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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Correspondance (1569-1614)
  • Pages : 11 à 18
  • Réimpression de l’édition de : 2018
  • Collection : Textes de la Renaissance, n° 23
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812457555
  • ISBN : 978-2-8124-5755-5
  • ISSN : 2105-2360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5755-5.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2007
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS



Pour la plupart des gens, Marguerite de Valois n'est que la reine Margot : jeune femme savante et intrépide, de moeurs fort libres, fatale à ses amants mais précieuse à la France, puisqu'elle aurait sauvé de la Saint-Barthélemy le futur promoteur de la poule au pot —son mari. Le personnage, sorti de l'officine fertile d'Alex- andre Dumas en 1845, n'a guère quitté depuis la scène historico- fantasmatique française, ni le registre licencieux dans lequel il était né ; il y a seulement descendu, un par un, tous les degrés de la dignité humaines. Pour les historiens de la littérature, ceux du moins qui l'évoquent, Marguerite de Valois est une autre personne une souveraine vieillissante et un peu farfelue, animatrice d'une cour que fréquentèrent la plupart des poètes du début du XVIIe siècle — et, très incidemment, l'auteur de ses Mémoires. Pour les historiens de la période enfin, elle est l'ancienne princesse indocile et légère sur laquelle il suffit de dire quelques mots : elle eut la sagesse d'accepter, au terme des guerres civiles, l'annulation de son mariage, pour laisser la voie libre à Marie de Médicis.
Aucune de ces facettes, qu'elles soient savantes ou populaires, ne reflète la richesse ni l'intérêt du personnage. Aucune n'explique pourquoi elle mourut saluée par tout ce que la France comptait d'érudits, d'écrivains, d'artistes, d'hommes politiques et de grands prélats, aimée du peuple parisien et du petit Louis XIII, ni pour-
1. On suivra l'évolution de la réputation posthume de la reine dans la seconde partie de l'étude que je lui ai consacrée (1993). Les récentes résurgences de son mythe montrent que celui-ci continue de s'enrichir de motifs nouveaux : dans le film de Patrice Chéreau (1994), la princesse est une prostituée qui cherche ses clients dans les rues de Paris, et que ses frères n'hésitent pas à violer en public.
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quoi on lut ses Mémoires, durant trois siècles, avec le même enthousiasme. Aucune ne nous restitue même son nom, ni ce titre de Reine Marguerite qui fut le sien quinze ans durant, sous lequel elle passa à la postérité, et qu'on savait toujours à l'époque où Stendhal écrivait Le Rouge et le noir (1830), puisque c'est elle qu'admire, avec tant de ferveur, Mathilde de La Mole. C'est qu'entre cette époque et nous, Marguerite de Valois —déjà saisie, alors, par la légende — a disparu derrière la reine Margot. Encore sérieuse- ment étudié dans le dernier quart du XIXe siècle, le personnage a été littéralement éreinté, dans les années 20 du suivant, par son dernier grand biographe, et il peine toujours à s'en releverl. Paral- lèlement, les éditions de ses écrits, fort nombreuses au XIXe siècle, se sont raréfiées, et aucun érudit ne s'est aventuré à étudier son oeuvre, jusqu'à ces dernières années.
Si ]e mythe, en effet, poursuit sa carrière (et il serait illusoire de penser qu'il a dit son dernier mot), les études sérieuses ont repris, dans un cadre politique et intellectuel désencombré, si ce n'est débarrassé des préjugés qui pesaient sur la période précédente, et enrichi des recherches de tous ordres qui ont été effectuées depuis cent ans'. Le travail sur la dernière reine de Navarre ne fait donc que commencer, et ce n'est pas la besogne qui manquera dans les années qui viennent puisque le personnage appartient aussi bien à la Renaissance qu'aux débuts de l'Age classique, à l'histoire qu'à la littérature, à l'étude des mentalités qu'à celle des institutions. Dans tous les cas, cependant, il faudra pour comprendre oublier la légende et retourner aux textes :ceux des archives, ceux des écri- vains et historiens de l'époque, ceux de la reine elle-même. Ils nous livrent en effet une toute autre femme, et une toute autre histoire.

