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Classiques Garnier

Éditorial

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Constellation Cendrars
    2019, n° 3
    . varia
  • Auteurs : Le Quellec Cottier (Christine), Leroy (Claude)
  • Résumé : Constellation Cendrars numéro 3 est la revue du Centre d’Études Blaise Cendrars (CEBC) et de l’Association internationale Blaise Cendrars (AIBC). Elle rend compte de l’actualité cendrarsienne propose un inédit radiophonique et un dossier sur le « Primitivisme » en littérature et au cinéma, avec des articles consacrés à Cendrars, Carl Einstein, Filippo Tommaso Marinetti, Charles-Ferdinand Ramuz, Ernest Ansermet et Charles-Albert Cingria.
  • Pages : 11 à 14
  • Revue : Constellation Cendrars
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097587
  • ISBN : 978-2-406-09758-7
  • ISSN : 2557-7360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09758-7.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/10/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Littérature, XXe et XXIe siècles, Oulipo, Carnaval, Brésil, cinéma, Primitivisme
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Éditorial

Ce troisième numéro de Constellation Cendrars déploie les facettes multiples dune œuvre en résonance avec son temps et, fait encore plus marquant, révèle les liens souvent insoupçonnés mais féconds des poètes de lOuLiPo avec lauteur des Poèmes élastiques. Jouant des contraintes et des combinatoires qui fondent l« Ouvroir de Littérature Potentielle » depuis 1960, Olivier Salon et Jacques Roubaud nous offrent avec une grande générosité une « dédicace à Blaise Cendrars » et un « souvenir » de jeunesse, auquel nous associons un récit antérieur de Claude Roy dont leffet de symétrie saura séduire tant les mathématiciens que les poètes. La constellation cendrarsienne ne cesse donc de senrichir1 !

Ce réseau esthétique et libertaire fonctionne tel un pont entre des époques ; il nous a donc semblé pertinent de maintenir cette démarche en présentant des recherches en cours portant sur le primitivisme littéraire de Blaise Cendrars et de ses contemporains2. Originales, les réflexions proposées interrogent les liens entre Carl Einstein et Blaise Cendrars, offrent une lecture paradoxale du premier roman futuriste de F. T. Marinetti et dévoilent un Charles-Ferdinand Ramuz fasciné par les « primitifs de lintérieur ». Ce réseau alternatif, faisant du « primus » – archaïque, sauvage, enfantin ou marginal – un modèle nouveau, se révèle autant par les mots quà travers les rythmes musicaux que Cendrars explore en compagnie dAnsermet et de Cingria, ou encore grâce aux images du cinématographe – aux allures pourtant modernistes – auquel le poète associe de façon très surprenante son mentor Remy de Gourmont.

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Lair du temps contemporain, souvent plus militant que critique, met régulièrement sur le devant de la scène ce qui nest plus nommé un « primitivisme » mais un processus dappropriation culturelle, donc un vol. Notre dossier ne vise pas à discuter ces prises de position très promptes à pratiquer lostracisme, car nous voulons maintenir le dialogue entre des époques différentes. Ainsi, lensemble présenté reconnaît des intentionnalités dauteurs, puisquil ne sagit pas, pour eux au début du xxe siècle, de renverser la pensée coloniale en vigueur, mais denrichir un processus de création personnel en puisant dans un ou des mondes qui représentent des alternatives esthétiques et culturelles par eux valorisées. Ces modèles marginaux – aux formes multiples – sont identifiés à des univers « autres », parallèles, mais avec la conviction de leurs richesses et de leur puissance. Se référer au « monde nègre » – dans un cadre français de création esthétique – au début du xxe siècle, nest pas un signe de mépris. Cest dailleurs ce quont dû préciser les éditions Gallimard en tête de la réédition des Petits Contes nègres pour les enfants des blancs (1929) au printemps 2018, pour rappeler à ceux qui lignoraient le contexte de publication et la démarche de lauteur. En 1948, cest L. S. Senghor qui utilisait encore le mot pour publier lAnthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, à loccasion de la commémoration des cent ans de labolition de lesclavage. Ce volume à la célèbre préface de Sartre, « Orphée noir », nest ni paternaliste, ni exotique, ni raciste. Lusage de la langue ne saurait donc être restreint en un temps figé, notre « présentisme ». Reconnaître les signifiés multiples dun discours, ainsi que ses connotations, sont des dispositions critiques qui simposent. Ainsi, certaines de ces revendications, motivées par la conviction quun système de domination de type impérial ne sest jamais arrêté, nient le droit de contextualiser des productions esthétiques, en postulant quun tel geste implique ladhésion à un système de valeurs discriminant. Une telle censure ne fait pas sens et récuse la capacité de chacun dapprendre et de réfléchir. Cest forts de cette conviction que nous appréhendons les écrits « nègres » de Cendrars durant la décennie des années 1920, qui sont principalement le fruit de sa « récupération » de contes trouvés dans les recueils des administrateurs coloniaux et dethnologues de lépoque, dont il a fait son bien poétique.

