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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Constellation Cendrars
    2019, n° 3
    . varia
  • Auteurs : Mouchet (Bastien), Le Quellec Cottier (Christine), Flückiger (Jean-Carlo), Parmigiani (Liliane)
  • Pages : 163 à 181
  • Revue : Constellation Cendrars
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097587
  • ISBN : 978-2-406-09758-7
  • ISSN : 2557-7360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09758-7.p.0163
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/10/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Zinoview – Cendrars : Deux légionnaires dans la Grande Guerre. Regards croisés dun peintre et dun écrivain. Exposition du 15 juin 2018 au 6 janvier 2019 au Musée de la Légion étrangère dAubagne. Catalogue dirigé par Patrick Carantino, Paris, Somogy éditions dArt, 2018.

Dans le contexte des commémorations du centenaire de lArmistice de la Première Guerre mondiale, en France, les poètes combattants ont été mis à lhonneur, et notamment Cendrars à travers des lectures publiques de certains de ses récits, entre autres Jai tué et bien sûr La Main coupée. En sappuyant sur un rapprochement suggéré par Miriam Cendrars elle-même, lexposition Zinoview – Cendrars proposée par le Musée de la Légion étrangère dAubagne, à la fin de lannée 2018, a choisi de célébrer la fin du conflit en confrontant lexpérience guerrière de Cendrars à celle du peintre Alexandre Zinoview. Elle interroge la place que le souvenir du front a pu prendre dans leurs œuvres et revient sur ce qui a pu déterminer leur engagement en 1914. Les parties consacrées à Cendrars sont particulièrement bien documentées grâce à la contribution de Thierry Jugan au commissariat scientifique, qui a su mettre sa connaissance de lœuvre et quelques pièces de sa collection au service de lexposition puis du catalogue qui en résulte.

Ce croisement des regards trouve sa justification autour dun épisode qui, probablement, a réuni les deux légionnaires : Zinoview, alors ambulancier sur le front de Champagne, dessine au mois doctobre 1915 un soldat au bras coupé et sanguinolent. Cest sur ce même front que Cendrars, blessé par une rafale de mitrailleuse à la ferme Navarin, a perdu sa main. Il est donc permis dimaginer que ce soldat dont Zinoview fait une représentation en pied et Cendrars ne sont quune seule et même personne. De cette rencontre fortuite entre deux hommes, lexposition et le catalogue, tentent détablir un dialogue entre deux œuvres marquées par toute la fureur et labsurdité de cette guerre.

Lenjeu dun tel projet est de réussir à présenter et faire se répondre des objets artistiques de natures hétérogènes, peintures et textes, produits sur des périodes très étendues. Pour répondre à cette difficulté, le catalogue propose, dans un premier temps, de faire un point sur la biographie des 164deux artistes et rappelle les contextes de leur entrée dans la Légion et de leur probable rencontre. Dans un deuxième temps, les deux œuvres sont confrontées en miroir. Lune et lautre sont rendues avec beaucoup de soin sur des pages en papier glacé épaisses et brillantes, au large format agréable (24 x 28), et une mise en page épurée qui met en exergue les mots du poète dun côté et les traits et les couleurs du dessinateur de lautre. Sur la fausse page, des extraits de textes de Cendrars ; sur la belle page, les peintures et dessins de Zinoview. La construction chapitrale de cette partie suggère une progression au travers des deux témoignages, de « Lengagement » à « Lhomme brisé » en passant par les « Premiers mois au front », « Vivre la guerre », ou « Le temps pour soi du combattant ». Enfin, louvrage donne des clefs historiques pour comprendre la place de la Légion étrangère dans la Grande Guerre et pour ouvrir la perspective sur les milliers dautres légionnaires mobilisés pendant cette période.

La parole est partagée entre des contributeurs spécialistes des œuvres et des militaires professionnels1. Cette répartition fait de ce catalogue un objet dune grande érudition, précis et exigeant tant sur le plan historique questhétique.

Deux portraits saisissants des soldats Cendrars et Zinoview et des offensives auxquelles ils ont participé, dépeignent avec de nombreux détails réalistes les difficultés et les épreuves quavaient à affronter ces hommes jour après jour. Le « déluge de feu », la « pluie battante », les régiments qui se font « massacrer par les mitrailleuses2 » en sont quelques exemples. Quand Cendrars perd son bras le 28 septembre 1915, près de six cents soldats sont abattus, blessés ou déclarés disparus. Les traces dune telle expérience se retrouvent dans ses livres de La Guerre au Luxembourg au Lotissement du Ciel et même au-delà. Cest une véritable gageure que de réussir à rendre compte en quelques mots de la complexité quil entretiendra toute sa vie avec la guerre. Cest pourtant ce que réussit à faire Thierry Jugan dans son introduction : « Blaise Cendrars et la Grande Guerre ou lexpérience de linnommable » en suivant le fil des évocations explicites ou plus ténues de la violence dans son œuvre.

