Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Correspondance. (1607-1678)
  • Pages : 7 à 10
  • Réimpression de l’édition de : 2004
  • Collection : Textes de la Renaissance, n° 80
  • Série : L’Éducation des femmes à la Renaissance et à l’âge classique
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812451942
  • ISBN : 978-2-8124-5194-2
  • ISSN : 2105-2360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5194-2.p.0002
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2007
  • Langue : Français
2 AVANT-PROPOS
Jusqu'à présent le lecteur français n'a pas eu accès à l' œuvre d'Anne Marie de Schurman1. Plusieurs raisons expliquent cette lacune. La première tient au fait que la bibliographie abondante qui la concerne est la plupart du temps rédigée en néerlandais. La deuxième, également de nature linguistique, est liée aux langues de prédilection de l'auteur, soit le latin, le grec ou l'hébreu. Ainsi, son Euclerid , qui constitue un document autobiographique de premier ordre, est entièrement écrit en latin, avec une traduction en néerlandais qui date de 1684, et une autre en allemand de 1783. Enfin, une troisième raison est que, contre toute attente, la correspondance latine entre Anne Marie de Schurman et André Rivet, traduite pourtant en français par Guillaume Colletet en 1646, ne semble pas vraiment avoir retenu l'attention des milieux savants, mondains ou raffinés du XVII' siècle français. Tallemant des Réaux, qui prononce les noms de Colletet et de Mlle de Schurman dans un même souffle, néglige de mentionner la traduction de Colletet. Anne Marie de Schurman, certes, est connue et reconnue, mais moins peut-être pour ses vues sur l'éducation des femmes que pour ses grands talents de polyglotte, que l'on associe d'emblée à son statut de femme savante.
Lorsque Guillaume Colletet traduit une correspondance latine entre Anna Maria van Schurman et André Rivet, il francise le nom en «  Arme Marie de Schurman  ». Notons encore que la transcription des lettres françaises dans l'Opuscula (correspon- dance, poésies, éloges), est présentée sous le titre  : Lettres de madamoiselle de Schurman. Étant donné que les noms de personnes dans les milieux savants ou théologiques étaient le plus souvent latinisés, on comprend d'autant mieux que Colletet s'en soit tenu à la version française du nom. C'est son droit le plus strict. Voir Guillaume Colletet, et la Question celebre, s'il est necessaire, ou non, que les filles soient sçavantes, Paris, Rolet le Duc, 1646. Après quelque hésitation, nous avons donc adopté la graphie de Colletet.
2 Eucleria, of Uitkiezing van het becte deel (fac-simile de l'édition originale, chez Jacob vande Velde, Amsterdam, 1684), Leeuwarden, De Tille, 1978.

3
Lorsque les auteurs de l'Histoire du féminisme français l'évoquent, c'est pour en faire, comme l'avait fait Mario Schiff, une disciple de Marie de Gournay, alléguant que grâce à elle «  le féminisme de Marie de Gournay ne s'est pas perdu dans le concert misogyne de l'époque pré-classique'  ». C'était aller un peu vite en besogne, car contraire- ment à ce qu'on laisse entendre, la seule correspondance entre les deux femmes, que nous possédions, n'est constituée que de deux lettres où elles se livrent une brève joute amicale autour de l'importance de l'étude des langues'.
Il ne s'agit donc pas de découvrir Anne Marie de Schurman en marge du féminisme français, moins éclatant du reste qu'on se l'imagine, mais plutôt, d'une part dans ses rapports nombreux avec les savants français de son époque, et d'autre part dans sa contribution à la «  question féminine  », telle qu'elle était posée au XVII' siècle. Une femme savante, qu'elle soit hollandaise ou autre, qui pique la curiosité ou suscite l'intérêt de Descartes, de Guez de Balzac, du Père Mersen- ne, de Gassendi, de Naudé, de Jean le Laboureur' et de tant d'autres encore', sans mentionner les théologiens protestants français, André Rivet, Pierre du Moulin, Claude de Saumaise, une telle femme, disons- nous, ne saurait être ensevelie dans une note de détail mal débrouillée de la bibliographie générale de la littérature féminine de langue française.
3 M. Albistur et D. Armogathe, Histoire du féminisme français, Paris, Éd. des femmes, 1977, 1, p. 188, et Mario Schiff, La fille d'alliance de Montaigne. Marie de Gournay, Paris, Honoré Champion, 1910, p. 117. Rappelons aussi que Marie de Gournay est morte en 1645, donc sept ans avant la correspondance dite féministe de Mlle de Schurman avec André Rivet, et dont de toute façon elle n'a jamais eu connaissance. Le seul écrit de Mlle de Schurman qu'elle eût pu connaître est la Dissertatio parue en 1641. La même année Marie de Gournay publia la dernière édition des Advis ou les presens de la demoiselle de Gournay. On ne voit donc pas en quoi l'une aurait pu inspirer l'autre, ou en quoi Mlle de Schurman aurait été une disciple de la «  fille d'alliance  » de Montaigne.
4 Ne faisons pas non plus grand cas de quelque six vers latins écrits en l'honneur de Marie de Gournay, avec la mention  : «  Magni ac generosi animi Heroinae Gorna censi, causam sexus nostri fortiter defendenti gratulatur  » (Opuscula Hebraea, Graeca, Latina, Gallica  : prosaica adque metrica, Utrecht, Joh. Wasberge, 1652, p. 303).
5 «  La dixième muse, écrit-il dans son Histoire du voyage de la reine de Pologne, l'une des merveilles de son siècle et de son sexe  » (Cité par G.D.J. Schotel, Anna Maria van Schurman, 's Hertogenbosch, Gebroeders Muller, 1853, p. 98).
6 Pour une liste complète de ses admirateurs français, voir Schotel, p. 94.

