Aller au contenu

Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Constellation Cendrars
    2023, n° 7
    . varia
  • Auteurs : Postal (Cendrine), Berranger (Marie-Paule)
  • Résumé : Ce volume illustré est une magistrale démonstration des liens puissants, bien que perçus contre-nature, entre la littérature et la publicité. La pratique de l’une grâce à l’autre s’avère une transgression : art et commerce ont souvent joué les frères ennemis, alors que depuis le XIXe siècle et le développement de la réclame, ils se fréquentent, se provoquent et collaborent au vu et au su de tous, stimulés par de très nombreux auteurs.
  • Pages : 113 à 118
  • Revue : Constellation Cendrars
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406157830
  • ISBN : 978-2-406-15783-0
  • ISSN : 2557-7360
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15783-0.p.0113
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/10/2023
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : publicité, littérature, collaboration, commerce, écrivains
113

Myriam Boucharenc, LÉcrivain et la publicité. Histoire dune tentation, Paris, Champ-Vallon, 2022.

Lessai magnifiquement illustré de Myriam Boucharenc, paru chez léditeur Champ Vallon, est lun des résultats passionnants du projet collectif ANR « Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours » que chaque cendrarsien et cendrarsienne a pu apprécier grâce aux rencontres internationales, colloques et ateliers organisés par lauteure et Laurence Guellec, entre 2015 et 2020. Le site « LittéPub1 », riche dune multitude de supports médiatiques, permet encore de découvrir avec surprise et amusement la réclame du xixe siècle et la publicité littéraire du xxe, dont les derniers usages contemporains relèvent pourtant plus du cynisme que dun jeu esthétique. Que dire dun Frédéric Beigbeder qui tourne en ridicule les publicitaires tout en usant des mêmes armes, dans 99 francs, et dune agence mise en cause qui rétorque en publiant, contre celui quelle considère ironiquement être un « excellent publicitaire » : « Avec une campagne bien orchestrée, même un produit à deux balles peut se vendre 97 francs de plus2. » On semble bien loin de toute tentation !

Pourtant, celle que propose Myriam Boucharenc dans LÉcrivain et la publicité se savoure à chaque exemple, illustré et situé avec finesse, habileté et humour ; sy apprécie le fameux vin à la coca du Pérou conçu par le Corse Angelo Mariani, père du fameux « Album Mariani », « bible de Gutenberg de la littérature commerciale » (213) : il contenait « 6-7 mg de cocaïne par bouteille, issus de la macération de la feuille de coca dans du bordeaux à 110 » et pouvait être consommé allègrement en deux ou trois verres par jour, sans quaucune limite ne soit prévue par la posologie ! Un tel échantillon informe dune stratégie commerciale, de la littérature qui va avec, mais tout autant des mœurs dépoque. Les cas décole distillés avec intelligence tout 114au long du volume pimentent un essai extrêmement bien documenté, attestant des nombreuses recherches darchives nécessaires à son aboutissement. Celles-ci sapprécient avec curiosité grâce à un ton enlevé qui répond aux intitulés de chapitres, posant la paire littérature et publicité au cœur dune crise de couple : liaison sulfureuse, lunes de fiels, album de famille et littérature sous influence… ! Ce partenariat néchappe pas, pour le bonheur de notre instruction, aux considérations et alliances économiques révélatrices de stratégies de représentation, liées à dautres plus esthétiques. Mais il ne sagit jamais de placer face à face des polarités contradictoires, car les tendances et les choix décrivains sont multiples : Colette, Giono, Ponge, Cendrars, Valéry, Guitry et Claudel ont des profils suffisamment différents pour concevoir un rapport contrasté à la publicité. Myriam Boucharenc reprend à ce propos lidée dune « équivoque du modernisme » (95), puisque certains auteurs se positionnent clairement pour la mort de la publicité alors que dautres la désirent pour changer la poésie… Le chapitre consacré aux trois « C » – Colette, Cendrars et Claudel – est à cet égard très révélateur.

Construit en trois parties, louvrage prend le temps de définir et situer précisément des appellations, certaines en usage dès le xixe siècle, telle la réclame, avant dévoquer la publicité, passant ainsi du « puff au bluff » (36). Les écrivains ont très vite, et souvent, collaboré à ce qui a semblé une alliance contre nature, celle dune « littérature jetable » (25), laboutissement selon Valéry de « linfernale combinaison du sacerdoce et du négoce » (26). Ces « antithèses rituelles » (27), selon la formule de Myriam Boucharenc, sont un jeu de dupes car le monde littéraire a intégré la réclame au processus de création, quelle soit admirée ou vouée aux gémonies, depuis toujours : évidence peut-être, mais la démonstration nen avait jamais été faite jusquà ce jour, ni par les historiens de la littérature, ni par les publicitaires.