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Sa présentation nous rappelle notamment lévocation brutale de linstinct de survie qui semble avoir retenu Cendrars dans Jai tué en 1918, et la présence obsédante de la dévastation qui plane au-dessus de sa production des années 1920 et 1930. Le personnage de Dan Yack mime ce grand mouvement destructeur et Moravagine figure un double maléfique révélé par les combats. Quand viendra le temps des Histoires vraies et des mémoires, les portraits de soldats prendront le pas sur lévocation de la souffrance intime. Cendrars fera le récit de sa mutilation dans Jai saigné, mais nabordera jamais frontalement le moment où sa main est « montée au ciel3 », et la guerre, ainsi que Thierry Jugan nous le rappelle, « [] pour Cendrars, cest une histoire à jamais sans fin, à jamais tournée autour de linnommable, sa blessure, sans jamais arriver à la dire4. »

En feuilletant le catalogue, on se dit que ce même sentiment de lindicible semble parcourir les tableaux de Zinoview et vient renforcer la pertinence du rapprochement. La Première Guerre mondiale est une période extrêmement prolifique pour lui, et il semble tenter dépuiser les possibles de sa représentation, comme si labjection cachait quelque chose, une extrémité impossible à saisir. Que peuvent incarner ces mages surplombant les scènes de batailles qui apparaissent dans certains de ses tableaux comme Apparition du Mage, Fantasme, Rêve dans la Casemate ou ce rideau que soulève pour nous un squelette dans le tableau Le Théâtre et la Guerre, si ce nest la prestidigitation, linconcevable qui se dissimule dans le spectacle de la violence ? Lhorreur porte en elle une part dinvisible que le peintre et le poète ressassent et retravaillent comme pour réussir à sapprocher dun mystère.

Mais chez les deux artistes, linnommable nentrave pas un impérieux besoin de témoigner. Dans les tranchées, Cendrars et Zinoview interrogent leur rapport à la camaraderie et plus largement à laltérité. La détresse des légionnaires nous parvient à travers les paroles rapportées de ce soldat qui appelle sa mère entre les lignes avant de tomber mort, « abandonné de tous5 » nous dit Cendrars dans La Main coupée. En regard, le dessin à la mine de plomb, noir, gris et blanc de Zinoview, Les Blessés, les Vivants et les Morts, nous donne à voir au premier plan un Poilu sucer son pouce devant un tas de cadavres crispés. Les textes comme les images restituent la surprise saisissant chaque jour les soldats qui 166réalisent lentement leur malheur. Les mines peintes par Zinoview sont hagardes, les traits sont tirés, les yeux perdus dans le vague semblent fuir le regard du spectateur. Mais ces visages et ces vies sont uniques, et les deux artistes singularisent ces soldats dont ils rapportent le quotidien au front et nous font connaître le désarroi. Cette vision subjective humanise le conflit, éloigne ces hommes de lanonymat et rappelle leur sensibilité.

La dernière partie du catalogue est aux antipodes dune telle posture, puisquelle présente, dune façon peut-être un peu trop exhaustive, la tournée de la Légion étrangère en Amérique, et écarte le lecteur de lempathie quavait suscitée sa lecture pour le replonger dans la froideur du fait brut. Mais la mise en valeur savamment organisée des textes et des images a valu à ce catalogue de recevoir au mois de décembre 2018 une « Mention dappui » lors de la remise du Prix littéraire de lArmée de Terre – Erwan Bergot6. Par ses analyses et son souci de contextualisation, louvrage apporte une connaissance kaléidoscopique de la relation ambivalente à la guerre de ces deux artistes.

Bastien Mouchet

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Blaise Cendrars en correspondances. Textes réunis par Marie-Paule Berranger. Komodo 21, la revue en ligne du RIRRA 21, no 9, 2018 : http://komodo21.fr/category/blaise-cendrars-en-correspondances/

Pour inaugurer la publication de la série de journées détude consacrées aux correspondances des poètes et des avant-gardes du xxe siècle imaginée 167par Marie-Paule Berranger, quoi de mieux quune plateforme au nom de dragon accompagné dun acronyme festif qui se lit « au futur » ! En effet, Komodo 21 ne désigne pas une île de la Polynésie, ni les dangereux reptiles qui lhabitent, mais une revue en ligne de lUniversité Paul-Valéry à Montpellier, dirigée par Pierre-Marie Héron. Elle interroge les « comment » de la littérature en lenvisageant dans ses liens avec dautres médias, et en sintéressant aux processus de lecture et de réception dès le xixe siècle et jusquà notre xxie siècle. Se donnant pour vocation daccompagner des avancées de la recherche, la revue est associée au laboratoire « Représenter, inventer la réalité du romantisme au xxie siècle », le RIrRA de la même université.

Consacré aux correspondances de Blaise Cendrars et de ses grands contemporains, le dossier proposé ne pouvait espérer meilleur environnement et lensemble des contributions constitue une référence de premier ordre. Son intérêt réside autant dans les études et bilans consacrés à des correspondances publiées ou inédites, quà létat des lieux essentiel que propose Marie-Paule Berranger en introduction. En effet, celle-ci questionne les déontologies éditoriales et les pratiques épistolaires, impliquant une réflexion sur les fonctions « génétique, médiatique et critique » de ces ensembles de lettres souvent univoques. Publier des correspondances permet denvisager le « seuil » dune œuvre, cet « espace critique privé » à ne pas confondre avec un article de presse ou une interview. Les lettres engagent, comme le précise lauteure, une définition de la littérature en participant à la création et à la vie des textes en gestation. Le dossier proposé sintéresse donc autant au processus éditorial quaux liens entre lœuvre publiée et lépitexte privé, ce dernier étant aussi un vaste ensemble de sources documentaires.

Ces regards croisés participent à la reconnaissance des enjeux méthodologiques, moraux, idéologiques, voire judiciaires, desquels lacte dédition est forcément indissociable. Dans le cas de Cendrars, le processus est nouveau. Bien que plusieurs ensembles de lettres aient été publiés dans divers volumes, il sagissait le plus souvent de fragments ou extraits. La collection « Cendrars en toutes lettres », fondée par les éditions Zoé, bâtit, depuis 2013, grâce à un appareil critique et des sources impliquant les correspondants et leurs interlocuteurs, lespace mobile dune sociabilité et dune esthétique dont la reconnaissance a tardé à venir.

