Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Constellation Cendrars
2019, n° 3. varia - Auteurs : Mouchet (Bastien), Le Quellec Cottier (Christine), Flückiger (Jean-Carlo), Parmigiani (Liliane)
- Pages : 163 à 181
- Revue : Constellation Cendrars
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406097587
- ISBN : 978-2-406-09758-7
- ISSN : 2557-7360
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09758-7.p.0163
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/10/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Zinoview – Cendrars : Deux légionnaires dans la Grande Guerre. Regards croisés d’un peintre et d’un écrivain. Exposition du 15 juin 2018 au 6 janvier 2019 au Musée de la Légion étrangère d’Aubagne. Catalogue dirigé par Patrick Carantino, Paris, Somogy éditions d’Art, 2018.
Dans le contexte des commémorations du centenaire de l’Armistice de la Première Guerre mondiale, en France, les poètes combattants ont été mis à l’honneur, et notamment Cendrars à travers des lectures publiques de certains de ses récits, entre autres J’ai tué et bien sûr La Main coupée. En s’appuyant sur un rapprochement suggéré par Miriam Cendrars elle-même, l’exposition Zinoview – Cendrars proposée par le Musée de la Légion étrangère d’Aubagne, à la fin de l’année 2018, a choisi de célébrer la fin du conflit en confrontant l’expérience guerrière de Cendrars à celle du peintre Alexandre Zinoview. Elle interroge la place que le souvenir du front a pu prendre dans leurs œuvres et revient sur ce qui a pu déterminer leur engagement en 1914. Les parties consacrées à Cendrars sont particulièrement bien documentées grâce à la contribution de Thierry Jugan au commissariat scientifique, qui a su mettre sa connaissance de l’œuvre et quelques pièces de sa collection au service de l’exposition puis du catalogue qui en résulte.
Ce croisement des regards trouve sa justification autour d’un épisode qui, probablement, a réuni les deux légionnaires : Zinoview, alors ambulancier sur le front de Champagne, dessine au mois d’octobre 1915 un soldat au bras coupé et sanguinolent. C’est sur ce même front que Cendrars, blessé par une rafale de mitrailleuse à la ferme Navarin, a perdu sa main. Il est donc permis d’imaginer que ce soldat dont Zinoview fait une représentation en pied et Cendrars ne sont qu’une seule et même personne. De cette rencontre fortuite entre deux hommes, l’exposition et le catalogue, tentent d’établir un dialogue entre deux œuvres marquées par toute la fureur et l’absurdité de cette guerre.
L’enjeu d’un tel projet est de réussir à présenter et faire se répondre des objets artistiques de natures hétérogènes, peintures et textes, produits sur des périodes très étendues. Pour répondre à cette difficulté, le catalogue propose, dans un premier temps, de faire un point sur la biographie des 164deux artistes et rappelle les contextes de leur entrée dans la Légion et de leur probable rencontre. Dans un deuxième temps, les deux œuvres sont confrontées en miroir. L’une et l’autre sont rendues avec beaucoup de soin sur des pages en papier glacé épaisses et brillantes, au large format agréable (24 x 28), et une mise en page épurée qui met en exergue les mots du poète d’un côté et les traits et les couleurs du dessinateur de l’autre. Sur la fausse page, des extraits de textes de Cendrars ; sur la belle page, les peintures et dessins de Zinoview. La construction chapitrale de cette partie suggère une progression au travers des deux témoignages, de « L’engagement » à « L’homme brisé » en passant par les « Premiers mois au front », « Vivre la guerre », ou « Le temps pour soi du combattant ». Enfin, l’ouvrage donne des clefs historiques pour comprendre la place de la Légion étrangère dans la Grande Guerre et pour ouvrir la perspective sur les milliers d’autres légionnaires mobilisés pendant cette période.
La parole est partagée entre des contributeurs spécialistes des œuvres et des militaires professionnels1. Cette répartition fait de ce catalogue un objet d’une grande érudition, précis et exigeant tant sur le plan historique qu’esthétique.
Deux portraits saisissants des soldats Cendrars et Zinoview et des offensives auxquelles ils ont participé, dépeignent avec de nombreux détails réalistes les difficultés et les épreuves qu’avaient à affronter ces hommes jour après jour. Le « déluge de feu », la « pluie battante », les régiments qui se font « massacrer par les mitrailleuses2 » en sont quelques exemples. Quand Cendrars perd son bras le 28 septembre 1915, près de six cents soldats sont abattus, blessés ou déclarés disparus. Les traces d’une telle expérience se retrouvent dans ses livres de La Guerre au Luxembourg au Lotissement du Ciel et même au-delà. C’est une véritable gageure que de réussir à rendre compte en quelques mots de la complexité qu’il entretiendra toute sa vie avec la guerre. C’est pourtant ce que réussit à faire Thierry Jugan dans son introduction : « Blaise Cendrars et la Grande Guerre ou l’expérience de l’innommable » en suivant le fil des évocations explicites ou plus ténues de la violence dans son œuvre.