LA DERNIÈRE DES VALOIS


La mieux instruite des enfants de Catherine de Médicis et d'Henri II fut peut-être d'abord une très grande mécène. Son pre- mier cercle se confond, dans les années 1575, avec le «salon vert »
1. L'hostilité et la violente misogynie de l'historien Jean-Hippolyte Mariéjol se retrouvent jusqu'à nos jours dans les travaux de J. Garrisson et J. Boucher.
2. Cf. les travaux de J.-Cl. Arnould, C-M. Bauschatz, P.-Fr. Cholakian, J. Gara- pon, F. Gioanni, M. Lazard, G. Schrenck, F. Villemur et les miens.
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de la maréchale de Retz, sa grande amie ; déjà les poètes de la Cour, les nouveaux, les anciens, travaillent pour d'elle. Sa dernière cour, trente ans plus tard, sera le lieu de ralliement des grands esprits et des artistes. Entre ces deux temps forts, quoiqu'absente de Paris, aucune interruption de son activité ou presque : en Gascogne, en Auvergne, elle continua d'impulser, de rétribuer, de faire tra- duire, de faire jouer — du théâtre comme de la musique. Au total, elle fit travailler plusieurs générations de créateurs avec une persé- vérance que ne mit à mal aucun des aléas de sa vie politique, et un éclectisme qui lui permit d'encourager aussi bien Agrippa d'Aubi- gné qu'Honoré d'Urfét.
Marguerite de Valois fut aussi une catholique militante. Non certes fanatique : un tel extrême n'était ni dans son éducation ni dans sa personnalité, et rien ne la fit se départir d'une tolérance fondamentale, même au plus fort des conflits civils et religieux qui ensanglantèrent la seconde moitié du XVIe siècle. Mais elle ne varia jamais dans sa foi, au contraire d'autres membres de sa famille, et elle favorisa toujours la religion de ses ancêtres, faisant régulièrement des dons à des couvents et devenant dès les années 80 une artisane active de la Contre-Réforme. Dans les villes qui étaient sous sa domination, elle permit l'ouverture de collèges de Jésuites, et revenue à Paris au début du siècle suivant, elle fit bâtir près de son hôtel un couvent d'augustins, assurant par ailleurs à diverses congrégations des rentes considérables jusqu'à sa mort.
Elle fut également une grande «femme d'État », comme on disait alors, quoique de manière peu orthodoxe. Les princesses en effet avaient à cette époque un rôle majeur mais tout tracé, qui consistait d'une part à consolider l'alliance nouée par leur mariage entre leurs deux familles, et d'autre part à fournir des héritiers à la Maison qu'elles intégraient. Or Marguerite ne put réussir sur aucun des deux tableaux. La Saint-Barthélemy creusa, huit jours après ses noces, un gouffre entre la couronne de France et celle de Navarre, qui ne furent ensuite alliées que temporairement (jusqu'à ce que le Béarnais coiffe les deux), et la reine dut souvent essuyer la colère de sa mère ou de son frère le roi, parce que son mari n'agissait pas comme on le voulait à la Cour, et qu'elle n'obtenait pas de lui l'obéissance voulue. Peut-être celui-ci eût-il été plus malléable, et plus à son écoute, si elle l'avait fait père ; ce n'est pas sûr. En tout
1. Cf. les études de E. Berriot-Salvadore, J. Balsamo, E. Droz, M.-M. Fragonard, L Lavaud, C. Magnien-Simonin, S. Ratel, B. Yon et de L. Zilli.
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cas elle n'y parvint pas, quoiqu'elle ne fût probablement pas stérile. Elle trouva d'autres rôles, fort difficilement, et toujours en prenant le risque de mécontenter sa famille. Elle se fit d'abord la cheville ouvrière d'une alliance plus aisée :celle de son frère cadet François, prince modéré quoiqu'ambitieux, et de son époux ; convergence imposée, aux lendemains du massacre, par la nécessité de trouver une autre voie que celle du fanatisme —catholique ou protestant —, et qui fut à la base de la formation du «tiers parti » ;mais conver- gence tumultueuse, bancale, les deux beaux-frères se jalousant, et le roi de Navarre ayant à assumer, aussi, la direction du parti hugue- not. A la mort de son frère, quand la France s'enfonça dans le con- flit généralisé, Marguerite traversa une période noire ;ayant largué toutes les amarres, elle chercha quelque temps de l'aide du côté des ultra-catholiques de la Ligue, avant de rallier le camp de son mari, vainqueur des guerres civiles. Dès lors, elle fut son plus solide allié. Acceptant d'annuler son mariage, léguant ses biens à la couronne, puis, après l'assassinat du roi, apportant son soutien à la régente, elle termina sa vie en pilier du régime, reprenant du service chaque fois qu'il le fallaitt.