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La lettre est nomade, circule entre des espaces, des temps et des destinataires. Les correspondances commentées font de même en sattachant à des missives qui traversent la France, dautres lAtlantique et même, reviennent de Chine, celles de Segalen, bien que cet espace soit aussi un « bout du monde » très cendrarsien ! Les dossiers convoquent des destinataires aux statuts très divers, ce qui en fait la richesse : le monde intime de lécrivain avec Raymone Duchâteau, muse et comédienne (Myriam Boucharenc), lamitié critique et éditoriale avec Jacques-Henri Lévesque (Marie-Paule Berranger), la complicité brésilienne avec Le Corbusier (Daniela Ortiz dos Santos) et Tarsila do Aramal (Adrien Roig), les liens à léditeur Guy Tosi (Maurice Poccachard), panorama amplifié avec les articles consacrés aux courriers de Cocteau (Pierre-Marie Héron), Apollinaire (Laurence Campa) et Segalen (Colette Camelin).

De façon plutôt ironique, cest avec un « Adieu » que souvre la correspondance de Blaise Cendrars à Raymone Duchâteau, sa compagne durant quarante ans, alors que lensemble épistolaire contient plus de sept cents missives ! Éditée chez Zoé en 2016 par Myriam Boucharenc, il sagit dune très rare et riche correspondance adressée à une femme7, la sienne, et les lettres du poète offrent un éclairage unique sur la relation amoureuse, très ambiguë, de lhomme de lettres et de la comédienne et actrice de cinéma restée dans lombre. La correspondance plonge le lecteur au cœur de la période de guerre, vécue à Aix-en-Provence, mais permet aussi de découvrir la genèse des récits de mémoires, ces récits où « la part construite du mythe de soi » sélabore dès 1943. Et sil est un trait à ne pas perdre de vue, cest bien quavec Raymone, aucune « sociabilité littéraire » nest nécessaire. Pourtant, impossible de savoir qui est le « vrai Cendrars » ! Le poète cloisonne ses destinataires – comme on lapprend dailleurs de Cocteau et Apollinaire – et propose des « vérités fragmentaires » ne faisant sens que pour lun ou lautre de ses correspondants.

Marie-Paule Berranger a publié en 2017, toujours chez Zoé, la nouvelle édition de la correspondance avec Jacques-Henry Lévesque et son article revient de façon précise sur les apports de ce travail impliquant enrichissement du dossier et mises en perspective nouvelles. Elle sarrête aussi sur la spécificité matérielle de lensemble, précisant les supports et la véhémence typographique des partenaires. Jacques-Henry est le fils de lami de Cendrars 169le comédien Marcel Lévesque. Il est tout à la fois critique littéraire, éditeur et secrétaire particulier, car Cendrars lexploite sans vergogne, lui prodiguant sans hésiter, toujours selon Berranger, tant « lassassinat thérapeutique que les coups de bâton zen » ! Cendrars fait de lui son ami, son confident, et même son préfacier. Leurs tempéraments saccordent et la confiance est de mise. Leur correspondance de plus de sept cents lettres se déroule sur plus de trente ans, avec quelques pauses, sans perte de confiance. Jacques-Henri devient le premier lecteur de Cendrars, spécialement lors de lécriture des « mémoires ». Cette correspondance est sans doute celle qui approche au plus près la démarche poétique de Cendrars, ce dernier se confiant sur ses intentions, ses stratégies, ses présupposés, ce qui est fort rare.

Le « nomadisme de la lettre » prend des allures de transatlantique avec la correspondance entre Le Corbusier et Cendrars, présentée par Daniela Ortiz dos Santos, docteure en histoire de larchitecture. Il ne sagit pas tant dun ensemble de lettres – elles sont peu nombreuses – que dune correspondance à placer sous le signe de leur affinité élective avec le Brésil. Les cendrarsiens savent à quel point ce pays-continent a marqué lhomme et lœuvre ; les désirs daction, sur place, de Le Corbusier, ont conforté le pouvoir dattraction de cet espace insaisissable. Les deux hommes se sont rencontrés à Paris en 1922, alors quils sont nés dans la même ville, La Chaux-de-Fonds, à quelques semaines dintervalle. Les liens se tissent autour de la revue LEsprit nouveau défendant une esthétique mécanique qui différencie Beauté et Utilité. Avec Le Corbusier, la fonction domine, associée au rationalisme et au formalisme qui la complètent. Pourtant, et cest ce que veut montrer Santos, le Brésil a créé une brèche dans cette triade que larchitecte adapte et repense, quand il cherche à connaître puis à construire dans ce pays. Cendrars, dès son retour dun premier voyage, facilite les contacts de larchitecte avec le groupe des Brésiliens, puis, dès 1926, il échange avec lui à propos du projet Planaltina, la nouvelle capitale à construire au cœur de limmensité nationale : le projet passionne Le Corbusier qui va se rendre au Brésil en 1929. Pour lun et lautre – entre fonctionnalisme, esprit nouveau et primitivisme national – le Brésil sest imposé, espace des risques à prendre et à entreprendre, mais avant tout nouvelle utopie.

Lattache sud-américaine est encore mise en valeur avec lapport dAdrien Roig qui présente et analyse le poème « Promenade matinale », durant longtemps oublié des éditions de la poésie de Blaise Cendrars. Ce nest quavec les Œuvres complètes chez Denoël, puis chez Gallimard, dans les collections 170« Poésie » et de la Pléiade, que ces vers ont réintégré lensemble brésilien écrit à loccasion de la première exposition de tableaux, à Paris en juin 1926, de la peintre Tarsila do Amaral. Non repris dans le catalogue de lexposition de lamie brésilienne, ce nest que grâce à lexamen des correspondances que cet apport à la transmission de lœuvre a été rendu possible.