4
Ses vues «  féministes  » sont donc devenues accessibles grâce à Colletet. Sa correspondance en français qui ne compte pas moins de 32 lettres, fait revivre le climat intellectuel de son époque dans un contexte humaniste, c'est-à-dire universel. Pour Aime Marie de Schurman, la langue française a été un précieux outil qui nous permet aujourd'hui de mieux pénétrer son monde, ses allégeances, ses amitiés et ses rêves. En tant que savante, elle fit revivre la grande tradition humaniste, sans que le nom de son pays d'origine y eut une part. À ce point de vue, on songe à Érasme, à Scaliger, à Théodore de Bèze, à tous ces savants et érudits qui ont rayonné au-delà leurs frontières'.
Étonnamment, elle a prétendu dans une lettre de ses Opuscula qu'elle préféra ne pas correspondre avec des érudits', mais quelques noms prestigieux apparaissent néanmoins dans sa correspondance, française ou autre. Mise à part la liste de ses amis, van Beverwij ck, Constant Huyghens, André Rivet, Claude de Saumaise, on relève les noms de Gassendi, de Gisbert Voetius, et d'autres encore. Si Descartes manque à l'appel, c'est qu'il y avait un profond désaccord intellectuel entre elle et l'auteur du Discours de la Méthode. Mais l'un connaît l'autre, quitte à ne pas s'entendre9.
7 À ce propos on consultera avec profit l'ouvrage de Robert Mandrou, Histoire de la pensée européenne. Des humanistes aux hommes de science, XVP et XVIP siècles, Paris, Seuil, 1973.
8 Voir l'étude d'Anna Margaretha Hendrika Douma, Anne Marie de Schurman en de studie der vrouw, Amsterdam, H.J. Paris, 1924, p. 18. La lettre en question s'adresse à D. Simonds d'Ewes, et est datée de novembre 1645 (page 211 de l'éd. 1652). L'étude de Douma constitue un des meilleurs ouvrages (thèse de doctorat) sur Anne Marie de Schurman ; ancien, certes, mais présent pour ainsi dire dans tous les autres. La thèse 'de Douma corrige sur des points détails l'étude mentionnée de G.D.J. Schotel, un des tout premiers ouvrages de type érudit consacré à l'étude de la vie et de l' oeuvre d'Anne Marie de Schurman.
9 Douma affirme, sans preuves  : «  Auparavent, Anne Marie avait été liée d'amitié avec Descartes. Il lui rendit régulièrement visite et parla avec enthousiasme de ses peintures, de ses gravures, de son français épuré et de son excellent latin, et avec respect de son goût de la solitude et des prières  » (p. 39) (nous traduisons). On a pourtant soutenu, et sans doute avec de bonnes raisons, que Descartes et Aime Marie de Schurman ne se sont jamais rencontrés. Gustave Cohen fait remarquer que Descartes a habité Franeker en 1629, et que le philosophe aurait donc pu rencontrer Anne Marie de Schurman. Dans une lettre au Père Mersenne, datée du 18 mars 1630, Descartes écrit  : «  Alors j'étais à Franeker, logé dans un petit château...  » (Descartes, Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1953, p. 922). Mais après la mort de Fréderic de Schurman, le père d'Anne Marie, en 1623, la famille s'était transportée

5
Anne Marie de Schurman n'était donc pas une inconnue des milieux savants français, voire européens'. A ce titre elle méritait d'être mieux intégrée dans le contexte érudit de son temps, au lieu de recevoir une mention honorable à l'ombre de l' œuvre gournayéenne. Nous espérons que notre étude contribuera à une meilleure connais- sance de cette femme savante exceptionnelle.
C.V.
à Utrecht. La thèse d'une rencontre est donc exclue. Par ailleurs Cohen cite un passage de la Vie de Labadie, ouvrage anonyme publié en 1703, qui raconte en long et en large une rencontre entre Anne Marie et René Descartes. Ce récit semble pourtant relever plus de l'imagination que de la réalité. Voir Gustave Cohen, Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVII' siècle,La Haye et Paris, Martinus Nijhoff et Édouard Champion, 1921, p. 536-537 ; et J. Voisine, «  Un astre éclipsé  : Anne Marie de Schurman (1607-1678)  », Études germaniques, 27, nov.-déc. 1972, 4, p. 508-509.
1° Schotel écrit  : «  De quelque côté que l'on regarde Aime Marie, elle a démontré qu'en tant qu'artiste, savante et femme chrétienne, elle méritait que son souvenir soit conservé  » (nous traduisons), p. 145.