De fait, il ny a pas dantithèse mais un tabou que lautrice met à nu en se jouant allègrement des a priori. Sy dévoile un panorama qui attise la curiosité et trouverait une place intéressante au sein du carré axiologique de Clifford3, obligeant à discuter et réévaluer la hiérarchie 115des biens culturels. Mais comme il ne sagit pas ici de faire la réclame de larticle, laissons le lecteur courir chez son libraire… :

Puff et bluff

Sont les deux agents INC.

D une liaison dangereuse

Que Myriam Boucharenc

En hydre fabuleuse

Nous sert hic

… et nunc !

Cendrine Postal

*
* *

François Sureau, Un an dans la forêt, récit, Paris, Gallimard, coll. Nrf, octobre 2022.

Le livre de François Sureau, de lAcadémie française, ne pouvait passer inaperçu parmi les actualités cendrarsiennes de lautomne 2022. Sur le bandeau qui sème un grain de vitesse sur la sage livrée de la collection Nrf, une photographie peu souvent reprise montre Blaise au volant dune voiture décapotable, en chauffeur de dames (la famille Lallemant), un sourire aux lèvres, un air bon enfant quon ne lui connaissait pas sous son béret bien vissé. Cette image, juste assez floue pour rendre la griserie de léquipée, a été prise par Élisabeth Prévost lors du séjour de Cendrars dans les Ardennes, qui nous est connu par le livre de Monique Chefdor4 et par les lettres que Cendrars adressa à Jacques-Henry Lévesque en 1161938–1939. François Sureau traite cette matière connue de la Geste cendrarsienne en reportant son regard sur Élisabeth Prévost, alias Diane de la Panne, alias Mozambique, alias Bee and Bee, alias « Madame mon copain », inversant lordre de préséance qui place les écrivains au premier plan, les muses et les passantes en décor à larrière. Du moins en apparence, car il consacre aussi à Cendrars des pages bien informées et dautre part, le narrateur masculin, dans un subtil jeu déchos et de miroir, est bien le sujet-objet dun récit autobiographique.

Élisabeth se serait-elle fait encore voler la vedette ? Sureau offre un beau portrait de laventurière, en exploratrice globe-trotter au caractère bien trempé. Née à Charleville-Mézières en 1911, dans une famille de maîtres de forge, cette Ardennaise « du monde entier », quon retrouve chasseuse déléphants en Afrique, éleveuse de chevaux à Sigy-la-forêt, près de Brognon, intendante/régisseuse de la tournée de Louis Jouvet en Amérique du Sud, restera une aventurière impénitente jusquà sa mort sur lîle dHouat en 1996, à défaut dêtre lécrivaine que Cendrars aurait voulu quelle fût pour enrichir sa collection des Têtes brulées au Sans Pareil. Lauteur ne cache pas sa sympathie pour sa trajectoire hors norme, somme toute assez mystérieuse. « Jaime les hommes qui se laissent prendre par de telles femmes, mais ce sont surtout ces femmes que jaime » avoue-t-il (p. 46). Mystérieuse aussi cette relation qui conduit Cendrars, en plein marasme et grande instabilité, à trouver refuge au haras des Aiguillettes pour y vivre dans les bois, une parenthèse enchantée dun an environ, entrecoupée de quelques retours à Paris. Dans ses descriptions sensibles de la forêt (p. 17-20), François Sureau mesure à laune de ses propres souvenirs cette sensation de féerie shakespearienne dont Blaise souvrait dans ses lettres à Jacques-Henry Lévesque. Il fait de cette expérience mystique – Blaise emploie lui-même le mot – la condition de possibilité de la régénération de l« homme foudroyé » et du retour à lœuvre. Cendrars, sil a été sensible à lenchantement de la forêt dArdenne, a cependant brisé le cercle magique à la déclaration de guerre, abandonnant le projet de voyage autour du monde avec Élisabeth sur un des derniers navires à voile pour senrôler près de lArmée anglaise. « Quand tu aimes il faut partir » : laventurière fera seule, plus tard, le tour du monde. Cet épisode unique dans la vie de Cendrars comme dans celle dÉlisabeth constitue dans ce récit, pour reprendre une métaphore baudelairienne, le bâton du thyrse, autour 117duquel serpentent et se recroisent les méandres dassociations sous le signe des « mystérieuses coïncidences ».

