Préface
- Prix Jean Favier de la Société des amis des archives de France (2016)
Prix de l'université du Conseil départemental du Val-de-Marne (2015)
Médaille Émile Le Senne 2017 – Académie des inscriptions et belles-lettres - Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dans l’ombre de la capitale. Les petites villes sur l’eau et Paris au xve siècle
- Auteur : Crouzet-Pavan (Élisabeth)
- Pages : 11 à 19
- Collection : Bibliothèque d'histoire médiévale, n° 17
- Thème CLIL : 3386 -- HISTOIRE -- Moyen Age
- EAN : 9782406058960
- ISBN : 978-2-406-05896-0
- ISSN : 2264-4261
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05896-0.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/01/2017
- Langue : Français
Préface
Il n’est pas certain que l’histoire urbaine de l’espace français soit aujourd’hui un des champs les plus explorés par les historiens médiévistes français. Plus ou presque, à quelques heureuses exceptions près, de réflexion générale sur le phénomène urbain, de tentative de compréhension d’ensemble de la ville comme communauté politique, mais bien peu aussi d’approches singulières, d’études monographiques fouillées. En somme, à l’heure d’une urbanisation toujours plus conquérante comme des dysfonctionnements nombreux, matériels, sociaux et culturels, des organismes urbains, à l’heure des crises qui affectent les modèles et les identités de la ville, la réflexion historique sur cet objet va un peu s’essoufflant et l’intérêt, d’une génération d’historiens à l’autre, continue plutôt à se porter vers les villes et les systèmes urbains qui se développèrent dans d’autres espaces géographiques et politiques. Triste constat, pourrait-on commenter d’autant que la situation historiographique était différente il y a deux à trois décennies, lorsque l’histoire urbaine affichait au contraire une belle vitalité qui visait à combler le retard de la recherche française par rapport aux traditions beaucoup plus anciennes de l’histoire urbaine dans d’autres pays, à commencer par l’Allemagne et la Belgique, et que de grandes monographies étaient produites en nombre, consacrées à Tours, Poitiers, Besançon, Saint-Flour ou Dijon. Il faut donc se réjouir que ce beau livre soit issu de la belle thèse de P.-H. Guittonneau. Cette recherche marque en effet, et c’est le premier de ses nombreux et grands mérites, l’intérêt qu’il y a à reprendre la réflexion historique sur la ville, et sur les traces d’histoire qui sont les siennes, intérêt encore stimulé dans le cas qui nous occupe par le fait que nous voyons avec cette recherche apparaître une ville, Paris, un fleuve, la Seine, dont le Paris contemporain s’est comme séparé, et un espace qui, après avoir été celui des petites villes ou des villes moyennes de la Seine et de ses affluents aux siècles médiévaux, est en partie devenu celui de l’agglomération parisienne.
12Au cœur de l’enquête de P.-H. Guittonneau, une série de villes donc, toutes situées sur la Seine, l’Oise, la Marne ou l’Yonne, toutes placées dans l’ombre de Paris. Or, et ainsi se marque d’emblée l’originalité du travail de P.-H. Guittonneau, ce réseau urbain qui gravitait autour de la grande métropole parisienne n’avait jamais été étudié. L’introduction de ce livre le souligne avec justesse en conduisant l’inventaire des champs historiographiques qui ont retenu l’attention des historiens de Paris et de sa région. Pas de synthèse sur les petites villes du Bassin parisien alors que le thème des petites villes a connu de manière récente, de la part des historiens modernistes, mais pas seulement, un regain d’intérêt. Pas d’étude qui embrasserait la totalité des agglomérations de la région parisienne pour donner à voir les relations que la ville capitale et les villes voisines entretenaient. En somme, une sorte de vide historiographique, alors que dans d’autres espaces géographiques les travaux d’histoire urbaine interrogent de plus en plus souvent, en refusant le cadre de la monographie et en recourant aux notions de centralité ou de réseau, le rôle des villes comme centres polarisants. On pourrait en première analyse s’étonner de cette situation, d’autant plus paradoxale que Paris était la plus grande ville du monde occidental, mais elle se comprend en fait assez aisément.