Privilège rare, Maurice Poccachard commente les lettres inédites de Blaise Cendrars à Guy Tosi, directeur littéraire chez Denoël entre 1946 et 1954, dossier désormais déposé dans le fonds Blaise Cendrars des Archives littéraires suisses, à Berne. Larticle permet de mieux connaître cet italianiste renommé qui fut professeur en Sorbonne et le directeur de lInstitut français à Florence entre 1954 et 1962. Il y organisa, en 1961 après le décès du poète, une exposition et publia un dossier dhommages riche de très nombreux textes dauteurs. Entré chez Denoël comme lecteur en 1943, ses premiers échanges avec Cendrars, ainsi que leur première rencontre, datent de 1946, alors que Tosi devenu directeur littéraire explique à lécrivain que les ventes de La Main coupée sont « ralenties ». La difficile reprise, les particularités du texte et la menace dun manque à gagner divisé par deux en labsence de lécrivain finissent par convaincre Cendrars de venir à Paris pour une séance de dédicaces ! Tosi est aussi en contact direct avec Henry Miller et permet les retrouvailles épistolaires des deux géants. Il sactive pour republier lhommage que lAméricain consacrait en 1938 déjà à Cendrars. Ses échanges avec lami Miller, toujours pour favoriser la diffusion de Cendrars aux États-Unis – grande obsession de lAméricain – se poursuivent jusquen 1979, alors que Tosi nest plus éditeur depuis longtemps. Sy découvre aussi, en 1948, le succès de Bourlinguer et lintérêt de Cendrars pour le travail du jeune photographe Doisneau, qui aboutira lannée suivante au volume La Banlieue de Paris, mais chez Seghers. Avec Tosi, cest un premier pan des correspondances aux éditeurs qui souvre, univers essentiel – pensons à Vox, Hilsum, Grasset ou encore Bradley, lagent littéraire américain – dont les pépites sont encore à extraire. Chez Denoël, en 1956, cest avec Philippe Rossignol, nouveau directeur littéraire, que Cendrars échangera pour la publication dEmmène-moi au bout du monde !… Cette correspondance est quant à elle récemment entrée dans les collections de la Fondation Bodmer, à Genève.

Les trois grands contemporains associés à ce dossier cendrarsien permettent, sur des temps très courts ou très longs, de mesurer les écarts entre les pratiques et les enjeux épistoliers, bien quils soient tous en 171résonance très directe avec lHomère du Transsibérien. En présentant deux mois de la correspondance de Cocteau – à Grasse, en janvier et février 1918 – Pierre-Marie Héron – grand spécialiste de lœuvre – met en évidence la double dimension des lettres, car celles-ci informent autant des projets éditoriaux – y compris avec Cendrars – que dune posture dauteur. Les courriers aux 27 destinataires (!) facilitent des recoupements factuels, comme la reconnaissance des discours « rive gauche » ou « rive droite » qui permettent à Héron de parler dune « gestion diplomatique de la conversation épistolaire ». Cest ce quil détaille avec les exemples de Jean Hugo, Auric, Gide, Apollinaire et Cendrars. Les deux lettres de ce dernier permettent de redater ce qui avait été proposé en 1989, puisqualors la date de leur rencontre de Nice nétait pas identifiée : les « lettres baladeuses » trouvent ainsi un ancrage, ce qui est de bon augure pour des courriers imprégnés des projets de La Sirène…

Le contraste est denvergure avec l« océan de lettres » qui caractérise lunivers dApollinaire. Laurence Campa – qui a édité la correspondance avec les artistes, en collaboration avec Peter Read, ainsi que les fac-similés des lettres à Lou – évoque les milliers de folio, parmi lesquels les « massifs amoureux » dont lédition a commencé dès les années 1940. Ces ensembles ont bien sûr une valeur archivistique et documentaire, mais ils sont surtout des espaces de création ; le support matériel pour lécriture en prose et en vers, ainsi que pour le dessin, dont la « Lettre-Océan » est leffigie. Apollinaire a construit son identité par lécriture et sa correspondance y trouve une place légitime, comme le précise Campa. Le parallélisme avec Cendrars est ici une évidence, et la pratique du cloisonnement des correspondances conforte encore une ressemblance, sur laquelle se greffe leur tonalité de « monodie » puisque comme chez Cendrars souvent seule la voix du poète est conservée, grâce à sa matérialité graphique.

« Cendrars en correspondances » a paru en décembre 2018, année de commémoration de la fin de la Grande Guerre, et il se clôt sur la correspondance que Victor Ségalen a tenue entre 1914 et 1919. Ces écrits de guerre, commentés par la spécialiste Colette Camelin, ne se résument jamais à la situation immédiate et contrainte, car le poète Segalen fait de ses lettres le support de ses projets en Asie. À travers les missives, il maintient ses passions et tente de tenir les événements à distance. Il est en Chine quand la guerre éclate le 1er aout 1914, revient en France après un voyage dun mois et, alors quil se rêve sinologue, intègre lhôpital 172de Brest en tant que médecin. Face aux corps mutilés, puis à la violence du front que Cendrars a aussi subie, les lettres se concentrent, selon les destinataires, sur des projets esthétiques ou des états personnels de plus en plus dépressifs ; en 1917, après le traitement dune gastrite, il embarque comme médecin en Chine où, à défaut de statuaire à étudier, il ausculte des travailleurs chinois appelés comme main dœuvre en France. Il revint au pays en mars 1918, affaibli et neurasthénique, abattu par la mort de proches. Mais le bois breton où mourut Segalen le 23 mai 1919 prit sans doute pour lui des allures de tombeau chinois, stèle du bout du monde où il sétait fabriqué un sceau à la calligraphie prémonitoire : « Aimer le passé est chemin de joie ».