165Sa présentation nous rappelle notamment l’évocation brutale de l’instinct de survie qui semble avoir retenu Cendrars dans J’ai tué en 1918, et la présence obsédante de la dévastation qui plane au-dessus de sa production des années 1920 et 1930. Le personnage de Dan Yack mime ce grand mouvement destructeur et Moravagine figure un double maléfique révélé par les combats. Quand viendra le temps des Histoires vraies et des mémoires, les portraits de soldats prendront le pas sur l’évocation de la souffrance intime. Cendrars fera le récit de sa mutilation dans J’ai saigné, mais n’abordera jamais frontalement le moment où sa main est « montée au ciel3 », et la guerre, ainsi que Thierry Jugan nous le rappelle, « […] pour Cendrars, c’est une histoire à jamais sans fin, à jamais tournée autour de l’innommable, sa blessure, sans jamais arriver à la dire4. »
En feuilletant le catalogue, on se dit que ce même sentiment de l’indicible semble parcourir les tableaux de Zinoview et vient renforcer la pertinence du rapprochement. La Première Guerre mondiale est une période extrêmement prolifique pour lui, et il semble tenter d’épuiser les possibles de sa représentation, comme si l’abjection cachait quelque chose, une extrémité impossible à saisir. Que peuvent incarner ces mages surplombant les scènes de batailles qui apparaissent dans certains de ses tableaux comme Apparition du Mage, Fantasme, Rêve dans la Casemate ou ce rideau que soulève pour nous un squelette dans le tableau Le Théâtre et la Guerre, si ce n’est la prestidigitation, l’inconcevable qui se dissimule dans le spectacle de la violence ? L’horreur porte en elle une part d’invisible que le peintre et le poète ressassent et retravaillent comme pour réussir à s’approcher d’un mystère.
Mais chez les deux artistes, l’innommable n’entrave pas un impérieux besoin de témoigner. Dans les tranchées, Cendrars et Zinoview interrogent leur rapport à la camaraderie et plus largement à l’altérité. La détresse des légionnaires nous parvient à travers les paroles rapportées de ce soldat qui appelle sa mère entre les lignes avant de tomber mort, « abandonné de tous5 » nous dit Cendrars dans La Main coupée. En regard, le dessin à la mine de plomb, noir, gris et blanc de Zinoview, Les Blessés, les Vivants et les Morts, nous donne à voir au premier plan un Poilu sucer son pouce devant un tas de cadavres crispés. Les textes comme les images restituent la surprise saisissant chaque jour les soldats qui 166réalisent lentement leur malheur. Les mines peintes par Zinoview sont hagardes, les traits sont tirés, les yeux perdus dans le vague semblent fuir le regard du spectateur. Mais ces visages et ces vies sont uniques, et les deux artistes singularisent ces soldats dont ils rapportent le quotidien au front et nous font connaître le désarroi. Cette vision subjective humanise le conflit, éloigne ces hommes de l’anonymat et rappelle leur sensibilité.
La dernière partie du catalogue est aux antipodes d’une telle posture, puisqu’elle présente, d’une façon peut-être un peu trop exhaustive, la tournée de la Légion étrangère en Amérique, et écarte le lecteur de l’empathie qu’avait suscitée sa lecture pour le replonger dans la froideur du fait brut. Mais la mise en valeur savamment organisée des textes et des images a valu à ce catalogue de recevoir au mois de décembre 2018 une « Mention d’appui » lors de la remise du Prix littéraire de l’Armée de Terre – Erwan Bergot6. Par ses analyses et son souci de contextualisation, l’ouvrage apporte une connaissance kaléidoscopique de la relation ambivalente à la guerre de ces deux artistes.
Bastien Mouchet
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Blaise Cendrars en correspondances. Textes réunis par Marie-Paule Berranger. Komodo 21, la revue en ligne du RIRRA 21, no 9, 2018 : http://komodo21.fr/category/blaise-cendrars-en-correspondances/
Pour inaugurer la publication de la série de journées d’étude consacrées aux correspondances des poètes et des avant-gardes du xxe siècle imaginée 167par Marie-Paule Berranger, quoi de mieux qu’une plateforme au nom de dragon accompagné d’un acronyme festif qui se lit « au futur » ! En effet, Komodo 21 ne désigne pas une île de la Polynésie, ni les dangereux reptiles qui l’habitent, mais une revue en ligne de l’Université Paul-Valéry à Montpellier, dirigée par Pierre-Marie Héron. Elle interroge les « comment » de la littérature en l’envisageant dans ses liens avec d’autres médias, et en s’intéressant aux processus de lecture et de réception dès le xixe siècle et jusqu’à notre xxie siècle. Se donnant pour vocation d’accompagner des avancées de la recherche, la revue est associée au laboratoire « Représenter, inventer la réalité du romantisme au xxie siècle », le RIrRA de la même université.
Consacré aux correspondances de Blaise Cendrars et de ses grands contemporains, le dossier proposé ne pouvait espérer meilleur environnement et l’ensemble des contributions constitue une référence de premier ordre. Son intérêt réside autant dans les études et bilans consacrés à des correspondances publiées ou inédites, qu’à l’état des lieux essentiel que propose Marie-Paule Berranger en introduction. En effet, celle-ci questionne les déontologies éditoriales et les pratiques épistolaires, impliquant une réflexion sur les fonctions « génétique, médiatique et critique » de ces ensembles de lettres souvent univoques. Publier des correspondances permet d’envisager le « seuil » d’une œuvre, cet « espace critique privé » à ne pas confondre avec un article de presse ou une interview. Les lettres engagent, comme le précise l’auteure, une définition de la littérature en participant à la création et à la vie des textes en gestation. Le dossier proposé s’intéresse donc autant au processus éditorial qu’aux liens entre l’œuvre publiée et l’épitexte privé, ce dernier étant aussi un vaste ensemble de sources documentaires.
Ces regards croisés participent à la reconnaissance des enjeux méthodologiques, moraux, idéologiques, voire judiciaires, desquels l’acte d’édition est forcément indissociable. Dans le cas de Cendrars, le processus est nouveau. Bien que plusieurs ensembles de lettres aient été publiés dans divers volumes, il s’agissait le plus souvent de fragments ou extraits. La collection « Cendrars en toutes lettres », fondée par les éditions Zoé, bâtit, depuis 2013, grâce à un appareil critique et des sources impliquant les correspondants et leurs interlocuteurs, l’espace mobile d’une sociabilité et d’une esthétique dont la reconnaissance a tardé à venir.
