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Classiques Garnier

Regards

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Considérant Revue du droit imaginé
    2021, n° 3
    . varia
  • Auteurs : Bareït (Nicolas), Connil (Damien)
  • Pages : 235 à 252
  • Revue : Considérant – Revue du droit imaginé
  • Thème CLIL : 3260 -- DROIT -- Droit général
  • EAN : 9782406113201
  • ISBN : 978-2-406-11320-1
  • ISSN : 2729-2177
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11320-1.p.0235
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/03/2021
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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REGARDS

Des lignes de fuite, des perspectives ouvertes, pour aller plus loin, faire reculer lhorizon. Cest la visée de ces regards. Ni rapports descriptifs, ni comptes-rendus académiques : des impressions mises en mot, toutes subjectives, pour attirer lattention sur tel ou tel avatar du droit imaginé.

Nicolas Bareït & Damien Connil

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Estelle Épinoux, Vincent Lefebve et Magalie Flores-Lonjou (dir.), Frontière(s) au cinéma, Mare & Martin, coll. Droit & Cinéma, 2019, 552 p.

La frontière sous toutes ses formes. Quelle soit physique et réelle, métaphorique ou symbolique. La frontière ou plutôt, comme le suggère le titre de louvrage, les frontières. Car, au gré des genres, des films, des réalisateurs, les contributions, nombreuses (vingt-quatre en comptant le texte introductif), nous proposent dexplorer des frontières multiples. « Des espaces transfrontaliers, qui se situent, par essence, à la jonction de plusieurs domaines de lexistence, de la connaissance ou de lexpérience humaines » (p. 22).

La frontière nest donc pas seulement celle que le juriste envisage immédiatement. Et pour cause. Une autre ambition est affichée, dentrée, pour que « lanalyse des questions juridiques simbrique intimement à celle de la nature esthétique des films » (p. 22). Lapproche est interdisciplinaire. Les études américaines et latino-américaines, anglophones, anglaises et irlandaises, italiennes, côtoient celles des géographes et des politistes, des spécialistes de littérature aussi bien que celles des juristes.

Par son ampleur et la diversité des interrogations quil soulève, examine et scrute, louvrage ne se laisse pas facilement résumer. Là, se trouve son intérêt. Les différentes études sont regroupées selon une distinction qui conduit, dune part, à considérer, la frontière « comme un matériau cinématographique », interrogeant son singulier et ses pluriels ainsi que ses mouvements et, dautre part, à envisager le cinéma en tant que « révélateur du phénomène frontalier », pour questionner alors les liens entre « frontière(s) et identité(s) », « frontière(s) et territoire(s) ».

Les contributions elles-mêmes abordent la ou les frontières de différentes manières. À partir dun genre comme le road movie de cavale (S. Louet), les James Bond (D. Bruneau), les films daction (O. Corten), les films de mafias (N. Thirion et D. Pasteger). À partir dun enjeu tel que le phénomène migratoire, en Amérique centrale (S. Coto-Rivel), au Mexique (P. Garcia ; P. Gómez Muñoz) ou dans le cinéma italien 238(G. Paganini). À partir dune frontière ou dun type de frontière, géographique ou non : la frontière urbaine (E. Vilchez), la frontière libanaise (M. Pascal), le conflit israélo-palestinien (F. Dubuisson), la frontière raciale (E. Andrès et S. Tanis-Plant), la question de linclusion politique (V. Lefebve). À partir de labsence de frontière, de son abolition ou de son dépassement, quelle soit, là encore, physique ou symbolique, pour évoquer la répression des crimes internationaux à lécran (A. Lagerwall), le cinéma dOrson Welles (M. Olivero) ou le cas des pirates (T. Delaune). À partir, enfin, de lœuvre dun ou plusieurs réalisateurs tels que Wim Wenders et Theo Angelopoulos (M. Poirson-Dechonne pour les deux, L. Daubresse pour le second), Agnès Varda (N. Mauffrey), Francesco Rosi (X. Daverat), Stephen Frears (F. Barbé-Petit), Alain Resnais (I. Tallgren et A. Buchet), les Wachowski (P.-A. Forcadet).

Dans louvrage, lintroduction lannonçait, « les frontières [sont] tour à tour franchies, contestées, menacées, protégées, instrumentalisées, abolies, réaffirmées », avec un objectif : « inviter le lecteur à un voyage inédit aux confins du droit et du cinéma » (p. 37). Œuvre collective, instrument de travail (une filmographie sélective est aussi proposée), louvrage est effectivement une invitation à voir, dans les rapports entre le droit et le cinéma, matière à réflexion. Pour les juristes, et pas seulement. Mais pour les juristes, certainement.