Pour l’expliquer, sans doute faut-il en premier lieu invoquer les lacunes de la documentation. Il est certain que le paysage documentaire parisien n’est pas, pour la fin du Moyen Age, le plus fourni qui soit. Bien des séries sont fragmentaires, tronquées, perdues. La recherche de P.-H. Guittonneau vient cependant, après d’autres travaux, apporter la preuve que l’on peut travailler sur Paris. Mais c’est le poids de Paris, capitale du royaume, qui doit surtout être rappelé pour comprendre les choix historiographiques qui ont été dans la longue durée pratiqués. Comment ne pas observer que la ville de Paris a été prioritairement envisagée dans ses fonctions de capitale, et donc dans les rapports qui étaient les siens, à l’échelle de l’espace du royaume, avec ces autres acteurs politiques qu’étaient les bonnes villes ? Comment ne pas pareillement relever que la Seine, décrite ici à l’aide de Christine de Pizan dans le murmure de son cours régulier ou dans ses accidents et ses colères, moins des études ponctuelles, n’a pas davantage retenu l’attention ? On peut citer bien sûr le beau livre d’I. Backouche mais il regarde une autre période que la nôtre, celle précisément où opéra le divorce 13de Paris d’avec son fleuve. D’où la nécessité pour P.-H. Guittonneau de solliciter des références historiographiques qui s’attachent à l’histoire d’autres fleuves, le récent recueil d’articles de J. Rossiaud consacré au Rhône, comme bien sûr le plus ancien et fameux Rhin, Histoire, mythes et réalités de L. Febvre.
Le système de relations qui est envisagé dans ce livre est donc profondément original. Il fait apparaître l’« entour » Paris, pour reprendre cette belle expression du temps, un « entour » qui n’est pas saisi depuis Paris, soumis qu’il était, selon des mesures variables, au poids humain, politique, économique d’une capitale, dans une vie historique qui aurait été tout entière déroulée à l’ombre d’une grande métropole, mais un « entour » qui apparaît aussi dans sa densité historique particulière, celle d’un semis de villes hiérarchisées, dotées de fonctions spécifiques, et interagissant entre elles comme avec la capitale. Une inversion du regard est ainsi pratiquée, que P.-H. Guittonneau justifie en convoquant François Villon, qui se définissait malicieusement comme « né de Paris emprès Pontoise ». Le lecteur découvre de la sorte toute une série de villes, situées dans un rayon de 16 à 50 km autour de la métropole parisienne et des relations envisagées, pour reprendre un des termes du livre, comme « polyphoniques ».
Il importe, à cet égard, je le crois, de souligner l’intérêt et la subtilité complexe du plan qui a été choisi. Il nous fait partir de ces villes, 200 localités dans un espace naturel, un « milieu », soigneusement décrit, 200 localités qui sont des sièges de bailliage ou de capitaineries, des centres religieux, des marchés plus ou moins actifs. Pour mieux appréhender ces villes, les définitions se succèdent, toutes entées sur une documentation originale. L’objet est en conséquence saisi à l’aide d’une belle et convaincante analyse lexicographique, et une hiérarchie se met progressivement en place car certaines villes, Mantes, Meulan, Poissy, Corbeil, Étampes, Lagny, Meaux, et Pontoise, sont plus importantes que d’autres. Il est alors possible de changer de perspective pour envisager autrement cet espace et le voir fonctionner comme un espace fluvial sous contrôle, où sont montrées l’emprise de la Hanse sur la Seine et les rivières, mais aussi l’autorité du roi sur les cours d’eau, avant de nous intéresser, nouveau déplacement dans l’observation, aux circulations et aux échanges, aux mouvements des hommes et des marchandises dans ces vallées fluviales : « produits communs » (bois, vins, grains…), « produits 14spécifiques » (pain, pierre, papier, bétail…). Peut alors venir un dernier temps, celui de Paris capitale, et de nouveau la perspective change, mais pour autant l’analyse n’est pas menée selon le seul critère de la centralité.
