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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE

La foi en la résurrection des corps fait partie des caractères origi- naux du christianisme. À la différence d'autres dogmes, comme celui de l'Incarnation, la résurrection personnelle, celle du dernier jour, pour la damnation ou pour le bonheur éternel, est bien distin- guée de celle du Christ, prémonitoire mais unique  : le Christ, premier né d'entre les morts, reste différent de chacun des ressuscités futurs. Le christianisme postule donc le maintien de la singularité person- nelle après la mort comme une donnée centrale de la foi. Mais cette évidence fut longtemps et souvent remise en cause. En témoigne d'ailleurs la confusion fréquente aujourd'hui de la résurrection avec la réincarnation, en dépit de l'hétérogéneité des procédures de salut corporel qu'elles impliquent. En effet, la croyance a posé problème dès le début du christianisme  : saint Paul lui-même est intervenu pour poser les particularités de la résurrection des corps, à côté de celle du Christ qui servait de matrice jusque là. Mais concevoir la résurrection de la chair n'est jamais allé de soi, même après saint Paul  : voilà un dogme chrétien central qui est décliné de façon diffé- rente selon les temps et les lieux, et qui reste largement dépendant des perceptions historiques de la chair et du corps, mais aussi du rapport au temps et à l'espace, des croyances en l'au-delà et du devenir personnel futur, bref des cultures.
C'est tout l'intérêt de cette thèse que de montrer l'une des muta- tions majeures du thème et de ces représentations, entre Moyen Âge et Renaissance, en franchissant une frontière académique et cultu- relle donc. Cette époque permet en effet de démontrer comment un espace-temps particulier est construit en fonction des outils culturels et des angoisses du moment. Il fallait choisir une région d'observa- tion sous peine de dispersion. C'est l'Italie entre Tibre et Alpes qui sert de terrain privilégié. Dans ce berceau de la peinture et des arts graphiques, on trouve en effet à la fois des représentations élitistes et
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des représentations populaires, mais aussi des écoles, des routes, des supports différents... même si parfois, du repérage à l'observation de la scène, bien des difficultés de localisation et d'accès ont dû être surmontées parle chercheur.
Voilà donc un corpus d'images (des peintures deux fois sur trois, mais les gravures et dessins introduisent variété et originalité dans l'observation), un corpus qui peut être éclairé par les tech- niques de l'iconographie aussi bien que rapproché de l'écriture de textes contemporains sur le sujet. Si les sources iconographiques sont premières, les écrits théologiques, liturgiques, de spiritualité, voire mystiques, les sermons, mais aussi les traités d'anatomie, manuscrits ou imprimés, servent de fondement documentaire à un propos qui est d' abord historique  :observer comment la représenta- tion des corps et de leur devenir circule dans la société urbaine et villageoise de ce temps, comment les nouveautés sont reçues, adap- tées ou refusées.
Trois parties et onze chapitres font passer de l'histoire du thème de la résurrection à la manière dont il est représenté et aux transfor- mations du traitement des corps entre Moyen Âge et Renaissance. Après une analyse du thème, une étude iconographique serrée permet d'observer les transformations des représentations de soi et du jugement individuel, en relation avec les mutations médiatiques le cadre théâtral, l'ouverture de l'espace et le développement des communications, le rôle grandissant de la gravure dans la circulation des modèles sont tour à tour travaillés. L'étude du statut changeant du corps, tel qu'il est révélé parle changement des images, entre fin du Moyen Âge et Maniérisme est enfin posée.
Au coeur de l'observation, on trouve bien sûr la naissance de l'identité individuelle corporelle et son complément, l'émergence de l'identité spirituelle issue des pratiques de dévotion et particulière- ment de la Pénitence. Que l'examen de conscience imposé par logique de la confession auriculaire crée une perception de soi comme unique et qu'on puisse représenter cette subjectivité n'était pas totalement inattendu pour cette période, mais le fait est ici démontré. Dans le corpus d'Anne-Sophie Molinié, on voit de façon convaincante ce passage qui mène les ressuscitants de la foule aux gestes stéréotypés vers des gestes, des sexes et des visages person- nels individualisés. Nous assistons en Italie à la mise en scène de l'individu et non plus des collectivités  ; là se trouve l'essentiel de la démonstration, mais la richesse de cette étude va en fait beaucoup plus loin que ce qui était attendu par les spécialistes de l'histoire de l'émergence de l'individualité.
