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Classiques Garnier

Avant-propos

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AVANT-PROPOS

Jeanne est une des rares à qui, au lieu de se contenter de parler, il écrit.

H. Dibon, Folco de Baroncelli, 1982, p. 192.

Il est au cœur de lancienne cité pontificale une demeure où, pour tout visiteur, le cœur et lesprit oscillent sans cesse entre Italie et Provence. La « Grande maison » ainsi que la dénommait son constructeur, Pierre Baroncelli, changeur, banquier et grand serviteur des affaires publiques au seizième siècle, sest transformée au fil du temps pour devenir « Palais » par lonction mythique que lauteur de Mireille lui accorda à la fin des années 1880 alors quil y encourageait lédition de son journal, lAiòli, confiée à son baile, Folco de Baroncelli. Une succession cruelle à la mort de Raymond, marquis de Baroncelli-Javon et père de Folco, devait priver définitivement la grande famille originaire de Toscane de ce « Palais du Roure » quelle avait bâti, entretenu, sauvé de nombreux dangers et transmis dans le plus fidèle respect de la mémoire de son fondateur.

Lhistoire de cette demeure aurait pu sinterrompre là, en 1907, lorsquelle fut vendue aux enchères pour être bientôt dépecée sil ny avait eu Jeanne de Flandreysy, née Mellier, qui en fit en 1918 lacquisition pour en restaurer la gloire et la beauté et en faire le temple dédié à la Latinité, à lItalie et à la Provence mistralienne. Cette mission quelle sétait alors confiée, la Valentinoise laccomplira durant quarante années avec ténacité, abnégation, conviction et force, de celle qui soulève les montagnes. Réparations, restaurations, aménagements, embellissements, décorations et ameublements redonnèrent à lillustre demeure tout le prestige nécessaire. Mais au-delà, Jeanne de Flandreysy en fit un salon, un lieu de rencontres, un espace protecteur pour les artistes 10et poètes et y construisit patiemment son centre dédié à la Latinité où la Provence y trouva une place de choix. Veuve du grand archéologue, Émile Espérandieu, elle parachevait son œuvre par la donation quelle fit à la Ville dAvignon de lhôtel et des multiples collections quelle y avait rassemblées – véritable et grandiose cabinet de curiosités – donation qui devint effective à son décès en 1959.

Ainsi le Palais du Roure possède-t-il encore cette position unique dêtre irréductible à toute sorte de classification : il est tout autant une demeure privée, quun musée, une bibliothèque, autant un conservatoire ethnographique quun centre darchives et iconographique, parlant à ses visiteurs de Pétrarque et Dante, de Mistral et du Félibrige, de la Camargue de Folco et des fouilles dAlésia, des pratiques et traditions populaires et des travaux de la terre, etc. Il conserve encore toute sa force dattraction, sa découverte étonne et tranche considérablement avec ce que la muséographie contemporaine donne à voir, il relève dautre chose et sans doute a-t-il conservé lesprit dun « monde que nous avons perdu ».

Plus concrètement lédition de ce premier volume de labondante correspondance envoyée par Jeanne de Flandreysy au marquis Folco de Baroncelli durant la Grande guerre est sans conteste une exceptionnelle opportunité pour lever le voile sur lun des grands trésors documentaires qui y est conservé. Car cette démarche de collectionneuse – démarche érigée en véritable système de vie – lAbbesse du Roure la complète par la constitution dune mémoire, la sienne. Les papiers retraçant sa vie quotidienne, très récemment classés, ses archives dauteure, de journaliste et décrivain, de « femme de lettres », ce quelle fut, les traces enfin des multiples relations épistolaires quelle entretint ont été ainsi rigoureusement rassemblées en un impressionnant corpus de plus de vingt mille pièces.

La correspondance passive de Jeanne de Flandreysy constitue ainsi un ensemble documentaire étonnant illustrant le parcours plus quoriginal dune provinciale née à Valence en 1874, ayant certes eu une première carrière parisienne mais dont lessentiel de lactivité est tournée vers ce que lon peut considérer comme son Grand Œuvre, le sauvetage dune maison prestigieuse et limplantation dun centre documentaire et artistique à nul autre pareil. Elle couvre une large période de 1898 à son décès ; elle comporte plus de deux mille cinq cent correspondants dont de grandes et prestigieuses figures – Jeanne recherchait toujours lélite et le meilleur à la puissance dattraction desquels elle ne savait résister.

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Évidemment, dans ce vaste corpus qui permet daborder le système relationnel dune personnalité hors du commun, certains tiennent une place particulière : Jules Charles-Roux, son mécène, Frédéric Mistral quelle put fréquenter avant quil ne disparaisse, Émile Espérandieu son époux et le premier dentre eux, « Lou Marquès », Folco de Baroncelli (1869-1943).

