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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Le mot fides vient de fort loin. Historiens et philologues qui se sont penchés sur sa signification lui assignent la même racine indo-européenne – beith – que le mot grec Πίστιϛ1. Fides contient lui-même létymon dune foule de substantifs, adjectifs, verbes ou adverbes et dantonymes de ces mots : fidus/infidus/perfidus, fidelis/infidelis/confidelis, fideliter/infideliter/perfide/perfidiose, fidelitas/infidelitas/perfidia, fiducia, fidentia, confidentia, fidere/diffidere/confidere etc. Les lettrés romains ou médiévaux lui attribuèrent enfin une commune racine avec le mot latin foedus, désignant le pacte ou le traité conclu sur le fondement de la fides2.

En latin classique, Fides signifie tout à la fois la promesse faite, le respect de la parole donnée, la bonne foi-sincérité-loyauté, « la qualité propre dun être », écrivait E. Benveniste, « qui lui attire la confiance et sexerce sous forme dautorité protectrice sur qui se fie à lui », le crédit moral dont on est digne ; elle signifie en retour la confiance que lon met entre les mains dautrui et dont ce dernier dispose3. Omniprésente dans lancienne Rome, elle désignait de façon générale un état desprit – un état desprit stable, une vertu revendiquée par les Romains comme les différenciant de tous les autres peuples – qui devait guider lensemble des actions, des comportements, des engagements de lêtre humain à légard dautrui, ou dune communauté dhommes à légard dune autre communauté : le peuple romain plaça 8Fides au rang des divinités et prétendit être par excellence, comme le souligna P. Boyancé en une remarquable contribution parue en 1964, le « peuple de la fides4 ». Quelques phrases de ce bel article évoquant le serment et le geste de la main droite qui accompagnaient nombre de ces engagements, ne sont pas inutiles à rappeler. Létroit lien entre serment et fides tire son origine, écrit P. Boyancé, de « lidée que le Romain se fait dun ordre universel, où le dieu suprême intervient pour sanctionner les engagements quon a pris en linvoquant ». Il ajoute un peu plus loin : « Ce qui donne à la main droite sa valeur, cest quen elle passe la fides de la personne qui sest elle-même, par le serment, enrichie de la fides de ce témoin, de ce garant par excellence quest la divinité invoquée. La fides, qui va du supérieur à linférieur, vient du Supérieur par excellence, du Stable et du Solide par excellence qui est la divinité, qui est lordre du monde ».

Mot polysémique sans doute, que fides, sadaptant à divers contextes, auquel, bien sûr, il convient aussi de conférer le sens purement religieux que lon connaît et quaborderont certaines des études présentées ici : il sagit alors dun engagement exclusif, personnel et durable de dépendance, dune attitude de confiance et dabandon envers la divinité. Quelques unes des contributions insisteront sur le fait que le mot fides nest, dans certaines régions, à certaines époques ou chez certains auteurs, utilisé que dans ce sens religieux, dautres mots dérivés tels que fidelitas venant alors occuper le terrain des relations sociales. Soulignons aussi que fides, même lorsquelle na pas ce sens exclusivement religieux et touche aux relations intracommunautaires ou intercommunautaires, nen est pas moins profondément imprégnée de religiosité et de sacralité et le restera au Moyen Âge sous laspect – Dieu, témoin de lengagement, le sanctionne – mentionné par P. Boyancé, autant que sous cet autre aspect exprimé au viie siècle par Isidore de Séville au livre VIII de ses Etymologies et liant étymologiquement fides au verbe fio : « Le nomen fidei peut être prononcé lorsquen toute chose est effectif (fiat) ce qui a été dit ou promis. Et la fides est appelée du fait quest accompli (fiat) ce qui a été décidé entre deux personnes, de même quentre Dieu et 9lêtre humain5 ». Ainsi la relation de fides entre les hommes se doit-elle dêtre calquée sur la fides liant le croyant à Dieu, la prolongeant en quelque sorte.

La fides, comme laequitas ou la justitia avec lesquelles elle voisine fréquemment dans les sources, exprimait à Rome une exigence forte de perfection éthique ; elle lexprime toujours au Moyen Âge et demeure, elle-même comme certains de ses dérivés (le mot fidelitas, notamment, qui, soulignons-le de nouveau, semble bien, notamment au delà du xe siècle, être plus fréquemment utilisé que fides), omniprésente dans les relations humaines et dans les dynamiques des sociétés du temps. Pour ne donner ici quun seul exemple peu développé, sauf une ou deux exceptions, par les études publiées dans ce recueil, celui des vertus requises du gouvernant, lon évoquera tour à tour Cicéron et Richer de Reims : Le premier a consacré quelques passages de son De Officiis à fides, soulignant sa valeur morale, soulignant aussi que le fondement de la justice est la fides impliquant constantia et véracité dans les paroles et les conventions6. Le gouvernant, écrit-il au livre I, doit se souvenir que cest à sa fides que sont confiés le soin de représenter sa cité (personam civitatis se gerere) et de soutenir sa dignité, celui de conserver les lois, de délimiter les droits de chacun7. Richer de Reims8, dix siècles après Cicéron, est lui aussi, comme le souligne lune des contributions présentes dans ce recueil, un grand utilisateur du mot 10fides. Lui aussi en fait lune des trois grandes vertus que se doit de posséder le gouvernant : « [] ne doit être promu à la royauté que celui qui sillustre, non seulement par la noblesse du corps, mais par la sagesse de lesprit, celui que sa fides protège, que sa magnanimité fortifie » ([] quem non solum corporis nobilitas, sed et animi sapientia illustrat, fides munit, magnanimitas firmat). Voilà ce que Richer fait dire, en juin 987, à larchevêque Adalbéron de Reims dans le discours quil prête à ce dernier lors de louverture de lassemblée dont la tâche sera délire le successeur du roi Louis V. Et larchevêque, pour disqualifier Charles de Lorraine au profit dHugues Capet, de souligner que « la fides ne régit pas » le prétendant carolingien9. Animi sapientia, fides, magnanimitas : nous sommes ici dans le droit fil de la tradition éthico-politique romaine10 et la fides dont il sagit est le comportement sincère et droit, notamment le respect de lengagement pris, vertu essentielle, chez le gouvernant à la fides duquel, dans lesprit de Richer aussi, est confiée la res publica.