Continent noir est le titre dun des premiers poèmes que Cendrars écrivit après sa mutilation, en 1916. Cest sous le signe du continent 13africain que le retour vers la vie se matérialise ; les images de statuaire ayant inspiré sa plume offrent un imaginaire lointain au poète qui vient de subir la perte de sa main décriture et la violence des tranchées. Le discours européen et ses soi-disant valeurs ne sont plus recevables ; lartiste, comme bien dautres, cherche avec lAfrique une alternative lui permettant de se rebâtir. Il ne sagit pas de sinvestir dans la cause noire ; par exemple, Cendrars ne tisse pas de liens avec René Maran, Prix Goncourt pour son roman Batouala. Véritable roman nègre, paru la même année que lAnthologie nègre en 1921. Mais il ajoute dans la bibliographie du volume le nom de lauteur, en vue dune prochaine publication actualisée. Pour de nombreux intellectuels et artistes de ce temps, les cultures extra-européennes méconnues sont perçues comme la source dun « élan vital » à valeur réparatrice. Cette interprétation, simultanément, va de pair avec une valorisation de ces univers en tant que tels. En 1969, cest sans doute sous ces deux aspects quil faut comprendre la fameuse formule de Michel Leiris à propos de lAnthologie nègre qui, pour la première fois, proposait une somme artistique et non ethnologique : « plus quun livre, cest un acte3 ».

Le poète est un relais entre des cultures et des civilisations qui le passionnent : en 1924, en route pour le Brésil, il fait escale à Dakar où il dresse dans Feuilles de route le portrait calamiteux d« un beuglant colonial » avant de sassocier au « pauvre nègre » qui ny a pas sa place. Cette identification à lhomme-machine du temps colonial génère un renversement identitaire – et politique – que le poète confortera au Brésil, société métisse où lart national, « moderniste », doit selon lui primer sur les modèles européens. Lattachement de Cendrars à ce qui devient dès cette date sa « seconde patrie » saffirme encore dans « Carnaval de Rio 1953 », transcription inédite dun entretien préparé pour la radiodiffusion française, au terme duquel le poète simagine disparaître parmi les masques dun cortège du carnaval…

Depuis Henri Meschonnic, nous le savons, le « primitivisme est une invention de la modernité, en même temps que lui-même invente la modernité4 ». Nous navons donc pas à revêtir de masques, mais 14souhaitons élargir la constellation cendrarsienne dont lintérêt pour cette esthétique des marges est encore à explorer, en lien avec son temps et avec nos réceptions contemporaines.

Laccueil de lœuvre de Cendrars, dans toute sa diversité, est particulièrement riche pour cette année 2018-2019, comme le montrent nos rubriques associatives, Chroniques et Comptes rendus. Toujours inspirante pour de nombreux artistes et lecteurs passionnés, la fiction cendrarsienne fait preuve dune capacité de renouvellement infinie, en donnant raison à un proverbe senoufo de lAnthologie nègre : « la langue na pas de liens ». 

Christine Le Quellec Cottier

Directrice du CEBC,

Berne et Lausanne

Claude Leroy

Président de lAIBC,

Paris

Le CEBC et lAIBC remercient la Bibliothèque nationale suisse à Berne et la Fondation Isaac Dreyfus-Bernheim, à Bâle.

1 Il est réjouissant dannoncer que LHomme foudroyé est inscrit, en France, au programme de toutes les agrégations des lettres (classique, moderne ; externe, interne) pour lannée prochaine.

2 Ces recherches sont motivées par le projet « Le Primitivisme littéraire au cœur des avant-gardes. 1898-1924 », co-dirigé par A. Rodriguez et Ch. Le Quellec Cottier (Unil), avec le soutien du Fonds national suisse (FNS).

3 Leiris Michel, in Blaise Cendrars, Œuvres complètes, t. III, Paris, Le Club français du livre, 1969, p. xvi.

4 Meschonnic Henri, « Le Primitivisme vers la forme-sujet », La Licorne, no 14, 2011 : http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=5095&format=print.