Lensemble de ce Komodo 21 proposé par Marie-Paule Berranger déploie des mondes en mouvement où les missives supportent lhumidité des transports qui embrume les encres, la chaleur qui dessèche le papier, mais aussi la poste qui vérifie leur affranchissement, ou encore, selon les temps, la censure qui toujours tente de lire par transparence. Ces aléas forment la souche matérielle de nos discours critiques et valent à eux seuls un terrain dexpérience que les mots éparpillés complètent : la richesse des correspondances, on laura compris, tient à cet entrelacs des matériaux.

Christine Le Quellec Cottier

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Une nouvelle aventure théâtrale : Braise et Cendres. Avec Charlie Nelson, du 16 janvier au 9 mars 2019, à Paris, au « Paradis » du Lucernaire.

Doù vient la fascination que Cendrars exerce sur les acteurs, les actrices qui se bousculent sur les planches des théâtres du monde entier (ou peu sen faut) pour interpréter, jouer et dire ses textes ?

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« Le théâtre mamuse follement… mais dans les coulisses », disait-il. Propos de connaisseur, puisque le théâtre occupe une place considérable dans sa vie – depuis leur rencontre en octobre 1917, il voue un amour exclusif à lactrice Raymone, quil finit par épouser en 1949 – et dans sa pensée – Emmène-moi au bout du monde !…, son dernier roman scrute sans aucune pitié le milieu du théâtre – ; pourtant, il naura pour ainsi dire rien écrit pour la scène. Un essai de jeunesse, Danse macabre de lamour (avril 1912) ; Treize à la douzaine, soit treize « petits drames en quelques minutes » rêvés pour Louis Jouvet un soir de juin 1926 mais réduits à leurs seuls titres, ainsi que trois « films sans images », Serajevo, Gilles de Rais et Le Divin Arétin, composés sur le tard avec laide de Nino Franck, mais qui sont des pièces radiophoniques, – voilà ce qui subsiste.

Bien que Serajevo ait figuré à laffiche du Théâtre municipal dAlbi durant le mois daoût 1955 et quen 1987 Gilles de Rais ait été brièvement représenté au Théâtre Victor-Hugo de Fougères, ce ne sont pas ces drames radio qui retiennent lattention des gens de théâtre. Ils ambitionnent plutôt de se mesurer au Cendrars des grands textes, ces textes que linspiration porte à lincandescence. Schématiquement, les options suivantes soffrent alors à eux. Première décision à prendre : jouer en solo ou en troupe. Ensuite, vaut-il mieux sen tenir à un seul texte – vers ou prose – ou élargir léventail en proposant un montage de fragments prélevés dans lœuvre entière ? Reste, enfin, la question du bruitage : enrichira-t-on ou non le spectacle dun accompagnement musical ?

Je me souviens que sans rien hormis sa voix et sa présence, André Bénichou a bouleversé avec un Transsibérien danthologie le public réuni à la Bibliothèque nationale suisse, le 10 novembre 2007.

Le Transsibérien a la cote auprès des comédiens. Depuis 1976, Jacques Probst promène le sien un peu partout, et même en bateau sur le lac Léman. Avec la complicité de Margaux Malia (violon) et de Marcel Papaux (batterie), il vient encore de le reprendre à Genève. Je me souviens en particulier de la plus sobre, de la plus belle version quil en ait donnée, accompagné par la seule batterie du génial Pierre Gauthier, fin novembre 2001, au théâtre du Pommier, à Neuchâtel.

Autre texte suscitant dirrésistibles vocations théâtrales : Emmène-moi au bout du monde !… Trop touffu, trop long, cela ne va pas sans quelques sérieuses coupures. Nempêche… Je me souviens de cette Madame Therese incarnée par lactrice allemande Nikola Weisse et escortée par le 174saxophone à borborygmes licencieux et lancinantes mélopées de Werner Lüdi. Cela se produisit en février 1998, au Schlachthaus Theater de Berne. Et comment oublierons-nous la Thérèse Églantine de Claude Degliame, mise en scène par Jean-Michel Rabeux au Théâtre de la Bastille, dès février 2006. Éblouissante, ébouriffante à faire flamboyer les feux de la rampe, elle sut ressusciter les mots du roman et ses figures les plus folles dans son corps, ses jambes, ses bras, son ventre dactrice consommée. Quel souffle ! Quel rythme !

Parfois il arrive quun comédien se pique de faire plus cendrarsien que le poète en simposant une diction artificielle, bâtarde, ni neuchâteloise ni genevoise ni bourguignonne, avec le résultat quon imagine. Ce fut le cas, il y a quelques années, quand Jean-Quentin Châtelain sest attaqué à Bourlinguer.

Le plus attachant, le plus alerte et à tous égards le plus accompli des spectacles consacrés à une seule œuvre en prose que jai pu voir – je men souviens, jy ai souvent pensé depuis – ce fut au Théâtre de Saint-Maur-des-Fossés, le dimanche 13 mars 2011, quon le donnait, après quil eut fait un tabac à Paris. Cétait LOr, adapté, mis en scène et joué par Xavier Simonin, dans un décor suggestif par sa simplicité même : un mât, une voile blanche, au milieu de lespace déployé par les sons et les rythmes que Jean-Jacques Milteau tirait de son sublime harmonica.