L’analyse fait donc considérer les relations tantôt depuis la capitale, tantôt depuis l’« entour » et ainsi, sont restitués, de façon dynamique, un faisceau complexe et intéressant de liens, une vie relationnelle intense. La dynamique, soulignons-le, est d’autant plus nette que cette étude manifeste une sensibilité particulière au contexte, synonyme, durant des décennies, des troubles civils et des affrontements de la guerre de Cent Ans. Ces villes sont assiégées, ces villes sont occupées, l’insécurité entrave les communications. Les chertés sont là et la circulation des bateaux se ralentit sous le pont de Mantes… Cette dimension, qui est celle, en certains passages de l’analyse, d’une chronologie fine, devait être prise en compte ; et elle l’a été dans ces pages consacrées aux dysfonctionnements des relations au temps des guerres, à la défense des villes mais aussi à l’impact de ces difficultés sur la démographie urbaine. P.-H. Guittonneau donne par exemple une série de remarques de grand intérêt sur le déclin démographique des centres de la région parisienne qui viennent heureusement compléter les informations fournies en son temps par G. Fourquin pour le plat pays. Mais tout le passage consacré aux impératifs de la défense, aux questions de loyauté et d’obéissance, situées au cœur du dialogue des petites villes avec le roi, est très bien venu. De semblable façon, les pages consacrées à la mobilisation des petites villes au temps de la guerre du Bien public, ou de la Guerre Folle, apportent des données nouvelles sur la situation de l’Île-de-France durant cette période. On voit bien comment ces villes ne sont pas seulement des points d’appui militaires. Elles relaient l’information, elles contribuent financièrement à l’effort de guerre et obtiennent en échange de voir se renforcer leurs fonctions et leur importance politique.
Il va de soi que, pour éclairer de cette façon Pontoise et la rivière d’Étampes, l’eau du roi et celles des abbayes, les flux du vin circulant sur l’eau, la population de petites et nombreuses localités, les ponts et les cérémonies des Entrées royales, Mantes et Corbeil, Essonnes et Meulan, Poissy et Cergy, il était nécessaire de beaucoup lire. Les notes copieuses rendent compte d’un capital de connaissances patiemment constitué. Elles ont encore ce grand mérite de traduire, jusqu’aux travaux les plus récents, un cheminement historiographique, de restituer la chaîne des 15connaissances et des interprétations. Mais il fallait aussi conduire des dépouillements considérables, aux rendements pas toujours assurés, dans des archives extraordinairement variées, voire même hétéroclites. Là se situe une autre très grande qualité de la recherche de P.-H. Guittonneau. Ce livre met au jour une série de données, tirées d’archives souvent négligées. Il croise, il associe, pour composer le récit historique, des sources qui sont celles des grandes séries archivistiques, à l’ordinaire mobilisées par les historiens de Paris ou de la monarchie française, le Châtelet de Paris, les archives du Parlement, et toute une documentation venue des archives de Mantes, de Pontoise ou de Corbeil, parfois lourde quantitativement. Pensons à la quarantaine de registres conservés de manière non continue pour la petite ville de Mantes ! Ajoutons que dans le cas des archives parisiennes, P.-H. Guittonneau n’a rien négligé, des sources les plus attendues, comme les Livres de couleur, le Journal du Bourgeois de Paris, les archives des différentes communautés ecclésiastiques (Saint-Victor, Notre-Dame, Hôtel Dieu, Saint-Germain des Prés), aux plus originales à l’exemple des comptes de la Cuisine de l’Abbaye de Saint-Denis. Il a tout lu et tout utilisé, les comptes de péages comme les visites paroissiales, et il démontre une parfaite maîtrise de ce corpus complexe, hétérogène et déséquilibré. Chaque développement, long parfois de quelques pages seulement, est nourri par des dépouillements souvent très considérables. Que le lecteur se reporte par exemple à l’étude de la présence des Parisiens dans ces villes situées à l’ombre de la capitale. Les 445 actes du Minutier central qui documentent certaines des localités étudiées sont scrutés au profit d’observations minutieusement agencées : répartition géographique des actes, répartition typologique visant à éclairer l’identité des contractants, leurs catégories socio-professionnelles, nature des affaires documentées … L’analyse progresse donc en usant de toute une typologie de sources desquelles P.-H. Guittonneau est capable de tirer des trésors d’informations inédites. Un exemple suffit. Comment est établie une hiérarchie parmi les petites villes examinées ? En privilégiant les représentations des hommes et des femmes du xve siècle. Ce sont donc des listes de villes, listes souvent de nature fiscale collectées au prix d’un long recensement, qui sont sollicitées avant que d’autres données ne soient extraites des chroniques et des ordonnances royales. Par autant d’approches associées, la perception que les contemporains avaient de la hiérarchie des petites villes de « l’entour » Paris prend peu à peu forme.