168La lettre est nomade, circule entre des espaces, des temps et des destinataires. Les correspondances commentées font de même en s’attachant à des missives qui traversent la France, d’autres l’Atlantique et même, reviennent de Chine, celles de Segalen, bien que cet espace soit aussi un « bout du monde » très cendrarsien ! Les dossiers convoquent des destinataires aux statuts très divers, ce qui en fait la richesse : le monde intime de l’écrivain avec Raymone Duchâteau, muse et comédienne (Myriam Boucharenc), l’amitié critique et éditoriale avec Jacques-Henri Lévesque (Marie-Paule Berranger), la complicité brésilienne avec Le Corbusier (Daniela Ortiz dos Santos) et Tarsila do Aramal (Adrien Roig), les liens à l’éditeur Guy Tosi (Maurice Poccachard), panorama amplifié avec les articles consacrés aux courriers de Cocteau (Pierre-Marie Héron), Apollinaire (Laurence Campa) et Segalen (Colette Camelin).
De façon plutôt ironique, c’est avec un « Adieu » que s’ouvre la correspondance de Blaise Cendrars à Raymone Duchâteau, sa compagne durant quarante ans, alors que l’ensemble épistolaire contient plus de sept cents missives ! Éditée chez Zoé en 2016 par Myriam Boucharenc, il s’agit d’une très rare et riche correspondance adressée à une femme7, la sienne, et les lettres du poète offrent un éclairage unique sur la relation amoureuse, très ambiguë, de l’homme de lettres et de la comédienne et actrice de cinéma restée dans l’ombre. La correspondance plonge le lecteur au cœur de la période de guerre, vécue à Aix-en-Provence, mais permet aussi de découvrir la genèse des récits de mémoires, ces récits où « la part construite du mythe de soi » s’élabore dès 1943. Et s’il est un trait à ne pas perdre de vue, c’est bien qu’avec Raymone, aucune « sociabilité littéraire » n’est nécessaire. Pourtant, impossible de savoir qui est le « vrai Cendrars » ! Le poète cloisonne ses destinataires – comme on l’apprend d’ailleurs de Cocteau et Apollinaire – et propose des « vérités fragmentaires » ne faisant sens que pour l’un ou l’autre de ses correspondants.
Marie-Paule Berranger a publié en 2017, toujours chez Zoé, la nouvelle édition de la correspondance avec Jacques-Henry Lévesque et son article revient de façon précise sur les apports de ce travail impliquant enrichissement du dossier et mises en perspective nouvelles. Elle s’arrête aussi sur la spécificité matérielle de l’ensemble, précisant les supports et la véhémence typographique des partenaires. Jacques-Henry est le fils de l’ami de Cendrars 169le comédien Marcel Lévesque. Il est tout à la fois critique littéraire, éditeur et secrétaire particulier, car Cendrars l’exploite sans vergogne, lui prodiguant sans hésiter, toujours selon Berranger, tant « l’assassinat thérapeutique que les coups de bâton zen » ! Cendrars fait de lui son ami, son confident, et même son préfacier. Leurs tempéraments s’accordent et la confiance est de mise. Leur correspondance de plus de sept cents lettres se déroule sur plus de trente ans, avec quelques pauses, sans perte de confiance. Jacques-Henri devient le premier lecteur de Cendrars, spécialement lors de l’écriture des « mémoires ». Cette correspondance est sans doute celle qui approche au plus près la démarche poétique de Cendrars, ce dernier se confiant sur ses intentions, ses stratégies, ses présupposés, ce qui est fort rare.
Le « nomadisme de la lettre » prend des allures de transatlantique avec la correspondance entre Le Corbusier et Cendrars, présentée par Daniela Ortiz dos Santos, docteure en histoire de l’architecture. Il ne s’agit pas tant d’un ensemble de lettres – elles sont peu nombreuses – que d’une correspondance à placer sous le signe de leur affinité élective avec le Brésil. Les cendrarsiens savent à quel point ce pays-continent a marqué l’homme et l’œuvre ; les désirs d’action, sur place, de Le Corbusier, ont conforté le pouvoir d’attraction de cet espace insaisissable. Les deux hommes se sont rencontrés à Paris en 1922, alors qu’ils sont nés dans la même ville, La Chaux-de-Fonds, à quelques semaines d’intervalle. Les liens se tissent autour de la revue L’Esprit nouveau défendant une esthétique mécanique qui différencie Beauté et Utilité. Avec Le Corbusier, la fonction domine, associée au rationalisme et au formalisme qui la complètent. Pourtant, et c’est ce que veut montrer Santos, le Brésil a créé une brèche dans cette triade que l’architecte adapte et repense, quand il cherche à connaître puis à construire dans ce pays. Cendrars, dès son retour d’un premier voyage, facilite les contacts de l’architecte avec le groupe des Brésiliens, puis, dès 1926, il échange avec lui à propos du projet Planaltina, la nouvelle capitale à construire au cœur de l’immensité nationale : le projet passionne Le Corbusier qui va se rendre au Brésil en 1929. Pour l’un et l’autre – entre fonctionnalisme, esprit nouveau et primitivisme national – le Brésil s’est imposé, espace des risques à prendre et à entreprendre, mais avant tout nouvelle utopie.
L’attache sud-américaine est encore mise en valeur avec l’apport d’Adrien Roig qui présente et analyse le poème « Promenade matinale », durant longtemps oublié des éditions de la poésie de Blaise Cendrars. Ce n’est qu’avec les Œuvres complètes chez Denoël, puis chez Gallimard, dans les collections 170« Poésie » et de la Pléiade, que ces vers ont réintégré l’ensemble brésilien écrit à l’occasion de la première exposition de tableaux, à Paris en juin 1926, de la peintre Tarsila do Amaral. Non repris dans le catalogue de l’exposition de l’amie brésilienne, ce n’est que grâce à l’examen des correspondances que cet apport à la transmission de l’œuvre a été rendu possible.