Damien Connil

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Amélie Chabrier, Les genres du prétoire. La médiatisation des procès au xixe siècle, Mare & Martin, coll. Droit & Littérature, 2019, 360 p.

Version amendée et émondée dune thèse en littérature française soutenue en 2013 à lUniversité Paul Valéry – Montpellier 3, louvrage 239dAmélie Chabrier sest donné pour objet détude larticle de presse judiciaire, son émergence, son développement et ses transformations tout au long du xixe siècle en France.

La démarche consiste, suivant une approche de « poétique historique appliquée » (p. 26), à soumettre à une appréciation critique « les genres du prétoire qui ont façonné en France limaginaire collectif par leur représentation du procès » (p. 14). La démonstration, talentueuse, se déploie en quatre volets, illustrations et schémas à lappui.

Dans un premier temps, lauteur entreprend lexamen de la Gazette des tribunaux, « premier quotidien à mettre au cœur de sa ligne éditoriale lactualité judiciaire » (p. 34). Fondée en 1825, la Gazette simpose comme la matrice des journaux judiciaires, elle servira de modèle, de mètre-étalon, aux organes de presse judiciaire ultérieurs. Son objectif : instruire le lecteur des affaires jugées devant les tribunaux. Non pas de toutes les affaires, notez bien. Le journal ne vend quune vision partielle des causes jugées : les plus intéressantes, les plus divertissantes, les plus moralisatrices aussi. Comme tout medium, la presse constitue un écran appliqué sur la réalité. Elle donne à voir autant quelle dissimule.

Linformation judiciaire adopte la forme du « compte rendu daudience » (p. 63), genre journalistique singulier à la poétique propre. Minutieusement, lauteur en détend les ressorts, en analyse le style, en isole les lieux communs, pour finalement en dégager le « prototype » (p. 94). Le succès du compte rendu daudience auprès du public révèle les « potentialités narratives et dramatiques dun procès » (p. 111). Doù la multiplication des « fictions du prétoire », qui nont pas pour vocation dédifier le lecteur, mais de le distraire. Les parodies fleurissent dans la presse, les nouvelles judiciaires abondent – jusque chez Maupassant (p. 130).

La deuxième partie de louvrage est consacrée aux « causes célèbres », ces affaires criminelles défrayant la chronique, compilées au xviiie siècle « dans de beaux ouvrages reliés » (p. 148). Or, au siècle suivant, les recueils de causes célèbres sont progressivement concurrencés par la presse judiciaire. Les rapports entre littérature et journalisme deviennent plus complexes, les relations entre fiction et réalité plus subtils. Voilà quapparaissent les « romans judiciaires » (p. 178).

Ce nest pas tout. Lauteur continue darpenter le territoire composite de la presse judiciaire et met en valeur, dans une troisième séquence, 240le « petit compte rendu daudience » (p. 211). Cette petite chronique des tribunaux est plus légère, plus burlesque, que le « grand » compte rendu volontiers tragique. Comme lui cependant, elle connait une forme canonique (p. 216) sujette à variations, à hybridations, lesquelles peuvent sinscrire dans la « littérature panoramique » (p. 231) ou prendre la forme de la « brève de prétoire » (p. 279).

Fin du xixe siècle : cest l« avènement de la chronique judiciaire » (p. 287) – quatrième et dernier mouvement de louvrage. Le compte rendu daudience subit linfluence de « deux genres journalistiques limitrophes, la chronique et le reportage » (p. 289). Sa poétique en est transformée. Chroniqueur judiciaire devient un métier (p. 307).

En conclusion de ce travail précieux et passionnant, lauteur sinterroge sur la permanence des genres du prétoire au xxe siècle et à notre époque ultra-médiatisée, gouvernée, non par la littérature, mais par nos réseaux dits sociaux.

Nicolas Bareït

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Fabrice Defferrard, La pensée juridique de Sheldon Cooper ou Comment faire du droit avec The Big Bang Theory, Mare & Martin, coll. Droit & Cinéma, 2019, 204 p.

Après Le droit selon Star Trek (Mare & Martin, 2015) – qui avait reçu le Prix Olivier Debouzy – et un ouvrage collectif, Le droit saisi par la science-fiction (Mare & Martin, 2017), Fabrice Defferrard poursuit son exploration du droit au croisement des fictions.