5 L'originalité de ce travail est aussi ailleurs. Tout d'abord, il réflé- chit au statut de la peinture dans l'environnement médiatique de ce temps. Dans cette période, la pédagogie de l'image religieuse ne cesse en effet de jouer sur l'émotion pour enseigner et faire croire en somme, pour convaincre par la beauté et par une réalité transcen- dée  :trouver un langage de la raison autant qu'un langage de l'émo- tion. C'est à cette époque que la Toscane voit disparaître des cha- pelles et églises paroissiales toute une imagerie médiévale du Jugement dernier à laquelle les populations croyaient de moins en moins  : diables fourchus, gueules de l'enfer et autres machines... sont délaissées au profit d'une prédication beaucoup plus sérieuse, connectée sur les articles du Credo, sur une catéchèse plus intellec- tuelle donc, qui correspond d'ailleurs, bien avant la Réformation protestante, aux habitudes nouvelles de catéchèse en paroisse. Il s'agit d'une initiation élémentaire, qui n'est plus seulement acquise en famille, mais dans les écoles. Un enseignement vérifiable, fondé sur les prières essentielles, le Pater, le Credo, les Dix commande- ments. Or ce cadre élémentaire est largement utilisé par les prédica- teurs;rien d'étonnant donc à ce qu'il le soit aussi dans les images peintes et gravées. Les images confirment la réalité de cet encadre- ment initial, nécessaire pour la bonne lecture des images. Sinon comment pourrait-on imaginer qu'il s'agit là d'un acte de communi- cation ? Contrairement à ce qu'on a beaucoup dit en effet, la prédi- cation de la fin du Moyen Âge est bien plus souvent consolatrice que terroriste, bien plus souvent didactique que menaçante. La preuve se lit ici dans l'imagerie italienne, dans laquelle, en dépit d'une variété indéniable, la Résurrection est représentée de façon de moins en moins dramatique et de plus en plus réaliste, même quand elle veut décrire un monde de l'au-delà  :elle est d'abord appel à la conversion à travers les malheurs du temps, elle utilise l'émotion et les passions pour convaincre le spectateur de penser à son salut. Parfois même, elle est traitée en scènes de bataille inversée, ce qui n'a rien d'éton- nant dans l'Italie des Guerres d'Italie où les commanditaires des peintures sont souvent des professionnels du métier des armes. Mais la bataille révèle aussi de nouvelles images de la vie spirituelle, en particulier le combat à la façon des deux étendarts d'Ignace de Loyola. La métaphore du bon combat sert alors à mobiliser les âmes pour la foi droite.
La dernière originalité de ce travail est une réflexion nouvelle sur le statut du corps entre Moyen Âge et Renaissance. La question du retour à l'intégrité du corps ne s'est jamais posée avec autant d'ac- cuité qu'à cette époque en effet, comme si le destin de l'enveloppe
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charnelle devenait brutalement essentiel, le corps devenant, selon l'expression d'André Chastel, « instrument de l'âme », dans la période platonicienne de la Renaissance au moins. Il fallait, à ce moment de la réflexion, aller voir comment la résurrection des corps personnels est traitée, comment elle est mise en relation avec les résurrections de l'Écriture (le Christ et Lazare)  : la sortie du tombeau, la lumière, les drapés... sont bien utilisés comme langage, mais pour une tout autre démonstration que celle de la seule résur- rection de la chair. Le projet est en effet autant moral que dogma- tique, si l'on en juge par la résurrection de Lazare. Celle-ci insiste sur le dénouement des liens, autrement dit des péchés  : un thème pénitentiel qui sera repris par Charles Borromée et bien d'autres pas- teurs de l'âge baroque. L'abandon du linceul par les ressuscitants est donc dans ces images italiennes, et de façon très scripturaire d'ailleurs, le signe de libération du péché d'Adam. Mais la pensée séculière du corps dans ces sociétés urbaines d'Italie est au moins aussi importante que son interprétation biblique ou iconographique. Cet intérêt pour le corps et sa fabrication, ou sa refabrication, éclate dans l'utilisation des écorchés de Vésale par les peintres, un point de non retour dans des images en quête de réalité formelle. La lecture de l'anatomie impose désormais de dessiner des corps réels puis des corps parfaits, des corps selon les canons supposés de l'Antiquité, que les mêmes artistes tentent de retrouver, avec la passion des cher- cheurs de trésor. Lorsque Michel-Ange imprime sa marque sur le thème en imposant la plastique des corps pour leur donner présence et puissance, le passage est accompli.
Des notations fines, comme le double rôle de spectateur et d'ac- teur des ressuscitants, le travail des anges... les danses de Fra Ange- lico et leur harmonie, la maîtrise géométrique du mouvement, per- mettent aussi de replacer ces images dans un vaste imaginaire urbain ;celui qui est de plus en plus cultivé à la Renaissance  :quand bien même elles seraient peintures murales alpines, ces images vien- nent d'une culture urbaine discutée dans une sociabilité artistique, scientifique, cléricale... sans frontières. Un humanisme au sens plein du terme, tant que la cassure religieuse ne le remet pas en cause au nom des interdits bibliques. L'analyse iconographique minutieuse ouvre ainsi sur des questions historiques majeures, celles du rapport entre l'ici-bas et l'au-delà, entre la circulation des représentations et leurs modifications, entre le rôle de la culture des cités et celui des échanges  :l'évidence du salut corporel individuel est déclinée dans des images qui nous restent encore aujourd'hui parfaitement lisibles. Mieux même, ces images nous renvoient à nos interrogations
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contemporaines  : l'enveloppe charnelle dit-elle quelque chose de soi-même et des autres  ? Où est sa perfection  ? Répondre à ces ques- tions en réaffirmant que l' essentiel pour les hommes de ce temps, les commanditaires des images au moins, est que la chair redeviendra parfaite et lumineuse, c'est rappeler aussi que la Renaissance ne fut pas aussi païenne et séculière qu'on l'a parfois enseigné. Le corps est parfait parce qu'il est promesse de résurrection pour celui qui le contemple. Décidément, il faut regarder les images de près pour quitter les ornières idéologiques et s'ouvrir aux interprétations nou- velles qui apparaissent dans nos nouvelles civilisations de l'image.
Nicole Lemaitre