Privilège rare, Maurice Poccachard commente les lettres inédites de Blaise Cendrars à Guy Tosi, directeur littéraire chez Denoël entre 1946 et 1954, dossier désormais déposé dans le fonds Blaise Cendrars des Archives littéraires suisses, à Berne. L’article permet de mieux connaître cet italianiste renommé qui fut professeur en Sorbonne et le directeur de l’Institut français à Florence entre 1954 et 1962. Il y organisa, en 1961 après le décès du poète, une exposition et publia un dossier d’hommages riche de très nombreux textes d’auteurs. Entré chez Denoël comme lecteur en 1943, ses premiers échanges avec Cendrars, ainsi que leur première rencontre, datent de 1946, alors que Tosi devenu directeur littéraire explique à l’écrivain que les ventes de La Main coupée sont « ralenties ». La difficile reprise, les particularités du texte et la menace d’un manque à gagner divisé par deux en l’absence de l’écrivain finissent par convaincre Cendrars de venir à Paris pour une séance de dédicaces ! Tosi est aussi en contact direct avec Henry Miller et permet les retrouvailles épistolaires des deux géants. Il s’active pour republier l’hommage que l’Américain consacrait en 1938 déjà à Cendrars. Ses échanges avec l’ami Miller, toujours pour favoriser la diffusion de Cendrars aux États-Unis – grande obsession de l’Américain – se poursuivent jusqu’en 1979, alors que Tosi n’est plus éditeur depuis longtemps. S’y découvre aussi, en 1948, le succès de Bourlinguer et l’intérêt de Cendrars pour le travail du jeune photographe Doisneau, qui aboutira l’année suivante au volume La Banlieue de Paris, mais chez Seghers. Avec Tosi, c’est un premier pan des correspondances aux éditeurs qui s’ouvre, univers essentiel – pensons à Vox, Hilsum, Grasset ou encore Bradley, l’agent littéraire américain – dont les pépites sont encore à extraire. Chez Denoël, en 1956, c’est avec Philippe Rossignol, nouveau directeur littéraire, que Cendrars échangera pour la publication d’Emmène-moi au bout du monde !… Cette correspondance est quant à elle récemment entrée dans les collections de la Fondation Bodmer, à Genève.
Les trois grands contemporains associés à ce dossier cendrarsien permettent, sur des temps très courts ou très longs, de mesurer les écarts entre les pratiques et les enjeux épistoliers, bien qu’ils soient tous en 171résonance très directe avec l’Homère du Transsibérien. En présentant deux mois de la correspondance de Cocteau – à Grasse, en janvier et février 1918 – Pierre-Marie Héron – grand spécialiste de l’œuvre – met en évidence la double dimension des lettres, car celles-ci informent autant des projets éditoriaux – y compris avec Cendrars – que d’une posture d’auteur. Les courriers aux 27 destinataires (!) facilitent des recoupements factuels, comme la reconnaissance des discours « rive gauche » ou « rive droite » qui permettent à Héron de parler d’une « gestion diplomatique de la conversation épistolaire ». C’est ce qu’il détaille avec les exemples de Jean Hugo, Auric, Gide, Apollinaire et Cendrars. Les deux lettres de ce dernier permettent de redater ce qui avait été proposé en 1989, puisqu’alors la date de leur rencontre de Nice n’était pas identifiée : les « lettres baladeuses » trouvent ainsi un ancrage, ce qui est de bon augure pour des courriers imprégnés des projets de La Sirène…
Le contraste est d’envergure avec l’« océan de lettres » qui caractérise l’univers d’Apollinaire. Laurence Campa – qui a édité la correspondance avec les artistes, en collaboration avec Peter Read, ainsi que les fac-similés des lettres à Lou – évoque les milliers de folio, parmi lesquels les « massifs amoureux » dont l’édition a commencé dès les années 1940. Ces ensembles ont bien sûr une valeur archivistique et documentaire, mais ils sont surtout des espaces de création ; le support matériel pour l’écriture en prose et en vers, ainsi que pour le dessin, dont la « Lettre-Océan » est l’effigie. Apollinaire a construit son identité par l’écriture et sa correspondance y trouve une place légitime, comme le précise Campa. Le parallélisme avec Cendrars est ici une évidence, et la pratique du cloisonnement des correspondances conforte encore une ressemblance, sur laquelle se greffe leur tonalité de « monodie » puisque comme chez Cendrars souvent seule la voix du poète est conservée, grâce à sa matérialité graphique.
« Cendrars en correspondances » a paru en décembre 2018, année de commémoration de la fin de la Grande Guerre, et il se clôt sur la correspondance que Victor Ségalen a tenue entre 1914 et 1919. Ces écrits de guerre, commentés par la spécialiste Colette Camelin, ne se résument jamais à la situation immédiate et contrainte, car le poète Segalen fait de ses lettres le support de ses projets en Asie. À travers les missives, il maintient ses passions et tente de tenir les événements à distance. Il est en Chine quand la guerre éclate le 1er aout 1914, revient en France après un voyage d’un mois et, alors qu’il se rêve sinologue, intègre l’hôpital 172de Brest en tant que médecin. Face aux corps mutilés, puis à la violence du front que Cendrars a aussi subie, les lettres se concentrent, selon les destinataires, sur des projets esthétiques ou des états personnels de plus en plus dépressifs ; en 1917, après le traitement d’une gastrite, il embarque comme médecin en Chine où, à défaut de statuaire à étudier, il ausculte des travailleurs chinois appelés comme main d’œuvre en France. Il revint au pays en mars 1918, affaibli et neurasthénique, abattu par la mort de proches. Mais le bois breton où mourut Segalen le 23 mai 1919 prit sans doute pour lui des allures de tombeau chinois, stèle du bout du monde où il s’était fabriqué un sceau à la calligraphie prémonitoire : « Aimer le passé est chemin de joie ».
