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Classiques Garnier

Avant-Propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : De bonne vie s’ensuit bonne mort Récits de mort, récits de vie en Europe (XVe-XVIIe siècles)
  • Auteur : Martin-Ulrich (Claudie)
  • Pages : 7 à 9
  • Réimpression de l’édition de : 2006
  • Collection : Rencontres, n° 228
  • Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 53
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812458347
  • ISBN : 978-2-8124-5834-7
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5834-7.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 31/05/2007
  • Langue : Français
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Avant-propos

Le lecteur bon nageur qui s'aventure dans les eaux de l'oraison funèbre s'aperçoit rapidement que contrairement à toute attente, l'oraison funèbre n'a de funèbre que le nom. En réalité, le discours encomiastique prononcé devant la dépouille d'un grand du royaume, le jour même de l'enterrement du corps, est une célébration, non de la mort, ni même im hommage à la mort, mais à celui que le défunt était vivant. Ainsi, la plus grande part du texte est-elle consacrée à louer la vie et le vivant, dans une grande narration des faits qui sert de biographie où toutes les digressions, du politique au poétique, sont permises à la Renaissance. Dans le vaste mouvement du discours qui fait le récit de la vie du mort, ce sont ses faits, ses exploits, ses traits de caractère, ses vertus, ses origines presti¬ gieuses qui sont retenus pour tracer le portrait vivant et en action d'un des membres fondateurs de la communauté. Partant, ces narrations de vie exemplaires, du point formel, éthique et politique, sont les hauts lieux d'un investissement non seulement éthique où transparaissent les valeurs de toute une société, mais aussi argumentatif. Ils nous montrent que le récit, dans ses fondements rhétoriques, à savoir dans la narration des faits, est toujours porteur d'une thèse. Tout récit a une visée argumentative. Réciter, c'est vouloir faire, voire vouloir faire faire. En poursuivant l'analyse entamée par le détour d'un genre qui mêle de façon exemplaire les rapports entre représentation de la vie et représenta¬ tion de la mort, on constate que jusqu'à ce jour, les recherches sur la mort n'intègrent celles sur la vie que clandestinement et inversement. Autre¬ ment dit, la relation essentielle qui existe entre représentation de la vie et représentation de la mort n'est pas systématiquement traitée ; toute la lumière n'a pas été faite sur cette liaison, certes admise par tous, mais laissée pour l'heure encore dans l'ombre. Depuis une vingtaine d'années, le travail sur la représentation de la mort à la Renaissance est devenu un champ d'études fertile où fouillent en concurrence les chercheurs de plusieurs disciplines comme l'histoire, la littérature, mais aussi l'anthropologie, la sociologie, l'histoire de l'art.

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pour ne citer que quelques exemples. En 1999, le colloque international de la Société d'Étude du Seizième Siècle, réuni à Bar-le-Duc, se consacrait aux « funérailles à la Renaissance' ». Il convoquait des chercheurs venus des principaux horizons des sciences humaines : histoire, histoire de l'art, histoire des idées, histoire littéraire, littérature. Pour ce qui est des études littéraires, les grands genres funèbres étaient étudiés : l'églogue funèbre, l'épître consolatoire, la déploration, ou encore l'oraison funèbre parodique, montrant la richesse du patrimoine textuel et architec¬ tural de la littérature autour de la mort. Rien d'étonnant à cela, puisque les historiens nous ont appris, depuis les travaux de Philippe Ariès, Johaim Huizinga et Michel Vovelle^, la prédominance de la mort dans la vie quotidienne et les mentalités des hommes au seuil de la Renaissance, ce que l'ouvrage de Jean Delumeau, La peur en Occident confirme large¬ ment^. Dans le registre littéraire, on a montré l'intériorisation progressive du sentiment de la mort, et le lien entre les sources chrétiennes et les sources antiques'^. En outre, les funérailles du roi ont été bien étudiées par l'école américaine d'abord, grâce aux travaux de Ralph Giesey et de ses successeurs, dans la perspective d'une étude comparée des quatre grandes cérémonies royales que sont le sacre, le couronnement, le lit de justice et les entrées royales^. Parallèlement, les études sur les récits de vie, les mémoires, la biogra¬ phie, l'autobiographie, rivalisent avec celles sur l'émergeance d'un moi

' Textes édités par J. Balsamo, Genève, Droz, 2002. ^ Ph. Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975 ; J. Huizinga, Le déclin du Moyen Âge, première traduction française, Paris, Payot, 1932, repris sous le titre L'automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 1975 ; M. Voyelle, La mort et l'Occident de 1300 à nos Jours, Paris, Gallimard, 1983. ' La peur en Occident (XIY -XVIIF siècles), Paris, Fayard, 1978. ■* G. Blum, La Représentation de la mort dans la littérature française de la Renaissance, Paris, H. Champion, 1989. Voir aussi The Place of Death, Death and Remembrance in Late Medieval and Early Modern Europe, édité par Bruce Gordon et Peter Marshall, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. ' Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, traduction française de D. EbnOther, Paris, 1987. Voir également A. Boureau, Le simple corps du roi L'impossible sacralité des souverains français, XV-XVllP siècles, Paris, Les éditions de Paris, 2000.

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laïque au seuil de la modernité'. Les livres de raison, les témoignages, les vies d'hommes illustres, la correspondance et les mémoires reposent chacun à sa manière sur une croyance, un présupposé plus ou moins conscient : celui qui consiste à penser qu'il est possible de considérer les éléments épars d'une vie comme une histoire, qu'il est possible surtout d'en tirer un sens, une orientation générale, organique, non pas pour écrire des histoires, mais des Vies, au sens où Plutarque l'entendait^. Dans sa conception du genre, ce dernier accorde une place d'honneur aux détails, aux signes qui révèlent le caractère plus qu'aux « événements grandio¬ ses » et aux « combats ». Les écrivains de la Renaissance héritent de cette représentation littéraire de la vie, aussi bien que d'une conception de la personne écrivante, pour ne pas dire de l'orateur, qui doit beaucoup à la rhétorique : la persona des écrivains est travaillée par une série de préceptes et de principes. Au premier rang de ces enseignements fondateurs se retrouve cette idée de sens, d'agencement des éléments qui a une répercution essentielle : celle de montrer que tout texte narratif est argumentatif, en ce qu'il sert une thèse, une pensée, voire son auteur dans le cas des mémoires. Ces deux courants, les études sur la mort et celles sur la vie, constituent des fleuves qui se rejoignent dans les faits : les récits de mort font systématiquement au moins référence, si ce n'est plus, à la vie, et inversement, les genres biographiques s'interrogent par nature sur la question de la mort, même lorsque - c'est le cas des mémoires ou des Essais - le locuteur écrit à la première personne. C'est donc un rapport dialogique qui unit ces deux pôles attirés l'un par l'autre comme des aimants magnétiques. Ce sont précisément la nature, les enjeux, les fonctions, les modalités, les limites et les valeurs de ce dialogue entre mort et vie qu'il s'agit d'explorer. Claudie Martin-Ulrich Université de Pau

' Voir le recueil d'articles Biographie und Autobiographie in der Renaissance, WolfenbUtteler Abhandlungen zur Renaissanceforschung, Bdh 4, Wiesbaden, Herzog August Bibliothek Wolfenbiittel, 1983 et notament l'article de Jozef Ijsewijn, « Die humanistische Biographie », p. 1-20. ^ « Nous n'écrivons pas des Histoires, mais des Vies » (Vie d'Alexandre, I, 1, Vies parallèles, édition de F. Hartog, Paris, Quarto, Gallimard, p. 1227).