Cette fois, lauteur nous conduit au cœur de la pensée juridique de Sheldon Cooper, lun des personnages de la série The Big Bang Theory, une « pensée juridique originale, parfois excentrique, mais toujours 241cohérente » comme le souligne fort justement la quatrième de couverture. Car, Sheldon Cooper nest pas juriste, ni The Big Bang Theory une série judiciaire. Sheldon est physicien et avec ses amis, Leonard, Howard et Raj, ils « mènent leur petite vie de geek bien tranquille entre les laboratoires de luniversité, le magasin de BD du quartier, les parties marathons de Donjons & Dragons, de jeux en ligne et de paintball, les séries de science-fiction ou de fantasy, les conventions Star Trek et les Comic-Cons » (p. 16). La série commence au moment de leur rencontre avec Penny, la nouvelle voisine de Sheldon et Leonard, bien éloignée de leur univers mais dont ils se rapprochent peu à peu et avec qui, plus tard, Leonard se marie. Créée en 2007 par Chuck Lorre et Bill Prady, la série a même donné lieu à un spin-off centré sur le personnage de Sheldon, enfant : Young Sheldon, série à laquelle louvrage fait également de nombreuses références.

Sitcoms fondées notamment sur le personnage décalé de Sheldon Cooper, les deux séries mettent cependant en scène – et cest là tout lobjet de louvrage de Fabrice Defferrard – une relation particulière au droit, à la norme et à la chose juridique. Sheldon adore le droit. Les nombreux extraits de la série, cités par lauteur, le montrent. Pour Fabrice Defferrard, « la physique et le droit forment donc dans son esprit une paire qui satisfait son absolu désir de complétude » (p. 20) et « il voit dans le droit la solution préventive à tous les antagonismes humains et un moyen pacifique dinstaurer lharmonie sociale » (p. 20).

De manière amusante, à limage de la série, louvrage évoque donc une certaine représentation du droit. Forcément singulière et à part, mais pas totalement farfelue. Dans ces pages, les personnages de la série croisent et côtoient des juristes : de Kelsen à Perelman, de Dworkin à Carbonnier. « Jaime les règlements » (Sheldon, cité p. 21), « Jaime la prévisibilité » (ibid., p. 73), « Jaime les subtilités juridiques » (ibid., p. 124). Le droit – sa propre conception du droit – est une donnée importante dans lunivers de Sheldon. Pour Fabrice Defferrard, le personnage est, tout à la fois, « hypernormativiste », « hypercontractualiste » et « hyperprocessualiste » (p. 33), ce qui donne ainsi à lauteur loccasion dexplorer une approche atypique du droit.

À travers trois chapitres consacrés aux normes juridiques (Chapitre 1), aux catégories juridiques (Chapitre 2) et aux processus juridiques (Chapitre 3), louvrage invite le lecteur à la découverte de la série aussi 242bien que du droit. Fabrice Defferrard montre, une nouvelle fois, comment les fictions peuvent mettre en scène de vraies questions de droit. Par exemple, lorsque Raj sinterroge sur le point de savoir si Bruce Banner, conduisant une voiture de location et se transformant en Hulk, peut être couvert par lassurance (p. 167), ce qui permet à lauteur dévoquer les différentes hypothèses envisageables. Pour souligner limportance aux yeux de Sheldon des procédures (p. 131 et s.) et son attention à la preuve (p. 145 et s.). Pour montrer comment la série sollicite le contrat dadhésion (p. 107), illustre un contrat de dépôt (p. 112) ou met en exergue la passion de Sheldon pour la rédaction de contrats en tous genres (p. 114), révélant au passage une véritable « science imaginante des clauses » (p. 124). Pour examiner, à partir de la série, le positivisme « légaliste » (p. 45), « impérativiste » (p. 47) et « kelsénien » (p. 55) de Sheldon. Pour observer son attachement aux normes, aux lois, aux textes, à la coutume (p. 65 et s.). Pour interroger les raisons dêtre du droit et les fonctions quon lui assigne (not. p. 71 et s.). Pour en explorer, aussi, les caractères et les représentations, notamment par la mise en lumière du goût prononcé du physicien pour linterdit, la limite et la sanction (p. 48 et p. 79 et s.).

Insistant également sur les antagonismes (et rapprochements) de Penny et Sheldon, symbolisant « linconstance du fait » et « la permanence du droit » (p. 168-169) et sur lesquels repose « lun des ressorts comiques de la série » (v. p. 24-29), louvrage met à jour une pensée juridique dont « la structure » est à rechercher dans la discipline que Sheldon place au-dessus de tout : la physique théorique (p. 153). Autrement dit, un « droit quantique sheldonien » (p. 151), pour reprendre la formule de lauteur, « une vision théorique [du droit et de la juridicité] dont on peut dessiner les contours et cerner la logique au fil des intrigues, comme on reconstitue un puzzle » (p. 152). Fabrice Defferrard rassemble ici, pour nous, avec humour et sérieux, chacune de ses pièces.