L’ensemble de ce Komodo 21 proposé par Marie-Paule Berranger déploie des mondes en mouvement où les missives supportent l’humidité des transports qui embrume les encres, la chaleur qui dessèche le papier, mais aussi la poste qui vérifie leur affranchissement, ou encore, selon les temps, la censure qui toujours tente de lire par transparence. Ces aléas forment la souche matérielle de nos discours critiques et valent à eux seuls un terrain d’expérience que les mots éparpillés complètent : la richesse des correspondances, on l’aura compris, tient à cet entrelacs des matériaux.
Christine Le Quellec Cottier
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Une nouvelle aventure théâtrale : Braise et Cendres. Avec Charlie Nelson, du 16 janvier au 9 mars 2019, à Paris, au « Paradis » du Lucernaire.
D’où vient la fascination que Cendrars exerce sur les acteurs, les actrices qui se bousculent sur les planches des théâtres du monde entier (ou peu s’en faut) pour interpréter, jouer et dire ses textes ?
173« Le théâtre m’amuse follement… mais dans les coulisses », disait-il. Propos de connaisseur, puisque le théâtre occupe une place considérable dans sa vie – depuis leur rencontre en octobre 1917, il voue un amour exclusif à l’actrice Raymone, qu’il finit par épouser en 1949 – et dans sa pensée – Emmène-moi au bout du monde !…, son dernier roman scrute sans aucune pitié le milieu du théâtre – ; pourtant, il n’aura pour ainsi dire rien écrit pour la scène. Un essai de jeunesse, Danse macabre de l’amour (avril 1912) ; Treize à la douzaine, soit treize « petits drames en quelques minutes » rêvés pour Louis Jouvet un soir de juin 1926 mais réduits à leurs seuls titres, ainsi que trois « films sans images », Serajevo, Gilles de Rais et Le Divin Arétin, composés sur le tard avec l’aide de Nino Franck, mais qui sont des pièces radiophoniques, – voilà ce qui subsiste.
Bien que Serajevo ait figuré à l’affiche du Théâtre municipal d’Albi durant le mois d’août 1955 et qu’en 1987 Gilles de Rais ait été brièvement représenté au Théâtre Victor-Hugo de Fougères, ce ne sont pas ces drames radio qui retiennent l’attention des gens de théâtre. Ils ambitionnent plutôt de se mesurer au Cendrars des grands textes, ces textes que l’inspiration porte à l’incandescence. Schématiquement, les options suivantes s’offrent alors à eux. Première décision à prendre : jouer en solo ou en troupe. Ensuite, vaut-il mieux s’en tenir à un seul texte – vers ou prose – ou élargir l’éventail en proposant un montage de fragments prélevés dans l’œuvre entière ? Reste, enfin, la question du bruitage : enrichira-t-on ou non le spectacle d’un accompagnement musical ?
Je me souviens que sans rien hormis sa voix et sa présence, André Bénichou a bouleversé avec un Transsibérien d’anthologie le public réuni à la Bibliothèque nationale suisse, le 10 novembre 2007.
Le Transsibérien a la cote auprès des comédiens. Depuis 1976, Jacques Probst promène le sien un peu partout, et même en bateau sur le lac Léman. Avec la complicité de Margaux Malia (violon) et de Marcel Papaux (batterie), il vient encore de le reprendre à Genève. Je me souviens en particulier de la plus sobre, de la plus belle version qu’il en ait donnée, accompagné par la seule batterie du génial Pierre Gauthier, fin novembre 2001, au théâtre du Pommier, à Neuchâtel.
Autre texte suscitant d’irrésistibles vocations théâtrales : Emmène-moi au bout du monde !… Trop touffu, trop long, cela ne va pas sans quelques sérieuses coupures. N’empêche… Je me souviens de cette Madame Therese incarnée par l’actrice allemande Nikola Weisse et escortée par le 174saxophone à borborygmes licencieux et lancinantes mélopées de Werner Lüdi. Cela se produisit en février 1998, au Schlachthaus Theater de Berne. Et comment oublierons-nous la Thérèse Églantine de Claude Degliame, mise en scène par Jean-Michel Rabeux au Théâtre de la Bastille, dès février 2006. Éblouissante, ébouriffante à faire flamboyer les feux de la rampe, elle sut ressusciter les mots du roman et ses figures les plus folles dans son corps, ses jambes, ses bras, son ventre d’actrice consommée. Quel souffle ! Quel rythme !
Parfois il arrive qu’un comédien se pique de faire plus cendrarsien que le poète en s’imposant une diction artificielle, bâtarde, ni neuchâteloise ni genevoise ni bourguignonne, avec le résultat qu’on imagine. Ce fut le cas, il y a quelques années, quand Jean-Quentin Châtelain s’est attaqué à Bourlinguer.
Le plus attachant, le plus alerte et à tous égards le plus accompli des spectacles consacrés à une seule œuvre en prose que j’ai pu voir – je m’en souviens, j’y ai souvent pensé depuis – ce fut au Théâtre de Saint-Maur-des-Fossés, le dimanche 13 mars 2011, qu’on le donnait, après qu’il eut fait un tabac à Paris. C’était L’Or, adapté, mis en scène et joué par Xavier Simonin, dans un décor suggestif par sa simplicité même : un mât, une voile blanche, au milieu de l’espace déployé par les sons et les rythmes que Jean-Jacques Milteau tirait de son sublime harmonica.
