Préface Une « collaboration fraternelle » dans la science
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Correspondance (1897-1927)
- Pages : 13 à 15
- Collection : Bibliothèque des sciences sociales, n° 9
- Thème CLIL : 3081 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Sociologie, sciences sociales
- EAN : 9782406114802
- ISBN : 978-2-406-11480-2
- ISSN : 2261-1002
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11480-2.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Langue : Français
Préface
Une « collaboration fraternelle » dans la science
Le travail de la recherche prend toujours, plus ou moins visible, une forme collective. Même lorsqu’elle peut se réaliser dans une apparente solitude, toute recherche implique au minimum des formes de dialogue ou de débat avec d’autres chercheurs. Dans les sciences sociales, la structure du laboratoire peut paraître moins immédiatement visible que dans les sciences de la nature, mais le travail s’y appuie toujours, lui aussi, sur des formes localisées et institutionnalisées d’appareillage, même lorsqu’il ne s’agit que de bureaux, de bibliothèques, de livres et revues, de fiches et de fichiers1. Et il implique toujours lui aussi une pluralité d’acteurs dans une division du travail plus ou moins explicite ou consciente, ne serait-ce qu’à travers le contrôle des pairs qu’il appelle. L’œuvre de Mauss en est un exemple frappant, et il parle d’expérience pour affirmer dans un texte autobiographique de 1930 que « toute science est œuvre de travail en commun2 ».
Il n’est donc pas surprenant qu’il ait fallu la collaboration de trois personnes, appartenant à des institutions de recherche bien distinctes, sans compter toutes celles qu’elles ont pu solliciter par ailleurs, et celles qui ont construit et entretenu les fonds d’archives mobilisés, pour mener à bien la construction du monument documentaire qui nous est livré ici sur la « collaboration fraternelle3 » de deux « jumeaux de travail4 », ainsi qu’ils se sont caractérisés.
14Cette collaboration étroite s’inscrivait elle-même au sein de l’entreprise collective du groupe informel qui, autour d’Émile Durkheim et de l’Année sociologique, s’est efforcé de donner aux sciences sociales une assise et des procédures scientifiques et universitaires. Au-delà de ces deux protagonistes majeurs, bien d’autres sont impliqués, comme on peut le lire par exemple sur l’« Essai de diagramme de l’équipe » de l’Année sociologique construit par Philippe Besnard pour cartographier les relations « de collaboration, d’enseignement, d’amitié, etc. » entre les acteurs plus ou moins directement liés à cette entreprise5. Au centre de ce schéma, Durkheim est associé par des relations intenses à Mauss, relié également par des relations intenses à Hubert, mais chacun est également associé à de nombreux autres chercheurs : ce sont aussi toutes ces relations dérivées dont nous voyons des traces à travers la correspondance échangée entre Hubert et Mauss.
On peut saisir ainsi sur le vif à quel point l’édition de correspondances entre des chercheurs est un des moyens privilégiés pour construire une histoire contextualisée de leurs travaux. On aurait beaucoup de mal à comprendre le cheminement qui a conduit à l’élaboration du calcul des probabilités, autour de 1655, si on ne disposait pas des lettres échangées alors entre Pascal et Fermat au sein d’un réseau épistolaire incluant aussi Huygens et Carcavi. L’entreprise du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle nous serait aussi beaucoup plus opaque sans les 14 gros volumes de sa correspondance. De même, celle de l’Année sociologique a reçu un éclairage considérable de la publication des lettres de Durkheim à Mauss6.
Et voilà qu’est rendue publique non plus une correspondance à sens unique comme celle-ci, mais, cette fois, les deux côtés d’un échange étendu sur toute la période où la collaboration de Mauss et Hubert a été possible, même s’il est certain que des lettres en ont été perdues. Elle porte sur bien d’autres aspects de leurs vies que sur l’élaboration de leurs recherches, mais il fallait évidemment la publier in extenso car tenter d’en isoler ce qui touche directement à l’œuvre commune aurait été une dénaturation du document et de ce qu’il peut nous révéler des conditions effectives de cette collaboration. Le portrait d’un Mauss tiraillé entre ses recherches et ses engagements politiques, dilettante, 15voire dandy, procrastinateur, bien différent de la personnalité austère et rigide de l’oncle maternel et mentor qui ne cessait de le rappeler à l’ordre et à la régularité, s’en trouve à la fois confirmé et précisé dans les protestations qu’il soulève aussi chez son ami et correspondant. De sorte qu’on se demande comment cette personnalité a pu produire pourtant une œuvre aussi fournie et touffue que la sienne. On goûtera ainsi tout particulièrement la saveur de ses lettres de déclaration d’amitié et de passage au tutoiement (lettres 2, 3 et 4), comme les reproches qu’il adresse à Hubert de ne pas profiter de sa jeunesse (lettre 4) ou encore le portrait qu’il dresse de lui-même en « voluptueux » appelant son ami aux « épanchements du crépuscule » (lettre 21). Cette correspondance qui lève le voile sur l’atelier7, ou plutôt sur les coulisses ou l’antichambre de l’atelier, et par là sur la vie de deux chercheurs, peut aussi se lire comme un roman psychologique permettant de construire, comme le proposent les artisans de cette publication, une histoire des modalités successives des interrelations entre les deux protagonistes, eux-mêmes insérés dans des réseaux complexes de relations et de collaboration.
Le propre des documents d’archive, et particulièrement des correspondances privées, est le caractère aléatoire, conjoncturel, de leur conservation, comme sont elles-mêmes conjoncturelles les conditions de leur production. Si éclairants qu’ils puissent être, il ne faut pas penser qu’ils éclairent tout, ni qu’ils contiennent tous les éléments nécessaires à leur interprétation. Quand on collabore, le courrier n’est qu’un substitut provisoire à la rencontre directe et les échanges épistolaires ne se produisent qu’à défaut de l’échange oral. C’est dire aussi que la transformation des moyens de communication, et d’abord la diffusion du téléphone, ont bouleversé les conditions de la production de ces documents d’échange et de travail, et qu’on doit d’autant plus savourer la richesse des documents ici présentés qu’on ne disposera que beaucoup plus rarement de leur équivalent pour la sociographie des chercheurs des générations suivantes.
Dominique Merllié
1 Jean-François Bert, L’atelier de Marcel Mauss, Paris, CNRS, 2012 et Id., Une histoire de la fiche érudite, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2017.
2 Marcel Mauss, « L’œuvre de Marcel Mauss par lui-même », Revue Française de Sociologie, vol. 20, n. 1, 1979, p. 210.
3 Cette expression est employée par Hubert, lettre 111 ci-dessous, et par Mauss dans « l’avertissement » qu’il écrit pour Henri Hubert, Les Celtes et l’expansion celtique, Paris, La Renaissance du Livre, 1932, p. xxiii (« une collaboration fraternelle de plus de trente années »).
4 Marcel Mauss, « L’œuvre de Marcel Mauss par lui-même », op. cit., p. 215.
5 Philippe Besnard, « La formation de l’équipe de l’Année Sociologique », Revue Française de Sociologie, vol. 20, n. 1, 1979, p. 22.
6 Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, Paris, PUF, 1998.
7 Le terme d’atelier (« Dans ce genre d’atelier, il faut une grande abnégation de soi ») est employé aussi par Marcel Mauss, « L’œuvre de Marcel Mauss par lui-même », op. cit., p. 201.