Les deux journées détudes (octobre 2011 et octobre 2012) consacrées à la fides médiévale qui se sont tenues dans le cadre de lInstitut Catholique dÉtudes Supérieures de La Roche-sur-Yon ont permis dapprofondir la notion et dévoquer, à travers diverses époques de ce long Moyen Âge et dans un cadre géographique très large – royaume franc, mais aussi Angleterre et Écosse, Germanie, Irlande, Islande et Espagne chrétienne –, lun ou lautre des multiples domaines de la vie politique et sociale dans lesquels la fides entre en jeu comme fondement de la relation à autrui : engagements contractuels ; procédures de solution des conflits au sein du monde nobiliaire ; gouvernement par conseil ; relations de sujets à prince, de prince à titulaires dhonores laïques ou de dignités ecclésiastiques, de vassal à seigneur ; relations de voisinage au sein des communautés dhabitants, grandes et petites, vie des métiers et des communautés universitaires. Quant à la fides au sens religieux, celle-ci, outre quelle détermine un système achevé de comportements sociaux et vient valider le statut juridique de la personne au sein du monde des croyants, peut savérer être source dattitudes dincompréhension entre 11groupes humains, ainsi que le suggère la dernière des contributions proposées dans ce volume.

Yves Sassier

Université Paris-Sorbonne et ICES

Wojciech Falkowski

Université de Varsovie

1 Voir en particulier É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, 2 tomes.

2 Servius, Aen. VIII, 64 : Cicero foedera a fide putat dicta ; Isidore de Séville, Etym. : Foedus est pax quae fit inter dimicantes vel a fide, vel a fetialibus id est sacerdotibus dictum. Paul Diacre, Sexti Pompei Festi de verborum significatu, éd. Lindsay, 1913, p. 74. Foedus appellatum [] vel quia in foedere interponabitur fides.

3 Sur les différents sens de fides, voir aussi G. Freyburger, Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusquà lépoque augustéenne. Paris, 1986.

4 P. Boyancé, « les Romains, peuple de la fides », Bulletin de lassociation Guillaume Budé, Lettres dhumanité, 1964, 23, no 4, p. 419-435. Voir aussi P. Grimal, « Fides et le secret », Revue de lhistoire des religions, 1974, 185-2, p. 141-155.

5 Étymologie, VIII, 2-4 : Nomen fidei inde est dictum si omnino fiat quod dictum est aut promissum. Et inde fides vocata, ab eo quod fit illud quod inter utrosque placitum est, quasi inter deum et hominem. La première partie de cette formule peut être comparée à Cicéron, De re publica, IV, 7 : Fides enim nomen ipsum mihi videtur habere, cum fit, quod dicitur, ou à ce que Cicéron écrit au De officiis, I, 23 : Credamus quia fiat quod dictum est appellatam fidem.

6 De officiis I, 23 : Fundamentum autem est iustitiae fides, id est dictorum conventorumque constantia et veritas.

7 De officiis I, 124 : Est igitur proprium munus magistratus intelligere personam civitatis se gerere debereque ejus dignitatem et decus sustinere, servare leges, iura describere, ea fidei suae commissa meminisse. Sur la fides chez Cicéron, voir aussi De officiis, IX, 33 ; De republica, II, 2.

8 Richeri historiarum libri IIII, éd. H. Hoffman, MGH Scriptores, Hanovre, 2000, p. 237-239 (IV-11). Voir aussi lédition de R. Latouche, aux Belles Lettres, Paris, 1930, avec traduction en français. Sur Richer, voir en particulier, outre les présentations de ces deux éditeurs, H. H. Kortüm, Richer von Saint-Remi : Studien zu einem Geschichtsschreiber des 10. Jahrhunderts, Stuttgart, 1985 ; J. Glenn, Politics and History in the tenth Century. The World and Work of Richer of Reims, Cambridge university press, 2004.

9 Richerii Historiarum…, éd. Hoffman, p. 238.

10 Sur les vertus du gouvernant au temps de lempire, voir A. Wallace-Hadrill, « The emperor and his virtues », Historia, 30, 1981, p. 298-323. Sur fides, voir p. 323.