Enfin, elle fut une très grande plume. Rien d'étonnant dans une famille où tout le monde pratiquait la poésie, et qui comptait déjà une femme de lettres de la plus haute valeur, l'illustre Marguerite de Navarre, la première «perle des Valois », sa grand- tante. Contrairement à elle, toutefois, c'est dans un genre d'écrits beaucoup plus pragmatique que Marguerite s'illustra —pour autant que nous puissions juger au vu des textes qui demeurent, et qui ne représentent sans doute qu'une partie de ce qu'elle rédigea. Si l'on met en effet en relation son goût pour l'écriture, le temps qu'elle eut à lui consacrer, les témoignages de ses contemporains2, et les pertes manifestes que l'on peut recensera, on est en droit de suppu- ter que nombre de ses textes ont dû disparaître, de la même façon
1. Pour une vue d'ensemble sur la vie de Marguerite, se reporter à la Chronologie sommaire donnée en annexe.
2. Brantôme écrit notamment : «Elle-mesure compose fort, tant en prose qu'en vers ; [...] ses compositions [sont] très-belles, doctes et plaisantes, car elle en sçait bien l'art. » (Discours sur Marguerite..., Ed. Vaucheret, p. I55). Scipion Dupleix dira de même qu'« elle escrivoit elegamment, et en vers et en prose françoise» (Histoire de Louis..., p. 72 [80]).
3. Nous ne possédons à l'heure actuelle aucun manuscrit original des oeuvres de la reine ; le texte des Mémoires s'interrompt par ailleurs brusquement au début de l'année 1582, et souffre en outre de trois lacunes.
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que les centaines de lettres qu'elle reçut, et dont il ne reste quasi- ment aucune trace.

LES OUVRES DE MARGUERITE

Trois textes en proses, quelques poésies, et une correspon- dance relativement volumineuse composent en l'état actuel des recherches ce qui reste des écrits de la reine. Sa première ozuvre fut composée dans l'urgence, durant les folles journées du printemps 1574 qui suivirent l'arrestation de son frère et de son époux, après l'échec d'une des premières initiatives du tiers parti, dite complot des Malcontents. Charles IX étant à l'agonie, les conspirateurs vou- laient imposer son plus jeune frère François de Valois comme successeur à la couronne, en évinçant Henri, alors roi de Pologne, connu depuis la Saint-Barthélemy pour son engagement dans le camp pro-catholique, et dont on redoutait que l'accession au trône ne fût synonyme de reprise des conflits religieux. Tandis que les complices arrêtés étaient soumis à la question et qu'on poursuivait ceux qui avaient pu s'échapper, les princes se virent sommés de s'expliquer devant une cour, et c'est Marguerite que son époux chargea d'écrire le texte de sa défense. Le Mémoire justificatif pour Henri de Bourbon est un court plaidoyer extrêmement incisif, qui fut en son temps salué pour son habileté, et dont on fit parfois (avant de savoir qu'il était d'elle) la première manifestation du génie politique du Bourbon.
Elle renoua vingt ans plus tard avec ce type d'écrit à la pre- mière personne, narratif, apologétique, mais cette fois pour son propre compte, en rédigeant ses Mémoires. C'est le plus beau texte de Marguerite, et à coup sûr le plus célèbre. Écrit pendant l'exil, alors qu'elle s'ennuyait dans sa forteresse auvergnate mais qu'elle croyait toute proche la sortie du désert (Henri IV venait de reprendre contact avec elle pour lui proposer le divorce), il fut publié treize ans après sa mort, en 1628, et connut aussitôt un im-

1. Et non quatre : la Ruelle mal assortie, attribuée à la reine au XIXe siècle,
certifiée authentique » par Mariéjol, et reproduite (sans mention des doutes exprimés dans la communauté scientifique entre 1850 et 1925) dans l'édition Cazaux-Barbiche de ses Mémoires (1971 et 1986) est en réalité un pamphlet dirigé contre elle (cf. mon étude, 1992).