Damien Connil

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Parlement, série créée par Noé Debré (2020)

Les occasions de voir le Parlement à lécran ne sont pas si fréquentes. Celles dobserver le Parlement européen sont, même, encore plus rares. La série Parlement est donc une chance pour celui qui la regarde : celle de découvrir, par le prisme de la comédie, une partie du fonctionnement de linstitution européenne. À Bruxelles dabord. À Strasbourg ensuite.

En dix épisodes de vingt-cinq minutes, diffusés sur france.tv, le spectateur suit avec bonheur les aventures – il faut les qualifier comme telles – tantôt burlesques, tantôt touchantes de Samy (Xavier Lacaille) débarquant à Bruxelles pour être lassistant parlementaire de Michel Specklin, incarné à la perfection par Philippe Duquesnes, aussi attachant quincompétent, dépassé, perdu dans les arcanes européens et ne comprenant pas grand-chose à ce qui lentoure.

Mais, la série est aussi un portrait de groupe. Celui des acteurs de la vie européenne : des assistants parlementaires, des conseillers politiques, des fonctionnaires, des lobbyistes, des membres du Parlement et des commissaires européens. Parmi eux, certains aident Samy. Cest le cas, avant tout, de Rose (Liz Kingsman), collaboratrice sur le départ dune députée « brexiteuse » (Sharon Redlion jouée par Jane Turner) et dubitative quant à la suite, ou de Torsten (Lucas Englander), allemand déjanté. Cest le cas aussi du député Verts, Cornelius Jaeger (Koen Van Impe), qui apparaît pour Samy comme une ressource précieuse. Cest le cas encore, et surtout, du flegmatique fonctionnaire européen, Eamon (William Nadylam), plutôt circonspect quant aux capacités du jeune Français mais qui laide néanmoins dans les moments les plus importants, léclairant sur le fonctionnement de linstitution, le guidant – avec une certaine neutralité – dans les méandres du Parlement. Dautres ralentissent sa course car leurs agendas ne coïncident pas nécessairement : quil sagisse dun lobbyiste, Guido (Niccolò Senni) dont il est parfois difficile de dire pour qui il travaille ou des conseillers politiques, plus ou moins investis – plutôt moins en ce qui concerne Maurice (Jean-Benoît Ugeux), le « conseiller Pêche » du groupe centriste du député 244Specklin ; plutôt plus pour limpressionnante Ingeborg (Christiane Paul) dont Torsten est lassistant.

Cette mosaïque permet à la série de jouer sur les clichés. Elle sen amuse mais nen abuse. Les dialogues sont en français, en anglais ou en allemand, sous-titrés autant que de besoin. Les situations sont drôles et les enjeux réels. La série – qui nest pas sans en rappeler dautres comme Veep aux États-Unis ou The Thick of It au Royaume-Uni, sur la forme au moins, et qui évoque aussi The West Wing dont Samy sinspire naïvement dans lun des épisodes – nest pas seulement la satire dune institution européenne. La série est plus que cela. Plus amusante. Moins méchante. Plus sérieuse aussi, au fil des épisodes, sans pour autant être grave, à mesure peut-être que Samy sapproprie linstitution et son mode de fonctionnement. Car, si tout cela est compliqué pour les personnages (du moins, pour certains dentre eux), aux spectateurs tout est toujours expliqué avec légèreté, dune manière détournée, cocasse ou plaisante. De sorte que lon ne se perd jamais dans les rouages du Parlement dans lesquels la série cependant nous entraîne. De la « commission Pêche » aux réunions de négociation, des couloirs de Bruxelles à la séance plénière à Strasbourg, de la rédaction dun rapport à ladoption dun amendement.

Damien Connil

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Centre Pompidou, Musée national dart moderne, Bacon en toutes lettres, 11 septembre 2019 – 20 janvier 2020

Exposition : action dexposer aux regards ; manière dont un tableau est placé relativement au point doù lui vient le jour et au point doù il 245doit être vu ; peine infamante du carcan ; action dabandonner un enfant sur la voie publique. Le Littré continue son énumération, mais là gît déjà lessentiel : le spectacle, la violence, la justice. Ces trois substantifs permettent de rendre compte de la récente exposition consacrée à lœuvre du peintre britannique Francis Bacon au Centre Pompidou.

