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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Ce qui ma dabord attiré dans le projet de Ludmila Acone lorsquelle me la exposé, cest quil vienne dune praticienne de la danse. Depuis longtemps, les historiens et notamment les médiévistes ont pris lhabitude dintégrer limage à leurs sources, et depuis longtemps, ne serait-ce quà travers leurs travaux sur les rituels, ils se sont intéressés aux spectacles et aux représentations. Mais, même si quelques historiens comme Étienne Anheim et Olivier Mattéoni sy intéressent, la musique noccupe encore aujourdhui quune place trop marginale dans lhistoriographie française, et quant à la danse, elle semble presque totalement passée sous silence : cest comme si ces domaines dexpression étaient secondaires aux yeux de la plupart des historiens, alors quil est pourtant évident quils ont, au-delà de leur intérêt esthétique intrinsèque, une fonction sociale importante et occupent une place importante dans le système de communication. Cette importance est particulièrement évidente au-delà des Alpes, où lintensité de la compétition politique permanente entre les partis et les groupes familiaux au sein des communes et des seigneuries na dégale que celle des luttes qui les opposent continuellement : cette situation a favorisé, entre autres, un surinvestissement esthétique qui atteint tous les médias du système de communication et a fini par faire dès la fin du Moyen Âge ou le début de la Renaissance – cest la même chose… – de la culture italienne la plus brillante de lEurope.

Les sources mobilisables sont aussi extrêmement riches et le choix de lItalie comme terrain détude privilégié de la danse médiévale simposait, dautant que lhistoriographie italienne, qui est abondante et dans lensemble dune grande qualité, offrait un accès facile à la documentation. Les spécialistes de lItalie ont en effet le grand mérite de ne pas avoir négligé la danse qui nest pas réduite par eux au rang de simple appendice du spectacle et les recherches en matière de coreutique ont déjà permis des progrès substantiels. Toutefois, comme toujours en Italie, lapproche est souvent limitée à telle ou telle cité – reproche un peu rituel et assez vain étant donné labondance des fonds florentins, vénitiens ou milanais – et privilégie lhistoire du spectacle dans laquelle nos collègues 8transalpins sont passés maîtres. Il fallait donc choisir une perspective un peu différente. Le projet de Ludmila Acone était de démontrer que la danse noble était un enjeu central aussi bien sur le plan esthétique que sur le plan social dans les cours de lItalie centro-septentrionale et quelle devait être pleinement prise en compte dans lanalyse historique du fonctionnement de ces cours. Pour comprendre quelles étaient les pratiques de la danse dans ces cours, il faut en disséquer son langage, ses signes et son discours, puisquau temps de lhumanisme la rhétorique nest jamais loin : pour ce faire, Ludmila Acone a rassemblé une énorme documentation, à la fois textuelle et visuelle, qui permet de prendre la pleine mesure de ce quest la danse en tant que pratique sociale.

Le projet est donc multipolaire, et le lecteur passe dune cour et dune cité à lautre, de la Ferrare des Este à lUrbino des Montefeltre ou à la Mantoue des Gonzague, comme de la Milan des Visconti et des Sforza à lincontournable Florence des Médicis, sans oublier de faire un détour par la cour Aragonaise de Naples. Les festivités matrimoniales dans lesquelles la danse joue un grand rôle sont évoquées à travers les fêtes somptueuses données pour les noces dÉléonore dAragon et dHercule Ier dEste en 1473 et de Camille dAragon et de Costanzo Sforza en 1475. En revanche, le spectacle, quil soit sacré ou civique, nest pas ici central : il nest assurément pas oublié, mais ce sont les maîtres à danser qui sont invités à faire office de guide dans cette exploration des mondes italiens de la danse, où lon se penche sur les rapports sociaux comme sur les rapports de genre, en redonnant toute sa place au corps et à lexercice physique. Pour ce travail Ludmila Acone a pu bénéficier de laide experte de Paola Ventrone1, professeure à lUniversité du Sacro Cuore de Milan qui a bien voulu accepter de codiriger cette thèse.

Lun des apports majeurs de ce travail est lattention apportée aux sources qui sont abondamment transcrites, éditées, citées et commentées ce qui confère à ce volume une incontestable valeur documentaire. Ce sont dabord des sources littéraires et les nombreuses allusions à la danse de grands auteurs comme Boccace et surtout Dante, mais aussi dauteurs moins célèbres sont exploitées ici avec bonheur. Il y a ensuite les sources liées aux représentations sacrées dont certains, comme les Sacre Rappresentazione dAbraham et dIsaac et du Giudicio de Feo Belcari, et le Miracolo di Maria du Magliabecchi vii 732 de Florence 9sont particulièrement mis à lhonneur. Une troisième catégorie de sources est constituée par les sources iconographiques pour lesquelles Ludmila Acone avait constitué, dans la version primitive de sa thèse, un répertoire qui, sans être exhaustif, était exceptionnel par son ampleur et quelle exploite ici : le lecteur familier avec lart italien pense immédiatement aux fresques comme celle du Bon gouvernement à Sienne ou à certains tableaux célèbres, mais les représentations figurées de danses se trouvent aussi sur des meubles, tels les cassoni et les deschi da parto, sur des panneaux décoratifs qui ornent les murs des villas, dans les miniatures qui ornent les manuscrits, les gravures et les estampes, les tapisseries et toutes sortes dobjets. Enfin, le quatrième ensemble de sources est formé par les textes qui constituent le cœur du travail, les traités de trois maîtres à danser : le plus ancien est le De Arte saltandi e choreas ducendi de Domenico da Piacenza – le professeur des deux autres maîtres – qui nest connu que par un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France et a été édité par Dante Bianchi en 1963 ; le Libro dellarte del danzare dAntonio da Cornazzano, qui date de 1455, mais nest connu que par un manuscrit de la Vaticane, plusieurs fois édité, qui contient une deuxième rédaction composée en 1465 pour le mariage dIppolita Sforza et dAlphonse dAragon ; et enfin par celui de Guglielmo Ebreo da Pesaro, qui semble dater quant à lui de 1463, qui existe en plusieurs versions et en de nombreux exemplaires, car il a été beaucoup plus diffusé que les deux autres, au-delà même de lItalie.