Lécriture, en effet, recrée ce moment suspendu en tissant entre les protagonistes un réseau des réminiscences comme autant de liens magiques qui prennent dans leurs rets narrateur et lecteur : ainsi de la sensation du froid et de la condition du jeune soldat apprenant à dormir à la Belle Étoile sur le sol gelé près de Sedan en 1978, qui nous ramène à Blaise Cendrars dans les bois pendant lhiver de 1938–1939 ou dans les tranchées de la première guerre. Ainsi du Cadre noir de Saumur qui fut la vocation première de laspirant Sureau et qui avait inspiré un projet de film inabouti à Cendrars. Citant la devise de la Légion, « Là où bat le cœur du monde », le narrateur nous livre un des hypotextes du titre dun recueil de poésie de Cendrars, laissant le lecteur sen apercevoir – ou non. Sans surligner ses effets, il multiplie les aiguillages : la légion dont il a aussi fait lexpérience, lattente de Blaise entre Somme et Champagne en 1914-1915 comme celle de Grange dans Le Balcon en forêt de Gracq, renvoient aux expériences du narrateur qui a parcouru sous luniforme les mêmes paysages longtemps après. La référence à Breton prend tout son sens dans cet art de nouer les « coïncidences » et de percevoir leur angle de réfraction.

Procédant à un tressage habile des récits de Cendrars, des mémoires et témoignages dÉlisabeth, des lettres à Lévesque et à Élisabeth, avec ses lectures et sa propre histoire, Sureau nous invite à entrer dans une forêt déchos. Une crise personnelle – la vente de la maison denfance – engage la rêverie sur la mémoire, les lieux enchantés, les héritages, familiaux, politiques et littéraires. Les blancs de lhistoire laissent latitude au romancier dimaginer pour nous les jours dont on sait peu de choses. « Cétait labbaye de Thélème, une abbaye réglée par lentrainement des chevaux, les conversations et la vodka, le dimanche à léglise » (p. 71). Le séjour aux Aiguillettes fut-il vraiment cette idylle romantique ? François Sureau mêle aux faits avérés quelques fictions de Blaise, comme son passage au mont Athos, confiant à Élisabeth la défense et illustration du « mentir vrai » du romancier qui savait si bien écouter mais « en partie double », pour sapproprier et transformer lhistoire des autres, « vivre dans lidée des autres dune vie imaginaire » (Pascal, cité p. 65). Sureau prend soin de livrer ses sources dans le récit, dembarquer le lecteur dans une aventure livresque conduite comme une partie de billard à trois bandes : le 118souvenir, ce quon en a dit ou lu et limaginaire ne constituent-ils pas aussi ce que nous appelons le réel ? Le tressage des références que certains lecteurs pourront ressentir comme un effet chargé de name-dropping (Gide, Proust, Apollinaire, Breton, Styron, Genevois, Michaux …) rappelle au lecteur de Cendrars le « bourlingueur de bibliothèques » dressant le catalogue de ses livres au fil de ses poèmes, de ses récits, de ses lettres. Mais Sureau place Cendrars dans une autre constellation, la sienne, qui va des Eaux-étroites ou dUn balcon en forêt deGracq à Rimbaud, passage obligé sur la route des Ardennes. Il ne manque pas dhumour dans lexpression (voir les « bicornes mentaux ») comme dans ces hasards dont il tire les ficelles – ainsi Musil est-il en contexte un fabricant de couvertures pour automobiles, et pas lécrivain autrichien. Il se nourrit aussi de lironie de lhistoire, et des déterminismes obscurs : cest un fusil que son père offre à la future chasseuse déléphants pour sa première communion. Les objets cristallisent la mémoire, figent le temps. Ainsi la boîte qui contient sa ration de soldat « (un flacon de Schnaps, 2 paquets de cigarettes, un morceau de fromage dur comme la pierre) » ressemble-t-elle à celle de Blaise. Les temps ainsi se superposent dans des lieux où la nature ravagée à plusieurs reprises par la guerre garde les stigmates de la violence destructrice des hommes.

François Sureau tient son lecteur par une écriture de haute tenue, façon cadre noir de Saumur, un peu sanglée dans son uniforme bien coupé, un art de la confidence qui réussit subtilement, presque sans mouvement, ses passages, changements dallures et exercices cavaliers. Et cest sans pathos que François Sureau donne envie de sarrêter au restaurant du Bon Vieux Temps… qui a fermé depuis.

Marie-Paule Berranger

1 http://littepub.net (consulté le 5 juin 2023).

2 Marie Gobin, « Les écrivains corrompus par la pub ? », LExpress le 1er novembre 2001 (consulté le 28 mars 2023).

3 James Clifford, Malaise dans la culture. LEthnographie, la littérature et lart au xxe siècle, Paris, (énsb-a), 1996 [1988].

4 Madame mon copain. Blaise Cendrars et Élisabeth Prévost : une amitié rarissime, Nantes, Joca Seria, 1997.