Doù viennent les images ? Quelle est leur origine ? Chez Bacon, les images naissent souvent dautres images1. Elles surgissent aussi parfois de la lecture de certains textes – cest ce que le commissaire de lexposition, Didier Ottinger, cherche à montrer. Des textes, des livres, les bibliothèques de lartiste en débordaient. Un inventaire en répertorie près dun millier. Six auteurs sont particulièrement mis en avant au Centre Pompidou : Friedrich Nietzsche, Georges Bataille, Michel Leiris, Joseph Conrad, Thomas Stearns Eliot, Eschyle.

Eschyle et son Orestie, cette légende de matricide qui hante le tréfonds de notre culture. Récit : désireux de venger son père, Oreste a tué sa mère Clytemnestre et Égisthe, son amant. Il est poursuivi et persécuté par les Érinyes, déesses de la vengeance. Jugé à Athènes par le tribunal de lAréopage, il est absous de son crime. Apaisées par Athéna, les Érinyes acceptent de devenir les Euménides – les Bienveillantes, protectrices de la cité2. Les Euménides occupent une place singulière dans limaginaire de Bacon. En voici une à laffût sur le panneau gauche du Triptyque inspiré par LOrestie dEschyle (1981) ; elle-même, ou lune de ses sœurs, trouble la scène dŒdipe et le Sphinx, daprès Ingres (1983), tandis quune autre semble ricaner au premier plan de Trois personnages et un portrait (1975). Sur le panneau central dun Triptyque de 1976, elles paradent toutes les trois. Dans leur splendide horreur, elles se détachent encore des fonds rouge et orangé de la Seconde version du triptyque de 1944 (1988) et de lÉtude pour les Euménides (1982). Quant à lombre ailée qui noircit le panneau central de Triptyque mai-juin 1973, elle trahit la présence mortifère dune des sœurs vengeresses.

Les Euménides symbolisent une forme ambigüe de justice, une justice indissociable de la vengeance, une justice insatiable, furieuse. Sans doute sont-elles lexpression, chez Francis Bacon, dun profond sentiment de culpabilité associé au suicide de George Dyer, dont il était si proche. 246Pour le spectateur, elles donnent corps, sur la toile, à une justice menaçante, horrible, monstrueuse.

Peinture mars 1985. Comme bien souvent, le titre du tableau donne peu dindices à propos du sujet représenté. Une Euménide encore, sur fond bleu ciel, enfermée dans une structure cubique déformée. Une Euménide dans une cage de verre.

De nouveau, une image obsédante dans la peinture de Bacon que le visiteur de lexposition retrouve dans une dizaine de tableaux offerts à sa vue3. Cette structure cubique transparente est apparue, pour la première fois semble-t-il, dans Étude pour un portrait de 1949. Daucuns y ont décelé une préfiguration des images du procès dAdolf Eichmann à Jérusalem, incarnation de la banalité du mal dans sa cage de verre4. Francis Bacon a toujours cherché à déjouer cette interprétation et à relativiser son soi-disant don prophétique : « Je réduis le format de la toile, en y traçant ces rectangles qui concentrent limage. Juste pour la voir mieux5 ». Pourtant, limpression persiste. Ces figures dhommes enfermés dans des boîtes vitrées ne sont-elles pas des figures daccusés ?

Arrêt, janvier 2020. La Cour européenne des droits de lhomme juge que le fait de placer un individu poursuivi pénalement dans un box vitré peut rendre impossible tout entretien confidentiel entre un accusé et son défenseur. Partant, le droit à un procès équitable est violé6. Les avocats français, qui se battent pour obtenir le démantèlement des box vitrés dans les salles daudience, se voient ainsi confortés dans leur action.

Leur combat est légitime. Quel est leffet produit sur les juges, sur les jurés, sur le public, par cette image dun individu encagé entre des parois de verre ? Le même effet que celui recherché par Francis Bacon : laccusé est réduit à une image, il est isolé, pour mieux le voir, le scruter, pour mieux le montrer. Le montrer, lui, le monstre. Les toiles de Bacon exposent des monstres. Et ce box vitré, dans cette salle daudience, expose un monstre également. Un tel dispositif déshumanise.

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Les tableaux de Francis Bacon, eux aussi, sont sous verre. Cétait son souhait. Parce quil nutilise aucun vernis et quil peint surtout par à-plats, « le verre aide à constituer lunité du tableau7 ». Celui qui regarde une toile de Bacon vit une expérience troublante : observant le tableau, il voit son reflet dans le verre apposé sur lœuvre. Il se voit dans la toile. Perturbant effet de miroir. De quel côté du tain se trouvent alors les monstres ?