16Ces dépouillements massifs autorisent encore des changements d’échelle nombreux. Nous voyons au fil des pages s’agencer progressivement un espace fluvial complexe, formé d’une multitude d’espaces, de nombreux fragments d’eau. Puis, une fois cet espace défini, présenté géographiquement et juridiquement, comme l’espace d’un ressort, celui de la prévôté des marchands, l’analyse se resserre sur un cas particulier, la hanse de l’eau de Mantes. Un même changement de focale opère au long des belles pages qui sont consacrées à la navigabilité des cours d’eau. Après des observations de caractère général sur les chemins de halage et les chenaux de navigation, et l’on soulignera que ces aspects, connus pour d’autres cours d’eau, avaient été, dans le cas du système de la Seine, très largement laissés de côté, une petite monographie, passionnante, dédiée à la rivière d’Étampes et à ses installations industrielles. Moulins à papier et moulins à blé, autant d’aménagements, souvent très polluants, qui pouvaient nuire à la circulation fluviale, et dont se soucièrent en conséquence les Parisiens, même si ces installations travaillaient aussi, et le chapitre traitant de l’approvisionnement de Paris le montre avec bonheur, pour fournir des produits indispensables à la capitale. Ou bien ailleurs, P.-H. Guittonneau fait poster son lecteur sous le pont de Mantes pour y surveiller le passage des bateaux vers Rouen ou au contraire vers Paris et vers l’Oise. Les graphiques construits grâce aux informations tirées des péages documentés par les archives de cette ville permettent en parallèle d’apprécier concrètement les recettes tirées de ces mouvements commerciaux et donc d’évaluer l’impact du contexte événementiel durant les années de la guerre civile, de la domination anglaise ou au contraire de la reconquête de la Normandie par les Français. Mais à ces éclairages portés sur tel segment du fleuve, telle ville ou telle institution, sont associées de manière très heureuse des analyses synthétiques et des conclusions d’ensemble qui réorganisent solidement la matière historique.
Ce livre, parce qu’il s’attache à écrire l’histoire d’un espace polarisé par Paris et unifié par un système fluvial, est donc une belle et grande recherche d’histoire urbaine. Il retrace l’histoire d’une institution principale, la prévôté des marchands, mais il écrit également l’histoire politique et administrative de ces communautés urbaines, placées dans la dépendance de Paris et attachées bien sûr à défendre leurs intérêts à Paris, dans les institutions centrales. Il éclaire encore, 17et je reprends une expression de l’auteur, les modalités du dialogue entre le roi et ces petites villes, un dialogue que les historiens ont plutôt coutume d’examiner dans son fonctionnement, plus ou moins harmonieux selon les moments, avec les grandes villes du royaume. On soulignera d’ailleurs que, parmi bien des pages passionnantes, celles que P.-H. Guittonneau dédie aux déplacements des rois de France dans cet « entour » Paris sont sans doute parmi les plus riches de suggestions. Mais cette histoire politique et administrative, où sont présents le roi, le prévôt des marchands, les gens du Parlement, toute une série d’officiers qui administrent les petites villes, conduite à l’échelle de ce vaste système spatial, cède la place, en d’autres moments à une véritable histoire économique, nourrie de données chiffrées (marchandises et péages, cercles de l’approvisionnement, échanges et marchés, poids du capital urbain et endettement, pénétration de la propriété parisienne dans les campagnes, pêcheries, installations industrielles au fil de l’eau…). Ce qui n’empêche pas l’étude de devenir ailleurs une enquête d’histoire sociale : histoire de la société politique quand les officiers municipaux et les commissaires agissent pour contrôler l’espace de la juridiction de la prévôté des marchands, histoire sociale des acteurs économiques quand est dépeint avec talent le monde de tous ceux qui commercent sur l’eau et ont à faire avec le fleuve : les marchands et les voituriers par eau, les meuniers et les pêcheurs, les mariniers et les agents de l’administration royale, les Parisiens et les autres … Mais resurgit encore, selon les sollicitations des recherches les plus récentes, la trame des relations entre les créanciers et les débiteurs, toutes ces dettes qui liaient les Parisiens et les habitants des petites villes ; des conflits sont restitués, de petites chroniques judiciaires sont racontées ; et puis apparaissent des familles et des patrimoines, tout une pâte humaine… Comment ne pas citer les Brisset, marchands entre Paris et Poissy ? Voilà en effet une famille dont chacun des membres fait des affaires qui passent prioritairement par le commerce fluvial. Enfin, cette histoire sociale se transforme en une histoire de l’anthropologie de l’espace, quand l’auteur s’efforce, toujours avec prudence et mesure, d’appréhender les usages de l’espace ou les mots des hommes du temps sur leur espace vécu.