Lanalyse de ces traités, notamment pour tout ce qui concerne les aspects techniques et les mouvements de la danse constitue certainement lun des apports décisifs de la thèse parce quil permet de voir comment se construit, par invention mais aussi par approximations successives et par emprunts, le vocabulaire et le lexique de la danse : les termes sont disséqués de façon à découvrir sous chaque mot le ou les gestes quils expriment, et lon comprend vite quil faut être soi-même un danseur confirmé pour accomplir ce travail dherméneutique. Des danses, comme la moresque, font aussi lobjet dune étude détaillée. Mais Ludmila Acone sest aussi attachée à éclairer les biographies de ces maîtres à danser, et particulièrement celle de Guglielmo Ebreo qui lui permet douvrir une perspective aussi riche quinattendue sur lhistoire des communautés juives en Italie du Nord et leurs rapports avec les cours princières. Grâce à ces traités et à leurs auteurs, il est possible de voir comment sautonomise et saffirme une nouvelle profession, à laquelle il aurait dailleurs été possible dadjoindre celle des maîtres darmes (Cornazzano 10est aussi lauteur dun traité beaucoup plus célèbre, consacré à lart de la guerre, De Re Militari) et dans une certaine mesure celle des maîtres de musique, en particulier instrumentale, les musiciens des chapelles y compris princières ayant encore un statut particulier : il est vrai quune telle recherche demanderait des compétences si variées quelle ne pourrait être que le produit dun travail collectif. Dans toutes ces disciplines – et lon doit entendre ici le terme dans toute sa polysémie – qui, il faut le noter au passage, sont des disciplines du corps, une pédagogie fondée sur une approche théorique, mise au point et dispensée par des professionnels, se substitue à une formation au sein de la famille ou de la communauté fondée sur limitation et la pratique. Il nest évidemment pas indifférent que cela se produise dans le cadre des cours princières, où la maîtrise des esprits et des corps manifeste lintériorisation par les courtisans de la toute-puissance du prince.

Au-delà des aspects techniques de la danse et de son lexique et au-delà même de son ancrage socio-politique, aussi bien la théorie que la pratique de la danse sinscrivent dans le contexte de la nouvelle culture humaniste et néo-platonicienne qui se développe dans lItalie à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance. Les auteurs des traités invoquent les auteurs de lAntiquité, comme Cornazzano qui tire ses observations sur la discipline du corps de Végèce, et Domenico da Piacenza qui fonde ses démonstrations théoriques sur Aristote. Mais cest surtout le rapprochement entre Guglielmo Ebreo et Marsile Ficin à propos de lélévation de lâme par la musique et par la danse et de la façon dont ces deux arts peuvent transformer le corps pour que celui-ci cesse dêtre la prison de lâme que fustigent les Pères de lÉglise, qui fait ici sens. Certains théologiens médiévaux comme Hugues de Saint-Victor avaient déjà évoqué lunion équilibrée de lâme et du corps dans la pratique de la musique. Nos trois maîtres à danser sinscrivent dans cette perspective, liant danse et musique, puisque dans lune comme dans lautre, la notion dharmonie est fondamentale : la danse de cour est une danse dordre et de mesure, où les mouvements du corps sont étroitement contrôlés pour que le danseur exprime son harmonie intérieure. Cet ordre est dailleurs différent pour lhomme et la femme, qui ne doit jamais se départir de la réserve et de la modestie qui convient à son sexe. Ces trois traités sont riches denseignements pour lhistoire du genre au Moyen Âge.

Mais Marsile Ficin va beaucoup plus loin que la simple idée dharmonie, en introduisant lidée que la musique « soigne » lesprit et lon retrouve cette idée chez Guglielmo Ebreo qui affirme avec force 11lidée de la valeur thérapeutique de la danse. Elle a un rôle psychologique, en apaisant « la mélancolie des hommes » et en leur permettant de mettre en accord, cest-à-dire en harmonie, leur esprit et leur corps en optimisant linteraction entre les sens, la pensée et le mouvement sous le contrôle de lintellect. Ludmila Acone nhésite pas à sinspirer des travaux actuels en matière de psychologie ou de neuro-psychiatrie pour interpréter et mieux comprendre les théories de ses maîtres à danser du xve siècle. Certains ont pu lui faire grief de courir ainsi le risque de lanachronisme, mais les historiens ne doivent jamais renoncer à la possibilité déclairer le passé par les outils que leur offre le présent. Ce nest dailleurs là quun exemple de la démarche toujours novatrice et imaginative de Ludmila Acone, dont on trouvera de multiples exemples dans ce livre et qui en fait tout lintérêt.

Jean-Philippe Genet

1 Son dernier ouvrage, Teatro civile e sacra rappresentazione a Firenze nel Rinascimento, Florence, Le Lettere, 2016, est absolument essentiel non seulement pour la question des représentations à Florence mais aussi pour bien des aspects évoqués dans le présent ouvrage.