Nicolas Bareït

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Mathieu Touzeil-Divina et Stéphanie Douteaud (dir.), Lectures juridiques de fictions. De la Littérature à la Pop-culture !, Éditions LÉpitoge, 2020, 192 p.

Cest un livre éclectique que nous offre, une nouvelle fois, les éditions LÉpitoge, dans leur collection rouge, et le Collectif LUnité du Droit. Après, entre autres, Le Parlement aux écrans ! (LÉpitoge, 2013), Chansons & Costumes (LÉpitoge, 2016)8 ou la parution importante, en 2019, de la traduction par Françoise Michaut de louvrage dune figure emblématique du mouvement Law & Literature, Richard H. Weisberg, La parole défaillante. Lhomme du droit au cœur du roman moderne (Dostoïevski, Flaubert, Camus, Melville)9, louvrage dirigé par Mathieu Touzeil-Divina et Stéphanie Douteaud propose des Lectures juridiques de fictions. De la Littérature à la Pop-culture ! La préface (J.-B. Belda) souligne ainsi que « penser le droit 248à travers la pop-culture, cest déconstruire la manière dappréhender le droit, la manière de lenseigner, la manière de le transmettre » (p. 10).

La première partie de louvrage est consacrée aux représentations de ladministration dans la littérature française. Plus précisément, deux études proposent au lecteur dobserver autrement les fonctionnaires et le fonctionnement de ladministration à travers Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras (I. Poirot-Mazères) et Tueurs sans gages dEugène Ionesco (J. Marguin) ; loccasion de rappeler que « la connaissance ne peut se passer du conflit entre réalité et symboles » (p. 36).

Les contributions de la deuxième partie portent sur La Servante écarlate. Issues dun colloque organisé à Boulogne-sur-Mer en mars 2019, elles analysent aussi bien le roman de Margaret Atwood que son adaptation sous forme de série. Présentées dans le prolongement du nouvel engouement des juristes pour le « décryptage » des séries (S. Douteaud), ces études envisagent, dans des perspectives diverses, une lecture travailliste de La Servante écarlate (C. Minet-Letalle), une interrogation féministe (M. Jaoul), une réflexion sur le sort réservé aux droits et libertés et à la fragilité de leur protection (D. Löhrer), une analyse du régime totalitaire de la fiction en même temps quun doute sur la signification politique de cette dernière (A. Louis) et un examen de la figure de lenfant dans lunivers de la série à partir des épisodes de la troisième saison (S. Prosper). Les angles danalyse, on le voit, sont nombreux : quil sagisse de comparer fiction et réalité pour en souligner les rapprochements et divergences comme dans le cas du droit du travail ; quil sagisse dinterroger la fiction pour en tirer des enseignements juridiques à propos de la protection des libertés ou de lenfant ; quil sagisse den discuter le message féministe ou politique.

La troisième partie est, elle, constituée détudes – issues du même colloque – portant sur La Casa de Papel et se trouve introduite (C. Roche) par une interrogation : « La désobéissance est-elle au cœur de cette série ou nest-elle quun habillage pour justifier une activité criminelle ? » (p. 103). Deux lectures de la série proposent alors de se pencher sur le droit à la désobéissance (J. Even, M. Fassi de Magalhaes, J. Goineau, J. Marguin, Y. Mata, H. Ricci, F. Tagneres, J. Vincent et M. Touzeil-Divina [dir.]) et la résistance collective (M. Koehl). Elles en encadrent deux autres, féministe (S. Willman-Bordat) et pénaliste (M.-E. Monteiro). Là encore, la diversité des analyses est réelle tant dans la forme que sur le 249fond. La contribution collective consacrée au droit à la résistance est ainsi enrichie, à deux reprises, dun QR Code permettant au lecteur de voir, en vidéo, une partie de lintervention orale. Sur le fond, les approches sont diverses : la lecture féministe illustre ainsi, par la série, les questions réelles en examinant particulièrement, dans le cas de lEspagne, les stéréotypes fondés sur le genre et le statut des femmes tandis que la lecture pénaliste procède à lanalyse de la série sous le prisme du droit pénal français pour observer les notions en jeu.