Inutile de dire que l’on pourrait se lancer dans une longue énumération d’analyses de grande qualité. Comment ne pas souligner la qualité de la présentation du semis de villes étudié : la mesure d’un semis, la 18mesure d’un espace ? Dans ces lignes dédiées aux sites des villes, aux sites de franchissement et de passage, aux gués, aux bacs et aux ponts, aux formes du fleuve, à l’exploration d’un espace naturel tel que les données du xve siècle permettent de le connaître, il faut reconnaître le meilleur de ce que peut produire l’alliance à la française de l’histoire et de la géographie. Mais on peut encore louer ce qui est sans doute un des passages les plus stimulants du livre, cette analyse complexe qui met au jour, en définissant le ressort de la prévôté des marchands, une mosaïque d’espaces. Il est alors montré comment le contrôle exercé par le prévôt des marchands et les échevins sur la navigation fluviale n’annule en rien les droits des autres acteurs sur certains segments du fleuve. Parmi toutes les tesselles qui forment cette mosaïque, on retiendra le faux titre qui permet à l’abbaye de Saint-Denis d’exercer une juridiction entre Sèvres et Le Pecq, une seigneurie sur l’eau qui fait apparaître un conflit, des pêcheurs, un frêne, une borne et le souvenir d’une épave. Car là est aussi le prix de cette recherche, tout ce système fluvial est rendu à la vie, la vie des berges quand les arbres empêchent le halage des marchandises, la vie des rivières quand les épaves, les moulins, les digues, les barrages nuisent à la circulation et à la vie des hommes du fleuve. L’histoire qui est de la sorte écrite est une histoire passionnante parce que, précisément, elle met en scène des acteurs qui n’ont pas forcément les mêmes visées, parce qu’elle montre que les intérêts de Paris et de telle ou telle ville du fleuve purent s’opposer mais aussi coïncider. Dans cette capacité à rendre compte de tensions, à montrer qu’il existait malgré tout des limites à la domination parisienne sur cet « entour » Paris, nous trouvons, à mon sens, un des apports les plus nouveaux du livre.
Les développements qui portent sur le ravitaillement de Paris constituent un autre morceau de bravoure. Les aires d’approvisionnement qui sont dessinées renouvellent, malgré l’existence d’un certain nombre de travaux sur le sujet, notre vision du marché parisien. Il y a le rôle considérable du premier cercle d’approvisionnement : vin en quantité impressionnante, bois, poisson mais aussi grains et légumes. Il y a l’apport des petites villes qui fournissent ces mêmes produits tout en offrant aussi à la capitale le pain de Corbeil, le papier d’Essonnes, des matières premières et des produits manufacturés, des pierres et des draps. Mais bien d’autres passages sont passionnants. Ainsi toutes ces remarques assemblées qui montrent comment se constitue peu à peu, y 19compris contre le roi, et grâce au Parlement de Paris qui lui sait le droit, un espace public, et comment s’affermit conceptuellement une définition du bien commun. Ainsi encore les analyses dédiées aux itinéraires et aux échanges qui nous révèlent comment sur les chemins de terre et d’eau, les marchandises, les hommes et les informations circulaient vers la capitale, mais aussi de la capitale en direction des petites villes.
Là se situe sans doute la leçon principale de cette recherche. Dans cet espace polarisé par la capitale, même si Paris s’affirmait sans nul doute comme l’horizon principal des habitants de l’« entour », les petites villes du fleuve conservaient une autonomie. Il faut donc savoir gré à P.-H. Guittonneau de leur avoir rendu une histoire et d’avoir ainsi contribué à renouveler notre vision de Paris et plus largement des villes capitales.
Élisabeth Crouzet-Pavan
Université Paris-Sorbonne
UMR 8596