Toutefois, L’Or peut poser de redoutables pièges à ceux qui se piquent de le mettre en scène. Quatre acteurs, une actrice, tous habiles musiciens, jouant à tour de rôle d’une vingtaine d’instruments, cela fait un joli tintamarre, et le destin tragique du général Johann August Suter s’accomplit. Une autre troupe, emmenée par un grand échalas caméra au poing, transforme ce même destin en une scène de tournage brouillonne et hystérique, ébats d’alcôve entre Johann August et sa légitime compris !
Reste les spectacles panoramiques, basés sur des assemblages d’extraits divers et variés. Intarissable Blaise ! Devant quels choix, quels dilemmes se voient placés ses adaptateurs ! L’appétit vient en lisant ; et l’appétit devient faim de loup au moment où il faut couper, écarter, rejeter, car on voudrait tout garder. Comment renoncer à tel poème de Feuilles de route, tel passage de Dan Yack, telle page de L’Homme foudroyé ? Dans ce domaine, c’est à La Chaux-de-Fonds, en 1983-1984, que le Théâtre Populaire Romand a fait œuvre de pionnier, lorsque Charles Joris a 175lancé les six acteurs et actrices de sa troupe en quête de Cendrars. Toute la folie Cendrars « en braises crépitantes et en cendres retombantes » !
Qui fera mieux ?
Défi admirablement relevé par Charlie Nelson qui, pieds nus, arborant les fringues du personnage, se glisse dans la peau du bourlingueur et, saisissant, pour ainsi dire, l’âme de Cendrars, réussit à en porter le message au public. Aussi « Braise et cendres », spectacle de « pure poésie enflammée », a-t-il fait salle comble tous les soirs, du 16 janvier au 9 mars 2019, à Paris, au « Paradis » du Lucernaire.
À quoi ce succès est-il dû ? Assurément à l’habileté et à la pertinence du montage qui, dans sa variété et son unité, forme la base du spectacle. De son propre aveu, Jacques Nichet s’est inspiré des révélations apportées par les volumes Cendrars récemment parus dans la Bibliothèque de la Pléiade. Désireux d’agencer textes poétiques et autobiographiques en un parcours équilibré et captivant, il a également pris soin de consulter Claude Leroy sur leur choix le plus judicieux. Le résultat convainc pleinement. En une heure et quinze minutes tout est dit. Or, la réussite tient précisément à l’économie des moyens mis en œuvre. Sobriété de la mise en scène assumée par Jacques Nichet (avec la collaboration artistique de Sabrina Kouroughli) ; calibrage et tempo de la représentation ; scénographie réduite à l’essentiel (Philippe Marioge), consistant en une grande toile peinte (Jean-Paul Dewynter) avec, comme accessoires, une chaise, une bougie, c’est tout. D’autant plus significatifs sont dès lors les jeux et effets de lumière (Jean-Pascal Pracht), sculptant telle scène, ciselant tel détail, rejaillissant sur l’écran de la toile de fond. Éclairage subtilement souligné par le commentaire musical (Aline Loustalot). Sans oublier le costume multifonction (Nathalie Trouve), tantôt manteau, capote, bâche, tantôt drap, couverture et linceul… Alliés avec maestria, ces éléments donnent à la représentation son saisissant relief.
Il y a enfin, c’est-à-dire en premier lieu, la performance de l’acteur. La voix qui porte, bien timbrée avec une pointe de raucité ; les attitudes, gestes et jeux de physionomie parfaitement accordés à chaque situation ; l’agilité, la souplesse féline, la solidité terrienne, le flegme du loup de mer – Charlie Nelson les possède et en joue à la perfection. 176C’est ainsi que d’aventure en aventure, d’interrogation désespérée en éblouissement devant les merveilles du monde, son Cendrars nous fait traverser la vie et l’œuvre du poète. De la ville de Neuchâtel – (seul moment de doute, vite passé au demeurant, lorsque le spectacle démarre sur la pénible confrontation avec le père défaillant, tirée de Vol à voile) – l’arche s’étend jusqu’à ce « cuveau d’indigo », où Blaise Cendrars souhaite reposer au milieu de l’Atlantique, selon sa propre Épitaphe (1951). Fin saluée par ce silence rare dans lequel le public se recueille quelques instants, avant que les applaudissements ne crépitent. Preuve, s’il en est, qu’un incontestable événement artistique vient d’avoir lieu.
Mais entretemps, Charlie Nelson aura arraché le personnage au Ventre de [s]a mère, malgré son cri de protestation ; il l’aura poussé à partir en cavale, emportant l’argenterie familiale ; lui aura fait prendre le Transsibérien, traverser l’Atlantique par gros temps, psalmodier Les Pâques, trouver l’Amérique pire que la Suisse, se réfugier à la Central Library de New York. Il sera parti à la guerre avec lui, l’aura accompagné dans les tranchées, épouvanté par les horribles cris des blessés abandonnés parmi les barbelés ; à Rome, ils auront fait du cinéma, désespérant de sortir Pompon de sa prostration ; enfin, voilà la découverte du Brésil, de la forêt vierge, du carnaval, du bel optimisme de cet « Utopialand », avant le retour à Paris d’où Cendrars envoie une lettre à Paulo Prado, lui disant son émerveillement et sa nostalgie…
C’est aussi qu’à certains moments Charlie Nelson élève le niveau de son jeu jusqu’à être Cendrars. Des moments de grâce, littéralement. Du moins en ai-je eu la révélation, à cinq reprises. Peut-être qu’à d’autres spectateurs et spectatrices la vision s’en est-elle offerte à d’autres instants du spectacle. Pour moi, cela s’est produit au quarante-huitième distique des Pâques : « Seigneur, ayez pitié des prostituées » ; puis, c’est arrivé vers la fin de J’ai tué lorsque le projecteur darde sa lumière sur l’œil halluciné du caporal Cendrars et, de façon bouleversante, à l’hôpital militaire, lorsque l’amputé reçoit la visite de son père ; et encore, à ce moment de désarroi devant la petite Française, « l’être le plus pur, les plus transparent, le plus fragile, le plus porcelaine » : « Ah, si Pompon l’avait voulu… » ; enfin, ce fut « Îles » le bref et admirable cinquante-quatrième poème de Feuilles de route, dit de manière inoubliable, à vous couper le souffle, par Charlie Nelson.