Enfin, une postface décalée – qui fait, par ailleurs, lobjet dune publication en tiré-à-part, hors collection, à la couverture jaune – clôt louvrage en sinterrogeant sur le droit chez Aya Nakamura. Les auteurs (R. Costa et M. Touzeil-Divina) préviennent et « assument » que larticle est « une succession de prétextes pédagogiques à létude du/des droit(s) dans un cadre fictionnel et ce, au prisme de lUnité du droit » (p. 163). Ils nen proposent pas moins une lecture originale, souvent déformante, ils le reconnaissent, « dénichant parfois du droit là où la chanteuse nen avait certainement pas volontairement mis ou perçu » (p. 163). Droit public et droit privé, droit international, théorie du droit notamment sont alors mobilisés. Pour comprendre des textes. Pour comprendre du droit. Pour comprendre, à partir de textes, des éléments de droit.

Damien Connil

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Ferdinand von Schirach, Sanction, Gallimard, coll. Du monde entier, 2020, 169 p.

Ferdinand von Schirach, cest une façon décrire et une façon de composer un récit. Un style singulier et une structure narrative typique.

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Le style est dépassionné, neutre – mais percutant. Glacé et glaçant. Le précieux moment de bonheur et lacte de violence le plus épouvantable sont décrits avec le même détachement. Cette façon décrire nest pas sans évoquer le minimalisme américain. La structure narrative, quant à elle, est presque toujours identique : le récit commence par la narration de la vie dun individu à la troisième personne du singulier avant que ne surgisse la première personne du singulier, à linstant où le narrateur, avocat, aborde son rôle dans laffaire.

Ces notations étaient vraies concernant les deux premiers recueils de nouvelles publiés par Ferdinand von Schirach : Crimes et Coupables10. Le troisième recueil, Sanction, ne sinscrit pas totalement dans le canon. Certes, le style est froid et tranchant, comme à laccoutumée. Mais lagencement du récit connaît une variation remarquable : hormis la dernière nouvelle écrite à la première personne, toutes les autres adoptent une focalisation zéro, un point de vue omniscient. Faut-il en déduire que ces onze récits ne prennent pas racine dans lexpérience davocat de lauteur ? Il est difficile de répondre, tant celui-ci sest plu à brouiller, dans son œuvre littéraire, les frontières entre réalité et fiction11.

Reste que chacune des nouvelles de ce troisième recueil embrasse le même thème : la justice – institutionnelle ou immanente, son endroit et son envers. Empathie et impartialité font-elles bon ménage (« La jurée ») ? La vérité peut-elle sortir de la bouche dun criminel (« Le mauvais côté ») ? La vengeance doit-elle être systématiquement condamnée (« Un jour bleu clair », « Lydia ») ? Le respect de lÉtat de droit justifie-t-il la mise en liberté dun meurtrier (« La maison du lac »), voire son acquittement (« Subotnik ») ? Le principe « ne bis in idem » peut-il se retourner contre celui quil préserve (« Le petit homme ») ? Ce sont quelques-unes des questions dérangeantes suscitées par ces textes brefs, mais saisissants.

La morale générale ? Celle-ci, peut-être : « il ny a ni crimes ni coupables… Mais il y a sanction » (p. 168). Une morale en forme dénigme, épinglée à la fin de cette collection dindividus déchus, blessés par la vie ou par les autres, et qui se relèvent, parfois.

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Nombreuses sont les confessions dans ces pages et la dernière est prononcée par Schirach, qui sexpose à la première personne. Il a commencé à écrire parce que la violence quil côtoyait en tant quavocat de la défense le submergeait. Il pensait changer de vie, « mais il nen a rien été » (p. 169). Nous devons tous vivre avec notre solitude, avec notre étrangeté. Avec nous-mêmes.

Nicolas Bareït

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James Baldwin, Meurtres à Atlanta, Stock, coll. La cosmopolite, 2020, 181 p.

À la fin des années 1970, près dune trentaine denfants noirs ont été tués à Atlanta, Géorgie. Les États-Unis basculaient alors de lère Carter à lère Reagan. Lécrivain James Baldwin est dépêché sur place par le magazine Playboy. Il nen tire pas matière pour composer un documentaire criminel – un « true crime12 ». Il ne se lance pas non plus dans une véritable contre-enquête. Non, son intérêt est ailleurs : les meurtres dAtlanta sont loccasion pour lui de dénoncer la « condition noire » aux États-Unis (p. 85). Le fait que de jeunes Américains soient assassinés en nombre, que leurs corps soient abandonnés comme des ordures, sans que la nation ne sen émeuve outre mesure, est un symptôme – le symptôme de la « folie sudiste » (p. 27).

Le talent de Baldwin consiste à resituer les meurtres dans leur contexte. Il les replace dans lhistoire américaine, sinon mondiale : « LHistoire est un hymne aux Blancs écrit par des Blancs » (p. 124). Les mots sont incandescents, leur pertinence dune brûlante actualité. Malheureusement. Publié pour la première fois en 1985, Meurtres à Atlanta aurait pu être rédigé ce matin.