Toutefois, LOr peut poser de redoutables pièges à ceux qui se piquent de le mettre en scène. Quatre acteurs, une actrice, tous habiles musiciens, jouant à tour de rôle dune vingtaine dinstruments, cela fait un joli tintamarre, et le destin tragique du général Johann August Suter saccomplit. Une autre troupe, emmenée par un grand échalas caméra au poing, transforme ce même destin en une scène de tournage brouillonne et hystérique, ébats dalcôve entre Johann August et sa légitime compris !

Reste les spectacles panoramiques, basés sur des assemblages dextraits divers et variés. Intarissable Blaise ! Devant quels choix, quels dilemmes se voient placés ses adaptateurs ! Lappétit vient en lisant ; et lappétit devient faim de loup au moment où il faut couper, écarter, rejeter, car on voudrait tout garder. Comment renoncer à tel poème de Feuilles de route, tel passage de Dan Yack, telle page de LHomme foudroyé ? Dans ce domaine, cest à La Chaux-de-Fonds, en 1983-1984, que le Théâtre Populaire Romand a fait œuvre de pionnier, lorsque Charles Joris a 175lancé les six acteurs et actrices de sa troupe en quête de Cendrars. Toute la folie Cendrars « en braises crépitantes et en cendres retombantes » !

Qui fera mieux ?

Défi admirablement relevé par Charlie Nelson qui, pieds nus, arborant les fringues du personnage, se glisse dans la peau du bourlingueur et, saisissant, pour ainsi dire, lâme de Cendrars, réussit à en porter le message au public. Aussi « Braise et cendres », spectacle de « pure poésie enflammée », a-t-il fait salle comble tous les soirs, du 16 janvier au 9 mars 2019, à Paris, au « Paradis » du Lucernaire.

À quoi ce succès est-il dû ? Assurément à lhabileté et à la pertinence du montage qui, dans sa variété et son unité, forme la base du spectacle. De son propre aveu, Jacques Nichet sest inspiré des révélations apportées par les volumes Cendrars récemment parus dans la Bibliothèque de la Pléiade. Désireux dagencer textes poétiques et autobiographiques en un parcours équilibré et captivant, il a également pris soin de consulter Claude Leroy sur leur choix le plus judicieux. Le résultat convainc pleinement. En une heure et quinze minutes tout est dit. Or, la réussite tient précisément à léconomie des moyens mis en œuvre. Sobriété de la mise en scène assumée par Jacques Nichet (avec la collaboration artistique de Sabrina Kouroughli) ; calibrage et tempo de la représentation ; scénographie réduite à lessentiel (Philippe Marioge), consistant en une grande toile peinte (Jean-Paul Dewynter) avec, comme accessoires, une chaise, une bougie, cest tout. Dautant plus significatifs sont dès lors les jeux et effets de lumière (Jean-Pascal Pracht), sculptant telle scène, ciselant tel détail, rejaillissant sur lécran de la toile de fond. Éclairage subtilement souligné par le commentaire musical (Aline Loustalot). Sans oublier le costume multifonction (Nathalie Trouve), tantôt manteau, capote, bâche, tantôt drap, couverture et linceul… Alliés avec maestria, ces éléments donnent à la représentation son saisissant relief.

Il y a enfin, cest-à-dire en premier lieu, la performance de lacteur. La voix qui porte, bien timbrée avec une pointe de raucité ; les attitudes, gestes et jeux de physionomie parfaitement accordés à chaque situation ; lagilité, la souplesse féline, la solidité terrienne, le flegme du loup de mer – Charlie Nelson les possède et en joue à la perfection. 176Cest ainsi que daventure en aventure, dinterrogation désespérée en éblouissement devant les merveilles du monde, son Cendrars nous fait traverser la vie et lœuvre du poète. De la ville de Neuchâtel – (seul moment de doute, vite passé au demeurant, lorsque le spectacle démarre sur la pénible confrontation avec le père défaillant, tirée de Vol à voile) – larche sétend jusquà ce « cuveau dindigo », où Blaise Cendrars souhaite reposer au milieu de lAtlantique, selon sa propre Épitaphe (1951). Fin saluée par ce silence rare dans lequel le public se recueille quelques instants, avant que les applaudissements ne crépitent. Preuve, sil en est, quun incontestable événement artistique vient davoir lieu.

Mais entretemps, Charlie Nelson aura arraché le personnage au Ventre de [s]a mère, malgré son cri de protestation ; il laura poussé à partir en cavale, emportant largenterie familiale ; lui aura fait prendre le Transsibérien, traverser lAtlantique par gros temps, psalmodier Les Pâques, trouver lAmérique pire que la Suisse, se réfugier à la Central Library de New York. Il sera parti à la guerre avec lui, laura accompagné dans les tranchées, épouvanté par les horribles cris des blessés abandonnés parmi les barbelés ; à Rome, ils auront fait du cinéma, désespérant de sortir Pompon de sa prostration ; enfin, voilà la découverte du Brésil, de la forêt vierge, du carnaval, du bel optimisme de cet « Utopialand », avant le retour à Paris doù Cendrars envoie une lettre à Paulo Prado, lui disant son émerveillement et sa nostalgie…

Cest aussi quà certains moments Charlie Nelson élève le niveau de son jeu jusquà être Cendrars. Des moments de grâce, littéralement. Du moins en ai-je eu la révélation, à cinq reprises. Peut-être quà dautres spectateurs et spectatrices la vision sen est-elle offerte à dautres instants du spectacle. Pour moi, cela sest produit au quarante-huitième distique des Pâques : « Seigneur, ayez pitié des prostituées » ; puis, cest arrivé vers la fin de Jai tué lorsque le projecteur darde sa lumière sur lœil halluciné du caporal Cendrars et, de façon bouleversante, à lhôpital militaire, lorsque lamputé reçoit la visite de son père ; et encore, à ce moment de désarroi devant la petite Française, « lêtre le plus pur, les plus transparent, le plus fragile, le plus porcelaine » : « Ah, si Pompon lavait voulu… » ; enfin, ce fut « Îles » le bref et admirable cinquante-quatrième poème de Feuilles de route, dit de manière inoubliable, à vous couper le souffle, par Charlie Nelson.