177D’où vient donc la fascination que Cendrars exerce sur les comédiens et les comédiennes ? D’où vient que spectateurs et spectatrices, tous âges et conditions confondus, adorent venir au théâtre pour voir et écouter les textes de Cendrars ?
De la musique avant toute chose, sans doute…
Jean-Carlo Flückiger
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Fugues et inventions : le Tangora Trio joue Blaise Cendrars. Spectacle créé au Théâtre des Trois-Quarts à Vevey du 18 au 27 janvier 2019.
Un titre qui promet liberté, bourlingue, imaginaire poétique et musical…
Un sous-titre qui souligne malicieusement le jeu des notes et des mots, mais aussi le jeu auquel nous convie Cendrars sur son identité, sa vie réelle ou rêvée.
Un lieu, le théâtre des Trois Quarts, installé dans une maison orange en bordure de rails…eh oui, la Prose du Transsibérien déploie ses tours de roues non loin de là.
Un trio, le Tangora, dont le nom convie une commune rurale du Burkina Faso autant que l’Argentine et son tango.
Le voyage peut commencer : avec une flûte de Pan, modulée par Jeanne (ça ne s’invente pas !) Gollut, une guitare acoustique grattée par Thierry Raboud, et un piano confié à Raphaël Ansermot. Un récitant, chanteur, danseur, Christophe Monney, emporte le public de sa voix chaude, dans ces « fugues et inventions » qui donnent au poète bourlingueur une présence grave et virevoltante. Tons et rythmes s’alternent sous la houlette facétieuse du metteur en scène Olivier Zerbone, accompagné 178par les jeux de lumières d’Olivier Pittet. Ces six-là s’y entendent pour coudre un spectacle à la (dé) mesure de Cendrars.
« J’ai de la musique sous les ongles », aurait dit Blaise…
Pris au mot par nos artistes complices, le poète bourlingueur nous est livré à travers un montage de textes opéré par Thierry Raboud, associés à des morceaux musicaux choisis et arrangés par Le Tangora Trio. Ainsi serons-nous transportés dans un spectacle rhapsodique à souhait : des méandres de la Prose du Transsibérien au roulis de Mon Voyage en Amérique, en passant par la gouaille d’un entretien radiophonique de Blaise à la Radio suisse romande en 1954, ou la surprise d’un texte inédit publié par Continent Cendrars. Entre autres…
Bien sûr, bien sûr ! Cendrars écrivain et poète du Monde entier ! Mais aussi, et surtout, Cendrars musicien, musical, Musickisssime : Satie, Darius Milhaud sont de la fête, évidemment. Mais avec eux sont conviés des artistes et des compositions merveilleusement disparates comme Cendrars aurait adoré les embrasser : George Shearing et son Lullaby of birdland rendu célèbre par Ella Fitzgerald, Alexandre Borodine pour Trois danses polovtsiennes, une chanson populaire japonaise, en clin d’œil à un voyage imaginaire de Cendrars au Japon, une Danse rituelle du feu de Manuel de Falla, une ballade de Jean Villard Gilles, poète et chansonnier en terres vaudoises. Et le volet sud-américain, sans lequel le public n’aurait pu chalouper : Agua de Beber d’Antonio Carlos Jobim, puis, ovationné par le public, El Currucha, un chant folklorique vénézuélien du compositeur Juan Bautista Plaza. Ce qui a valu à Christophe Monney et au trio Tangora de revenir jouer et danser trois ou quatre fois sur scène ce chant festif et sensuel, plébiscité par le public.
Cendrars en fête donc, Cendrars mélancolique, un peu, et Cendrars tendrement comique, évoqué par un extrait du film Le Cirque, de Charlie Chaplin, autre « ami » de Blaise : l’épisode de la Cage aux lions plonge ainsi le spectateur dans un rire enfantin, suscité par les images muettes agrémentées de la musique composée par Charlot lui-même.
Cendrars a mis en scène sa vie, son personnage haut en couleurs, tricheur, menteur, mais au nom d’une plus haute poésie : un être en suspension entre réel et imaginaire, comme un moment de théâtre, art lui-même en suspension entre ces deux dimensions de l’humaine condition.
179Le théâtre est illusion, kaléidoscope, se riant de la raison et de la logique. Aucun hommage ne saurait être plus adéquat que ces Fugues et inventions pour un poète rhapsode, qui n’a eu de cesse de se réinventer lui-même, en entraînant dans ses délires la poésie et la musique du xxe siècle.
Un immense bravo donc à Christophe Monney, à Tangora Trio, à Olivier Zerbone et à Olivier Pittet d’avoir fait vivre Cendrars dans ce collage habile de textes et de musiques, en évitant l’écueil de la démonstration tout en respectant les textes dans leur intégralité et, surtout, en se glissant dans l’esprit protéiforme de Cendrars, fait d’onirisme et de liberté.
Les plus chanceux d’entre nous iront sans doute (re)vivre ce spectacle à l’Espace culturel des Terreaux à Lausanne les 6 et 7 mai 2020.
