Avertissement

Les 4 et 5 mars 2019, s’est tenu à Strasbourg, sous la direction d’András Schuller, un colloque autour de la pensée de Gérard Bensussan. Au cours de ces deux journées ont pu être reparcourus les chemins et les séquences de sa réflexion autour de Schelling, Levinas, Rosenzweig, Derrida, Proust, Hegel, Marx, Maïmonide. Les différentes interventions, retraçant ces parcours et ces voies, ont fait apparaître dans les interprétations qu’elles proposaient la centralité de l’attente et de l’histoire dans cette pensée, laquelle assume par ailleurs la difficile question de la traduction éthique et politique de l’espérance. Catherine Chalier, Orietta Ombrosi, Jean-Luc Nancy, Luc Fraisse, Jimmy Sudario Cabral, parmi d’autres, se sont attachés à exposer ce qui fait la singularité de la pensée de Gérard Bensussan et des questions ouvertes par et dans ses livres.

Le présent volume réunit un bon nombre de travaux et d’analyses présentés au cours de ces journées, auxquelles Gérard Bensussan a pris une part active en relançant sans cesse les questions posées, en y répondant, et en discutant les perspectives esquissées, les suggestions avancées. Il rassemble également d’autres textes rédigés expressément pour ce volume : ceux de François-David Sebbah, d’Alain David, d’Aïcha Liviana Messina, de Masato Goda. Il s’agit à chaque fois d’inédits qui s’ajoutent et s’ajointent aux discussions du colloque et attestent ainsi de la diversité des paroles inscrites dans le sillon de la pensée de Gérard Bensussan.

L’ensemble formé par ce volume constitue donc un vaste détour, où s’expose la plurivocité d’une pensée qui ne cesse d’inciser la réflexion contemporaine, tant au niveau des études de philosophie allemande et de philosophie politique, que dans la tradition de la pensée juive. En ce sens, Contre toute attente cherche à cerner l’urgence d’une question générale qui trouve dans la temporalité sa figure d’évidence : la contradiction et la tension entre des instants qui s’excluent dans le moment même où ils 8cherchent leur articulation. « Temps et contretemps rythment l’attente », peut-on lire dans Le temps messianique (Bensussan, 2001, p. 50). De ce constat procède une difficulté ouverte, partagée et constamment vive que tous les textes ici présentés discutent plus ou moins, chacun à sa façon : le problème de l’action impatiente qui se refuse à la passivité de l’attente et ne peut qu’infinitiser sa « faible force » en se nourrissant de l’espoir d’un avenir autre, spectral, mélancolique, « qui tente toujours de franchir l’abîme qui sépare l’historicité au sens strict et l’extra-historicité » (Bensussan, 2010, p. 71).

Aux différentes contributions qui composent ensemble l’enjeu et les motifs de Contre toute attente, s’ajoute en appendice un entretien de 2009, entre Gérard Bensussan, Aïcha Liviana Messina et moi-même. Ce texte, Ostalgérie, n’a jamais été publié et nous croyons qu’il offre un apport très consistant aux questions philosophiques posées avec constance par Gérard Bensussan, mais ici à la lumière de l’intensité de sa biographie, de ce que Proust nommait « la profondeur de l’individuel ». Le départ d’Algérie ainsi que le départ d’Allemagne de l’Est (l’« Ost ») s’entremêlent en disposant la pensée à sa confrontation avec la disparition des lieux, la mémoire et la politique du passé, passé qui n’est pas perdu à jamais, puisqu’il ne cesse de hanter le présent d’un non-lieu.

Nous espérons (c’est bien le cas de le dire) que les textes publiés ici permettront de poursuivre le partage d’une réflexion philosophique qui conçoit l’attente dans ses implications enfouies et ne voit plus l’espoir comme l’opposé du désespoir, mais le comprend au contraire comme une suscitation permanente du désespoir, provenant tout autant d’une illusion vitale que d’une force puissante et profonde. L’espoir inscrit ainsi, au cœur de la philosophie, l’exigence de s’ouvrir à l’insu et à l’imprévisible. L’attente se fait présente comme l’absent de l’avenir, en perforant toute forme linéaire de la temporalité.

Andrea Potestà