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Or il se trouve que le coupable a été démasqué. Il a 23 ans et « il est noir » (p. 23). La « dimension raciale » (p. 121) de laffaire semble incontournable. Wayne Williams est son nom. Au tribunal, il na pas fait bonne impression, comme on dit. Il sest montré « arrogant et pitoyable » (p. 43), le jury la condamné à lemprisonnement à perpétuité. En 2020, il a fêté ses 62 ans en prison – sil les a fêtés.

Aux yeux de James Baldwin, Wayne Williams nest pas coupable (p. 164). Le procès a été une sorte de mascarade tragique. En effet, Williams a été officiellement poursuivi et condamné pour le meurtre de deux adultes (p. 24), mais en réalité, il a aussi été jugé pour les vingt-huit meurtres denfants (p. 33). Comment ? Grâce à la théorie – scandaleuse pour Baldwin (p. 38) – des « actes antécédents », qui a permis à « laccusation détablir l“ensemble de faits concordants” destiné à prouver que Williams était un meurtrier “possible” » (p. 146). Selon lécrivain, cest un « véritable coup dÉtat juridique » (p. 157). Et il est vrai que cela peut sembler bien peu pour établir la culpabilité dun homme. Doù lutilisation massive de la preuve par les fibres : « sept cents éléments de preuves scientifiques » (p. 146) pour emporter, avec la puissance dun raz-de-marée, la conviction des jurés.

James Baldwin, lui, nest pas convaincu. De façon générale, le fonctionnement du système judiciaire ne le convainc pas. La salle daudience est « par essence un cirque romain » (p. 19). Nul ne peut y être impartial, car comment, dans ce décor, « différer son jugement » (p. 19) ? Cette remarque est saisissante et le lecteur, au fil des pages (p. 30, 36, 91, 113), comprend que lécrivain développe une éthique de la justice fondée sur lépochè. Il nuse pas du mot grec, mais lidée est bien celle-ci13 : juger implique paradoxalement de suspendre son jugement, de « rejeter ses propres perceptions » (p. 19) et dattendre de connaître les faits pour se prononcer. La suspension du jugement est peut-être une tâche impossible, note-t-il (p. 113), elle est pourtant au cœur de lacte de juger. Une tâche impossible, une exigence morale – à Atlanta et partout ailleurs.

Nicolas Bareït

1 V. Sylvester, David, Entretiens avec Francis Bacon, Genève, Skira, 2005, p. 24.

2 V. Loraux, Nicole, « Alors apparaîtront les Érinyes », LÉcrit du temps, no 17, 1988, p. 93 et s. ; Detienne, Marcel, Les dieux dOrphée, Paris, Gallimard, Folio, 2007, p. 98 et s.

3 V. Triptyque (1967), Trois études du dos masculin (1970), Étude de pape rouge, 1962, seconde version (1971), Étude pour Autoportrait (1976), Paysage (1978), Carcasse de viande et oiseau de proie (1980), Triptyque inspiré par LOrestie dEschyle (1981), Eau sécoulant dun robinet (1982), Étude pour les Euménides (1982), Dune de sable (1983), Étude daprès le corps humain (1986), Étude pour corps humain (1991).

4 V. Sylvester, David, Entretiens avec Francis Bacon, op. cit., p. 32.

5 Op. cit., p. 33.

6 CEDH, 14 janvier 2020, « Khodorkovskiy et Lebedev contre Russie ».

7 Sylvester, David, Entretiens avec Francis Bacon, op. cit., p. 89.

8 Auxquels il faut ajouter : Idées politiques et séries télévisées (Ed. Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 2013).

9 Louvrage était paru en 1984 sous le titre The Failure of the World. The Protagonist as Lawyers in Modern Fiction (Yale University Press).

10 Crimes, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 2011 et Coupables, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 2012. V. H. Boursicaut, « Crimes et Coupables de Ferdinand von Schirach ou les histoires extraordinaires de criminels ordinaires », Germanica, no 58, 2016, p. 133.

11 Le premier recueil, Crimes, se concluait sur une citation en français du titre dun tableau de René Magritte peint en 1964, année de naissance de Schirach : « Ceci nest pas une pomme ». La réalité et la représentation de la réalité ne sont pas équivalentes.

12 Laffaire des meurtres dAtlanta fournit la trame de la deuxième saison de Mindhunter (2019).

13 V. Derrida, Jacques, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 50.