Liliane Parmigiani
Fig. 1 – Tangora Trio avec J. Gollut, T. Raboud,
R. Ansermot et C. Monney. © William Gammuto.
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Cendrars : plaisir de lecture, plaisir d’écoute. Revue Orte. Schweizerische Literaturzeitschrift, numéro 200, 2019.
L’écrivain et cinéaste Peter K. Wehrli nous adresse le numéro 200 de la revue littéraire suisse Orte, dans lequel il publie son article « Am Mikrofon : Blaise Cendrars ». Avec Blaise Cendrars et Hugo Lötscher, Peter K. Wehrli est l’un des Suisses fous du Brésil les plus connus ; en toute logique, il est également un fervent « cendrarsien ». Dès 1985, il a tourné Die Welt heisst Brasilien. Auf den Spuren von Blaise Cendrars. À la suite d’Acaba de Chegar ao Brasil o Bello Poeta Francez Blaise Cendrars (1972) de Carlos Augusto Calil, c’est le premier documentaire européen consacré à l’auteur de Feuilles de route. Les poèmes de ce recueil, inspirés par le premier voyage de Cendrars au Brésil, en 1924, enrichissent judicieusement la trame sonore du film.
Wehrli se distingue aussi par sa passion du voyage. S’étant aperçu lors de son premier grand départ, il y a quarante ans, qu’il avait oublié d’emporter son appareil photo, il décida, faisant de nécessité vertu, de remplacer son kodak par la plume. Depuis, il n’a pas fini de noter ses impressions et ses découvertes de bourlingueur en de courts textes qui, proliférant à l’infini mais numérotés avec soin, forment l’œuvre de sa vie. Elle s’intitule Katalog von Allem (Catalogue de tout). Cent quarante-huit fragments ont paru, en 2006, dans O Novo Catálogo Brasileiro. Entre autres, on y lit ceci :
108. Le papillon
L’invention du cinématographe que l’ingénieur du son Nuno exalte comme l’une des inventions les plus providentielles, rien que par ce seul film nous a offert la possibilité d’observer la métamorphose d’une larve disgracieuse en un papillon bouleversant de beauté,
108 a. et le mot portugais pour « papillon » : borboleta, Nuno le prononce avec une sonorité si riche et si sensuelle qu’il me paraît tout aussi beau que le papillon lui-même.
Cette note ne réveille-t-elle pas quelque résonance cendrarsienne ? « Cent mondes, mille mouvements, un million de drames entrent 181simultanément dans le champ de cet œil dont le cinéma a doté l’homme », proclame L’ABC du cinéma. Or, l’expérience originale – expérience d’audition et de lecture simultanées – dont Peter K. Wehrli nous fait part dans son article, présente quelques traits d’analogie avec la métamorphose de la belle borboleta.
Que s’est-il donc produit ? Quelle nouvelle beauté s’est révélée de la sorte ? Eh bien, Wehrli a ouvert tout grand sur sa table de travail le volume Am Mikrofon. Gespräche mit Blaise Cendrars. Il a glissé l’un après l’autre les CD du coffret En bourlinguant… Entretiens avec Michel Manoll dans sa platine laser. Puis, ayant appuyé sur le bouton « Marche », il s’adonne au plaisir de lire ce qu’il entend et d’écouter ce qu’il lit, dans un même élan. L’œil décode, l’oreille perçoit. Phonèmes français, lettres allemandes. Des écarts et des correspondances se précisent. Tout tourne (comme qui dirait). Dans un mouvement dialectique, ces impressions simultanées réussissent à ouvrir un nouvel accès à Cendrars, à sa pensée, à l’intimité de son être. « Tant que le lecteur-auditeur, surpris par les formulations arbitraires du traducteur, ne se laisse pas distraire du contenu, il fait l’expérience fascinante que son ouïe lui propose sans cesse des variantes qui éclairent ce que déchiffrent ses yeux », note Wehrli. Et il prend soin de compléter sa recherche par l’écoute des Entretiens que Cendrars a donnés, sous le signe du départ, à la Radio-Lausanne, avant de conclure, en citant le poète José Craveirinho (1922-2003) : « C’est dans la seule écoute que l’écriture s’éveille à la parole ».
Autrement dit : vive l’audiolivre ! Le livre sonore, si ardemment appelé de ses vœux par l’auteur de Dan Yack ! Et puis, faisons un pas de plus : vivent les comédiens et les comédiennes qui révèlent sur scène, dans leurs adaptations théâtrales, la puissante alchimie musicale de l’écriture de Blaise Cendrars !
Jean-Carlo Flückiger
1 Plusieurs membres des associations ont participé à ces réalisations : Anne Botella au sein du commissariat scientifique de l’exposition et Laurent Tatu, avec le chapitre « Blaise Cendrars soldat » dans le catalogue. Celui-ci est accessible en ligne : https://issuu.com/baranes/docs/zinoviewcendrars_2018__extrait_
2 Zinoview – Cendrars : Deux légionnaires dans la Grande Guerre. Regards croisés d’un peintre et d’un écrivain., Somogy éditions d’art, Paris, 2018, p. 19 pour les trois citations de la phrase.
3 Ibid. p. 32.
4 Ibid. p. 27.
5 Ibid. p. 110.
6 Informations sur le site : https://www.defense.gouv.fr/salle-de-presse/communiques/communiques-du-ministere-des-armees/nicolas-mingasson-laureat-du-prix-erwan-bergot-2018-pour-pilotes-de-combat-les-belles-lettres
7 Monique Chefdor a publié Madame mon copain qui regroupe les 31 lettres de Cendrars à Elisabeth Prévost, en 1939, autre rare correspondante. (Nantes, ed. joca seria, 1997).