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Doù vient donc la fascination que Cendrars exerce sur les comédiens et les comédiennes ? Doù vient que spectateurs et spectatrices, tous âges et conditions confondus, adorent venir au théâtre pour voir et écouter les textes de Cendrars ?

De la musique avant toute chose, sans doute…

Jean-Carlo Flückiger

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Fugues et inventions : le Tangora Trio joue Blaise Cendrars. Spectacle créé au Théâtre des Trois-Quarts à Vevey du 18 au 27 janvier 2019.

Un titre qui promet liberté, bourlingue, imaginaire poétique et musical…

Un sous-titre qui souligne malicieusement le jeu des notes et des mots, mais aussi le jeu auquel nous convie Cendrars sur son identité, sa vie réelle ou rêvée.

Un lieu, le théâtre des Trois Quarts, installé dans une maison orange en bordure de rails…eh oui, la Prose du Transsibérien déploie ses tours de roues non loin de là.

Un trio, le Tangora, dont le nom convie une commune rurale du Burkina Faso autant que lArgentine et son tango.

Le voyage peut commencer : avec une flûte de Pan, modulée par Jeanne (ça ne sinvente pas !) Gollut, une guitare acoustique grattée par Thierry Raboud, et un piano confié à Raphaël Ansermot. Un récitant, chanteur, danseur, Christophe Monney, emporte le public de sa voix chaude, dans ces « fugues et inventions » qui donnent au poète bourlingueur une présence grave et virevoltante. Tons et rythmes salternent sous la houlette facétieuse du metteur en scène Olivier Zerbone, accompagné 178par les jeux de lumières dOlivier Pittet. Ces six-là sy entendent pour coudre un spectacle à la (dé) mesure de Cendrars.

« Jai de la musique sous les ongles », aurait dit Blaise…

Pris au mot par nos artistes complices, le poète bourlingueur nous est livré à travers un montage de textes opéré par Thierry Raboud, associés à des morceaux musicaux choisis et arrangés par Le Tangora Trio. Ainsi serons-nous transportés dans un spectacle rhapsodique à souhait : des méandres de la Prose du Transsibérien au roulis de Mon Voyage en Amérique, en passant par la gouaille dun entretien radiophonique de Blaise à la Radio suisse romande en 1954, ou la surprise dun texte inédit publié par Continent Cendrars. Entre autres…

Bien sûr, bien sûr ! Cendrars écrivain et poète du Monde entier ! Mais aussi, et surtout, Cendrars musicien, musical, Musickisssime : Satie, Darius Milhaud sont de la fête, évidemment. Mais avec eux sont conviés des artistes et des compositions merveilleusement disparates comme Cendrars aurait adoré les embrasser : George Shearing et son Lullaby of birdland rendu célèbre par Ella Fitzgerald, Alexandre Borodine pour Trois danses polovtsiennes, une chanson populaire japonaise, en clin dœil à un voyage imaginaire de Cendrars au Japon, une Danse rituelle du feu de Manuel de Falla, une ballade de Jean Villard Gilles, poète et chansonnier en terres vaudoises. Et le volet sud-américain, sans lequel le public naurait pu chalouper : Agua de Beber dAntonio Carlos Jobim, puis, ovationné par le public, El Currucha, un chant folklorique vénézuélien du compositeur Juan Bautista Plaza. Ce qui a valu à Christophe Monney et au trio Tangora de revenir jouer et danser trois ou quatre fois sur scène ce chant festif et sensuel, plébiscité par le public.

Cendrars en fête donc, Cendrars mélancolique, un peu, et Cendrars tendrement comique, évoqué par un extrait du film Le Cirque, de Charlie Chaplin, autre « ami » de Blaise : lépisode de la Cage aux lions plonge ainsi le spectateur dans un rire enfantin, suscité par les images muettes agrémentées de la musique composée par Charlot lui-même. 

Cendrars a mis en scène sa vie, son personnage haut en couleurs, tricheur, menteur, mais au nom dune plus haute poésie : un être en suspension entre réel et imaginaire, comme un moment de théâtre, art lui-même en suspension entre ces deux dimensions de lhumaine condition.

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Le théâtre est illusion, kaléidoscope, se riant de la raison et de la logique. Aucun hommage ne saurait être plus adéquat que ces Fugues et inventions pour un poète rhapsode, qui na eu de cesse de se réinventer lui-même, en entraînant dans ses délires la poésie et la musique du xxe siècle.

Un immense bravo donc à Christophe Monney, à Tangora Trio, à Olivier Zerbone et à Olivier Pittet davoir fait vivre Cendrars dans ce collage habile de textes et de musiques, en évitant lécueil de la démonstration tout en respectant les textes dans leur intégralité et, surtout, en se glissant dans lesprit protéiforme de Cendrars, fait donirisme et de liberté.

Les plus chanceux dentre nous iront sans doute (re)vivre ce spectacle à lEspace culturel des Terreaux à Lausanne les 6 et 7 mai 2020.