Leur rencontre date du mois de mai 1908 à loccasion du tournage de Mireille et se déroule en Camargue où Folco sest fixé pour y réaliser son rêve de manadier. Lamitié qui va alors les unir ne pourra se défaire quavec la mort, celle qui emportera le marquis à Avignon le 15 décembre 1943. Trente-cinq années de lien, de soutien, damitié et de respect mutuels peuvent alors se lire au travers des échanges épistolaires, principal fil conducteur de cette relation ponctuée au fil des ans par les visites et séjours fréquents de Folco dans sa « chère maison » acquise et sauvée par Jeanne. Et il ne fait aucun doute que cest cette rencontre, alors même que la « grande maison » dAvignon vient dêtre distraite du patrimoine ancestral, qui est à lorigine du grand projet de Jeanne quelle conduira jusquà sa disparition. La figure de cet aristocrate poète et manadier, dernier représentant des racines italiennes dAvignon et de la Provence, ami des humbles et des minorités, porteur dun rêve souvent mal compris, ne pouvait que fasciner celle qui était en quête dun destin exceptionnel. Quant à la séduction esthétique autant quintellectuelle que Jeanne exerçait sur ses interlocuteurs, le marquis ne pouvait y être insensible. Cest dire combien la relation de ces deux personnages hors normes, êtres dexception, a pu avoir dimportance pour lun et lautre tout autant que pour la culture et le patrimoine avignonnais et provençal.

Au-delà des travaux dédition dœuvres communes ou personnelles, des entreprises intellectuelles de Jeanne destinées à magnifier le blason des lignées, au-delà des rencontres, séjours et réceptions, cest sans aucun doute la correspondance régulière et abondante entre eux qui exprime le mieux ce qui les unit, dans lespérance comme dans ladversité.

Pour cette longue période de trente-cinq années (1908-1943) les derniers classements de la conservation du Palais du Roure ont permis de recenser près de deux mille courriers et télégrammes envoyés par le Marquis à sa « chère amie », missives soigneusement classées par la destinataire lorsquelle entreprendra la mise en ordre de son fonds. Nenvisage-t-elle pas dailleurs, en 1943, den préparer lédition ? Elle 12lévoque en plusieurs occasions et en vante les qualités autant que lintérêt : « Quelle admirable correspondance ! Je suis à genoux devant elle. Elle est autrement émouvante que celle de Mistral. [] La vôtre est avant tout humaine et profonde dans le sens philosophique. [] Je prépare son édition. Vous ne laisserez rien de pareil » (6 avril 1943).

Et de son côté, Jeanne de Flandreysy nest pas en reste : les courriers quelle envoie à Folco de Baroncelli sont à peu près aussi nombreux sans que lon puisse en connaître le nombre précis puisque, par destination, le marquis les conserve. Cest donc grâce à la générosité des familles Bonis et de Montgolfier que la plus grande part de cette correspondance active a pu rejoindre les grandes archives du Palais du Roure à la fin des années 1960 pour être classées par Henriette Dibon. En les intégrant à une collection publique les descendants du Marquis ont permis la lecture globale dune relation intellectuelle, affective autant que matérielle : quils en soient ici remerciés à nouveau.

Dans ce qui constitue ce riche corpus épistolaire, il faut bien reconnaître que la séquence de la Grande Guerre occupe une place tout à fait particulière et en représente près de la moitié, de part et dautre. Les lettres de Jeanne, pour ne se pencher que sur elles aujourdhui livrées au public sont au nombre dun millier pour cette douloureuse période de cinq années soit un rythme denviron trois par semaine. Certaines, le lecteur le verra, sont courtes et laconiques mais le plus souvent les écrits sont longs, riches de détails et dinformations, davis également sinon de jugements, dencouragements etc. que Jeanne prodigue à son interlocuteur. Cette période sera en effet extrêmement pénible pour Folco de Baroncelli, maltraité par le sort, victime dune véritable cabale emblématique de ce déplorable acharnement de certaines autorités politiques et militaires à légard des méridionaux. Et cest là que le rôle damie et de correspondante fidèle de Jeanne prend tout son sens. Elle lui apporte un soutien complémentaire à celui apporté par les siens ; elle participe activement à le sauver des lourdes menaces qui lentourent ; elle linforme de tout ce quil se passe et fait vivre également son goût pour les lettres et la poésie. Grâce à Jeanne, Folco nignore rien de ce qui se déroule, ici ou là, chez les uns ou les autres et il ne fait guère de doute que cet accompagnement permanent et obstiné se révèlera dune importance capitale pour lui.

Cest là le très grand mérite de Colette Winn et Colette Trout que de sêtre lancées dans pareille aventure que de transcrire et dannoter avec 13minutie une si abondante correspondance significative de lexceptionnelle personnalité de son auteure. Toutes deux spécialistes de littérature et décrits féminins, elles ont pu la découvrir par lintermédiaire de Sabine Barnicaud. La richesse de cet ensemble, totalement inédit à ce jour, ne leur aura pas échappé et elles accomplissent ici lune des missions quelles se sont fixées, « faire découvrir des écrits féminins injustement restés dans lombre ».

Je ne saurais dire sil y eut « injustice » jusquà ce jour car il faut toujours, dans le domaine privé autant quintime, du temps au temps. Il est toutefois certain que les courriers ici rassemblés constituent un premier et véritable hommage à la vie de celle qui en aura été lauteure et permettront très certainement, au plus grand nombre, de découvrir un aspect essentiel du parcours personnel dune femme hors du commun, aux démarches peu conventionnelles sinon dérangeantes pour un monde provincial dominé par les hommes et aux contours parfois étriqués, femme dexception dont lœuvre accomplie perdure encore.

Sylvestre Clap

Conservateur du Palais du Roure