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mense succès. Il faut dire que l'ouvrage, l'un des premiers du genre, et en tout cas le premier lisible «comme un roman », permettait d'entrer de plain-pied dans la cour flamboyante des derniers Valois, et d'y suivre aussi bien les grands événements politiques de la période (Saint-Barthélemy, complots des Malcontents...) que des épisodes dérisoires ou tragi-comiques malicieusement mis en récit (disputes au sein de la famille royale, querelle des mignons...). Un tel talent devait non seulement donner aux générations suivantes, grandes lectrices des Mémoires, l'envie d'imiter la reine, mais aux amateurs de fictions le désir de puiser dans l'oeuvre des motifs sur lesquels broder.
Le dernier texte en prose, enfin, que nous ayons d'elle, est une sorte de longue lettre rédigée à la fin de sa vie, pour répondre aux propos misogynes d'un jésuite, le Père Loryot. En faisant publier le Discours docte et subtil dicté promptement par la reine Marguerite, petit manifeste féministe fort spirituel et d'une brièveté remarquable en comparaison des textes de cette veine, la dernière des Valois s'inscrivait non seulement dans la Querelle des femmes — qui l'avait jusque là fort peu préoccupée — mais aussi dans la communauté des auteurs, puisque c'est là le seul texte publié de son vivant, si l'on excepte les quelques poésies qu'elle avait fait glisser dans des recueils collectifs de pièces anonymes, ou dans ceux de ses protégés.
Ce sont les poésies, en effet, qui semblent avoir payé le plus gros tribut au temps. Trois malheureux textes, en tout et pour tout, avaient été transmis par la tradition, dont un seul, de fait, lui est attribuable. Des recherches récentes ont permis d'en retrouver une dizaine de sa plume, à quoi s'ajoute une poignée d'autres, écrites en collaboration avec des poètes de ses différents cercles — ce qui n'est pas sans intérêt pour l'histoire littéraire, longtemps marquée comme on le sait par des pratiques d'écriture collective. Dans ce corpus s'affirment d'une part un ton élégiaque jusqu'alors inconnu des écrits de la reine, mais aussi l'aisance de Marguerite dans les genres les plus utilisés de son temps, comme le sonnet et l'épigramme.
La correspondance, enfin, deux fois plus volumineuse en son état actuel que le reste des écrits, apparaît à la fois comme une oeuvre en soi, qui dévoile des aspects insoupçonnés du talent, de la pensée et de l'esthétique de la reine, et comme le miroir où se reflè- tent sa vie, sa personnalité, ses oeuvres, leur genèse, leur évolution. Elle est aussi un document exceptionnel pour ce qu'elle livre, au-
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delà de Marguerite, sur l'histoire de notre pays : celle des événe- ments, des institutions, des mentalités, de la langue, de la philoso- phie.
Aucun de ces textes n'a jamais fait l'objet d'une édition critique, et aucun n'est aujourd'hui disponible au-delà de la célèbre autobiographie, qui, pour n'avoir guère déserté les catalogues depuis sa première édition, ne bénéficie toujours pas des éclairages nécessaires à sa lecture. Le Mémoire justificatif, régulièrement reproduit à la suite des Mémoires au XIXe siècle, ne l'a été qu'une fois au XXe. Le Discours docte et subtil n'a pas été redonné depuis 1920. Les poésies, comme on l'a vu, sont demeurées jusque très récemment tout à fait inconnues. Quant au dernier choix de lettres publié, le seul du siècle, il ne comprend que 15 % de l'ensemble de la correspondance. On comprend que, dans ce contexte, et dans celui plus général de prolifération des discours romanesques évo- qué plus haut, les Mémoires aient continué de passer pour la meilleure ou la principale source de connaissance de la vie de la reine —alors que le texte n'en couvre qu'une quinzaine d'années (dont plusieurs passées sous silence) et qu'il fut écrit avec vingt ans de recul ou davantage. C'est cet ensemble de lacunes qu'il convient aujourd'hui de combler, en commençant la publication des écrits de Marguerite de Valois non par ce texte célébrissime, mais par le document le plus complet, le plus riche, le plus mal connu de tous et le plus apte à éclairer tous les autres.
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Marguerite de Valois vers 1580.
Bibliothèque nationale de France, Cabinet des estampes.