Liliane Parmigiani

Fig. 1 Tangora Trio avec J. Gollut, T. Raboud,
R. Ansermot et C. Monney. © William Gammuto.

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Cendrars : plaisir de lecture, plaisir découte. Revue Orte. Schweizerische Literaturzeitschrift, numéro 200, 2019.

Lécrivain et cinéaste Peter K. Wehrli nous adresse le numéro 200 de la revue littéraire suisse Orte, dans lequel il publie son article « Am Mikrofon : Blaise Cendrars ». Avec Blaise Cendrars et Hugo Lötscher, Peter K. Wehrli est lun des Suisses fous du Brésil les plus connus ; en toute logique, il est également un fervent « cendrarsien ». Dès 1985, il a tourné Die Welt heisst Brasilien. Auf den Spuren von Blaise Cendrars. À la suite dAcaba de Chegar ao Brasil o Bello Poeta Francez Blaise Cendrars (1972) de Carlos Augusto Calil, cest le premier documentaire européen consacré à lauteur de Feuilles de route. Les poèmes de ce recueil, inspirés par le premier voyage de Cendrars au Brésil, en 1924, enrichissent judicieusement la trame sonore du film.

Wehrli se distingue aussi par sa passion du voyage. Sétant aperçu lors de son premier grand départ, il y a quarante ans, quil avait oublié demporter son appareil photo, il décida, faisant de nécessité vertu, de remplacer son kodak par la plume. Depuis, il na pas fini de noter ses impressions et ses découvertes de bourlingueur en de courts textes qui, proliférant à linfini mais numérotés avec soin, forment lœuvre de sa vie. Elle sintitule Katalog von Allem (Catalogue de tout). Cent quarante-huit fragments ont paru, en 2006, dans O Novo Catálogo Brasileiro. Entre autres, on y lit ceci :

108. Le papillon

Linvention du cinématographe que lingénieur du son Nuno exalte comme lune des inventions les plus providentielles, rien que par ce seul film nous a offert la possibilité dobserver la métamorphose dune larve disgracieuse en un papillon bouleversant de beauté,

108 a. et le mot portugais pour « papillon » : borboleta, Nuno le prononce avec une sonorité si riche et si sensuelle quil me paraît tout aussi beau que le papillon lui-même.

Cette note ne réveille-t-elle pas quelque résonance cendrarsienne ? « Cent mondes, mille mouvements, un million de drames entrent 181simultanément dans le champ de cet œil dont le cinéma a doté lhomme », proclame LABC du cinéma. Or, lexpérience originale – expérience daudition et de lecture simultanées – dont Peter K. Wehrli nous fait part dans son article, présente quelques traits danalogie avec la métamorphose de la belle borboleta.

Que sest-il donc produit ? Quelle nouvelle beauté sest révélée de la sorte ? Eh bien, Wehrli a ouvert tout grand sur sa table de travail le volume Am Mikrofon. Gespräche mit Blaise Cendrars. Il a glissé lun après lautre les CD du coffret En bourlinguant… Entretiens avec Michel Manoll dans sa platine laser. Puis, ayant appuyé sur le bouton « Marche », il sadonne au plaisir de lire ce quil entend et découter ce quil lit, dans un même élan. Lœil décode, loreille perçoit. Phonèmes français, lettres allemandes. Des écarts et des correspondances se précisent. Tout tourne (comme qui dirait). Dans un mouvement dialectique, ces impressions simultanées réussissent à ouvrir un nouvel accès à Cendrars, à sa pensée, à lintimité de son être. « Tant que le lecteur-auditeur, surpris par les formulations arbitraires du traducteur, ne se laisse pas distraire du contenu, il fait lexpérience fascinante que son ouïe lui propose sans cesse des variantes qui éclairent ce que déchiffrent ses yeux », note Wehrli. Et il prend soin de compléter sa recherche par lécoute des Entretiens que Cendrars a donnés, sous le signe du départ, à la Radio-Lausanne, avant de conclure, en citant le poète José Craveirinho (1922-2003) : « Cest dans la seule écoute que lécriture séveille à la parole ».

Autrement dit : vive laudiolivre ! Le livre sonore, si ardemment appelé de ses vœux par lauteur de Dan Yack ! Et puis, faisons un pas de plus : vivent les comédiens et les comédiennes qui révèlent sur scène, dans leurs adaptations théâtrales, la puissante alchimie musicale de lécriture de Blaise Cendrars !

Jean-Carlo Flückiger

1 Plusieurs membres des associations ont participé à ces réalisations : Anne Botella au sein du commissariat scientifique de lexposition et Laurent Tatu, avec le chapitre « Blaise Cendrars soldat » dans le catalogue. Celui-ci est accessible en ligne : https://issuu.com/baranes/docs/zinoviewcendrars_2018__extrait_

2 Zinoview – Cendrars : Deux légionnaires dans la Grande Guerre. Regards croisés dun peintre et dun écrivain., Somogy éditions dart, Paris, 2018, p. 19 pour les trois citations de la phrase.

3 Ibid. p. 32.

4 Ibid. p. 27.

5 Ibid. p. 110.

6 Informations sur le site : https://www.defense.gouv.fr/salle-de-presse/communiques/communiques-du-ministere-des-armees/nicolas-mingasson-laureat-du-prix-erwan-bergot-2018-pour-pilotes-de-combat-les-belles-lettres

7 Monique Chefdor a publié Madame mon copain qui regroupe les 31 lettres de Cendrars à Elisabeth Prévost, en 1939, autre rare correspondante. (Nantes, ed. joca seria, 1997).