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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Constellation Cendrars
    2022, n° 6
    . varia
  • Auteur : Boucharenc (Myriam)
  • Résumé : Pendant un demi-siècle, une forte amitié a uni André et Natacha Beucler à Pierre et Odette Bost. Cette correspondance à quatre mains entre les deux écrivains et leurs épouses couvre l’Histoire du XXe siècle depuis les Années folles jusqu’aux années 68. Vie publique et vie privée, création et voyages interfèrent avec un humour complice qui, avec le temps, devient nostalgique.
  • Pages : 189 à 191
  • Revue : Constellation Cendrars
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406140801
  • ISBN : 978-2-406-14080-1
  • ISSN : 2557-7360
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14080-1.p.0189
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/09/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : André Beucler, Natacha Beucler, Pierre Bost, Odette Bost, amitié, Cahiers Beucler.
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« Correspondance André et Natacha Beucler-Pierre et Odette Bost, 1925-1975. Un demi siècle damitié », Plaisirs de Mémoire et dAvenir, Les Cahiers de lAssociation André Beucler, Hors série, Octobre 2021 (284 p.)

Les Cahiers de lAssociation André Beucler poursuivent leur contribution à lédition des échanges épistolaires de lécrivain. Après la correspondance avec Léon-Paul Fargue éditée par Pierre Loubier aux Presses de Paris Nanterre en 2014, suivie, dans ces mêmes cahiers, de celle avec Roger Martin du Gard due au regretté Bruno Curatolo, voici, présentées et annotées par François Ouellet, les lettres à Pierre Bost. Ce nouvel ensemble vient confirmer la place centrale de lamitié dans la vie et lœuvre de Beucler, quavait rappelée le numéro 7 de Plaisirs de Mémoire de dAvenir consacré aux « Portraits et amitiés littéraires » rassemblés par Émilien Sermier.

Le volume souvre sur une missive enjouée à latmosphère estivale, écrite depuis la maison familiale de Bondeval le 15 août 1925 : Beucler remercie Bost de lui avoir adressé un exemplaire de son « roman léger, aisé, mélancolique et plein dhumour », Homicide par imprudence. Il se termine par une carte postale de lÎle-aux-Moines datée dun autre 15 août, celui de 1975, dans laquelle « Le Pierre » névoque que pluie, vide et ennui. Il décèdera le 6 décembre de la même année. En tout, 164 lettres et cartes comme autant dinstants dispersés sur un demi-siècle, vestiges dune correspondance lacunaire (seules quelques lettres de Bost ayant été retrouvées), mais qui suffisent néanmoins à retracer – comme en accéléré – la ligne dune, ou plutôt de quatre vies. Car si le « vous » est au début de la relation entre les deux écrivains celui du vouvoiement respectueux, il devient bientôt le pronom emblématique de cette relation épistolaire à deux couples et à quatre mains, Odette et Natacha prenant parfois la plume. En quelques heures de lecture, cest lHistoire du xxe siècle qui se déroule depuis les Années folles jusquaux années 68. Ce sont aussi quatre personnalités qui se laissent deviner dans leurs différences comme dans la profondeur de leur affection 190mutuelle : « Je pense à vous deux comme à deux existences infiniment précieuses, nécessaires à ma vie », écrit Beucler depuis Nice à ses chers « Odettepierre », le 20 janvier 1937.

Les lecteurs familiers de lauteur de Gueule damour trouveront dans ce volume des vues directes sur divers épisodes de sa vie publique et privée : le voyage avec Alfred Fabre-Luce en Russie, la période berlinoise des studios de la UFA et des reportages sur lAllemagne nazie, les éprouvantes années de guerre et, peu avant la mort tragique de son frère Serge en 1945, « la naissance du petit Rolland (il faudra se décider un jour pour un l ou deux) », qui coïncide avec le début des années radio. Les lettres éclairent sous une lumière changeante la passion et la difficulté dêtre écrivain. Il y a les jours où il faut « empiler des articles » et se « livrer à des rapiéçages pour gagner de largent », ceux où « le roman se remplit lentement, comme une baignoire » et les phases datermoiements : « Je nai fait que des petits travaux ; les grands attendent et je me demande ce que jattends », écrit-il un jour de « temps gris-humide-orageux-lourd-agaçant » de juillet 1969. Ces lettres sans hiérarchie de sujet, où le talent de lécrivain sexerce au naturel, sont émaillées de formules pleines desprit et de saveur, de confidences rapides et saisissantes : « je ne vois pas les jours passer, et cest heureux, car, quand je mennuie, je mennuie à toute vitesse », consigne-t-il sur papier à en-tête de lEden Hôtel de Berlin en 1932. Et quand les assauts de lâge lui « flanquent le cafard », Beucler sait recourir à lhumour et au souvenir de Léon-Paul Fargue pour tenir la mélancolie à distance.

Ceux qui ne connaissent Pierre Bost que de nom découvriront sa bibliographie au fur et à mesure des exemplaires envoyés à son ami : Prétextat (1925), Crise de croissance (1926), Faillite (1928), Le Scandale (Prix Interallié 1931). Tout un programme de lecture que ces subtils romans psychologiques, figurant avec ceux de Beucler au catalogue Gallimard. Ils verront se dessiner en creux le portrait dun écrivain intègre et modeste, qui se tourne après-guerre vers la carrière de scénariste au détriment dune œuvre littéraire dont la flamme semble lavoir abandonné : « Lidée même décrire me paraît tellement difficile, et même absurde, quelle ne paraît plus du tout », confie-t-il à son « Cher André » au soir de sa vie. Poignant aveu.

Les lecteurs auront aussi plaisir à mieux cerner la mystérieuse Natacha-Nathalie, son tempérament expansif, ses talents de peintre ; à faire 191connaissance avec Odette la musicienne, de santé fragile et personnalité, semble-t-il, plus réservée. Ils seront frappés par lomniprésence du thème de la maladie. Dès la fin des années trente, déclarations daffection et daffections vont de pair. Goutte, coliques néphrétiques, « grippe niçoise », clavicule cassée, amibes et acouphènes, ne sont que quelques-uns des innombrables petits ou plus grands maux dont les quatre amis sentretiennent en abondance. Ce quils ne disent pas mais que leur correspondance exprime est un mal quils partagent en secret, la nostalgie dune époque, lentre-deux-guerres, qui demeure leur patrie dans le temps et dont ils se sentent, en même temps que de leur jeunesse, de plus en plus exilés au fil des années.

Liconographie, toujours très suggestive dans les Cahiers Beucler, est ici dune incomparable richesse. En complément du précieux appareil de notes procuré par François Ouellet, elle contribue à planter le décor, à restituer le contexte des échanges. À travers les photos darchive défilent lieux, scènes et visages. Ici un portrait de la bien oubliée Marguerite Audoux, là la maison de Pierre Bonnard au Cannet peinte par Nathalie dans le style impressionniste, ailleurs une carte postale noir et blanc dHitler en 1933 ou encore une autre, tout en couleurs, de la Croisette au temps de sa splendeur… Au fil des images, le lecteur lit entre les lignes, il se représente ce dont les mots ne peuvent que lui restituer des bribes, éprouvant à cette occasion le charme particulier de toute correspondance qui est de ne laisser subsister que lécume des jours mêlée au grain de lHistoire.

Myriam Boucharenc