, de s'empresser, à son tour, de faire paraître ce qu'il appelait la « seule édition complète, augmentée de Préfaces et de Fragments entiè¬ rement inédits ». La Bibliographie de la France l'annonçait dans son numéro du }0 juillet i8jp Sept jours auparavant (2j juillet) elle avait annoncé une brochure de 87 pages réunissant les trois préfaces inédites, le chapitre des fiasco, un fragment nouveau et les trois chapitres intitulés respectivement Le Rameau de Salzbourg, Ernestine ou la naissance de l'amour et L'Exemple de l'amour en France. Toutes ces pages nouvelles ayant été ensuite redistribuées dans l'édition complète de l'ouvrage. Elles lui appartiennent évidemment de droit. Et ce serait une erreur singulièrement grave de republier aujourd'hui De l'Amour sans les y incorporer. Mais devant notre ignorance de ce que Stendhal aurait au juste maintenu de ces textes inédits, comme de la forme qu'il leur aurait à nouveau conférée, de même que nous ne savons rien de la place qu'il leur aurait assignée, je ne les ai point, comme a fait Colomb, replacés dans le texte et j'ai préféré les donner en complément de l'édition de 1822. Colomb avait supprimé dans son édition, la jugeant inutile, la préface placée par Stendhal en tête de son livre, simple extrait il est vrai du Voyage en Suisse de M. Simond. Je ne l'ai pas non plus suivi sur ce point. Cette exclusion était injuste. Simond, dans la page retenue, avait exactement exprimé ce que l'auteur de L'Amour pensait à son tour de son propre ouvrage et il serait irrationnel de le priver de la part de gloire où l'a convié Stendhal

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en le citant. Ce dernier à peu près à la même époque, n'avait-il pas flatteusement écrit dans sa correspondance : « Tout le monde a lu le Voyage en Suisse de M. Simond, également auteur d'un Voyage en Angleterre. M. Simond n'est pas brillant, mais il est judicieux; et ce que le peuple lisant demande au xixe siècle, ce sont des idées sur lesquelles il puisse compter. » Ajoutons que l'édition de i8;y n'est pas exempte de bévues et que le texte n'en est pas très sûr. Elle présente avec l'édition de 1822 (elle-même souvent incorrecte, je l'ai dit) d'asse% nom¬ breuses variantes. Les unes proviennent de ce que pour cette édition encore les épreuves dont pas toujours été bien corrigées, les autres d'une mauvaise compréhension de Romain Colomb. Un certain nombre cependant sont d'une évidente pertinence. En faut-il laisser le mérite à Colomb ? Ou ne doit-on pas se demander si elles ne proviennent pas de corrections indiquées par Stendhal lui- même en marge d'un exemplaire qu'aurait utilisé son cousin ? Je n'en déciderai point. Néanmoins le lecteur devra veiller de près à ces variantes de i8jj que, toutes, j'ai rejetées en notes. D'autres variantes ne sont pas non plus sans intérêt. Ce sont celles que l'on relève à la Bibliothèque municipale de Grenoble sous la cote R. j8y6, tome 14 (pp. 40-4J et 82-126), tome ij (pp. 120-128), tome 18 (pp. 114-12}), tome 10 (pp. 108- 112 et 148-142). Ces premières esquisses de certaines pages de L'Amour nous offrent de nombreux et curieux exemples de la manière dont Stendhal se corrigeait. A ce titre je n'ai pas cru devoir les négliger. C'est à elles que je renvoie toutes les fois que, sans spécifier davantage, j'indique que les textes cités ont été relevés sur le manuscrit. On sait que nous n'en avons pas d'autres. Si un ouvrage de Stendhal mérite d'être étudié avec soin et éclairé au maximum, c'est De l'Amour. Il .n'en est pas de plus riches et qui, je crois l'avoir suffisamment montré, renseigne plus abondamment sur l'homme, ses idées, ses sentiments. Dans

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aucun de ceux où il convient de le découvrir avec soin sous le man¬ teau, il ne s'est plus complaisamment mis en scène. Pas même dans ses romans qui n'en sont pour une part que l'illustration passionnée. Henri Martineau.